Énée et Anchise, figures ambivalentes

DOI : 10.54563/bdba.946

p. 197-208

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Ce qu’il y a d’extraordinaire dans les figures mythiques, c’est leur plasticité : sur un même thème, les écrivains peuvent pour ainsi dire broder, et ces broderies répondent à des interprétations tout à fait singulières, qui dépendent de facteurs multiples, au premier rang desquels, il faut sans doute placer les conditions de la réception et la nature de l’horizon d’attente. Qu’en outre on considère les caractères fondamentaux de l’invention médiévale, – je veux essentiellement désigner par là sa capacité à faire du neuf avec de l’ancien, ce que Catherine Gaullier-Bougassas a désigné de l’heureuse formule de « réécriture inventive1 » –, et l’on admettra volontiers que les figures d’Énée et d’Anchise ont pu subir des mutations qu’il est passionnant d’étudier. C’est en particulier l’édition de Partonopeu de Blois qu’Olivier Collet et Pierre-Marie Joris viennent de publier aux « Lettres Gothiques »2, qui m’incite aujourd’hui à reprendre l’examen des jugements dont ces personnages font l’objet dans les romans d’antiquité. Pour cela, outre le texte cité que j’aborderai en dernier lieu, j’interrogerai trois textes qui présentent des dissensions notables : laissant en suspens la question de la chronologie respective de ces romans et privilégiant la succession logique des récits, je placerai en premier lieu le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure ; en second lieu, le manuscrit A du Roman d’Eneas, dans l’édition de Jean-Jacques Salverda de Grave ; le manuscrit D du même roman, édité par Aimé Petit sera le troisième texte du corpus3.

Si l’on interroge les résumés qu’ici ou là les textes médiévaux donnent de l’histoire de Troie, on constatera facilement que trois moments sont privilégiés : le départ de Troie, les amours de Didon et d’Énée à Carthage et l’installation d’Énée en Italie. C’est, pour ne donner qu’un exemple, exactement ce que l’on trouve dans Floriant et Florete. Après avoir résumé les affrontements des années de siège, le texte aborde en effet ces trois moments :

Aprés com li chevaus fu fais,
Et puis dedens la ville trais,
Com li rois Prians fu occis,
Et tuit li autre desconfis.
Com Eneas s’en eschappa
Qui en Cartage s’en ala.
Si com Didoz le retint
Dont delz et damages li vint,
Quar ele por s’amor s’ocit,
Dont molt tresgrant merveille fit.
Aprés com Eneas s’en va
Et en Lombardie arriva. (vv. 883-893)4

On insistera ici sur l’espèce de neutralité objective, pour ainsi dire historienne, avec laquelle ces faits sont rapportés : tout au plus y trouve-t-on une certaine compassion pour la douleur et la mort de Didon.

Énée et Anchise dans Le Roman de Troie

Chez Benoît de Sainte-Maure, Anchise est pratiquement inexistant. Seuls trois passages le concernent : dans le premier, il participe à la réunion qui décidera, dans le but d’obtenir la paix, de rendre Hélène à Ménélas :

Entre Antenor e Eneas,
Anchisés e Polidamas,
Ont pris conseil e esgardé,
Qui que desplace o viegne a gré,
Rendront Heleine son seignor (vv. 24771-75)

Dans le second, il est cité au nombre des conspirateurs que Priam a voués à la vengeance de son fils Amphimacus :

Ne vos puis dire chose certe,
Cum ceste ovre fu descoverte,
Mais bien le sot danz Eneas,
Antenor et Polidamas,
E Anchisés e cuens Dolon
E li saives Eucalegon.
Hastivement prirent conseil,
Qu’en crieme erent e en esveil
Cum fetement s’en vengereient
E coment il s’en desfendereient. (vv. 24729-38)

Dans le troisième, il conduit, avec Anténor et Énée, les Grecs à l’assaut de la cité troyenne et trahit ainsi sa cité :

Quant li jors prist a esclairier,
Si unt Grieu asailli Ylïon.
N’i troverent desfensïon.
Antenor, li cuiverz Judas,
E Anchisés e Eneas
Les i unt cunduiz e menez.
Molt sunt cruels e desfaez
Coment le puet lor cuers sofrir ?
A duel lor puisse revertir !
Tant damage, tante dolor
Sunt avenu por traïtor. (vv. 26132-42)

