Pour comprendre comment les hommes du Haut Moyen Âge percevaient l’Antiquité, l’historien peut s’intéresser à la diffusion des textes historiques, généralement issus de l’Antiquité Tardive, comme la Chronique d’Eusèbe traduite et continuée par Jérôme, ou les Histoires contre les païens d’Orose. Il peut également analyser les œuvres produites par les clercs médiévaux, le plus souvent à partir de ces mêmes œuvres de l’Antiquité Tardive, comme l’Historia Romana du Lombard Paul Diacre, qui est une version développée et modifiée du Bréviaire d’Eutrope. L’objet de cet article est d’attirer l’attention sur un troisième type de textes historiques, à savoir les traductions en langues vernaculaires de textes latins, ce qui signifie, pour l’Europe du Haut Moyen Âge, des traductions en vieil-anglais réalisées à la fin du ixe siècle. Les traducteurs commettent des erreurs d’interprétation riches d’enseignement mais surtout ils modifient le texte original en fonction de leurs centres d’intérêt et de ce qu’ils considèrent comme nécessaire pour l’information du lecteur.
Les Histoires contre les païens et le projet d’Alfred le Grand
Ce mouvement de traductions en vieil-anglais est étroitement lié à la personnalité du roi du Wessex Alfred « le Grand » (roi de 871 à 899)1. Dans sa célèbre préface à la traduction de la Règle pastorale de Grégoire le Grand, il explique son but de la manière suivante : la culture et les vertus chrétiennes qu’il a encore connues dans sa jeunesse ont disparu; la paix et la prospérité du royaume se sont évanouies avec elles. Alfred fait ici allusion aux ravages commis par la « grande armée » viking qui menaça l’existence même de son royaume durant les premières années de son règne avant qu’il ne remporte une victoire décisive à Edington (878), à la suite de laquelle les Vikings laissèrent au Wessex une dizaine d’années de paix. Puisque les tribulations du royaume ont été causées par le déclin de la culture2, poursuit notre roi philosophe, le redressement du royaume passe non seulement par les réformes administratives et militaires mais également par la remise en ordre religieuse et le rétablissement de cette culture chrétienne. Pour ce faire, Alfred traduisit et fit traduire en anglais « les œuvres les plus utiles » afin que tous les jeunes hommes libres puissent y avoir accès : la Règle pastorale de Grégoire le Grand, les Soliloques d’Augustin, la Consolation de Philosophie de Boèce, ainsi que les cinquante premiers psaumes3. D’autres œuvres furent également traduites, sans qu’une implication royale directe ne soit établie, à savoir l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais de Bède, les Dialogues de Grégoire le Grand et les Histoires contre les païens d’Orose. C’est à cette traduction que je m’intéresserai ici car elle permet, de par son sujet, de mieux comprendre la perception de l’Antiquité à notre époque4. Comme l’indique le titre, il s’agit d'une œuvre de combat : Orose veut montrer que, depuis l’Incarnation, la miséricorde divine rend l’histoire bien plus douce qu’elle ne l’était à l’époque païenne. Il s’agit pour l’auteur, qui écrit en 417, de réfuter les accusations des païens qui voient dans le sac de Rome en 410 la conséquence de l’abandon des cultes traditionnels. Pour mener à bien son projet, Orose couvre un espace aussi vaste que possible, qu’il décrit dans un long chapitre géographique (I, 2), et il fait débuter cette histoire avec le règne de Ninus sur Babylone. Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, la période chrétienne est toutefois obscurcie par les persécutions puis par les hérésies, ce qui nuance le triomphalisme dont certains critiques accusent Orose.
La structure d’ensemble de la traduction
Aucune préface ne vient expliquer les motivations du traducteur ; nous en sommes réduits à constater que la traduction ne comprend que six livres au lieu des sept, chiffre naturellement symbolique, d’Orose. C’est seulement à partir du cinquième livre que le traducteur s’éloigne de la structure d’Orose puisque le cinquième livre de la traduction correspond aux livres V et VI de l’original. La différence est toutefois surtout statistique puisque le sixième livre de la traduction n’est que le quatrième par la longueur alors que le septième livre des Historiae, qui couvrait donc la même période, constituait à lui seul un tiers de l’œuvre. La période chrétienne semble de moindre importance pour le traducteur que pour Orose. Comme son modèle en revanche, la version anglaise prend en compte l’ensemble des peuples connus : l’Antiquité romaine est loin d’être la seule qui intéresse les Anglo-Saxons.
