Alexandre face aux révoltes des siens : recompositions médiévales du passé historique

DOI : 10.54563/bdba.948

p. 209-226

Text

Devant la stupeur de tous les autres, Hermolaüs parla : « Oui, […] nous avons formé le projet de te tuer parce que tu as substitué, à une royauté sur des hommes libres, un despotisme sur des esclaves. […] Combien y a-t-il de Macédoniens qui survivent à ta cruauté ? Combien ? J’entends : à l’exclusion de la populace. Attale, Philotas, Parménion, Alexandre Lynceste et Clitus, pour ce qui est de l’ennemi, ils vivent, se battent à leur rang, te protègent de leurs boucliers et reçoivent des blessures pour ta gloire, pour la victoire : tu les as merveilleusement récompensés. L’un a arrosé la table avec son sang ; un autre eut à subir plusieurs morts ; des généraux de tes armées, placés sur le chevalet, ont servi de spectacle aux Perses, qu’ils avaient vaincus. Parménion, sans pouvoir se défendre, a été assassiné ; de sa main tu avais fait périr Attale : car, alternativement, tu utilises le bras de ces malheureux pour exécuter tes hautes œuvres et, peu après t’être servi d’eux pour commettre tes crimes, tu les fais tout à coup assassiner par d’autres.

Voilà donc ta façon de récompenser les Macédoniens, dont tu prodigues le sang, marchandise commune et bon marché ! Mais, pour toi, il y a trente mille mulets qui portent, captif, l’or de l’ennemi, alors que tes soldats ne ramèneront rien à la maison, sauf des cicatrices gratuites. Tout cela nous avons pu l’endurer avant que tu nous aies livrés aux Barbares, et que tu aies innové en envoyant les vainqueurs sous le joug. Le costume, la civilisation perse t’enchantent, tu as pris haine pour les mœurs de la patrie. Nous avons donc voulu tuer le roi des Perses, et non celui des Macédoniens. Tu es un déserteur, nous te poursuivons de par la loi de la guerre. C’est toi qui as voulu que les Macédoniens s’agenouillent devant toi et t’adorent comme un dieu ; c’est toi qui désavoues Philippe pour ton père, et si quelque dieu avait rang avant Jupiter, tu mépriserais même Jupiter !

(Quinte-Curce, Histoires, livre VIII, 7)1

De l’Antiquité au Moyen Âge, les récits sur Alexandre le Grand, qu’ils émanent d’apologistes ou de détracteurs, n’ont cessé de dessiner le portrait d’un héros de la révolte, révolte contre les limites qu’imposent les dieux et la condition humaine, révolte contre les bornes fixées par l’existence et la volonté des autres, familiers ou lointains, tous abattus dès lors qu’ils ne se soumettaient pas. Le roi antique a ainsi mené sans répit une lutte impitoyable contre tous ceux qui osaient refuser son aspiration à la toute-puissance, de vraies figures de l’Autre avec les adversaires perses et indiens, mais aussi les cités grecques au début de sa carrière, Thèbes et Athènes, puis de très proches compagnons durant les expéditions de conquête. À deux reprises, tous les auteurs ou presque le soulignent, il s’est également affirmé comme le vengeur implacable de souverains assassinés par l’un ou plusieurs des leurs : d’abord son père Philippe, victime de la trahison de Pausanias, puis le perse Darius, tué par deux de ses hommes. Le châtiment exemplaire des meurtriers visait chaque fois à inspirer la peur et à dissuader toute tentative d’assassinat ou de sédition à son encontre.

Son refus de toutes les autorités et de toutes les lois ainsi que son incapacité à admettre la résistance d’autrui, le Roman du Pseudo-Callisthène et ses dérivés latins les ont interprétés et exaltés comme marques d’une grandeur héroïque. Les historiens en revanche, Arrien, Quinte-Curce et Orose, les ont plus souvent stigmatisés comme des preuves de tyrannie et de démesure sacrilège et ils ont longuement rapporté combien nombreux de ses lieutenants se sont rebellés contre son orgueil et ses excès tyranniques, contre la démesure de ses ambitions et les souffrances endurées : ils ont ainsi contesté l’adoption des coutumes des souverains perses, avec bien sûr en premier lieu celle de la prosternation, dénoncée comme signe manifeste de sa volonté de déification. Les meurtres de Philotas et de son père Parménion, accusés de complot, puis ceux de Cleitos, l’un de ses proches amis, et de Callisthène, le neveu d’Aristote, parce qu’ils s’étaient tous deux opposés à la proskynèse, ont ainsi entaché sa geste, avant que le soulèvement de son armée ne le contraigne à interrompre sa progression en Inde et à revenir en arrière vers Babylone, puis que sa mort ne soit peut-être causée par une ultime sédition, celle d’Antipater.

Les Romans d’Alexandre français du Moyen Âge s’inspirent avant tout des dérivés latins du Pseudo-Callisthène, qui sont écrits à la gloire d’Alexandre et bien plus profondément informés par la légende que les récits des historiens. La mise en perspective des principaux d’entre eux nous permettra ici d’examiner les reflets flous et déformés que leurs auteurs renvoient des conflits entre Alexandre et ses hommes, les choix qu’ils opèrent pour recomposer les données historiques, taire ou transformer ce qui pouvait compromettre la belle image qu’ils voulaient tracer d’Alexandre. Puisqu’ils les utilisent incidemment, nous savons qu’ils connaissaient les œuvres très diffusées de Quinte-Curce et / ou d’Orose. Sans doute à l’aide de ce savoir, ou plutôt en dépit de lui et contre lui, ils continuent et renouvellent la fabrique d’une Histoire romanesque à laquelle s’étaient déjà attelés les auteurs du Pseudo-Callisthène et de ses adaptations latines.

