Le « roman de Didon et Énée » à l’âge classique

DOI : 10.54563/bdba.984

p. 305-316

Texte

Aristote avait loué Homère et Sophocle, dans la Poétique, d’être exclusivement héroïques et de ne faire aucune place à l’amour : car l’amour se range au nombre des passions basses, celles que Platon représente, dans Phèdre, par le cheval noir qui menace constamment, malgré la proximité du cheval blanc (les passions irascibles), l’attelage de verser et l’âme de se perdre. Faire à l’amour une place importante dans une œuvre avait donc pour effet, selon lui, de porter atteinte à l’élévation du genre et d’y inscrire une forme de bassesse. Ce propos semble étrange, rapporté à l’Iliade et surtout à l’Odyssée, mais il semble qu’Aristote vise l’amour en tant que passion qui emporte l’être : l’amour conjugal d’Hector et Andromaque, d’Ulysse et Pénélope peut paraître dans une épopée sans en altérer la grandeur, et les amours ancillaires comme celles d’Achille et Briséis sont peu de chose : il s’agit que l’idéal héroïque ne se dégrade pas.

Pourtant l’antiquité a vu fleurir des épopées qui faisaient à la passion amoureuse une part déterminante : ainsi le troisième chant des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes est-il tout entier consacré aux amours de Jason et Médée, qui n’atteignent aucunement à la dignité héroïque  ; il est vrai que cette liaison est aussi politique ou tactique, l’ensemble des aventures étant soumis à l’exigence de la quête. Mais que penser de l’Achilléide de Stace ? Achille, déguisé en femme, file sa quenouille dans le gynécée du roi Lycomède, où il séduit la douce Déidamie : l’épisode introduit certainement dans l’épopée une tonalité relevant de la comédie et dont Honoré d’Urfé se souviendra au début de L’Astrée. Spécialement au siècle d’Auguste, où l’on jouit des bonheurs de la paix, la passion amoureuse tend à s’insinuer dans les grands genres et en infléchit l’orientation. Il est clair que, au chant IV de l’Énéide, Virgile se souvient du séjour d’Ulysse dans l’île de Calypso1  ; cependant la place qu’il accorde aux délibérations intimes d’Énée et aux débordements de Didon l’éloigne du modèle homérique et le rapproche, comme Stace, des romanciers du temps et spécialement de Chariton. Il faut rappeler que les cinq œuvres ordinairement désignées par le nom de « romans grecs » (les Aventures de Chéréas et Callirhoé de Chariton d’Aphrodisias, les Ephésiaques de Xénophon d’Éphèse, les Aventures de Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius d’Alexandrie, Daphnis et Chloé de Longus et les Ethiopiques d’Héliodore) n’avaient guère d’autre objet que l’amour. Certains titres, en grec, sont parfaitement explicites : ta peri Chaireau kai Kallirroên erôtika diêgêmata de Chariton et ton pathematon peri Leucippen kai Kleitophonta logoi d’Achille Tatius semblent indiquer la conscience d’un genre, et Plutarque désignait le genre par cette expression : erotikai diegeseis2. C’était, dès l’antiquité, l’origine d’une condamnation du genre romanesque  ; au début du Songe de Scipion, où il agitait la question de savoir ce que c’est qu’une fiction légitime, Macrobe déclarait :

Fabulae, quarum nomen indicat falsi professionem, aut tantum conciliandae auribus voluptatis aut adhortationis quoque in bonam frugem gratia repertae sunt. Auditum mulcent vel comoediae, qualis Menander ejusve imitatores agendas dederunt, vel argumenta fictis casibus amatorum referta, quibus vel multum se Arbiter exercuit vel Apuleium non numquam lusisse miramur. Hoc totum fabularum genus, quod solas aurium delicias profitetur, e sacrario suo in nutricum cunas sapientiae tractatus eliminat3.