Lorsque le traducteur reprend à peu près la même quantité d’informations qu’Orose, il les ordonne différemment. La vie d’Alexandre le Grand qui occupait cinq chapitres de l’œuvre originale est réduite à un seul chapitre, très long il est vrai. Ce procédé est fréquemment utilisé, réduisant de beaucoup le nombre de chapitres. Dans l’ensemble les modifications sont faites avec habileté : le traducteur semble avoir procédé avec attention et est parvenu à un résultat satisfaisant et cohérent.
Que devient le projet d’Orose dans la traduction !
Le but apologétique des Histoires contre les païens fait que, contrairement au cas des chroniques qu’on pouvait recopier et prolonger sans les modifier, il était impossible de reprendre tel quel le texte qui contenait diverses allusions à la situation personnelle d’Orose. Le traducteur utilise donc très fréquemment la formule cwæð Orosius, « dit Orose », qui introduit une distanciation par rapport au texte original dont elle nous rappelle qu’il est le produit d’un individu particulier avec un point de vue subjectif5. Cette expression montre que le traducteur s’intéresse aux circonstances de rédaction des Histoires, bien qu’il ne le fasse pas systématiquement. Orose expliquait au début de son œuvre qu’il commençait à Ninus parce que l’existence de ce dernier était acceptée par les païens ; il mentionnait également la « commande » de l’œuvre qu’Augustin lui aurait passée. Ces réflexions sont supprimées et la traduction débute, d’une manière tout à fait cohérente, par le chapitre sur la géographie du monde. A contrario le prologue du livre II est repris avec en particulier la théorie des quatre Empires ainsi que l’idée selon laquelle Rome a eu grâce au christianisme un sort bien plus enviable que Babylone. De même, la version anglaise conserve les apostrophes d’Orose qui reprochait aux Romains de se plaindre du sac de Rome, en les introduisant par la formule cwæð Orosius6. Le traducteur comprenait donc les circonstances de rédaction de l’œuvre.
Le rapport entre le traducteur et Orose est toutefois complexe et peut prêter à confusion. Ainsi au début de ce livre II, le premier attribue au second ces réflexions : « Je sais, dit Orose, qu’il n’y a pas d’homme sage qui ne sache tout à fait clairement que Dieu a créé le premier homme droit et bon, et tout le genre humain avec lui7. » Le traducteur réfléchit ensuite, comme Orose, sur l’origine divine du pouvoir et des Empires, puis, une douzaine de lignes plus tard, donne la liste des quatre Empires :
Le premier était le Babylonien, où Ninus régnait, le second était la Grèce où régnait Alexandre, le troisième était l’Africain, où les Ptolémée ont régné, le quatrième est celui des Romains, qui règnent à présent8.
On peut considérer que tout ce passage dépend du cwæð Orosius et rapporte la pensée d’Orose. On peut également l’interpréter comme un discours autonome, pris en charge par le traducteur, auquel cas l’Empire romain existe encore à l’époque d’Alfred. Cette seconde possibilité semble la plus probable si l’on considère que la formulation est assez éloignée de l’original, puisque les personnages incarnant les Empires sont des ajouts du traducteur. L’absence d’empereur pour Rome peut faciliter l’identification de l’Empire romain avec celui de Constantinople ou des Carolingiens. De la même manière, quelques lignes plus loin, dans la description des points cardinaux associés aux Empires, les trois premiers Empires sont traités au passé, l’Empire romain au présent9.
Il existe donc un rapport complexe entre le traducteur et l’auteur et cette marge d’incertitude offre de nombreuses possibilités de lecture aussi bien aujourd’hui qu’à l’époque de la traduction. L’histoire de l’Antiquité n’est pas un récit figé ; bien au contraire, elle est susceptible d’interprétations différentes engageant le rapport des hommes du ixe siècle au passé mais aussi à la situation géopolitique de leur temps comme l’exemple des quatre Empires le montre.