Cette sobriété de Benoît a même surpris Léopold Constans, puisque dans le Glossaire de son édition, à la notule qu’il consacre à ce personnage, il écrit ceci : « l’auteur semble ignorer qu’il est le père d’Énée5 ». Quoi qu’il en soit de cette ignorance (à vrai dire, elle ne me semble guère vraisemblable), il n’en reste pas moins que la remarque de Léopold Constans souligne le peu d’importance que Benoît accorde à Anchise et, du même coup, à l’imagerie traditionnelle qui fait d’Énée le symbole de la piété due à son lignage. En effet, Benoît loin de représenter le héros fuyant Troie en flammes, son père sur les épaules et son fils à la main, lui donne un rôle important dans les négociations qui succèdent à la destruction de la ville.

C’est donc sur Anténor et Énée que Benoît concentre ses accusations de trahison. Ici, l’onomastique joue sans doute un rôle important, puisqu’on peut y lire qu’Anténor est à la fois l’anti-enor et l’anti-Énée. Pourtant le personnage est loin d’être présenté sous un jour totalement négatif. En effet, dans la galerie de portraits, Benoît met en évidence les qualités de ce personnage :

Antenor fu grailes e lons,
Mout ot paroles e sermons.
Mout le teneient a veizié,
A cheval vistes e a pié
Saives esteit e enparlez… (vv. 5473-77)

Benoît, fidèle sur ce point à Dictys qui souligne sa loyauté et sa droiture6, rappelle dès que l’occasion s’en présente la sagesse des interventions d’Anténor. Loin de le considérer d’emblée comme un traître potentiel, Benoît le présente comme un ami fidèle de Priam :

Del rei de Troie esteit amez (v. 5478)

Ainsi, c’est à lui que Priam confie l’ambassade chargée de demander aux Grecs la restitution de sa sœur Hésione ; de même, Anténor approuve l’expédition de Pâris, tant qu’elle est légitimée par l’intention de reprendre aux Grecs la princesse. Il n’ourdira la trahison que lorsque, de toute évidence, Hélène substituée à Hésione, les Troyens n’auront plus le droit de leur côté7.

De la même manière, Benoît met en évidence la sagesse d’Énée, en actes et en paroles, la force de sa rhétorique et la pertinence de ses interventions en conseil :

Eneas fu gros e petiz,
Saives en faiz, saives en diz.
Mout saveit bien autre araisnier
Et son prou querre et porchacier.
Merveilles esteit biaus parliers
Et en plait douz e conseilliers.
Mout aveit en lui sapience,
Force e vertu e reverence. (vv. 5461-68)

On trouve une illustration de ces dispositions dans le contraste qui oppose Amphimacus à Énée. Le jeune fils de Priam est tout entier dans la fureur, l’excès, l’ire : son propos obéit à l’impulsion du moment ; au contraire, Énée adopte la posture du sage conseiller qui fait preuve de raison et de modération :

Doncs saut en piez Amphimacus.
Li meindres iert des fiz Priant ;
Fel esteit molt e mesdisant. (vv. 24578-80)
[…]
Mainte parole a cist parlee,
Ergoillose, laide e vileine.
E danz Eneas molt se peine
De lui blandir e chastïer
E de monstrer e d’enseignier
Qu’en ce qu’il dit e qu’il conveite
N’a se folie non reveite. (vv. 24604-10)

L’accumulation des verbes dont le sémantisme est lié au conseil : « blandir », « chasteier », « mostrer », « enseignier » met en évidence l’effort d’une sagesse qui lutte vainement contre une folie incontrôlable. Il reste donc à comprendre comment des personnages dont la première présentation est aussi favorable ont pu commettre l’un des crimes les moins pardonnables selon les critères de la civilisation féodale, la trahison.

C’est que le motif qui conduit ces conspirateurs à trahir leur roi est louable : comme j’ai déjà pu le montrer dans mon étude sur l’oubli d’Hésione, tous deux sont conscients que depuis le rapt d’Hélène, le tort a basculé du côté troyen et que, si Priam ne rend pas Hélène, le sort de la cité en est jeté et la ruine de Troie inexorable. Ils s’opposent donc à un mauvais roi qui prend de mauvaises décisions. Par ailleurs, Priam n’est pas davantage innocent envers eux, puisqu’il ordonne à son fils Amphimacus de préparer leur assassinat.