La préoccupation de Macrobe était de définir les circonstances où le recours à la fiction peut prendre place dans un discours philosophique, ce qui s’avère selon lui quand l’objet visé est l’âme, qui dépasse notre entendement : le mythe d’Er et le songe de Scipion sont donc dignes d’éloges. Au contraire la comédie4 et les fables milésiennes (Le Satyricon et L’Ane d’or), conçues pour le plaisir du lecteur ou de l’auditeur, sont indignes  ; on observe que la formule qu’un contemporain serait tenté de traduire par le mot roman est celle-ci, « argumenta fictis casibus amatorum referta », qui rend assez précisément compte du grec « erotikaï diegeseis ». Le rapprochement entre le roman et la comédie, suscité par la référence aux milésiennes, indique combien pour Macrobe, comme pour Aristote, le traitement d’aventures amoureuses ôte de la dignité à un ouvrage. C’est précisément cet argument, de l’appartenance de cette thématique au registre de la comédie, que reprend Servius un peu plus tard, quand il fait observer à propos du chant IV de l’Énéide qu’il tend à briser le ton épique de l’ensemble du poème :

Est autem paene totus in affectione, licet in fine pathos habeat, ubi abscessus Aeneae gignit dolorem. Sane totus in consiliis et subtilitatibus est  ; nam paene comicus stilus est : nec mirum, ubi de amore tractatur5.

Le propos de Macrobe s’éclaire à la lecture de ces lignes : il se précise bien que l’amour n’est pas simplement une matière mais que sa présence dans le poème héroïque en détermine à la fois l’orientation et la tonalité. Le chant IV de l’Énéide est moins noble que les autres et semble ici pouvoir être désigné par les termes « argumenta fictis casibus amatorum referta » évoqués plus haut. Un horizon romanesque se dessine.

On serait tenté, pour rendre compte de cette nouveauté, de recourir à la catégorie de la médiocrité, si celle-ci apparaissait dans les écrits d’Aristote ou s’était, au moins, stabilisée au ier siècle – malgré Horace, il n’en est rien : Aristote ne connaît que le noble et l’ignoble, et il faut attendre l’allégorie médiévale de la roue de Virgile pour voir se dessiner les choses avec quelque netteté. Toutefois la Poétique laisse peut-être une place anticipée à cette catégorie, dans la mesure où l’on y voit s’opposer, à la faveur d’une comparaison entre l’Iliade et l’Odyssée, l’ordre du poème simple et pathétique et celui du poème simple et complexe. Aristote admire le dépouillement de l’Iliade, déroulant son histoire entière à partir de la colère d’Achille sans jamais (contrairement à l’Odyssée) user de reconnaissances ni de rebondissements. Cette simplicité, qu’il déclare nettement préférer au moins dans la tragédie, inspire à l’auditeur une émotion qui l’élève spirituellement tandis que la complexité, même empreinte de noblesse, le divertit et le réjouit.

Cette distinction n’est pas centrale dans la Poétique mais au siècle de Virgile, de Stace et d’Ovide, elle a pris plus de consistance et elle est bien connue. Fernand Delarue a montré6 comment Quintilien et Cicéron ont œuvré à son perfectionnement  ; relève ainsi de l’ethos, selon le premier, « ce qui se recommandera avant tout par la bonté, ce qui n’est pas seulement doux et paisible, mais généralement charmant, humain, attrayant et agréable pour l’auditeur  ; la perfection consiste à l’exprimer, de telle façon que tout paraisse découler de la nature des choses et des hommes7 ». Le ton du narrateur est donc bienveillant et presque familier, c’est celui de la conversation et de la comédie  ; il travaille à établir la vraisemblance psychologique de ses personnages de manière à susciter chez le lecteur plaisir et sympathie. La vraisemblance psychologique se définissant par la conformité à la vie ordinaire et aux habitudes de l’humanité moyenne, elle trouve spécialement sa place dans la comédie (dont Macrobe reconnaissait la proximité avec le roman, on l’a vu), tandis qu’il existe une connivence entre l’ordre du pathétique et la tragédie8. Le lecteur d’une épopée complexe et éthique comme l’Odyssée se dispose donc, comme le spectateur d’une comédie ou le lecteur d’un roman, en vue d’une fin heureuse, tandis que le poème simple et pathétique provoque la peur et l’indignation, initie au sublime. L’Achilléide et l’Énéide, comme à quelques égards les Argonautiques, s’apparentent plutôt à l’Odyssée qu’à l’Iliade, et la part qui y est faite au sentiment amoureux contribue encore à les infléchir du côté de la comédie. Un héros dépose les armes, il cesse de se confondre avec le déploiement de sa gloire pour marquer un arrêt et regarder au-dedans de lui-même – il s’humanise donc et peut être touché même par une forme d’imperfection. Ovide formulait l’enjeu, dans les Amours, d’une façon décisive. Il fondait une forme nouvelle de poésie sur le détournement de la référence épique, en imaginant la facétieuse histoire de Cupidon, venu lui dérober un pied afin de faire boiter le vers héroïque et le transformer en vers élégiaque. Une manière (savante !) d’insuffisance formelle devenait le fondement d’un ordre nouveau, celui qu’il célébrait encore à travers l’évocation de son ami Macer, auteur d’épopées mythologiques et par conséquent amoureuses, aussi bien que les Héroïdes qu’il avait composées lui-même dans les marges des grands genres grecs – car la question de la traduction et du commentaire borde toujours celle du récit latin. Bien sûr, la tonalité des Amours était pour une part empruntée à la comédie  ; mais il apparaissait aussi que le plus ordinairement considéré comme ignoble commençait d’accéder, presque officiellement, à une dignité enviable.