Dans le respect de la tradition du Pseudo-Callisthène, du xiie au xve siècle, aucun des Romans d’Alexandre français ne rapporte ainsi les assassinats de Philotas, Cleitos et Callisthène, ni l’adoption de coutumes perses par Alexandre, sa délégation de pouvoirs politiques et militaires à des Orientaux et ses tentatives de rapprochement entre les peuples. L’orientalisation du pouvoir du roi macédonien est entièrement passée sous silence, de même que tous les crimes qui pouvaient rappeler le portrait du tyran sanguinaire dressé par Orose et Quinte-Curce. Les principaux compagnons qui se seraient soulevés contre son orgueil et auraient été accusés de complot, puis assassinés, sont tout simplement absents du récit, exclus, oubliés – ainsi en est-il pour Callisthène et Cleitos – ou bien, dans le cas de Philotas, transformés en lieutenant d’une parfaite loyauté. Le nom de Clin évoque peut-être de loin celui de Cleitos, mais la destinée heureuse du héros épico-romanesque dans les récits médiévaux ne rappelle en rien le devenir du personnage historique. Une seule exception concerne Parménion, l’un des grands généraux de Philippe puis d’Alexandre. Or, si les auteurs français exploitent ici le souvenir du conflit qui l’a opposé à Alexandre, ce n’est pas pour se rapprocher des témoignages historiques, mais au contraire pour les contredire.

Selon les historiens, au terme de la campagne perse et après l’exécution de son fils Philotas, accusé injustement de complot pour avoir dénoncé l’imitation par Alexandre des rois perses, Parménion est assassiné, puis tous ses amis écartés. Le Pseudo-Callisthène, dont s’inspirent les auteurs français, a déjà retravaillé les données historiques et anticipé la fin de la carrière du personnage en la rattachant à un épisode bien antérieur, le bain d’Alexandre dans le Cydnus, à l’issue duquel le roi contracte une grave maladie2. Parménion adresse au roi une lettre pour l’avertir que Philippe, son médecin, a l’intention de l’empoisonner. Alexandre met à l’épreuve son médecin, puis décide de lui garder sa confiance, avant que ce dernier ne lui révèle l’origine de la fausse accusation :

« Sire roi, châtie maintenant celui qui t’a envoyé la lettre, Parménion, comme il le mérite : car il a lui-même cherché bien souvent à me convaincre de te tuer au moyen d’une drogue, en récompense de quoi j’aurais reçu en mariage la sœur de Darius, Dadipharta. Et devant mon refus, vois à quel sort fâcheux il m’exposait ! » Quand Alexandre eut fait vérifier cela et trouvé Philippe hors de cause, il fit remplacer Parménion3.

Non seulement le Pseudo-Callisthène réunit deux moments historiques, mais il substitue une simple éviction à un assassinat, bien attesté par les historiens4. Enfin et surtout, la transformation de Parménion en traître justifie désormais la décision d’Alexandre. Son héros ne se compromet ensuite par aucun acte de violence à l’encontre de ses proches, si l’on excepte le châtiment imaginaire d’un cuisinier, coupable d’avoir enfreint son interdiction de boire l’eau de la fontaine d’immortalité5.

À propos du bain dans le Cydnus, Quinte-Curce rapporte lui aussi la mise en garde de Parménion contre Philippe. Néanmoins Parménion reste alors « le plus sûr (des) dignitaires » du roi6, car l’historien et Alexandre lui-même ne lui attribuent qu’une simple erreur, ce qui explique qu’il conserve les faveurs du roi et la direction de sa cavalerie. Mais plus loin les critiques que Philotas adresse à Alexandre, le supplice que le roi macédonien lui inflige pour son présumé complot, puis l’élimination de l’innocent Parménion suscitent de très longs développements narratifs et une condamnation cinglante d’Alexandre par Quinte-Curce (livre VI, 7-11). Orose évoque également le sort des deux personnages pour stigmatiser le tyran sanguinaire qu’Alexandre est aussi devenu à ses yeux : « […] Alexandre, insatiable de sang humain, que ce fût celui de ses ennemis ou même celui de ses alliés, avait […] toujours soif d’un nouveau carnage7 ».

Parmi les Romans d’Alexandre français du Moyen Âge, le plus ancien qui nous soit conservé sous la forme complète d’une biographie du roi est sans doute le récit anglo-normand de Thomas de Kent. Dans le discours novateur qu’il développe au sujet de son travail de réécriture, Thomas insiste sur la précision avec laquelle il adapte des sources latines diverses, dont les Histoires d’Orose. Il se présente alors comme l’un des pionniers d’une écriture de l’Histoire en français plus « scientifique », car fondée sur la recherche de l’exhaustivité à travers la compilation et sur une exploitation rigoureuse des sources. S’il s’approprie de nombreux fragments d’encyclopédies et d’histoires latines, il reste néanmoins aussi très fidèle aux dérivés du Pseudo-Callisthène et à leur idéalisation d’Alexandre8. Sans chercher à jouer de l’anachronisme ni à projeter sur le roi macédonien les valeurs politiques féodales de son époque, il le célèbre comme un roi au pouvoir absolu mais juste. L’autoritarisme d’Alexandre est constamment justifié, car il sert toujours l’intérêt général et s’accompagne en outre dans le cœur d’Alexandre d’une initiation à un monothéisme pré-chrétien. Aucun accès de violence ne lui est donc attribué, aucune exploitation cynique de complots inventés pour éliminer des guerriers qui se révolteraient contre ses injustices ne compromet son exemplarité. Une harmonie parfaite règne entre lui et ses hommes, spontanément soumis.

Seul Parménion déroge à ce devoir d’obéissance et Thomas de Kent réécrit alors la version de la confrontation qu’il lit dans l’Épitomè de Julius Valerius. Une amplification de l’épisode lui permet de célébrer la perspicacité et la sagesse d’Alexandre, puis de justifier le châtiment exemplaire de la trahison de Parménion :

Idonc le fet venir avant par estovoir,
E pendre cum felon e puis en poudre ardoir.
(l. 134, vv. 2846-47)

L’auteur anglo-normand réintroduit donc la condamnation à mort, à laquelle le Pseudo-Callisthène avait substitué un simple éloignement, et retrouve une donnée historique. Mais l’écart qui le sépare des historiens n’en est que plus grand, puisqu’il transforme dans le même temps les motivations de Parménion : s’il commet une trahison, c’est seulement à l’encontre du médecin, qu’il espère brouiller avec le roi. Jamais il n’est dit qu’il chercherait à provoquer la mort d’Alexandre en le privant de ses bons soins. L’épisode est transformé en un conflit personnel entre Parménion et Philippe, au point qu’est effacée toute opposition directe de Parménion au roi, qu’elle prenne la forme d’une critique de son gouvernement ou bien celle d’une tentative d’empoisonnement.

