Tuer le roi, devenir roi

Rebelles et rébellion dans le Roman de Brut de Wace

DOI : 10.54563/bdba.949

p. 227-241

Texte

Si la rébellion paraît inhérente à la chanson de geste1 et au roman d’Antiquité2, on peut se demander si elle joue également un rôle dans les textes qui ont une ambition historique affichée et qui, comme l’indique le prologue du Brut3, veulent décrire la succession des rois :

Ki vult oïr et vult saveir
De rei en rei e d’eir en eir
Ki cil furent e dunt il vindrent
Ki Engleterre primes tindrent,
Quels reis i ad en ordre eü
Et qui anceis et ki puis fu,
Maistre Wace l’ad translaté
Ki en conte la verité.

Or, si Wace semble suggérer une succession harmonieuse de rois (« De rei en rei e d’eir en eir »), la lecture de son œuvre montre au contraire un récit particulièrement agité, dans lequel de nombreux règnes se trouvent en proie à des révoltes, à des tentatives de prises de pouvoir, au point que, de génération en génération, l’histoire bretonne est marquée par des rébellions successives contre le roi en place. On n’oubliera pas d’ailleurs que la fin du monde arthurien est, dans le Brut, causée par la prise de pouvoir de Mordret qui trahit son serment (« Deus, quel honte, quel vilté », dit le clerc au v. 13016) et épouse la femme de son seigneur (et oncle), action également sévèrement jugée : « Emprés ceste grant felonie, / Fist Mordret altre vilainie », vv. 13025-26. Mais cet épisode, qui a connu les développements que l’on sait dans le grand cycle arthurien, où il se double d’une autre rébellion, celle du lignage des fils de Ban, apparaît comme l’un des derniers d’une longue série.

Qu’on en juge : dès le tout début de l’histoire d’Angleterre, le duc de Cornouaille, Corineüs, se soulève contre l’aîné des fils de Brutus, Locrin, car il s’estime trahi dans son service vassalique ; plus tard, le même Locrin est tué par sa femme, la fille de Corineüs, qui a levé une armée dans le fief de son père, la Cornouaille. Les petits-fils de Locrin, Malin et Menbriz, se disputent le pouvoir et Menbriz, le cadet, tue son frère. Puis Leir est dépouillé de son pouvoir par ses filles. Quelques générations plus tard, Porreus cherche à éliminer son frère Ferreus, qui s’enfuit à l’étranger, d’où il revient avec des troupes, mais il est tué lors de son retour. Belin et Brenne, les deux fils de Dunwallo, devenu roi à la suite des troubles qui ont suivi la mort des deux frères, s’affrontent à leur tour et, là encore, Brenne va chercher à l’étranger, ici en Norvège, des soutiens contre son frère. Plus tard encore, Carais (Carausias), après s’être livré dans sa jeunesse à la piraterie, s’empare du pouvoir en tuant le roi Bassian, grâce à l’aide des Pictes qui trahissent leur seigneur le roi. Le successeur de Carais, Asclepiodorus, imposé par les Romains, est à son tour tué par le comte de Colchester, Choel4. Enfin, les trois fils de Constantin5, dont l’aîné, Constant, devrait prendre le pouvoir à la mort de son père, sont victimes des manœuvres de Vertigier. La prise de pouvoir par Vertigier, l’assassinat de Constant-Moine et le départ des deux autres frères en exil sont racontés non seulement dans le Brut mais dans le Merlin de Robert de Boron, à partir du chapitre 16, et l’on sait que le retour d’Uther et de Pandragon éliminera du trône l’usurpateur et conduira au rétablissement de la dynastie dont naîtra Arthur.

De cette longue, et parfois très rapide suite d’actions violentes, peut-on dégager des points de rencontre qui permettraient une sorte de typologie des rébellions dans le Brut ? Nous nous interrogerons aussi sur le jugement que porte l’historien sur ces événements en nous demandant en particulier s’il y a des rébellions justes ou si elles sont toutes frappées du sceau de l’infamie, comme on l’a vu par le jugement porté sur Mordret, voire du diabolique. Le rebelle est-il un sauveur ou un être luciférien hanté par le désir du pouvoir suprême ?