C’est dans cette tradition critique que s’inscrivait Huet lorsque, peu avant 1670, dans sa fameuse Lettre à M.de Segrais sur l’origine des romans il subordonnait son étude historique à une définition précise, normative, du genre :

[…] ce que l’on appelle proprement romans sont des histoires feintes d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs. Je dis des histoires feintes pour les distinguer des histoires véritables  ; j’ajoute d’aventures amoureuses parce que l’amour doit être le principal sujet des romans9.

L’adverbe proprement et la mention d’une obligation (« l’amour doit être… ») indiquent que Huet légifère autant qu’il décrit, quoique le lecteur de notre temps, familier d’approches structurales, puisse s’étonner de voir conférer à une matière, plutôt qu’à un mode, une place cardinale dans la définition d’un genre. Cette vision surprenante était pourtant bien familière, et elle explique tout au long de l’époque classique les sarcasmes et les condamnations émises au nom de la morale. L’abbé Beaugeant, auteur d’une utopie charmante intitulée Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la Romancie, où il retourne le romanesque contre le romanesque, raillait :

[…] je suis enfin heureusement arrivé depuis plusieurs années dans la Romancie sans que je puisse dire comment  ; et tout ce que j’en ai pu apprendre depuis que j’habite le pays, c’est qu’on y entre, dit-on, par la porte d’amour, et qu’on en sort par celle de mariage10.

Quelques années plus tard Hegel dont l’intention, dans l’Esthétique, est manifestement plus sérieuse, développera avec ironie le thème de l’incompatibilité du contrat de mariage avec les valeurs romanesques, qui sont amoureuses et individuelles. Il fut un temps fort long, Flaubert s’en souvenait dans Madame Bovary, où le roman ne pouvait pas être dissocié de l’idée d’une intrigue amoureuse.

Non que Huet ait exercé une influence particulière : on voit maintenant que lui-même prenait acte d’une antique tradition et qu’il exprimait le sentiment d’une évidence, puisqu’il ne se faisait guère que le traducteur de Macrobe : « histoires feintes d’aventures amoureuses » reprend très précisément « argumenta fictis casibus amatorum referta ». Sans doute tendait-il, comme tous ses contemporains, à établir des comparaisons entre le roman et l’épopée  ; il reprenait alors la question des registres en décrivant les romans comme « plus simples, moins élevés et moins figurés dans l’invention et dans l’expression11 », mais il précisait qu’« il ne faut pas prendre pour des romanciers tous ceux que nous savons par le témoignage des auteurs avoir traité de l’amour dans leurs ouvrages […]. Dans ce dénombrement que je viens de faire, j’ai distingué les romans réguliers de ceux qui ne le sont pas  ; j’appelle réguliers, ceux qui sont dans les règles du poème héroïque12 ». La collusion qu’il proposait, d’un thème bas avec un genre noble, permet de préciser encore ce qui se trouve en jeu : la grande référence qui court souterrainement dans toutes les définitions du roman à l’âge classique est celle au « roman de Didon et Énée ». Cette conception a pu s’appuyer (bien que Huet, comme la plupart de ses contemporains, n’ait guère prisé le roman médiéval) sur le souvenir du Roman d’Énéas, qui marque une origine du genre en France (on le date d’environ 1160). C’est une version de l’épopée virgilienne dont la différence la plus remarquable par rapport à sa source, autrement suivie avec quelque fidélité, tient au développement qui y est consacré à l’amour : le cinquième de l’œuvre évoque l’histoire d’Enéas et Lavinie, qui n’apparaissait pas dans L’Énéide, et celle de Didon occupe un autre cinquième de l’ensemble. L’opposition entre ces deux amours est fortement marquée, de façon à ce que s’impose la perfection accomplie du lien conjugal, seul susceptible de fonder une lignée et de permettre l’établissement d’une cité. Les troubles suscités dans les cœurs de Didon et de Lavine par Énée sont longuement évoqués par des rappels implicites de l’Art d’aimer et ils annoncent toute une littérature.