L’Alexandre de Thomas de Kent n’a ensuite à affronter aucune mutinerie, bien que le récit développe longuement le récit de son avancée dans les Orients très lointains et redoutables de l’Inde, de l’Éthiopie et des peuples Gog et Magog. Le retour en arrière ne lui est imposé ni par son armée, ni par les dieux, il le décide librement, après une succession de francs succès. Si les soldats expriment parfois leur crainte de nouvelles épreuves, jamais ils ne contestent les décisions de leur roi (l. 369, 374, 378).

L’intervention brutale d’Antipater, le premier traître dont il subisse la révolte, apparaît alors comme un coup de théâtre. Thomas de Kent n’avait jamais évoqué ce personnage et in fine, il l’introduit en restant plus proche des données historiques que ne le sera Alexandre de Paris : conformément à l’Histoire, Alexandre l’avait nommé gouverneur de Grèce (l. 533) et il n’avait pas participé à ses campagnes. Averti par Olympias des menaces de ce « fel, [cel] orgoillus, [ce] jugeres parlers / E enginers e de mal fere costumers » (vv. 7895-96), il le convoque à Babylone et le remplace par un autre de ses conseillers9. Thomas de Kent passe très vite sur les fautes qu’Antipater aurait commises, mais sa prise de parti en faveur d’Alexandre est sans ambiguïté. Antipater lui-même médite l’empoisonnement du roi car il se sait coupable et le Moyen Âge considère le crime de poison comme l’une des pires trahisons, qui appelle tous les châtiments de l’enfer10. L’œuvre anglo-normande ne relate pas ensuite la vengeance d’Alexandre par ses lieutenants, mais elle se termine sur une rapide annonce des querelles qui vont opposer ces derniers. Thomas déplore alors les malheurs et les injustices qu’elles entraînent avant de brutalement révéler, dans la dernière laisse de son œuvre, la haine qu’ils auraient vouée à Alexandre de son vivant, les multiples complots qu’ils auraient fomentés avant l’empoisonnement :

Tant cum Alisandre vesqui, li baron l’enhairent,
Destraistrent par paroles e plousors mals bastirent,
E felonessement par poison le trairent
Cum sist a son manger ; granz mals as regnés firent.
Cil qui a conseil furent unques n’en joirent ;
En tel aventure e en tel peine chairent
Dont il e tuit lur heir puis en repentirent.
Plus de quinze realmes tel doel en suffrirent ;
Exillé en furent ; la sue mort mal virent.
La gent en fu destruite e des terres fuirent.
Povere e cheitif lur herité guerpirent
Pur la mort Alisandre qu’il a tort mordrirent. (l. 546)

C’est alors la résurgence inattendue d’une vérité historique, mais sous la forme d’une rapide allusion et sans la moindre remise en cause de l’exemplarité politique d’Alexandre, bien au contraire. La figure d’Antipater se fond finalement dans le groupe des barons, tous traîtres et tous criminels, tous coupables de régicide et aussi d’exactions et d’injustices à l’encontre des pauvres : leur perversité justifie a posteriori l’absolutisme d’Alexandre, qui aurait servi l’intérêt général. Voilà donc un renversement complet du point de vue des historiens Quinte-Curce et Orose.

L’image du pouvoir royal qu’Alexandre de Paris dessine quelques années plus tard s’inspire de valeurs différentes et se caractérise par des contradictions et des ambiguïtés absentes de l’œuvre anglo-normande11. Les relations d’Alexandre avec ses grands lieutenants contribuent à le montrer. Alexandre de Paris affirme explicitement le projet de tendre à ses auditeurs un modèle royal conforme à leurs aspirations aristocratiques. Entre Alexandre et ses hommes s’établit un système de dons et de contre-dons qui s’équilibre parfaitement et sert leurs intérêts exclusifs. Le roi achète leur prouesse et leur fidélité par sa générosité :

Tant lor done Alixandres si les a asoplis
Que meux aiment sa paine que nus autres delis
Ne ja mais en lor vie n’ierent de lui partis,
Ains en porra bien estre honorés et servis.
(br. I, l. 121, vv. 2511-14)

Au-delà de cette efficacité politique de la largesse12, son charisme et l’affection qu’il leur voue expliquent aussi leur loyauté indéfectible. « Ahi, baron de Gresce, tant par estes loial ! » (br. I, v. 2361) : c’est sur cette adresse d’Alexandre que se terminent par exemple les épreuves de la Roche Orgueilleuse. Il déplore aussi souvent les souffrances qu’il leur fait endurer et met sa vie en péril dans l’espoir de leur épargner de nouveaux tourments13.

La célébration de l’union parfaite entre le roi et la noblesse, qui appartient aux ambitions didactiques de l’auteur et à son usage idéologique de l’anachronisme, le conduit donc à passer sous silence, à masquer ou à minimiser le souvenir des révoltes des Macédoniens. Comme chez Thomas de Kent, rien ne rappelle l’orientalisation du pouvoir, les dissensions qu’elle provoque et leur répression. Même l’épisode du bain dans le Cydnus (br. I, l. 115-120) est réinterprété afin que plus rien ne porte atteinte à la belle harmonie de la communauté macédonienne. L’innovation majeure que propose la réécriture d’Alexandre de Paris se lit ainsi dans l’absence du personnage de Parménion. Le grand général macédonien ne transmet plus aucune mise en garde contre Philippe, ses raisons pouvaient sans doute sembler trop inquiétantes. Le seul traître, c’est désormais Darius, qui, apprenant la maladie d’Alexandre, envoie lui-même un messager à Philippe pour lui offrir de l’argent contre l’empoisonnement du roi :