Complices dans la livraison de Troie aux Grecs, Anténor et Énée s’opposent très rapidement quand il s’agit de prendre la défense de Polyxène, fille de Priam et d’Hécube. Suite aux invectives de cette dernière, Énée accepte de cacher la jeune fille, mais Anténor la recherche, découvre sa cachette et la livre aux Grecs qui la mettront à mort. Énée ne lui pardonnera pas cette forfaiture et l’empêchera de s’installer sur le site de Troie. On le constate aisément, nous sommes loin de tout manichéisme : aucun de ces personnages n’est entièrement innocent ni entièrement coupable. C’est ici le bruit et la fureur du monde qu’évoquera plus tard un Shakespeare : les hommes sont voués au meurtre et au massacre et chacun fait ce qu’il peut, là où il est, avec ses piètres raisons. Notons pour conclure ces brèves remarques sur le Roman de Troie que l’économie du récit, ainsi empruntée à Dictys, supprime de facto le motif de la fuite lors du sac de Troie. Énée est un sage qui a trahi son roi, mais qui s’est laissé aussi corrompre par l’attrait des richesses.

Énée et Anchise dans Le Roman d’Eneas

Dans une étude à paraître, consacrée au discours de Sinon dans le Roman d’Eneas, Michèle Guéret-Laferté souligne les ambiguïtés du personnage d’Énée et en montre le caractère mensonger. Pour notre collègue, Énée joue une comédie et produit un discours captieux, à seule fin de se justifier et de séduire Didon. Nous suivrons volontiers les analyses de notre collègue, à la condition expresse qu’elles se limitent à l’étude du manuscrit D. Voilà pourquoi, il nous semble opportun, dans cette étude, d’établir une comparaison entre les manuscrits A et B. Chacun d’entre eux doit être lu comme un texte spécifique, qui a son originalité et sa cohérence. Nous allons donc interroger les différences entre A et B : que révèlent-elles ?

Notons d’abord qu’ici, il n’est plus question d’Anténor : il a disparu et, avec lui, la notion de conspiration contre Priam et, partant, de trahison. Anchise en revanche, est maintenant valorisé : il est l’ancêtre indiscutable, celui qui, aux Enfers, va cautionner toute l’aventure d’Énée et lui donner le sens providentiel que lui impriment et Virgile et notre adaptateur : tel est le rôle central de la catabase. Une modification notable seulement intervient en ce qui le concerne, entre A et B. Elle concerne l’image traditionnelle du père sur les épaules du fils. Tandis que A indique simplement qu’Énée n’abandonne pas son père et le fait emporter avec lui, tout comme ses trésors (v. 50 : « et ses tresors an fit porter » et vv. 55-56 : « o soi an fist porter son pere / Anchisés, qui molt vialz hom ere »), D reprend explicitement l’image traditionnelle (vv. 39-40 : « Enz en son col porta son pere / ffors de la ville, qui vieux ere »).

Le récit du sac de Troie et de la fuite d’Énée apparaît cinq fois dans notre roman, et, à chacune de ces apparitions, il faut noter des différences importantes entre les deux manuscrits, différences qui prennent la forme soit d’ajouts, soit de suppressions. Étudions d’abord le manuscrit A : le premier récit, donné dans le prologue, présente en quelque sorte l’argumentaire qui vise à innocenter Énée de l’accusation de trahison. En effet, trois éléments fondamentaux plaident en sa faveur :

1. Énée n’est pas présent sur le lieu même du combat : c’est son éloignement fortuit qui le sauve :

A une part de la cité
tint Eneas une erité,
de la vile bien grant partie.
Quant il a cele noise oïe,
si regarda vers lo donjon
et vit la grant destrucion ; (A, vv. 25-30)8

2. Sa fuite ne relève de sa décision personnelle : c’est un ordre divin auquel il ne peut qu’obéir. En effet, le texte décrit très précisément l’intervention de Vénus. Elle est au sens strict une messagère (« noncié ») : elle annonce ce qu’il ne peut pas deviner, la perte inéluctable des Troyens :

Venus la deesse d’amor,
qui est sa mere, li a noncié
que Troïen sont trebuchié ; (A, vv. 32-34)

et ajoute qu’il s’agit d’un châtiment voulu par les dieux :

li deu an ont pris lor vanjance. (A, v. 35)

Messagère des dieux, Vénus est l’interprète de la volonté divine et l’on sait que dans l’Eneas, le collectif li dé représente souvent l’idée même de Providence. Il serait donc impie de se révolter contre le destin qui en a ainsi décidé. Bien plus, Vénus confie à Énée une mission à laquelle il ne peut pas se dérober : la répétition du verbe « comander » et la progression du sujet singulier (Vénus) au sujet collectif (« li dé ») démontrent le caractère non seulement inévitable, mais encore éminemment louable du départ d’Énée :

Comanda li, sanz demorance
s’en tort, ainz quel prengnent li Gré,
et ce li comandent li dé
que il aut la contree querre (A, vv. 36-39)

Énée, loin d’être un fuyard, est donc le dépositaire d’un héritage à qui est confiée une mission quasi sacrée.