*

Malgré la diversité des épisodes, quelques constantes sont repérables dans le déroulement des événements ou leur justification. La révolte est généralement le fait d’un familier du roi, soit d’un vassal qui s’estime lésé, soit plus souvent encore d’un proche par le sang ou par le mariage (conflits entre frères, épouse attaquant son mari, gendres s’emparant plus tôt que prévu de leur héritage, etc.), illustrant parfaitement l’adage selon lequel on n’est jamais si bien trahi que par les siens. Enfin, pour parvenir à ses fins, l’élimination du roi en place, le rebelle utilise deux moyens principaux où l’on retrouve le couple traditionnel de la force (le recours aux armes, en particulier étrangères), et de l’engin, la ruse, particulièrement la parole trompeuse, mais aussi l’utilisation du poison. Les échecs s’expliquent d’ailleurs souvent par le fait que certains rois résistent en usant de moyens analogues (c’est assez net par exemple dans l’opposition entre Brenne et Belin).

La première rébellion surgit très tôt, dès le règne des fils de Brutus. Ceux-ci6, pourtant, avaient réparti harmonieusement les terres :

come bon frere e bon ami,
senz vice et senz iniquité. (vv. 1290-91)

Après la mort du plus jeune frère7, un conflit va éclater entre le roi et l’un de ses vassaux. Locrin veut épouser une étrangère, la belle Helstrid, alors qu’il est fiancé à la fille d’un compagnon et vassal de Brutus, Corineüs. Ce dernier se révolte : il s’estime lésé car, pense-t-il, son service de vassal fidèle, qu’il décrit en termes que le Roland ne renierait pas (« E pur les mals ke jo soffri / Des granz plaies et des mellees, […] / Suffri jo mainte gant suor », vv. 1354-55, 1358), aurait dû lui valoir en récompense l’élévation de sa fille au trône. Il injurie et menace violemment son seigneur :

« Locrin, dist il, put fel, put fol,
Nuls huem ne te puet guarantir
Que ja ne t’estuece morir. » (vv. 1346-48)

Il rappelle les actions qu’il a menées en faveur de Brutus et de la Grande-Bretagne : il a tué le géant Goemagog, recevant en récompense la Cornouaille. Opposant le père au fils, il insiste sur la nécessité d’un guerredon et accuse Locrin de rompre ses serments :

« Sunt ço les grez que tu me renz
Pur tun pere ki jo servi
E pur les mals que jo soffri
Des granz plaies e des mellees
Encontre genz d’altres contrees ?
Pur tun pere mettre a enor
Suffri jo mainte grant suor
E meinte tribulation,
E tu m’en renz tel guerredun
Ke ne sai pur quele aliene
Lais ma fille Guendolienne. » (vv. 1352-62)

Corineüs se présente donc comme le véritable héritier moral du roi précédent et accuse Locrin non seulement de ne pas réaliser sa promesse de mariage mais de mettre en danger l’héritage de son père en envisageant de s’allier à une étrangère. Cette première rébellion fait l’objet d’un règlement féodal, grâce à un conseil issu de l’entourage royal, qui apaise Corineüs et propose un compromis. Pour l’essentiel, Corineüs est satisfait : le roi tient sa promesse et récompense le vassal fidèle en épousant sa fille. Cependant, il garde Helstrid comme concubine, ce qui est gros de conséquences pour l’avenir. En effet, à la mort de Corineüs, le roi répudie son épouse légitime qui va se venger : levant une armée en Cornouaille, elle renverse et tue le roi ainsi que la concubine de celui-ci, Helstrid et sa fille Abren8. Elle rétablit ainsi son propre pouvoir et celui de son fils aux dépens du roi en place, résolvant de manière violente le conflit qui avait une première fois été réglé de façon politique ; même si ce règlement la favorisait, elle s’était en effet sentie lésée par la présence à la cour de la concubine de son époux. Le conflit vassalique, ainsi doublé d’un conflit familial, risque de nuire à l’harmonie établie par Brutus et ses fils, en soulevant la Cornouaille. Pourtant, Guendolien apparaît comme une « merveillouse justisiere » (v. 1442), rétablissant l’ordre précédent, en faisant roi son fils, l’héritier légitime, et en dirigeant elle-même la Cornouaille, qui reste rattachée au royaume. L’action du père, Corineüs, comme celle de la fille, trouvent leur justification dans la faute du roi qui a manqué à son serment et a laissé sa passion physique l’emporter sur le droit9.