La référence au chant IV de l’Énéide forme l’un des points majeurs autour desquels a pu s’élaborer une théorie du roman, tant en France qu’en Italie où la publication du Discours du poème héroïque de Torquato Tasso a marqué une date essentielle. Il semble qu’au xvie siècle la défense du roman ait toujours dû en passer par celle de Virgile. Les attaques étaient vives  ; elles pouvaient trouver une origine dans les Confessions de saint Augustin :

Tenere cogebar nescio cujus errores, oblitus errorum meorum, et plorare Didonem mortuam, quia se occidit ob amorem, cum interea me ipsum in his a te morientem, Deus vita mea, siccis icculis ferrem miserrimus. Quid enim miserius misero non miserante seipsum, et flente Didonis mortem, quae fiebat amando Aeneam, non flente autem mortem suam, quae fiebat non amando te13 ?

Certainement Pétrarque se rappelle ces lignes, lorsque dans le Triomphe de la Pudeur il reproche à Virgile d’avoir donné à la mort de Didon une cause immorale :

Que se taise la foule des ignorants, je dis moi
Que Didon fut conduite à la mort
Par le pieux amour qu’elle portait à son époux,
Et non à Énée, comme le veut la rumeur publique.

Sperone Speroni, qu’évoque Huet à quelques reprises, a consacré bien des pages à ce qui lui paraît une faute contre le goût : poursuivant la réflexion de Servius, il estime que le chant IV a plutôt sa place, compte tenu de la vanité du sentiment amoureux au regard des fastes guerriers, dans la comédie que dans le poème héroïque. S’inscrivant dans le même sillage, Bernard Lamy, dans ses Nouvelles Réflexions sur l’art poétique, reprendra l’argument augustinien, il blâmera aussi Virgile et accusera l’immoralité d’une telle invention, propre surtout à épaissir les nuées où se complaisent des imaginations mal réglées (celles des femmes en particulier).

Inversement Jacques Peletier, dans son Art poétique, tire parti de l’anecdote relative aux larmes de saint Augustin pour louer la pudeur de Virgile, évoquant les amours et la grande douleur de Didon, et aussi sa science du divers qui maintient le lecteur en haleine et retient son attention. Torquato Tasso a répondu à ces attaques nombreuses par un discours qui confond la défense du poème héroïque avec celle de Virgile composant le chant IV. Il se fonde sur la Poétique, où il voit une grande entreprise de sauvetage de la poésie, contre Platon, et il définit l’épopée comme « une imitation d’action illustre, grande et parfaite, qui se fait par la narration au moyen du vers le plus noble, dans le but de frapper les esprits d’étonnement et par là de les instruire14 ». L’une des plus grandes qualités d’une telle œuvre doit être la diversité : comme un monde en abrégé, qu’elle contienne « ici des préparatifs militaires, là des combats sur terre et sur mer, des cités assiégées, des escarmouches, des duels, des tournois, ailleurs des descriptions de la faim et de la soif, des tempêtes, des incendies, des prodiges  ; qu’on y trouve des assemblées célestes et infernales, qu’on y assiste à des rebellions, à des discordes, à des errances, à des aventures, à des enchantements, à des actes de cruauté, d’audace, de courtoisie, de générosité  ; à des histoires d’amour heureuses ou malheureuses, joyeuses ou lamentables15 »  ; l’introduction de l’amour parmi des aventures guerrières introduit la diversité de tons souhaitable, et le Tasse loue Virgile d’avoir donné à l’Énéide, grâce au chant IV, une tonalité lyrique et plus familière.

Sa justification repose encore sur un spectaculaire retournement de l’allégorie platonicienne de l’attelage. Loin de penser que l’amour relève des passions concupiscibles, le Tasse l’égale à une passion irascible et l’assimile par conséquent, au lieu de l’y opposer, au courage. Ainsi que le montre le combat de Tancrède et de Clorinde qui occupe le centre de la Jérusalem délivrée, le siège de cette double passion est le cœur, qui arme les bras et permet l’amour : dès lors ce dernier doit occuper une place centrale dans le poème héroïque, que le Tasse au reste ne distingue guère du roman (tous deux imitant les mêmes actions, de la même manière, à cette réserve que le premier évoque l’Histoire tandis que le second a la fiction pour objet)16.