3. Enfin, la légitimité d’Énée tient à son lignage : il s’affirme comme le descendant de Dardanus et il a pour rôle de ramener son peuple en sa terre d’origine qui devient, du même coup, sa terre promise :

dunt Dardanus vint an la terre
qui fonda de Troie les murs. (A, vv. 40-41)

Le manuscrit A reprendra et développera cette argumentation dans les autres récits. Ainsi, la deuxième évocation du sac de Troie est placée dans la bouche d’Ilionée, qui explique à Didon les raisons et le but du voyage des Troyens. Les trois éléments justificatifs s’y retrouvent : l’intervention divine pour sauver Énée (« lo garantirent bien li deu ») ; l’ordre divin (« par lor comandement ») ; la légitimité généalogique (« de la celestial lignee »). Le troisième récit ne se trouve que dans le manuscrit D. Nous y reviendrons. Les mêmes arguments sont développés dans le quatrième récit, au style direct, prononcé par Énée en personne, qui suit fidèlement Virgile. Ce n’est que dans le dernier que se trouve la version défavorable. Rien d’étonnant à cela, puisqu’il est dit par la mère de Lavine, qui ne trouve aucune qualité chez le Troyen et veut dissuader sa fille de lui accorder son amour.

Or, si l’on examine maintenant les omissions et les ajouts que propose le manuscrit D, on constate un net changement d’orientation, qui a sa propre cohérence. Rien de l’argumentaire retrouvé dans A ne subsiste. Au contraire, dans le premier récit, la décision de fuir est sans doute présentée comme la plus raisonnable :

En conseil prist et en porpens
s’il s’en povoit estordre vis
d’entre les Grius ses anemis
qui tout gastoient par lor guerre,
encor guarroit en autre terre. (D, vv. 30-34)

mais les modalités n’en sont guère reluisantes :

eschapa s’en si com il pot
par les destornees que sot. (D, vv. 37-38)

et le texte ajoute que cette fuite se déroule la nuit, sans panache. C’est cette seule mention que retient Ilionée dans le manuscrit D :

Eschapames nous en par nuit (D, v. 550)

Ainsi, D supprime les arguments qui plaidaient en faveur d’Énée et le disculpaient du soupçon de trahison et de lâcheté. Mais l’auteur de ce manuscrit ne se contente pas d’une action négative : il attaque même notre personnage et les ajouts qu’il apporte à la version A méritent qu’on s’y arrête.

Il amplifie considérablement les vers 843 à 845 et corrige, au style indirect, le récit qu’Énée va faire un peu plus tard au style direct. Et certes l’intrusion d’auteur ici montre bien le scepticisme qu’il éprouve envers la version noble du départ de Troie : s’il rappelle en effet les arguments en faveur d’Énée, il les détruit dans l’instant qui suit en en faisant des vantardises destinées à disculper le héros :

Il li conte ses vasselaiges,
ses prouesces et ses barnages,
comfaitement se deffendi
et en quel maniere il gari,
com eschapa d’entre les Griex
par le commandement aus diex.
Il afaita un poy son compte
que l’en ne li tornast a honte,
qu’en ne deïst qu’il s’en emblast,
par couardisse s’en alast. (D, vv. 924-933)

D’autres ajouts fonctionnent dans le même sens. Ainsi, attribués à Énée lui-même, ces deux vers

Ge vi le grant destruiement
et assamblay moult de ma gent, (D, vv. 1260-61)

viennent contredire de manière insidieuse l’argument de l’éloignement. Et si l’on sait que la mère de Lavine est très nettement hostile au Troyen, on constatera que la version D, loin d’atténuer ses accusations, les amplifie et les renforce :

S’il eüst point de hardement,
morir vousist miex o sa gent
qu’en tel maniere defoïr :
preudom doit a honnor morir,
mais ycil vit comme mauvais,
ja pris ne loz n’i avra mais. (D, vv. 3450-55)

Ce passage, qui annonce le vieil Horace de Corneille, affirme haut et fort les valeurs auxquelles Énée n’a pas obéi.