Plus fréquentes, plus dangereuses pour le pays et surtout moins justifiées sont les rébellions qui opposent des frères : Membriz et Malin, Ferreus et Porreus, Brenne et Belin. Avant le règne d’Arthur, le motif revient par trois fois10, avec un noyau commun, la rébellion du plus jeune contre son aîné. Dans le premier cas, l’action aboutit au meurtre du frère :

[...] unches n’i out desfiement
Ocist li maire le menor,
Issi cunquist Menbriz l’enor. (vv. 1466-68)

À cette action violente, correspond un long règne tyrannique de plus de vingt ans. Haïssant les membres de sa famille11, Menbriz fait le vide autour de lui et élimine tous ceux qui lui font de l’ombre ou qui peuvent légitimement briguer des fiefs. Il utilise les deux armes de la force et de l’engin (v.  1476), ce qui n’était pas le cas dans la rébellion précédente uniquement fondée sur la force des armes :

Ja si franc hume n’i eüst
Ki bone terre aveir deüst
Que il n’oceïst par poisun
U par force u par traïsun. (vv. 1473-76)

Membriz est l’exemple même du tyran, du mauvais roi, arrivé au pouvoir par le meurtre et qui finit misérablement, dépecé et dévoré par les loups. Il annonce Vertigier, qui s’empare lui aussi du pouvoir par ruse en faisant éliminer le roi légitime et qui périra par le feu, dans la tour qu’il a lui-même élevée, après un règne marqué par la tyrannie, le recours aux forces étrangères et l’abandon de la religion chrétienne.

La présence de l’engin caractérise également la rébellion suivante, le texte soulignant la traîtrise de Porreus, le cadet :

Porreus ot mult le quer felon,
Sun frere vult par traïson
U par alcun enging ocire. (vv. 2151-53)

Cependant, ces deux frères sont tous deux marqués par une violence qui les fait se battre constamment, même du vivant de leur père : tous deux sont accusés de coveitise et d’envie et l’aîné, Ferreus, apprenant la trahison de son frère, n’hésite pas à s’enfuir à l’étranger, d’où il revient avec des troupes nombreuses. Cet épisode est exemplaire en ce qu’il voit les deux frères user tour à tour d’engin et de force, pour éliminer l’adversaire. Le désir exacerbé du pouvoir entraîne des conséquences tragiques : non seulement Ferreus est tué (« mais malement l’en eschaï », v. 2160), mais leur mère, par haine pour le survivant, l’égorge. Si l’horreur de cette action la rend digne de mémoire :

Lungement fud grant reparlance
De Ludon e de sa venjance,
Ki pur l’un filz l’altre murdri
E pur l’un filz les dous perdi. (vv. 2177-80),

il n’en reste pas moins que la violence des frères l’un envers l’autre met en danger la survie même du royaume, car la vacance du pouvoir produit des guerres où s’affrontent tous les barons :

Chescuns ad purpris entur sei
E chescuns se fait clamer rei. (vv. 2199-2200)

Jugement politique et jugement moral se rejoignent dans la même description d’un pouvoir royal tyrannique, seule conséquence possible d’une descorde fraternelle.

Le troisième affrontement entre frères, celui de Brenne et Belin, se déroule en deux temps. Belin a sous son pouvoir Logres, Galles et Cornouailles (vv. 2325-26) et Brenne doit le reconnaître comme seigneur, ce qu’il fait tout d’abord. Mais un mauvais conseiller le pousse à la révolte et l’incite à aller chercher à l’étranger, ici en Norvège, un soutien militaire, tout en l’assurant de l’appui de ses barons et de la lâcheté de son frère :

« Tant des Norreis, tant des Escoz,
Tant des estranges, tant des noz,
Tel ost, se tu vuels, pués joster
Dunt maint regne purras guaster ;
Ja tis freres ne t’atendra
Ne el regne ne remaindra. » (vv. 2395-2400)

La faute de Brenne est évidemment de se laisser convaincre par de mauvais conseillers, mais on notera que, chez lui, contrairement aux cas précédents, il n’y a pas à l’origine de volonté de faire le mal, ni même de s’opposer à son frère. C’est son entourage qui est condamné, produisant le pire des maux, la descorde, la meslee entre frères :

Mais entur Brenne out paltoniers
E menteürs e losengiers
Qui tant distrent e enhorterent
Que li frere s’entremeslerent.
Un en i out mult malartous,
E de parler mult enginnus ;
Bien sout trobler une raison
E esmover une tençon,
Bien sout fere un encusement
E tresturner un jugement,
Et si il sun prud en feïst
Ne li chalut qui que perdist. (vv. 2329-40)

Indifférent aux conséquences, ne voyant que son intérêt, ce mauvais conseiller sait, par son discours, flatter Brenne (« Plus forz e plus hardiz ies tu », v. 2375), en soulignant l’injustice qu’il y aurait à ce que l’un des deux frères l’emporte sur l’autre :

« Rump l’aliance et rump la fei
Que est entre Belin et tei
Ki te tornë a deshonur ;
Ja mar le tendras a seinnur. » (vv. 2361-64)

Il cherche à provoquer la rupture du contrat vassalique et y réussit, en faisant appel à l’orgueil de Brenne. Nouvelle dimension morale de cette rébellion, qui s’achève sur une déroute de Brenne12 ; car, par une sorte de contagion de l’engin, Belin use face à son frère des mêmes ruses : « veisdie fist contre veisdie » (v. 2420). Cependant, l’Histoire semble donner raison au roi en place car il remporte la victoire. Notons que son règne est bénéfique car il instaure une paix durable en gouvernant avec sagesse (vv. 2599-2602), sans chercher à se venger de ses adversaires.