Le chapitre consacré à la description du monde confirme la complexité de ce rapport entre le passé et le présent, puisque le traducteur le complète grâce aux récits de voyage faits à Alfred par Ohthere, un marchand scandinave et par Wulfstan, sans doute un Anglo-Saxon. L’Europe du Nord et du Nord-Est est ainsi décrite avec bien plus de précision que chez Orose. Cette traduction devait donc constituer une sorte d’encyclopédie historico-géographique à jour. Les apports d’Ohthere et de Wulfstan ne sont toutefois pas les seules modifications apportées au texte original puisque l’Europe continentale est décrite de manière assez différente de l’original, et que cette description est également mise à jour : nous apprenons ainsi que les Vascons se trouvent en Gaule, à l’ouest de la Provence, or les Vascons ne se sont installés dans la région que vers la fin du vie siècle et ne figuraient donc pas dans le texte d’Orose10. Comme l’histoire, la géographie n’est pas figée mais est au contraire toujours susceptible d’adaptations.
Je voudrais maintenant examiner certains des grands moments de l’histoire romaine, en partant de la guerre de Troie, pour mieux saisir la perception de l’Antiquité qui s’y exprime.
Le siège de Troie
Orose refuse de raconter la guerre de Troie parce que « cela allongerait notre ouvrage et que tout le monde le sait11 ». Il se contentait donc de faire allusion à « l’année de l’enlèvement d’Hélène12 ». Ne pouvant supposer chez ses lecteurs la connaissance de ces événements, le traducteur ajoute quelques précisions sur l’événement et ses protagonistes :
430 ans avant la fondation de Rome, il arriva qu’Alexandre [autre nom de Pâris], fils de Priam, roi de la ville de Troie, prit la femme de Ménélas, roi de la ville grecque de Lacédémone, Hélène13.
Comme souvent dans cette œuvre, il est difficile de déterminer avec certitude les sources de ce développement puisque les ajouts proviennent souvent de sources mal identifiées – une information peut provenir de deux ou trois sources – voire perdues14. Le traducteur conserve les commentaires d’Orose, y compris l’allusion à Homère, ici appelé Omar, dont les œuvres n’étaient évidemment pas disponibles en Angleterre. Je traduis l’ensemble du chapitre, qui fait immédiatement suite à la phrase citée supra :
De là naquit la célèbre guerre et le terrible combat entre la Grèce et Troie, dans lequel les Grecs avaient mille grands navires de guerre et jurèrent entre eux de ne pas rentrer dans leur patrie avant d’avoir vengé les insultes qui leur avaient été faites. Ils restèrent autour de la ville durant dix ans en combattant. Qui pourrait préciser combien d’hommes moururent dans chaque camp ! Omar, le poète, l’a dit avec une clarté sans égale. Je n’ai pas besoin de raconter cela, dit Orose, car c’est long et connu de beaucoup. Si quelqu’un désire connaître cet événement, qu’il lise dans ses livres quels blessures et quels massacres eurent lieu, soit par des meurtres, soit par la faim, soit par des naufrages, soit par diverses malchances : ils sont racontés dans les histoires. Ces peuples luttèrent entre eux durant dix années pleines. Qu’on pense à ces temps et à ceux-ci : lesquels plairaient le plus !
Juste après ce combat un autre suivit. Énée avec sa troupe quitta cette guerre de Troie pour l’Italie. Tout homme peut apprendre dans les livres quelles souffrances il endura et combien de combats il livra15.
Le traducteur conserve la perspective orosienne en s’efforçant de rendre l’Antiquité compréhensible à ses lecteurs. Son résumé de la guerre de Troie permet au lecteur de se faire une idée des événements et, en mettant en scène Orose comme personnage doté d’un point de vue subjectif et en renvoyant aux autres œuvres pour approfondir ses connaissances, le traducteur incite le lecteur à aller compléter son information. De ce point de vue l’œuvre s’inscrit tout à fait dans la perspective d’Alfred qui considérait que les jeunes gens les plus doués ne devaient pas s’en tenir aux œuvres traduites mais devaient apprendre le latin s’ils désiraient entrer dans les ordres.