Pourtant, il serait trop simple de conclure, à la suite de ces remarques, que le manuscrit B est toujours hostile au destin des Troyens. En effet, c’est dans ce manuscrit que l’on rencontre un ajout tout à fait important : celui du récit des tables mangées. Or ce récit a une fonction évidente : donner à la présence des Troyens en Italie une légitimation divine. On le voit, la question du jugement porté sur Énée n’est pas réglée. Tout au plus pourrait-on suggérer que les différences entre ces deux versions seraient susceptibles d’éclairer la chronologie respective des romans d’Antiquité, mais c’est là un problème que nous ne pouvons pas aborder ici.

Énée et Anchise dans Partonopeu de Blois

Changement de lieu, changement de sphère culturelle, diverses mutations se présentent dans Partonopeu de Blois. Mais c’est bien le sort de nos deux personnages, Anchise et Énée, qui appelle l’analyse. Certes, ils tiennent une place très limitée dans l’économie de ce roman, mais ils sont soumis à une dévalorisation systématique dont les motivations doivent vraisemblablement relever du travail de l’historien.

Anchise n’est plus du tout la figure de l’ancêtre idéal, qui assure aux Enfers le lien entre le passé et l’avenir. Le voici devenu un Anténor sans honneur. Il revêt maintenant la figure du mauvais conseiller, mal né, qui mène à sa perte un roi faible et abusé. Le texte commence par faire de Priam un portrait extrêmement négatif : dans sa vieillesse, il est devenu un mauvais roi, corrompu par sa richesse et cruel envers ses sujets :

As siens devint cruels et feus
Qu’il haïrent lui et il eus. (vv. 165-166)

La haine s’est substituée à l’amour. Or, pour notre auteur, le responsable de cette dégradation n’est autre qu’Anchise. Il accumule en lui les défauts, les vices même, qui sont condamnés par l’idéal chevaleresque. Il est d’abord de vile extraction : par un curieux déplacement, le texte transfère à Anchise le thème de la naissance divine pour aussitôt, dans une perspective évhémériste, l’évacuer en disant qu’il s’agissait là simplement du camouflage de sa bâtardise :

Uns fils a diable, uns getés,
Qui disoit qu’il ert des deus nés
Por ço qu’il ne savoit son pere
A le gent nomer ne sa mere. (vv. 253-256)

Ici les tares s’accumulent : né d’un père et d’une mère innommables, cet homme abuse de la crédulité d’autrui ; s’affirmant « des deus nés », il n’est en fait qu’« un fils a diable », figure inquiétante et malfaisante, qu’un « serf » (v. 282) cupide et ingrat. Le mauvais roi et le mauvais conseiller s’unissent dans la convoitise et l’avarice et spolient les barons :

Et cil nes manaidoit nient,
Ains les demenoit malement,
Et amassoit argent et or
Et faisoit al roi grant tresor,
Et mesloit a lui ses barons
Par mençoignes, par traïssons. (vv. 259-264)

C’est encore la cupidité qui l’amènera à trahir son bienfaiteur, et son comportement, lors du sac de Troie, est bien celui d’un pillard :

Anchisés les tresors prendoit
Com cil qui bien les i savoit ;
Sis faisoit a ses nés porter
Qui l’atendoient a la mer. (vv. 277-280)

Mais là où les choses deviennent surprenantes, c’est dans la négation de la paternité d’Anchise. Ce personnage ainsi altéré est si mauvais qu’il devient inacceptable de le considérer comme le père d’Énée. En effet, selon notre auteur, Énée est disculpé du chef de trahison ; pourvu des qualités de bonté et de piété, il répond à l’idéal chevaleresque :

Car Eneas ert dols et pis
– Si n’avoit pas consence as Gris –,
De grans biens faire soveniers,
Et sages et buens cevaliers (vv. 301-304)

La conclusion s’impose : il est impossible qu’un tel père ait engendré un tel fils :

Et ses fillastres Eneas ;
Car certes ses fils n’ert il pas, (vv. 299-300)
[…]
Et Anchisés ert plains d’envie,
De contens et de felonie.
Maus fruis ist de male raïs ;
Por ço di qu’il n’ert pas ses fis. (vv. 305-308)

et notre auteur conclut cette diatribe par l’éloge paradoxal de la femme qui se fait adultère par souci de l’hérédité qu’elle donne à son fils :