Le conflit va cependant rebondir car si Brenne doit s’enfuir à l’étranger13, il y conquiert des territoires pour le roi qui l’a accueilli, devient un puissant baron et hérite par mariage du duché de Bourgogne. Il cherche alors à nouveau à reprendre son héritage breton, en levant une armée en Normandie. Cette seconde rébellion est arrêtée par la mère des deux hommes qui, dans un long discours, accuse Brenne d’avoir le premier engagé la dispute en se rebellant contre son frère et lui reproche de s’appuyer sur des troupes étrangères :

« Met jus les armes que tu tiens
Ki d’alienes terres viens
E alienes genz ameinnes
Pur destruire les tuens demeines. » (vv. 2741-44)

Elle propose une alliance entre frères, une fois réglés à l’amiable les éventuels griefs du cadet :

« Tu deüsses en pais venir
E tes bels aveirs porofrir.
E tu nus viens les noz tolir,
Ki nus deüsses maintenir.
Fai ceste folie remaindre !
Se de tun frere te vuels plaindre,
Jeo t’en ferai par jugement
Tun dreit aveir plenierement. » (vv. 2759-66)

Ces arguments convainquent Brenne de déposer les armes. Désormais alliés et encore plus puissants, les deux frères s’emparent de la France et même de l’Italie jusqu’à Rome. Même si, dans ce cas, une solution favorable est trouvée et si finalement, la Grande-Bretagne en est sortie fortifiée, la rébellion de Brenne est jugée dans les mêmes termes négatifs que les autres :

« Tu as del tut le tort eü
Ki tut as le mal esmeü ;
Cil ad le tort, que que l’en die,
Ki comence la felonie. » (vv. 2771-74)

Le rebelle a tort parce qu’il crée la violence (« [tu] as le mal esmeü »), en cédant à la flatterie et à l’orgueil, et en recourant à des pratiques dangereuses pour le pays qui l’a vu naître.

On peut s’interroger sur la fréquence du motif de la rébellion entre frères, qui apparaît traité de façon de plus en plus complexe au fil du récit. Les rapprochements avec d’autres civilisations ou d’autres peuples, dans cette partie du Brut, où la datation comparée des événements est encore bien présente, évoquent Romulus et Rémus, et peut-être les luttes des fils de David. Mais on songe plus encore aux felons fils d’Œdipe, dont la lutte acharnée se poursuit dans leur tombe même.

La situation de Brenne, recourant à des troupes étrangères, se rapproche de celle de Polynice, revenant alors qu’il est marié et installé ailleurs réclamer le fief de Thèbes avec les troupes « étrangères » de ses alliés « Grecs ». Le parallélisme avec Thèbes est accentué par l’intervention de la mère des deux hommes, épisode emprunté à la Thébaïde14. Mais Toruuenne réussit là où Jocaste échoue, peut-être parce que, contrairement aux autres couples de frères, ceux-ci ne sont pas opposés dès l’enfance et que c’est une action extérieure, celle d’un mauvais conseiller, qui a produit la première rébellion de Brenne.

En effet, lorsque les deux frères font preuve d’une même violence, ainsi Ferreus et Porreus ou Malin et Membriz, le texte se plaît à souligner que leur destin est généralement tragique : règne tyrannique, mort violente et parfois, comme dans le cas de Membriz, particulièrement horrible15. En revanche, l’amitié retrouvée de Belin et Brenne les renvoie aux premières années du règne de Belin où, pendant cinq ans, « l’uns ad l’altre n’ad neü » (v. 2328) et, par la voix de leur mère, la solution qui est proposée consiste dans l’union des deux frères pour l’exaltation commune du royaume16.