De par le roi de Perse li glous le salua ;
En l’oreille li dist, sagement li conta :
S’il ocit Alixandre, riche home le fera,
Quatre somiers charchiés de fin or li donra
Et cent pailes d’Aufrique des mellors que il a,
Encontre toute gent quitement le tenra.
Cil entent la parole, un petitet pensa,
Fremist et devint pales et de paor trembla ;
Coiement li respont que son plaisir fera ;
Se cel avoir li done, voirement l’ocirra
A ses herbes meesmes, ja uit jors ne vivra.
(br. I, l.118, vv. 2453-63)

Mais aussitôt après Philippe change d’avis en pensant à la grandeur de son roi et sa loyauté absolue montre exemplairement l’admiration et l’affection de tous les Macédoniens pour Alexandre. L’argent n’est donc pas le seul rempart contre la trahison et le narrateur intervient pour inscrire la métaphore du roi-berger : « autresi les pormaine comme paistres s’öeille » (br. I, v. 2492). Alexandre de Paris était sans doute conscient que le rappel de l’intervention de Parménion, même abrégé ou réinterprété pour éliminer toute querelle directe avec le roi comme dans la version anglo-normande, pouvait réveiller le souvenir des nombreuses séditions et des multiples accès sanguinaires du roi. Un peu plus loin, la longue amplification de la prise de Tyr atteste que l’auteur médiéval réécrit des passages de Quinte-Curce14 : il connaît donc le récit de l’historien, mais les scènes qu’il consent à lui emprunter glorifient toutes le roi.

Le portrait d’Alexandre en roi-chevalier exemplaire, nourri par les nombreux commentaires du narrateur, est néanmoins souvent contesté de l’intérieur, puisque le récit dévoile avec une insistance sans cesse accrue la démesure sacrilège de ses ambitions et sa révolte impie contre les dieux. Quoique ses hommes exécutent toujours ses volontés, ils expriment souvent des critiques sur les excès dangereux de sa témérité, sur son oubli de l’intérêt général et les souffrances infligées à l’armée. Certes, nombreux de leurs reproches servent de faire-valoir au courage d’Alexandre, par exemple lorsqu’ils essaient de le dissuader d’escalader la Roche Orgueilleuse (br. I, l. 111-112), de sauter sur les murailles de Tyr (br. II, l. 82) ou de se jeter dans le fleuve aux hippopotames (br. III, l. 60). Mais lors de l’expédition sous-marine du roi, leurs attaques discréditent beaucoup plus profondément son exercice de la royauté (III, l. 19-28). Dans l’admonestation qu’il lui adresse, Tholomé qualifie son projet de « desverie » (v. 524) et condamne son égoïsme et les manquements à ses devoirs de souverain. Les réponses d’Alexandre révèlent alors sa convoitise et son cynisme, puisqu’il s’identifie lui-même aux gros poissons qui massacrent les petits et défend une conception autoritaire et presque tyrannique de la royauté. L’aventure merveilleuse est détournée au profit d’un débat politique et dans l’œuvre médiévale s’imprime alors l’image d’un conquérant insatiable qui, par la force ou la ruse, dévore tout sur son passage, d’un souverain qui refuse de partager le moindre pouvoir avec ses grands barons et leur impose arbitrairement ses volontés, qui utilise illégitimement son autorité royale pour réaliser des ambitions personnelles15.

Si Alexandre de Paris ne le compromet néanmoins dans aucun meurtre à l’encontre de ses proches et ne rapporte pas les révoltes violentes qu’évoquent les historiens, il met en valeur toutes les aventures qui révèlent son désir d’immortalisation et sa rivalité avec les dieux. Il rejoint de ce fait des critiques que formulaient déjà les historiens, mais sans jamais se référer à leur autorité ni rappeler le souvenir des données historiques précises qui motivaient leur condamnation : l’imitation des rois perses, la querelle autour de la prosternation, la délégation de pouvoir à des Perses. Ce sont au contraire les exploits les plus légendaires et merveilleux dont il amplifie le récit : voyages sous-marin et céleste, découvertes des fontaines de jouvence, de résurrection et d’immortalité. Alexandre est finalement contraint au retour vers Babylone par les divinités elles-mêmes, alors qu’il a échoué à s’approprier les plus extraordinaires merveilles de l’Orient. L’auteur dramatise alors la prise de Babylone à l’aide d’une puissante orchestration épique. Il invente qu’Alexandre confond lui-même la cité de Babylone avec la tour de Babel et s’identifie à ses constructeurs impies, qu’il assimile aux Titans en lutte contre Jupiter. C’est lorsqu’il monte au sommet de la « tor de Babel […] / Que li gaiant fremerent par lor grans pöestés » (vv. 7217-18) que le roi antique se proclame empereur universel, répétant ainsi le péché d’orgueil des Géants et des rois maudits de Babylone, Nemrod et Nabuchodonosor.

Ce n’est pas un hasard si l’acmé de sa révolte contre les dieux coïncide avec le premier et unique complot contre lui qui soit prêté à ses proches. La succession chronologique suggère un lien de causalité, comme si la rébellion d’Antipater et de Divinuspater répondait aux sacrilèges d’Alexandre, en était la sanction. Depuis l’épisode des Arbres du Soleil et de la Lune, l’auteur a en effet laissé entendre que la mort d’Alexandre pourrait s’interpréter comme un châtiment divin : Antipater et Divinupater seraient des fléaux déchaînés par la transcendance pour foudroyer par le venin une puissance terrestre impie. Leur trahison prend ainsi une signification qui dépasse le strict cadre politique. Les deux rebelles n’ont d’ailleurs jamais été présentés comme des personnages du même ordre que les pairs d’Alexandre, car le récit ne leur a donné aucune épaisseur. Divinuspater est un héros de fiction que semblent avoir inventé les traducteurs latins du Pseudo-Callisthène pour redoubler Antipater. Son nom manifeste la logique providentielle qui semble être à l’œuvre. Alexandre de Paris entoure en outre le statut d’Antipater d’ambiguïtés qu’ignoraient les œuvres antérieures. Son portrait rappelle d’abord celui d’un grand seigneur féodal coupable de félonie, puisqu’il refuse d’obéir à la convocation d’Alexandre, alors qu’il aurait reçu de lui l’une de ses plus prestigieuses conquêtes, la ville de Tyr (br. II, vv. 2007-10, br. III, l. 241-245, 451-457). Puis, toujours au mépris de l’Histoire mais aussi de la vraisemblance de son propre récit, le grand baron est brutalement assimilé à un « serf » et sa bassesse sociale incriminée comme cause de sa rébellion :