César
L’histoire d’Orose contient assez peu de grands personnages et la traduction tend encore à réduire ce nombre. Le résultat est que la plupart des chapitres sont assez ennuyeux, traitant de guerres entre des peuples que les Anglo-Saxons n’identifiaient pas et, lorsqu’il s’agissait des Romains, d’actions menées par les consuls romains, qui par définition changent sans cesse. Dans le récit des guerres puniques les consuls se succèdent très rapidement, ce qui entraîne des confusions puisqu’au début du chapitre IV, 9 on se retrouve avec trois consuls : Lucius Amilius, Paulus Publius et Terrentius Varra16.
Les épisodes concernant César, appelé Julius, montrent bien comment la culture anglo-saxonne a influencé la perception de l’Antiquité. À partir du neuvième chapitre du livre V, le traducteur perd pied : confondant Sextus Iulius César et son neveu ainsi que Cnaeus Pompée et son fils, il fait débuter l’affrontement entre Pompée et César en 662 après la fondation de Rome, lors de la sixième année du consulat de César, soit en 92 avant notre ère17. Cet affrontement entre César et Pompée se déroule en alternance avec celui qui oppose Marius à Sylla. Chacun d’eux affronte de son côté divers peuples mais César est victime de brimades de la part des Romains :
Après cela le consul Pompée combattit ce peuple [les Picentins et leurs alliés] mais il fut mis en fuite ; Jules le César combattit avec le peuple des Marses et fut mis en fuite. Peu après Jules combattit les Samnites et les Lucaniens et les mit en fuite : à la suite de cela on l’appela césar. Il demanda alors qu’on lui apporte le triomphe. On lui envoya un seul manteau, pour l’humilier, en guise de triomphe, et ensuite on lui envoya une tunique, qu’ils appellent toge, pour qu’il n’entre pas dans Rome dépourvu de tout honneur. Après cela le consul Sylla, compagnon de Pompée, combattit le peuple des Éserniens et le mit en fuite. Puis Pompée combattit le peuple des Picentins et le mit en fuite. Les Romains apportèrent le triomphe à Pompée avec beaucoup d’honneurs pour la petite victoire qu’il avait remportée là, alors qu’il refusèrent à Jules, qui avait pourtant accompli de plus grandes choses, tout honneur à l’exception d’une tunique : ils attisèrent ainsi la dispute entre eux18.
Cet épisode est né d’une fausse interprétation d’un passage de l’original (V, 18, 15) où le Sénat quittait le vêtement de deuil à l’annonce de la victoire de L. Julius César sur les Samnites et les Lucaniens mais reprenait les insignes complets de sa dignité après la victoire de Cnaeus Pompée. Il n’est cependant dit nulle part que les victoires de Pompée étaient inférieures à celles de César19 ; c’est le traducteur qui fait de César un grand conquérant victime de l’incompréhension et de l’ingratitude des siens. Ce schéma se reproduit au début de la guerre civile, après la guerre des Gaules : César demande un triomphe qui lui est refusé et apprend que des intrigues sont menées pour attribuer ses troupes à Pompée afin que ce dernier l’emporte. Orose montrait César se plaignant des agissements de ses ennemis, mais le lecteur ne savait pas si cet acharnement était réel ou s’il s’agissait du fruit de l’imagination de César. Dans la traduction, au contraire, César est réellement victime de machinations menées par Pompée, être sans scrupules, puisque, dans le même chapitre le traducteur se contente de dire que l’armée de César fut vaincue et massacrée par celle de Pompée à Dyrrachium parce que César avait dû livrer bataille sur deux fronts ; Orose ajoutait : « mais Pompée, vainqueur, au témoignage même de César, rappela son armée qui les poursuivait20 ». Cette miséricorde pompéienne disparaît dans la version anglaise, noircissant un peu plus l’adversaire de César. Une erreur d’interprétation du texte d’Orose à propos de la bataille de Pharsale montre que la bataille est envisagée sous l’angle héroïque du chef valeureux combattant selon un code d’honneur. Orose écrivait :
… d’un côté, Pompée avait dit, entre autres exhortations : « Épargne les citoyens », et ne l’avait cependant pas fait, tandis que de l’autre côté, César faisait ce qu’il pressait les siens de faire, quand il disait : « soldat, frappe au visage »21...