Derrière ces conflits, comme l’ont souligné Aimé Petit, pour le Roman de Thèbes et Laurence Mathey, pour le Brut, on voit évidemment se dessiner ceux qui ont opposé les fils de Guillaume le Conquérant : le duc de Normandie, Robert Courteheuse et Guillaume le Roux, le roi d’Angleterre, puis, au retour du premier d’Orient, sa lutte contre son cadet Henri, devenu en son absence Henri 1er après la mort de Guillaume. Laurence Mathey souligne combien, dans la description du conflit entre Belin et Brenne,

l’accent est mis sur la fraternité « d’un pere estes andui », « amdui frere », « d’un pere né e d’une mere »17.

Il ne faut donc pas s’étonner de l’insistance de Wace sur ces conflits fratricides qui caractérisent l’ancienne histoire bretonne, mais aussi l’histoire anglaise contemporaine. Contrairement à Thèbes, cependant, le roi en place, Belin – sa mère elle-même le souligne – a le droit pour lui et Brenne le tort :

Si tu diz ceo qu’il te chaça
E de ta terre t’essilla,
Tu as tort, ne diz pas raisun ; [...]
Cil ad le tort, que que l’en die,
Ki comence la felonie. (vv. 2768-70 et 2773-74)

Serait-il même exagéré d’entendre dans le « que que l’en die » de la formule généralisante des vers 2773-74, plus qu’une simple cheville, l’écho d’arguments déployés par Robert, contre son frère Guillaume, dont il est le cadet, voire contre Henri ? La leçon est claire, celui qui met en danger le royaume en attaquant le roi en place a tort, quels que soient par ailleurs ses arguments.

L’une des pratiques particulièrement condamnée chez le rebelle est le recours à des troupes étrangères. Ferreus, revenant pourtant reconquérir son royaume, est tué ; Brenne est accusé par sa mère de mettre en péril la terre qui l’a vu naître, alors qu’il aurait dû apporter toute son aide au roi en place18. Lorsque Carais s’appuie successivement sur les Romains, qui lui permettent de lever une armée, puis sur les Pictes, l’historien n’a pas de mots assez durs pour caractériser les hommes qui l’entourent :

Les deseritez, les fuitis,
Les robeürs e les eschis,
Et cels ki terres nen aveient,
Ki de l’autrui vivre vuleient [...]
N’i ad laron ne robeür,
N’i ad felun ne traïtur,
Ki od Carais aler ne vuille. (vv. 5405-08 et 5427-29)

Les Pictes qu’il considère comme des vassaux félons font l’objet d’une véritable charge :

Li reis en els plus se creeit
Qu’en tuz les humes qu’il aveit ;
Plus se creeit, plus se fiout
E plus largement lur dunout ;
E il l’unt el busuin guerpi ;
Al busuin veit l’on sun ami.
Al busuin lur seinnur guerpirent,
Traïtur furent sil traïrent,
E Carais ad le rei ocis,
Puis ad tut le regne conquis. (vv. 5461-70)

Carais, en s’appuyant sur des peuples supposés soumis, mais toujours susceptibles de retrouver leur puissance d’antan, met en danger l’unité du pays. Il sera tué par ses anciens alliés Romains, mais son action engage une longue suite de guerres avec Rome. De façon analogue, Vertigier s’allie aux Pictes contre le roi une fois débarrassé par eux de Constant19, ayant fait tuer les assassins du roi, il doit faire appel aux ennemis héréditaires Saxons, pour se protéger de la double vengeance des Pictes et des deux frères restants. Carais comme Vertigier sont marqués du sceau du mal : ce sont des félons avérés qui s’appuient sur d’autres félons, des êtres caractérisés par leur orgueil luciférien : « Rei se fist, mult fu orguillus » (v. 6689), est-il dit de Vertigier, que le « Diables » (vv. 6989-94) va pousser à épouser la fille d’Hengist le Saxon, Vertigier le suduiant, le parjure, le tirant dont l’engin a détruit le roi légitime20. Les règnes de ces tueurs de roi ne laissent que ruines : « païs guast, chastels […] destruiz e citez, / villes arses, mustiers robez » (vv. 7671, 7673-74) et par leur orgueil et leur soif du pouvoir ils menacent l’unité et la souveraineté de la Grande-Bretagne.

Que le clerc en donne une lecture morale ou une lecture politique, s’expliquant par le poids de l’actualité, le motif de la rébellion frappe donc par sa présence massive tout au long de l’histoire de la Grande-Bretagne. Pour tenter d’expliquer cette présence obsédante, on pourrait, pour terminer, faire deux remarques voire formuler deux hypothèses.