Mais li serf de put aire, qui nel veulent amer
Et que il pensoit molt hautement honorer,
Ont aporté l’entosche por lui envenimer.
Hé ! las, por coi le firent ? com l’oserent penser ?
Ja mais si bon segnor ne porront recouvrer ;
De Dayre le Persant lor peüst remembrer.
Ja nus hom ne doit serf essaucier ne lever,
C’onques bone chançon n’en oï on chanter.
(br. IV, l. 8, vv. 133-140)

Ce rabaissement inattendu, bien qu’il compromette par ailleurs Alexandre en lui prêtant la même erreur que celle qu’avait commise Darius, brouille encore davantage la signification de sa disparition, puisqu’il semble occulter son affrontement avec les puissances divines16.

De surcroît, une énigme entoure les raisons qui poussent Alexandre à intimer l’ordre de le rejoindre à Antipater et Divinuspater, d’autant qu’il ne les destitue pas. L’injonction arbitraire apparaît d’abord comme le caprice d’un prince qui exige de ses hommes une soumission inconditionnelle. Olympias relance et motive ensuite le conflit, par la lettre qu’elle adresse à son fils, mais son accusation de trahison reste floue. Quant aux deux rebelles, ils expriment leur profond ressentiment contre l’autoritarisme du roi, dont ils prétendent venger toutes les victimes. Ils rappellent alors les épreuves endurées par l’armée, le mépris sous lequel Alexandre les écraserait en les traitant plus mal que « pute de bordel » (br. III, l. 242, 4381) :

Qant Divinuspater ot veü le seel,
Du maltalent qu’il ot descira son mantel,
N’i remest a desrompre atache ne noiel ;
Antipater apele si li tent le brevel.
Qant il ot lit les letres, ne li fu mie bel,
Si estraint son poing destre que brisa son anel.
Or pleurent ambedui comme petit tousel,
Et dïent : « Qant nos fumes meschin et jovencel,
Vesquimes en repos, chascuns en son chastel,
Et or somes tuit viel si devenrons hapel,
D’aler par le païs commencerons cembel,
Du chaut et du soleil avrons noire la pel
Et serons de suour porri nostre drapel.
S’Alixandres vit longes, tuit seromes mesel,
Ja mais tant com il vive n’avrons un jor de bel.
Mais se faisons que sage, faisons lui tel chaudel
Q’il nous laist en tel pais que soions damoisel,
Car plus somes or vil que pute de bordel. » (br. III, l. 242)

Leur voix met ainsi au jour des vérités que le récit avait parfois suggérées, à travers les reproches que les Macédoniens adressaient à Alexandre, à travers aussi de brèves allusions du narrateur. Au début de l’épisode de Babylone, au vers 5122 de la branche III, ce dernier affirmait ainsi : « a honte fait morir qui servir ne le daigne », même s’il ne retraçait alors aucun assassinat de ses proches et que dans le même temps Alexandre condamnait la traîtrise d’un seigneur qui ne récompenserait pas ses barons loyaux (br. III, l. 287). La parole des deux empoisonneurs est donc à la fois éminemment contestable, d’autant qu’Alexandre de Paris accentue leur ignominie, et en partie cautionnée par le rôle probable d’instruments de la Providence qu’ils jouent à leur insu. Elle s’inscrit entre le mensonge et la vérité, renvoyant ainsi aux interprétations discordantes que l’auteur, contrairement à Thomas de Kent, propose de la mort d’Alexandre.

Les ambiguïtés de l’écriture d’Alexandre de Paris ressortent aussi très nettement de la comparaison avec la mise en prose de son œuvre par Jean Wauquelin au xve siècle17. La volonté d’idéaliser sans réserve le roi antique qui anime le prosateur le conduit à supprimer les condamnations de l’orgueil démesuré du héros et, de ce fait, à réduire les contradictions de son prédécesseur en vers. À l’idéologie aristocratique se substitue aussi la célébration d’un pouvoir royal absolu18. L’initiation d’Alexandre au monothéisme et son élection divine justifiant pleinement son autoritarisme, ses compagnons ne contestent jamais leur devoir d’obéissance. La seule exception concerne Parménion, qui à nouveau accuse injustement le médecin après le bain du roi antique dans le Cydnus, car il regrette que Philippe n’ait pas succombé à la tentation de la trahison en empoisonnant Alexandre comme Darius le lui avait demandé. Jean Wauquelin préfère ici la version du Roman d’Alexandre en prose à celle d’Alexandre de Paris et Alexandre décapite le traître. S’il ne cherche pas à masquer la violence du roi, ce n’est pas pour rejoindre le point de vue des historiens, mais au contraire pour célébrer la justice exemplaire du roi Alexandre, puisqu’à l’inverse de Quinte-Curce et d’Orose, il juge Parménion coupable. Parménion devient ainsi l’exemple du baron ingrat et déloyal qui, après avoir bénéficié de la largesse d’Alexandre – il aurait reçu de lui l’Arménie –, ourdit un complot sans avoir l’audace de le tuer de sa propre main :