Le traducteur transforme ce passage en :
Lorsque César eut mis en déroute une de ses ailes, Pompée rappela le vieux pacte romain, qu’il ne pensait de son côté absolument pas respecter : « Camarade, camarade, prends garde à ne pas rompre trop longtemps notre accord et notre association ». César lui répondit : « Autrefois tu étais mon camarade ; mais parce que tu ne l’es plus aujourd’hui, tout ce qui te répugne le plus m’est le plus cher ». L’accord en question était celui que les Romains avaient passé pour qu’aucun d’eux n’en frappât un autre au visage lors d’une bataille22.
Le déroulement de ces guerres et, en particulier, cet échange entre Pompée et César, montre que nous sommes ici dans le contexte légendaire de Beowulf et d’autres poèmes héroïques, avec des armées de petite taille et une forte personnalisation des combats. On comprend dès lors mieux l’attachement à César, héros valeureux victime de la traîtrise de ses proches. Le récit de sa mort est semblable à celui du texte original mais le traducteur supprime les réflexions d’Orose ; selon ce dernier, cet événement prouvait qu’il fallait au peuple romain un maître pour lui enseigner l’humilité et lutter contre l’orgueil, cause de toutes ces guerres23. « Jules » apparaît comme un chef de guerre victorieux et miséricordieux, déplorant la mort de ses ennemis, et un législateur avisé victime des agissements de ses contemporains qui lui refusent les honneurs bien mérités.
D’où vient cette sympathie pour César ! César était sans aucun doute un des Romains les plus connus puisqu’il était le premier à avoir mené une expédition, partiellement victorieuse, en Bretagne : Bède rappelle cet épisode dans son Histoire ecclésiastique du peuple anglais en utilisant justement Orose. La Chronique anglo-saxonne, texte compilé à l’époque d’Alfred et qui constitue une sorte d’histoire officielle de l’Angleterre, débute par cette expédition24. Le traducteur la rappelle au début du chapitre V, 12, où il fond en une seule les deux expéditions de César. Il note que le premier combat fut une défaite mais affirme que les deux suivants permirent à César de contrôler toute la Bretagne. Il s’agit là naturellement d’une distorsion flagrante du texte d’Orose et de toutes les traditions historiques selon lesquelles César n’avait pas réellement conquis la Bretagne, distinction réservée à Claude. Le traducteur est encore une fois tout à fait cohérent puisqu’il supprime du chapitre consacré à Claude toute allusion à cette expédition. Il a donc la volonté d’attribuer tout le mérite de cette conquête, et par là-même de l’entrée de la Bretagne dans la civilisation, à César considéré comme plus digne de ce rôle que Claude.
Auguste et l’époque de l’Incarnation
Le principat d’Auguste est dans les Histoires séparé en deux périodes : la première, avant la naissance du Christ, est faite de guerres diverses, la seconde est pacifique et marquée par l’influence du Christ sur l’histoire romaine. Dans la version anglaise, Auguste succède immédiatement à César, contre la volonté des Romains25 : le traducteur ne pardonne pas aux Romains leur trahison à l’encontre de César. Orose précisait qu’Octave (ou Octavien) « consacra ses talents aux guerres civiles, dès son arrivée, encore adolescent, à Rome26 ». Le traducteur établit au contraire un parallèle flatteur avec César : « et il mena ensuite cinq guerres civiles, comme Jules avait fait auparavant27 ». Nous sommes ici face à une succession royale où le fils tente d’égaler le père, dans un monde de guerriers héroïques. Les péripéties institutionnelles narrées par Orose laissent place au pur affrontement :
Ensuite Antoine lui arracha le pouvoir sur toute l’Asie. Il renvoya la sœur d’Octavien et mena contre lui la guerre et l’hostilité déclarée ; il ordonna de faire venir à lui, pour être sa femme, la reine Cléopâtre que César avait eue avant et qu’il avait installée à la tête des Égyptiens28.