C’est bientôt un leit-motiv, qui réapparaît par exemple dans l’Académie de l’Art poétique de Claude de Deimier (1605), qui suggère la possibilité d’adapter le poème héroïque en prose et tend dès lors à indiquer une manière de convertir l’épopée en roman, à la faveur d’une version. Les pages qu’il consacre à la possible récriture de l’Énéide indiquent clairement, dans le chant IV, une source du roman classique. On lit :

[…] si je voulais imiter en cette façon la fortune et les amours d’Énée et de Didon, en la personne d’un prince que je nommerais Lisimont. Je dirai que ce Prince étant en Mer avec une armée de cent galères, pour aller guerroyer et conquérir quelque Royaume sur la côte de Barbarie, serait contraint par les vents qui s’opposeraient à son voyage, de prendre autre route : d’aller mouiller l’ancre en un bord de qui le pays serait commandé sous le règne d’une Princesse encore fille : laquelle ayant reçu Lisimont en sa principale ville maritime, en étant devenue éprise d’amour, comme lui aussi d’elle, l’aurait épousé. Que quelque temps après, Lisimont par les charmes d’un faux rapport, réputant sa femme infidèle, se rembarquerait au-dessus d’icelle  ; lui enverrait pour tout adieu : confort une lettre, en laquelle il la taxerait cruellement de lui avoir été déloyale : lui attesterait qu’il ne reviendrait jamais vers elle. Lors cette Princesse entrant au désespoir : au deuil extrême par cette fausse accusation  ; pour l’absence de son mari, ferait briser un Diamant qu’elle aurait eu de lui pour la foi de leur Mariage  ; le buvant avec du vin, elle s’en empoisonnerait ainsi, dont il s’ensuivrait sa mort, après plusieurs plaintes qu’elle aurait faites contre la rigueur et légère inconstance : opinion de son mari. Voilà comme les amours et la fin de Didon envers Énée, seraient imitées d’une imitation libre17.

Olivia Rosenthal a découvert un roman de Deimier intitulé Histoires des amoureuses destinées de Lysimont et de Clytie, qui ne conserve pas cet argument et illustre plutôt la formule des Ethiopiques, ainsi qu’en témoigne le titre. De telles considérations indiquent comment le roman vient se dégager du poème héroïque : à la condition d’un abandon des enjeux historiques (puisque c’est ici une trahison bien humaine qui fait office d’appel divin et que l’idée d’une quête mission historique du héros est abandonnée), et aussi d’une moralisation, puisque la nouvelle Didon est fille et ne viole aucun serment en s’abandonnant au nouvel Énée. Une aventure simplement humaine se substituerait à l’héroïque, superlative par définition (ainsi que l’exposait le Tasse)  ; morale, sans doute, elle valoriserait une forme d’obéissance à la norme.

La référence à Virgile apparaît dans tous les écrits relatifs au roman, de la préface d’Ibrahim à l’étude plus tardive de Lenglet-Dufresnoy sur le genre  ; elle est même inaugurale, quoique facétieuse, dans Le Roman bourgeois de Furetière18. La référence au chant IV paraît encore décisive à Valincour, dans ses Lettres à la Marquise*** sur le sujet de La Princesse de Clèves, elle se trouve à propos des quatre grandes digressions qu’il condamne comme longues et marginales, et encore dans un développement consacré au traitement de l’Histoire : « Car enfin, Didon et Énée étaient si éloignés du temps auquel il a écrit  ; et leur histoire était si obscure et si inconnue, que l’on pouvait y supposer tout ce que l’on voulait, sans craindre de choquer la créance publique19 », tandis que l’exactitude, dans « ces sortes de petites histoires, qui sont devenues si fort à la mode dans notre temps », est une exigence absolue. Le nom de Didon paraît encore dans l’Art poétique de Boileau, non loin de considérations sur le roman. Certes, il ne convient pas d’entraîner le lecteur sur des chemins immoraux, mais Boileau est précis :

Je ne suis pas pourtant de ces tristes Esprits
Qui bannissant l’amour de leurs chastes Ecrits,
D’un si riche ornement veulent priver la Scène :
Traitent d’empoisonneurs et Rodrigue et Chimène.
L’amour le moins honnête exprimé chastement
N’excite point en nous de honteux mouvement.
Didon a beau gémir, et m’étaler ses charmes  ;
Je condamne sa faute, en partageant ses larmes20.

On lisait plus haut ces vers de même inspiration :

J’aime mieux Arioste et ses fables comiques,
Que ces Auteurs toujours froids et mélancoliques
Qui dans leur sombre humeur se croiraient faire affront
Si les grâces jamais leur déridaient le front21.