Or avoit oÿt recorder Permenon, le gouverneur d’Ermenie, que Phelipe, ce medecin ychi, estoit venus dalés le roy Alixandre. Si pensa maintenant que il le feroit ochir par Alixandre meisme pource que il avoit refuset de l’empuisonner a la requeste du roy Daire, comme nous avons dit nagaires. Si escripsit ledit Permenon ses lettres au roy Alixandre contenans en substanche que il se gardast sur toutte rien de Phelipe le medechin, car il sçavoit de certain que il avoit marchandet au roy Daire de luy empoisonner. […] Adont le roy, qui sur toutte rien amoit ledit medecin, but toutte la puison. Et quant il ot but, il donna la lettre au medecin, lequel medecin regarda tantost la tenure. Et quant il ot veut le mauvaiseté de Permenon, si dist : « Ha ! tresredoubtés empereurs, je n’ay coulpés en ce que ceste lettre dist et se bien vous enquerés, vous trouverés le contraire. » Or fu, tantost aprés ceste medecine reçupte, le roy Alixandre garis. Et quant il fu garis, il appella son medecin et puis dist : « Phelippe, bien poés congnoistre la grant amour que j’ay a vous quant je buch le medecine, ainchois que je vous baillasse la lettre de Permenon. » Si respondit ledit Phelippe : « Sire, je vous prie que vous faciés venir devant vous cheluy qui la lettre vous envoiia, car sachiés vrayement que il me requist de par le roy Daire de vous faire morir par le puison, et pource que je luy refusay m’a il pris en telle hayne que il en a pourchassiet ma mort. » Aprés lesquelles parolles, le roy Alixandre envoya querre Permenon, lequel, tantost que il fu venus et que il fu accusés du fait, il le congnut, pour laquelle cose le roy ly fist tantost voler la teste jus des espaules. (livre I, CXXXIX, pp. 284-285)19.

D’ailleurs, plus il avance dans le récit de la destinée d’Alexandre, plus Jean Wauquelin corrige et réinterprète la version d’Alexandre de Paris en recourant au Roman en prose du xiiie siècle. L’auteur de cette adaptation libre de l’Historia de Preliis, tout en revendiquant le modèle de l’écriture de l’Histoire, avait déjà entamé une polémique contre les historiens critiques envers Alexandre. Il alléguait ainsi la douleur des Macédoniens à la mort du roi comme l’une des preuves de la fausseté de leurs accusations :

Et por ce pooit l’en bien savoir que, se il fust si fel et si cruels que aucunes estoires le tesmoignent, nient plus n’eüist l’en parlé de lui que l’en fist du roi Phelipe son pere, qui tant fu felon et cruels. Mais li grans deus vaut tous biens moustrer en lui apertement por ce qu’il estoit raemplis de toutes bonnes teches que princes doit avoir en lui20.

Wauquelin lui reprend aussi, en l’amplifiant, une scène imaginaire dont l’objectif implicite était de contredire le témoignage des historiens en éliminant l’une des principales causes, selon eux, des révoltes des Macédoniens : l’adoption des coutumes perses. Ainsi relate-t-il comment Alexandre, stupéfait de voir les Perses vaincus se prosterner devant lui, refuse qu’ils l’adorent comme un dieu et met fin à la pratique sacrilège de la proskynèse. Il les initie à sa conception occidentale du pouvoir, ainsi qu’à un monothéisme préchrétien :

Le jour de la solempnité des noeches venus et les noeches faittes et ensi que acomplies vinrent li grans barons de Perse, acompaigniés de innumerable peuple, ensi que le roy Alixandre se seoit en son trone aveucq son espeuse, a laquelle il avoit fait commandement que touttes honneur et reverence fuist faitte. Et pource vinrent, comme je vous dich, ces Persiens ensi acompaigniés, lesquelz, si tost que il furent venus, se mirent tous a genoulz et commencherent a aourer le roy et la royne a la maniere que ilz aouroient leurs dieux, en disant aulcuns mos par lequelz ilz donnoient a entendre que il tenoient Alixandre pour dieu et la royne pour une dieuesse. Mais le roy Alixandre ce veant s’en commencha a tourbler et a les reprendre grandement, et leur disoit ensi comme il est escript ou psaultier : « Non nobis domine, non nobis, etc. Ha ! bonnes gens, a nous n’afiert point ne n’apartient ceste reverence, car nous sommes morteulz et corruptibles comme vous, et de vous a nous n’y a point de diference tant que a le creation de nature ne point ne doibt estre a homme atribués l’onneur qui est dewue a Dieu. Si vous deffenc de ce jour en avant que plus ne vous avanchiés de telle œuvre faire, car et vous et nous en polriemmes encourir le ire de Dieu, si que vous pour ce que vous le feriés et nous pour ce que nous le soufferiemmes. » De ceste chose chy furent moult esmerveilliés les Persiens, et de la bonté, sens et de valeur qui estoit oudit Alixandre ne pooient avoir assés parlet (livre I, CLVII, p. 320)21.

Le prosateur efface enfin la grandeur dans le mal qu’Alexandre de Paris avait concédée au traître Antipater et il supprime le second traître au nom sans doute trop symbolique, Divinuspater. La mort d’Alexandre, loin d’être une punition divine pour des fautes personnelles ou la conséquence d’une erreur politique, s’explique désormais par les agissements de la puissance arbitraire Fortune, qui, selon l’opinion inlassablement répétée au Moyen Âge, s’acharne toujours sur les meilleurs. Cette explication commode légitime l’absence d’une autre analyse sur cette révolte et ce qu’elle pourrait révéler de l’absolutisme d’Alexandre. L’adaptation de Wauquelin manifeste donc une ultime tentative pour reléguer dans l’oubli les témoignages insistants des historiens et leur substituer une autre vérité, pour recomposer une histoire idéale et conforme aux ambitions d’un écrivain qui ne sont pas celles d’un historien : flatter les ambitions d’un mécène qui, semble-t-il, s’identifiait à Alexandre et plier le portrait du roi antique aux impératifs d’un miroir du prince.

On sait que deux décennies plus tard, ses fictions et celles de tous les héritiers du Pseudo-Callisthène suscitent les vifs reproches de Vasque de Lucène, qui, lui, choisit de traduire l’ouvrage de Quinte-Curce22. Mais dès le début du xiiie siècle, l’auteur de l’Histoire ancienne jusqu’à César avait commencé à diffuser dans son œuvre, la plus ancienne histoire universelle composée en français, le point de vue critique des historiens latins. Les folios qu’il consacre à Alexandre montrent qu’il cherche à concilier deux traditions a priori inconciliables, la tradition légendaire et apologétique du Pseudo-Callisthène et le témoignage accusateur d’Orose dans ses Histoires contre les Païens. À ma connaissance, il est ainsi le premier à rapporter dans un ouvrage en français les meurtres par Alexandre de plusieurs de ses compagnons, Amintas, Parménion et surtout Callisthène, et à expliquer clairement ce qui avait provoqué la colère du roi : leur révolte contre son orgueil et sa tyrannie. L’autorité d’Orose lui sert de caution pour rapporter comment Alexandre avait exigé de ses hommes qu’ils l’adorent comme un dieu, suivant la coutume perse de la proskynèse. Voici le souvenir qu’il transmet de Callisthène, personnage absent de tous les Romans d’Alexandre :

Et adonc avoit il un maistre philosophie. Callistenen estoit només. Cil avoit esté ses compains en escole sous Aristotle son maistre. Celui fist il ocire et pluisors princes avec lui por ce qu’il ne l’aoroient aussi com il faisoient deu, si laissasent ester la costume dou saluer que il li faisoient. (folio 234 recto, BNF fr. 20125).