Tout d’abord, on peut constater que l’origine, et peut-être le modèle des rébellions à venir se trouvent dès les premiers vers du Brut qui mettent en scène le héros fondateur, Brutus. Celui-ci, en effet, sur les conseils d’un bâtard, Assaracus, grec par son père et troyen par sa mère, est choisi par les Troyens descendants des vaincus, et en particulier du lignage d’un des fils de Priam, Hélénus, pour mener la révolte contre les Grecs qui se sont installés dans leur ville et les tiennent en servage. Né en soignantage, Assaracus se voit refuser par son demi-frère légitime l’héritage que leur père lui avait laissé. Le désir de revanche du fils illégitime spolié par son frère rencontre le désir des Troyens de retrouver leur franchise d’antan, et celui de Brutus, qui a quitté ses terres romaines natales pour avoir, comme un oracle l’avait annoncé, tué ses parents21. On voit apparaître ici un certain nombre de motifs que l’on retrouvera tout au long de l’histoire de Grande-Bretagne : présence de deux frères qui se disputent l’héritage paternel, ambition d’un personnage étranger, désir de vengeance, révolte contre l’action tyrannique d’un souverain. Choisi comme chef des Troyens, Brutus rédige pour le roi de Grèce une lettre où il explique les motivations de ses hommes :

Se sunt josté communement
Li chaitif, si unt fait comune
Come la gent ki deit estre une. (vv. 232-234)

La rébellion est donc présentée comme la révolte légitime de tout un peuple qui veut renouer avec sa liberté d’autrefois et retrouver sa puissance, sous la conduite d’un chef charismatique, venu de l’extérieur, mais ayant des liens – ici familiaux – avec les insurgés et qui a su se faire aimer par ses qualités de prouesse et de largesse. Cependant, cette action est considérée comme une rébellion par le roi grec, qui cherche à la maîtriser :

Li reis a le brief esculté,
Grant mervaille li ad semblé
Ke li Troïen se revelent
E que de franchise l’apelent. (vv. 253-256)

Ce passage présente, nous semble-t-il, la seule occurrence dans le Brut du verbe « se revelent ». Par l’emploi de ce terme, auquel s’ajoutent ceux de « fol hardement », une « fole ovre » (vv. 257-258), cette action, dont l’enjeu est pourtant la liberté de tout un peuple, est bien jugée négativement.

Pourtant, les événements vont d’abord se révéler favorables aux rebelles : le roi Pandrasus et son frère Antigonus sont successivement vaincus par l’armée des Troyens, et, lorsque, dans un dernier sursaut, ils assiègent la ville où leurs ennemis se sont installés, Brutus réussit par ruse à les vaincre, en les attirant dans un piège, par l’entremise d’un des Grecs qu’il a faits prisonniers. La plupart des adversaires, leur roi excepté, sont massacrés, lorsqu’ils ne cherchent pas à s’échapper en se jetant du haut des falaises ou dans des rivières où ils se noient. L’auteur justifie l’utilisation par Brutus de « boisdie et engin » (v. 363) par le désir du héros de libérer son peuple asservi. Cette ruse est la première manifestation d’un motif que l’on retrouvera aussi à plusieurs reprises – en particulier avec la prise du pouvoir par Dunwallo – et qui est, en grande partie, dans la forme qu’il prend ici, un topos épique22. L’engin n’est pas dans ce cas diabolique ; il est la marque du rebelle qui agit de façon détournée mais habile pour parvenir à ses fins. Il est proche de la mètis grecque.

Cependant, il faut bien constater que cette action d’éclat n’a pas les résultats positifs que l’on en attendrait. D’une part, elle n’aboutit pas au retour en puissance de l’ancienne Troie. Cela peut s’expliquer par une conception cyclique de l’Histoire et des imperia selon laquelle toute cité humaine est mortelle et ne peut se succéder à elle-même. Mais surtout, comme l’affirme un sage conseiller, les vainqueurs doivent partir. Or ce départ n’est pas perçu comme celui de conquérants désireux de fonder une autre cité – même si c’est ce qui aura finalement lieu avec l’installation en Grande-Bretagne. L’exil est nécessaire, car :

De vieuz mesfait nuvele plaie. (v. 540)

Aux sources mêmes du nouveau monde que constitue la Bretagne de Brutus, il n’y a pas, comme pour Rome, un peuple vaincu contraint à l’exil, mais un groupe d’hommes vainqueurs qui s’exile volontairement par crainte d’une vengeance qui répondrait à celle qui les a eux-mêmes poussés à l’action. La mémoire du passé douloureux fait resurgir la révolte. Ainsi, dès l’origine, la rébellion, même légitime, met en place le cycle sans fin de la vengeance :

« Nel mettrunt mie en ubliance.
Nus descrestrums e il crestrunt,
Nus descharrums e il sordrunt ;
E se il püent une feiz
Venir el desus, vus verrez,
U vus u cil ki dunc vivrunt,
Ke tut cil de Troie murrunt,
E nus l’avum bien deservi. » (vv. 548-555)

Ainsi, la rébellion engendre la rébellion, elle est même justifiée (« deservi ») par la vengeance.