La première moitié du dernier chapitre du livre V raconte les guerres en Espagne, en Illyrie, en Pannonie et en Germanie puis la seconde annonce la paix universelle. C’est alors qu’intervient la naissance du Christ, traitée en quelques mots :
La même année que tous ces événements, la 42e du règne d’Auguste, naquit celui qui apporta la paix au monde entier, c’est à savoir notre Sauveur le Seigneur Christ29.
L’intérêt du traducteur pour cet événement semble moindre que celui d’Orose qui y consacrait un chapitre entier (VI, 22) et en faisait le moment autour duquel s’articulait le passage du livre VI au livre VII. Ici la paix instaurée par Auguste n’apparaît pas comme le produit d’un plan divin visant à permettre au Christ de naître à un moment exceptionnel de l’histoire du monde : la paix et l’Incarnation sont deux choses juxtaposées mais sans lien intrinsèque.
L’Empire chrétien
Les empereurs suivants sont répartis, dans la tradition chrétienne, entre persécuteurs et empereurs ariens, empereurs ni bons ni mauvais, empereurs favorisant les chrétiens sans être chrétiens (Hadrien, Antonin le Pieux), et empereurs bons chrétiens. Curieusement, le seul à rentrer dans cette catégorie du bon empereur chrétien – outre l’intermède traditionnel qu’est le règne de Philippe « l’Arabe » (244-249) – est Valentinien Ier (364-375) qui a préféré renoncer à son poste auprès de Julien plutôt qu’à sa religion. Le règne de Constantin ne fait même pas l’objet d’un chapitre entier mais est présenté dans le chapitre, long et parfois confus, consacré à Dioclétien et à la tétrarchie (VI, 30). Le traducteur annonce d’abord qu’il est le fils de Constance et de sa concubine Hélène, puis la fin du chapitre énumère les guerres civiles menées par Constantin. Deux phrases traitent ensuite d’Arius et de sa condamnation sans faire intervenir Constantin. Nous apprenons que ce dernier a tué son fils Crispus et son neveu, conquis différents peuples puis fait construire Constantinople. C’est seulement à ce moment qu’une phrase fait référence au christianisme de Constantin : « Le premier des hommes, il ordonna de faire construire des églises et de fermer les temples des démons30. » Les défauts de Constantin que l’on trouve dans la traduction sont tous repris aux Historiae, ajouts et variations du traducteur portant le plus souvent sur des points de détail. Une différence majeure existe néanmoins : le traducteur supprime les chapitres VII, 26 et 27, dans lesquels Orose répondait par avance aux objections de ses détracteurs et présentait le temps des persécutions comme révolu grâce à Constantin qui avait régné felicissime durant 31 ans31. Il laisse également de côté le début du chapitre 28 qui expliquait que « Constantin fut créé empereur, le premier des empereurs à être chrétien, si l’on excepte Philippe » et que « depuis Constantin jusqu’au jour d’aujourd’hui, tous les empereurs ont toujours été chrétiens ». Le seul indice du christianisme de Constantin dans ce passage est la phrase sur les églises qu’il fit construire ; beaucoup plus tôt, au troisième livre, une phrase avait appelé Constantin « empereur chrétien »32. C’est plutôt l’arianisme des empereurs qui par la suite retient l’intérêt du traducteur que leur catholicisme.
Le résultat de ces modifications est que le passage de l’Empire au christianisme ne constitue nullement une date charnière ni même un processus clair, mais s’effectue de manière subreptice. Théodose n’est pas un bon empereur : il complote pour accaparer tout l’Empire lorsqu’il est empereur en Orient et surtout il n’est plus comme chez Orose le champion des chrétiens qui met ses espoirs de victoire en Dieu et prie devant la croix avant la bataille de la Rivière Froide33. Les raisons de l’intervention divine dans cette bataille sont très peu claires dans la traduction. Je pense que le traducteur ressent à l’encontre de Théodose une hostilité larvée qui s’explique peut-être par l’épisode qui se situe juste avant cette bataille : Théodose envoie ses Goths en avant-garde mais ils sont tous massacrés par les ennemis. Or le traducteur ressent une évidente sympathie pour les Goths et cet épisode, qu’il ne condamne toutefois pas expressément, explique sans doute son hostilité envers cet empereur.