Dans le même temps, le merveilleux oriental que l’auteur reprend à l’Epitomè de Julius Valerius continue à le fasciner, tout autant que l’héroïsme d’Alexandre, et il célèbre les grandioses conquêtes du roi en Orient sans dénoncer la volonté qu’il aurait eue de rivaliser avec les dieux et d’accéder à l’immortalité. Il décrit alors la communauté des Macédoniens soudée autour de lui. Son très bref récit de la mort d’Alexandre semble enfin montrer un relatif désintérêt pour les figures de traître, Antipater et Divinuspater. En revanche l’accent est mis sur les guerres sans merci que se livrent les grands lieutenants macédoniens après la mort de leur chef et la dislocation de l’empire. Le prosateur dresse finalement un portrait nuancé d’Alexandre, refusant aussi bien l’idéalisation sans réserve qui prévalait dans le Pseudo-Callisthène que le violent réquisitoire à charge d’Orose, comme s’il était en quête d’une plus grande objectivité. Bien que l’une de ses principales innovations soit l’évocation des révoltes, selon lui justifiées, de quelques-uns de ses proches contre son orgueil, il passe malgré tout assez vite sur leur assassinat par Alexandre, n’en tire pas la condamnation radicale du roi qu’il lisait chez Orose et ne les relie pas non plus à la révolte d’Antipater, dont il dénonce l’illégitimité23.

La recomposition des données historiques aboutit donc à la fabrique d’une Histoire romanesque qui idéalise les liens entre Alexandre et ses hommes. S’ils occultent le souvenir des révoltes qui semblaient légitimes aux historiens latins, les auteurs des Romans d’Alexandre accordent en revanche une importance beaucoup plus grande à Antipater, dont la rébellion est condamnée comme félonie. Au xiiie siècle, plusieurs Vengance Alixandre sont d’ailleurs consacrées à son châtiment24. L’image royale d’Alexandre varie néanmoins d’une œuvre à l’autre, tout comme le traitement précis réservé à ce traître. C’est Alexandre de Paris qui enrichit le personnage d’Antipater avec la plus grande originalité, cristallisant une dernière fois sur lui toutes les ambiguïtés et la polysémie rayonnante dont se nourrissent son œuvre et son portrait du roi antique. Il resterait enfin à étudier comment, à partir de l’Histoire ancienne jusqu’à César et jusqu’à l’œuvre de Vasque de Lucène, des histoires universelles plus nombreuses rapportent les révoltes des Macédoniens contre l’autoritarisme du roi et dans quels objectifs leurs auteurs exploitent alors les témoignages des historiens.

Notes

1 Éd. et trad. H. Bardon, Paris, Les Belles Lettres, 1948, t. II, pp. 311-312. Return to text

2 Pseudo-Callisthène, Roman d’Alexandre, trad. G. Bounoure et B. Serret, Paris, Les Belles Lettres, 1992, livre II, 8, pp. 53-54. Return to text

3 Pseudo-Callisthène, op. cit., p. 54. Return to text

4 Arrien, Histoire d’Alexandre, L’Anabase d’Alexandre le Grand, trad. P. Savinel, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984, II, 4-5, III, 26, 4 ; Quinte-Curce, op. cit., III, 5-6 ; VI, 7-11 ; VII, 1-2 ; Orose, Histoires contre les païens, éd. et trad. M.-P. Arnaud-Lindet, Paris, Les Belles Lettres, 1991, III, 16, 5 ; III, 18, 8-9. Return to text

5 Ibidem, livre II, 41, pp. 85-86. Il ordonne qu’on le noie. Ce dernier se métamorphose alors en démon, confirmant le bien-fondé de sa condamnation à mort par Alexandre. Return to text

6 Op. cit., III, 6, p. 17. Return to text

7 Op. cit., III, pp. 18, 10. Return to text

8 Thomas de Kent, Roman d’Alexandre, éd. B. Foster et I. Short, trad. C. Gaullier-Bougassas et L. Harf-Lancner, Paris, Champion, 2003. Sur les romans de Thomas de Kent et d’Alexandre de Paris, C. Gaullier-Bougassas, Les Romans d’Alexandre, Frontières de l’épique et du romanesque, Paris, Champion, 1998. Return to text

9 Le Pseudo-Callisthène apporte de plus grandes précisions, qui témoignent d’un retour à la vérité historique : Antipater s’était soulevé contre Olympias et la persécutait (op. cit., III, 31) ; Alexandre le destitue et le remplace par Cratère ; Antipater craint alors qu’Alexandre ne commandite son assassinat : « Quand Antipater, à son tour, pressentit le dessein d’Alexandre, apprit l’arrivée de Cratère, et sut également que les soldats envoyés par Alexandre, revenaient en Macédoine et en Thessalie à cause de lui, il fut alors pris de crainte et en vint à machiner l’assassinat d’Alexandre, puisqu’il redoutait, à cause de ses agissements envers Olympias, d’être jeté en prison. Car il avait aussi entendu dire qu’Alexandre avait dépassé toute borne en fait d’orgueil, à cause des hauts faits qu’il avait accomplis… » (III, 31, p. 117). Excepté quelques grands lieutenants, tous les convives connaissaient l’existence du complot : « La machination mortelle qui allait s’exécuter grâce à la drogue était restée ignorée de Perdiccas, de Ptolémée, d’Olkios, de Lysimaque, d’Eumène et de Cassandre, mais tous les autres convives attablés avec Alexandre avaient été informés de l’entreprise criminelle de la drogue, et ils s’étaient associés dans la conspiration avec Ioullos, l’échanson du roi Alexandre, non sans avoir échangé des serments entre eux. Car déjà ils convoitaient les possessions d’Alexandre » (ibidem, p. 118). Return to text