Cette conception à la fois morale et politique de l’Histoire, exposée par le sage conseiller de Brutus, en fait une suite de révoltes qui peuvent être légitimes, mais qui sont par essence dangereuses et qui produisent inévitablement une succession de montées et de chutes, conception cyclique exprimée par une image qui suggère les mouvements de la roue de Fortune, bien rendus par les vers 549-550 précédemment cités. Dans ce texte historique qu’est le Brut, la rébellion semble être la marque distinctive d’une Histoire scandée par les tours de la roue de Fortune, particulièrement appliqués au roi comme le souligne la formule qui en accompagne les représentations figurées : regno, regnavi, regnabo. Entre ces trois temps se jouent la plupart des destins royaux du Brut. De même qu’elle réapparaîtra aux derniers instants d’Arthur, la référence à la roue de Fortune est explicite dans l’histoire de Lear, autre roi dépouillé de ses biens avant l’heure, chassé de ses terres et qui, déchu, s’adresse ainsi à elle23 :

« Fortune, tant par es muable
Tu ne puez estre une ure estable ;
Nuls ne se deit en tei fier,
Tant faiz ta roe tost turner. [...]
Contes e reis, quant tu vuels, plaisses
Que tu nule rien ne lur laisses. » (vv. 1917-20 et 1929-30)

Le rebelle ne serait-il pas seulement l’instrument – conscient ou non – d’un destin qui le dépasse, comme il dépasse tout homme et qui, dans l’histoire de la Grande-Bretagne, serait déjà illustré par le récit originel, celui qui concerne le fondateur, le premier d’une longue suite de rebelles ? À lire le Brut, sa succession de révoltes et de rois qui, ayant pris le pouvoir par la violence, sont menacés de le perdre de même, on pourrait se demander si l’histoire de Grande-Bretagne n’est pas la mise en œuvre de cette morale de l’Histoire, dont l’aventure originelle fournirait la première et emblématique illustration.

Notes

1 Voir ici même Sarah Baudelle-Michels et François Suard. Retour au texte

2 Comme le montrent Aimé Petit, Philippe Logié et Catherine Gaullier-Bougassas. Retour au texte

3 Wace, Roman de Brut. A history of the British, text presented, translated and introduced by Judith Weiss, University of Exeter Press, Exeter, 1999, vv. 1-9. Retour au texte

4 Le Romain Constant épouse sa fille Hélène. C’est elle qui a pour fils Constantin et qui découvre la Vraie Croix. Retour au texte

5 Devenu roi de Grande-Bretagne après une négociation entre l’évêque Guincelin et le roi d’Armorique, Aldroen, frère de Constantin. Retour au texte

6 Selon le Brut, ces fils sont à l’origine de ce qui va constituer la Grande Bretagne : Locrin (d’où le royaume de Logres), Kamber, dont le nom donnera la Cambrie (le pays de Galles), Albanac, à l’origine de l’Albaine (l’Écosse). Retour au texte

7 Il est tué par un certain Humbro qui, poursuivi par les deux aînés, se noie dans la rivière qui porte désormais son nom (Humber). Retour au texte

8 Celle-ci donne son nom, Abren (Sabrina dans l’Historia regum Britanniae), à ce qui deviendra la Severn. Retour au texte

9 Une raison analogue sera l’une des causes de la fin de Vertigier, qui épouse une étrangère saxonne, abandonne la religion chrétienne et laisse les Saxons prendre l’ascendant sur lui et sur l’Angleterre. Retour au texte

10 On en trouvera une quatrième occurrence à la fin du Brut. Retour au texte

11 Il répudie sa femme et se livre « al vilain mestier / Dunt li Sodomite perirent » (vv. 1478-79). Retour au texte

12 Il est d’ailleurs trahi par son épouse norvégienne qui aime un autre homme. Retour au texte

13 Une variante du conflit entre frères, traitée de façon analogue, est constituée par la guerre entre cousins germains. Les successeurs de Lear, les deux fils des sœurs aînées, après s’être alliés contre leur tante et s’être partagé le royaume, se déchirent pour le pouvoir. Comme Brenne, Margan subit l’influence de conseillers « mult envius e mult felons » (v. 2074) qui l’accusent de lâcheté (malvais, v. 2076) pour avoir accepté le partage : « U tu aies tute Bretainne / U ja plein pied ne t’en remaine. » (vv. 2079-80). Leurs arguments reposent sur un droit d’aînesse (« Viltance est, quant tu es ainnez, / Que le plus en ait li puis nez », vv. 2081-82). Mais l’affaire tourne là encore à la déroute du rebelle, qui est tué alors qu’il s’enfuit, poursuivi par les armées de son cousin Cunedag. Retour au texte