410 et la conclusion
La période entre la mort de Théodose en 395 et les années postérieures à 410 est très résumée dans la traduction qui concentre son attention sur les Goths et leurs rois : au mauvais roi païen Radagaise s’oppose le bon Alaric, comme déjà chez Orose. Le christianisme d’Alaric ressort cependant d’autant plus nettement dans la traduction que les empereurs sont rarement loués pour leur piété. Le sac même de la ville est expédié en quelques lignes. Les dernières phrases laissent entendre que l’après-410 est une période neuve, puisque les Goths s’installent en Afrique et en Espagne et y restent jusqu’à l’époque du traducteur, alors que les Goths ne sont jamais passés en Afrique. Les Historiae insistaient au contraire sur le fait que les Goths acceptaient de s’installer dans l’Empire et de le défendre fidèlement. Le traducteur prend ici le contre-pied exact d’Orose en soulignant avec force que les Goths occupaient certains territoires avec l’aval des empereurs et d’autres sans son aval, en une structure rhétorique qui vise à frapper les esprits34.
Selon Malcolm Godden, les Anglo-Saxons ont progressivement associé 410 et la fin de l’Empire romain, dans la mesure où la tradition historiographique, à peu près corroborée par l’archéologie, explique que c’est à cause des invasions et des usurpations des années 400 que la Bretagne a été dégarnie de troupes romaines35. Le traducteur a donc pu considérer que le sac de Rome marquait aussi une nouvelle période dans l’histoire de la Bretagne et donc insister sur la rupture. Il a également pu considérer les Anglo-Saxons comme les héritiers des Goths, puisque diverses légendes allaient en ce sens36. Cependant rien ne vient prouver cette hypothèse et la traduction en vieil-anglais de la Consolation de Philosophie de Boèce critique la tyrannie exercée par les Goths.
Conclusion
Cette rapide analyse de la traduction permet de mettre en avant quelques points importants. L’histoire antique ne concerne pas seulement Rome mais tous les peuples dont traitait Orose. Le traducteur ne manifeste du reste pas d’intérêt particulier pour la Bretagne romaine : à l’exception de sept lignes sur la conquête de l’île, la plupart des allusions à la Britannia sont supprimées. Peut-être que la Chronique anglo-saxonne d’une part et la traduction (ou même la version latine) de l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais de Bède étaient considérées comme des références suffisantes, ce qui impliquerait toutefois que la traduction des Histoires soit antérieure à celles de ses œuvres.
La lecture providentialiste d’Orose est atténuée, le schéma d’ensemble est beaucoup moins net, en particulier à cause du peu d’enthousiasme du traducteur pour les empereurs. L’histoire antique n’est du reste que très peu une histoire des grands hommes ; les personnages, y compris les empereurs, sont assez peu différenciés et la pruderie typique de la littérature anglo-saxonne fait qu’il n’y a quasiment aucune mention de débauche des rois ou empereurs, ce qui atténue encore les différences entre les personnages.
Les modifications sont souvent la conséquence d’omissions volontaires. Il est rare que le traducteur porte sur les personnages ou les événements un jugement propre, mais, là où Orose hésitait, voire émettait des opinions contradictoires, il n’en retient qu’une, tranchée. C’est le cas à propos de Constantin ; les derniers chapitres de l’œuvre constituent toutefois une exception à cette constatation.
Le traducteur montre enfin un fort intérêt pour certains épisodes ou certaines pratiques qu’il détaille et explicite à l’aide des œuvres dont il dispose. Il explique ainsi la création des consuls grâce à diverses sources. Il décrit également le triomphe et le « triomphe mineur », cérémonie dont aucune source connue ne traite37 : les questions d’honneur, nous l’avons vu à propos de César, le fascinent.
Ainsi, tout en restant fidèle au texte d’origine et aux jugements d’Orose, le traducteur modifie et adapte l’œuvre : son histoire romaine n’est pas celle d’Orose. Ces modifications sont dues aux erreurs qu’entraîne la disparition de certaines connaissances, en particulier au sujet de la guerre civile, mais aussi, de manière plus positive, d’un changement de perspective – le sac de Rome en 410 n’a pas le même sens en 417 et en 890 – et, sans doute, du caractère de notre traducteur, qui n’est pas celui d’Orose.