10 F. Collard, Le Crime de poison au Moyen Âge, Paris, PUF, 2003. Return to text

11 Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, The Medieval French Roman d’Alexandre, vol. II, Version of Alexandre de Paris, éd. E. Armstrong, D. L. Buffum, B. Edwards, L. P. H. Lowe, Princeton, 1937, Elliott Monographs 37 ; trad. L. Harf-Lancner, Paris, Le Livre de Poche, « Lettres Gothiques », 1994. Return to text

12 Sur l’importance de la largesse royale dans la littérature médiévale, on se reportera à D. Boutet, « Sur l’origine et le sens de la largesse arthurienne », Le Moyen Âge, 89, 1983, pp. 397-411 ; Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire, Paris, Champion, 1992, pp. 319-343 notamment ; P. Haugeard, « L’enchantement du don, une approche anthropologique de la largesse royale dans la littérature médiévale (xiie-xiiie siècles) », Cahiers de civilisation médiévale, 49, 2006, pp. 295-312. Return to text

13 Pour des analyses plus développées sur le modèle politique que représente Alexandre aux yeux d’Alexandre de Paris, C. Gaullier-Bougassas, Les Romans d’Alexandre…, op. cit., pp. 277-341. Return to text

14 Les Romans d’Alexandre…, op. cit., pp. 232-233. Return to text

15 C. Gaullier-Bougassas, « La réécriture inventive d’une même séquence : quelques versions du voyage d’Alexandre sous la mer », Traduction, transposition, adaptation au Moyen Âge, Bien dire et bien aprandre, 14, 1996, pp. 7-19. Return to text

16 Comme il ne condamne pas violemment son héros pour hybris, Thomas de Kent ne peut expliquer sa mort prématurée par une logique fatale qui le dépasserait tant qu’elle le doterait d’une dimension tragique. Return to text

17 Les Faicts et les Conquestes d’Alexandre le Grand, éd. S. Hériché, Genève, Droz, 2000. Return to text

18 C. Gaullier-Bougassas, « Les versions en prose du xve siècle du Roman d’Alexandre : le manuscrit de Besançon et l’Histoire du bon roy Alexandre de Jean Wauquelin », L’épopée tardive, Littérales, 22, 1998, pp. 129-150 ; « Alexandre héros païen ou héros pré-chrétien ? Deux stratégies opposées de réécriture à la fin du Moyen Âge », Le Moyen Français, Ceres, 51-53, 2002-2003, pp. 305-326 ; « Alexandre, héros du progrès : la lutte contre les tyrans orientaux dans l’œuvre de Jean Wauquelin », Réception et représentation de l’Antiquité au Moyen Âge, Bien dire et bien aprandre, 24, 2006, pp. 213-227. Return to text

19 Le Roman d’Alexandre en prose du xiiie siècle a déjà amplifié l’épisode, mais l’auteur a eu tendance à masquer les liens politiques qui existaient entre Alexandre et Parménion. Ainsi ne dit-il pas qu’Alexandre tenait l’Arménie d’Alexandre (Der altfranzösische Prosa-Alexanderroman, éd. A. Hilka, Halle, Max Niemeyer, 1920, pp. 110-113). Return to text

20 Roman d’Alexandre en prose, op. cit., 129, pp. 257-258. Return to text

21 Voir la scène correspondante, plus brièvement évoquée, dans le Roman d’Alexandre en prose du xiiie siècle, op. cit., 76, p. 139. Return to text

22 Sur l’ouvrage de Vasque de Lucène, non édité, voir les articles de R. Bossuat, « Vasque de Lucène, traducteur de Quinte-Curce (1468) », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 8, 1946, pp. 197-245 ; « Les sources du Quinte-Curce de Vasque de Lucène », Mélanges F. Grat, t. I, 1946, pp. 345-356, et la traduction de larges extraits par O. Collet dans Splendeurs de la cour de Bourgogne, dir. D. Régnier-Bohler, Laffont, 1995. Return to text

23 Dans le manuscrit BNF fr. 20125, la section sur Alexandre se lit du folio 220 au folio 257. Sur Alexandre dans l’Histoire ancienne jusqu’à César, voir D. J. A. Ross, « The History of Macedon in the Histoire ancienne jusqu’à César », Classica et Mediaevalia, 24, 1963, pp. 181-231 et C. Gaullier-Bougassas, « Le mythe d’Alexandre dans l’Histoire ancienne jusqu’à César », Vérité poétique, vérité politique, mythes, modèles et idéologies politiques au Moyen Âge, études réunies par J.-C. Cassard, É. Gaucher et J. Kerhervé, actes du colloque de Brest (22-24 septembre 2005), Presses de l'Université de Bretagne occidentale, 2007, pp. 193-207 ; « Histoires universelles et variations sur deux figures du pouvoir : Alexandre et César (xiiie-xve siècles) », La Figure de Jules César au Moyen Âge et à la Renaissance (II), Cahiers de Recherches médiévales, 14, 2007, pp. 7-28. Return to text

24 Guy de Cambrai, Le Vengement Alixandre, éd. B. Edwards, Princeton, 1928, Elliott Monographs 23 ; Jean Le Nevelon, La Venjance Alixandre, éd. E. B. Ham, Princeton, 1931, Elliott Monographs 27 ; Five Versions of the Venjance Alixandre, éd. E. J. Ham, Princeton, 1935, Elliott Monographs 34. Return to text

References

Bibliographical reference

Catherine Gaullier-Bougassas, « Alexandre face aux révoltes des siens : recompositions médiévales du passé historique », Bien Dire et Bien Aprandre, 25 | 2007, 209-226.

Electronic reference

Catherine Gaullier-Bougassas, « Alexandre face aux révoltes des siens : recompositions médiévales du passé historique », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 25 | 2007, Online since 01 mars 2022, connection on 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/948

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Catherine Gaullier-Bougassas

Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

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