14 Cet épisode se trouve aussi dans l’Historia regum Britanniae, chapitre 41. Voir Laurence Mathey-Maille, « Temps de l’histoire et Temps du mythe dans Le Roman de Brut de Wace », « Le Roman de Brut » entre mythe et histoire, C. Letellier et D. Hüe (éds), Orléans, Paradigme, « Medievalia », 2003, p. 125. Retour au texte

15 On peut s’interroger cependant sur le fait que Membriz, s’il connaît un destin tragique, puisqu’il meurt « desmembrez e depecied e devorez » (vv. 1491-92) par des loups, règne pendant vingt ans. Mais ce règne est typiquement un règne tyrannique, et Membriz le modèle du mauvais roi, ce qui est aussi une manière de souligner qu’un royaume acquis par la violence et le meurtre ne peut être que mal gouverné. Retour au texte

16 On rappellera aussi qu’avant la mort du plus jeune des trois fils de Brutus, causée par un agresseur extérieur à la fratrie, la même harmonie régnait entre les trois frères. Retour au texte

17 Et elle ajoute : « il est intéressant de signaler que l’on retrouve les mêmes termes dans le Roman de Rou lorsque Wace souligne le caractère fratricide de la lutte : Del rei Henri e de son frere / D’un pere nez e d’une mere », art. cit., pp. 124-25. La citation du Roman de Rou est extraite de l’édition d’A.-J. Holden, Paris, SATF, 1973, vv. 11339-40. Retour au texte

18 Voir les vers 2759-62, cités plus haut, dans l’argumentation de Toruuenne : « Tu deüsses en pais venir / E tes bels aveirs porofrir. / E tu nos viens les noz tolir, / Ki nus deüsses maintenir ». Retour au texte

19 On sait que Vertigier se débarrasse ensuite des meurtriers en les accusant d’avoir agi de leur propre chef. Il s’agit en fait, le Brut le dit bien, de « sa felunie celer » (v. 6664). Il fait également trancher la tête des parents des Pictes qu’il a fait tuer. Le même épisode est repris dans le Merlin, mais les Pictes n’y sont pas explicitement mentionnés. Retour au texte

20 C’est le discours d’Aureles, le second des trois frères, aux vers 7635-38. Retour au texte

21 Sa mère est morte à la naissance et il a tué son père accidentellement durant une chasse. Retour au texte

22 On la retrouve par exemple dans les ruses déployées par Guillaume d’Orange dans le Charroi de Nîmes mais aussi à la fin du Moyen Âge, dans des récits faits par Froissart. Voir sur ce point l’article de F. Suard, « Le souvenir épique dans les Chroniques de Froissart », Perspectives Médiévales, Actes du colloque international Jean Froissart (Lille-Valenciennes 2004), mars 2006, pp. 259-274, en particulier pp. 260-69. On trouve également le même type de ruse utilisé par Cligès dans le roman éponyme et dans le Brut même par Dunwallo, qualifié de « [...] mult enginnus / E del veintre mult coveitus » (vv. 2245-46). Celui-ci fait équiper ses propres soldats avec les armes des morts ennemis permettant ainsi à ses hommes d’avancer au cœur de l’armée adverse. Retour au texte

23 Le roi constate avec amertume que tant qu’il a été puissant, il était entouré d’amis qui l’ont abandonné une fois qu’il a été apovri. Pour lui d’ailleurs, la roue tournera une fois encore puisque sa troisième fille, avec son époux le roi de France, le restaurera dans son royaume. Contrairement au Roi Lear de Shakespeare, le Leir du Brut règne encore trois ans après avoir retrouvé le trône. Après sa mort il est enseveli par sa fille Cordeïlle, mais celle-ci est victime de ses neveux qui l’emprisonnent et elle se pend dans sa prison. Retour au texte

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Référence papier

Marie-Madeleine Castellani, « Tuer le roi, devenir roi », Bien Dire et Bien Aprandre, 25 | 2007, 227-241.

Référence électronique

Marie-Madeleine Castellani, « Tuer le roi, devenir roi », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 25 | 2007, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/949

Auteur

Marie-Madeleine Castellani

Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

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