France dame soit ennoree
Qui a [frarin] est mariee,
Qui si bel maine son engin
Que ses fils ne seit de put lin !
Miols vaut bons fils [en pechié] nés
Que mauvais d’espouse engenrés. (vv. 309-314)

Voici bien une nouvelle version du mythe qui répond sans doute à un nouveau projet politique. C’est ici à l’historien d’intervenir et d’étudier le rôle des représentations généalogiques dans la figuration du pouvoir. Je voudrais simplement montrer que même dans ce texte, Énée, pourtant justifié, n’échappe pas à un jugement critique. Il est en effet un conquérant redoutable, un maître cruel et impitoyable qui asservit des adversaires plus faibles que lui.

C’est ainsi que subsiste une certaine ambiguïté. Assurément, les problèmes de la réception ne sont pas étrangers aux mutations que nous avons pu mettre en évidence et comme nous l’avons déjà dit, l’historien pourrait apporter de précieux éclaircissements sur les rapports entre les Plantagenêts et les Capétiens et les idées généalogiques qui les justifient. Cependant, il est fort probable aussi que ces personnages, qui appartiennent à l’histoire antique, soient d’abord et avant toute autre chose perçus par les clercs médiévaux comme des païens. Ils ne peuvent donc prétendre à la sainteté et ils ont toujours en eux une part d’ombre, quelque admirable que soit, par ailleurs, leur œuvre. C’est en cela peut-être qu’ils sont des hommes.

Notes

1 Catherine Gaullier-Bougassas, « La réécriture inventive d’une même séquence : quelques versions du voyage d’Alexandre sous la mer », Bien dire et bien aprandre, 14, 1996, pp. 7-19. Return to text

2 Partonopeu de Blois, édition, traduction et introduction de la rédaction A (Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 2986) et de la Continuation du récit d’après les manuscrits de Berne (Burgerbibliothek 113) et de Tours (Bibliothèque municipale, 939), par Olivier Collet et Pierre-Marie Joris, Paris, Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, 2005, coll. « Lettres Gothiques », n°4569. Return to text

3 Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, extraits du manuscrit Milan, bibliothèque ambrosienne D55, édités, présentés et traduits par Emmanuèle Baumgartner et Françoise Vielliard, Paris, Le Livre de Poche, 1998, coll. « Lettres Gothiques » ; Eneas, roman du xiie siècle, Paris, Champion, 2 vol., 1924 et 1929 (C.F.M.A. n°44 et 62) ; Le Roman d’Eneas, édition critique d’après le manuscrit B.N. fr. 60, traduction, présentation et notes d’Aimé Petit, Paris, Le Livre de Poche, 1997, coll. « Lettres Gothiques ». Return to text

4 Floriant et Florete, édition bilingue établie, traduite, présentée et annotée par Annie Combes et Richard Trachsler, Paris, Champion, 2003, coll. « Champion Classiques ». Return to text

5 Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, éd. Léopold Constans, Paris, S.A.T.F., Firmin Didot, t. V, 1909, p. 32. Return to text

6 « Hospitalier et ami entre tous du bien et de la droiture, c’est Anténor qui conduit dans sa maison les ambassadeurs qui ne se font pas prier pour l’y suivre. » (Dictys, Éphéméride de la guerre de Troie, Récits inédits sur la guerre de Troie, traduits et commentés par Gérard Fry, Paris, Les Belles Lettres, 1998, I, 6, p. 99). Return to text

7 Sur cette question, voir mon article : « L’oubli d’Hésione ou le fatal aveuglement : le jeu du tort et du droit dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure », Le Moyen Âge, revue d’histoire et de philologie, Bruxelles, De Boeck, t. CVIII, 2/2002, pp. 235-252. Return to text

8 Par commodité, nous faisons précéder de la lettre A les références à l’édition de J.-J. Salverda de Grave et de D celles qui concernent l’édition d’A. Petit. Return to text

References

Bibliographical reference

Philippe Logié, « Énée et Anchise, figures ambivalentes », Bien Dire et Bien Aprandre, 25 | 2007, 197-208.

Electronic reference

Philippe Logié, « Énée et Anchise, figures ambivalentes », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 25 | 2007, Online since 01 mars 2022, connection on 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/946

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Philippe Logié

Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

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