C’est exactement l’argument que réfute Bernard Lamy dans ses Nouvelles Réflexions, où il pose que la peinture d’un amour, même aussi chaste que celui de Théagène et Chariclée, suggère au lecteur les scènes lascives qui lui sont littéralement épargnées. Boileau, pour sa part, éprouve la séduction des romans, qu’en bon Ancien il préfère fondés sur la mythologie païenne et empruntés à la fiction, quelque estime que lui inspire autrement l’œuvre du Tasse  ; et semblable à Macrobe et Servius, il relève encore la proximité du genre avec la comédie, soit son appartenance au registre médiocre.

Tout un ensemble de réductions s’en déduisent  ; si le genre ne s’est pas vu assigner de règles précises aux aurores de la poétique, celles-ci se sont dégagées pourtant au fil des siècles, en rapport avec cette référence majeure à Virgile. Les contours n’en sont pas si flous : un roman est un récit profane, inscrit dans les intervalles du poème héroïque et qui articule des épisodes en vue d’une fin  ; ce récit est fictif mais vraisemblable, c’est-à-dire aussi éloigné de la fable que de l’Histoire  ; il prend pour objet l’intériorité de l’homme, dans son existence terrestre, et dégage une poésie de la médiocrité elle-même liée à l’idée de prose. Et il faut décliner ce terme : le romancier se consacre à des personnages médiocres ou envisagés dans leur mediocritas (soit, au xviie siècle, leur dignité ou leur honnêteté  ; la référence est tout simplement le public22), à des sujets médiocres en cela qu’ils n’éclatent pas au dehors (les aventures de l’existence intérieure, individuelle), et cela dans un style lui-même médiocre23, dont la visée est de plaire tandis que le noble émeut et que le simple instruit. Ce n’est donc pas que Huet assimile le roman, tout roman, à ce que Mme de Villedieu appellera « histoire galante »  ; inversement les histoires galantes apparaissent, dans les années 1670, comme la quintessence d’un genre qui se définit par rapport au poème héroïque.

Notes

1 Dont on peut rappeler, au passage, qu’elle tisse – tout comme Circé auprès de qui s’attarde aussi Ulysse. Retour au texte

2 Voir Alain Deremetz, « Les aventures de l’âne : aventure d’un héros, aventure d’un genre », Le Roman d’aventures, éd. S. Thorel et Y. Baudelle, Presses universitaires de Dijon, sous presse. Retour au texte

3 Macrobe, Commentaire sur le songe de Scipion, I, 2, 8. « Les fables, dont le nom même signale qu’elles font profession de fausseté, ont été inventées tantôt pour procurer seulement du plaisir aux auditeurs, tantôt aussi pour les exhorter à une vie plus morale. Ce qui charme l’ouïe, ce sont soit les comédies, comme celles que firent jouer Ménandre et ses imitateurs, soit les intrigues remplies d’aventures amoureuses imaginaires, que pratiqua beaucoup Pétrone et auxquelles s’amusa parfois, à notre étonnement, Apulée. Toutes les fictions de ce genre, qui ne se proposent que de délecter l’auditeur, l’exposé philosophique les exclut de son sanctuaire pour les renvoyer aux berceaux des nourrices ». Retour au texte

4 Dont le ton est celui de la conversation, « sermo ». Aristote aussi examine, dans la Poétique, cette question de la conversation. Retour au texte

5 Aen., 4, 1. « Le livre est pour ainsi dire tout entier occupé d’une intrigue sentimentale, bien qu’à la fin il possède du pathétique quand le départ d’Énée est cause de douleur. Il est du moins presque tout entier fait de délibérations et de raffinements d’analyse ; de fait, son style s’apparente au ton de la comédie et il n’y a pas à s’en étonner puisqu’on traite ici d’amour. » Retour au texte

6 Voir Fernand Delarue, « Le romanesque dans L’Achilléide de Stace », article électronique publié dans Ars Scribendi, http://ars-scribendi.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=10&var_affichage=vo. Retour au texte

7 Quint. Inst. 6, 2, 13 ; Cic. Or. 128. Retour au texte

8 Arist. Po. 1453 a, 30-39 ; Subl. 9, 15 ; Quint. Inst. 6, 2, 20. Retour au texte

9 Lettre de Monsieur Huet à Monsieur de Segrais, De l’origine des romans, 1670 ; 2e édition, à Paris, chez Sébastien Mabre Cramoisy, 1678, p. 2. Retour au texte

10 Père Hyacinthe Beaugeant, Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la Romancie, 1735 ; éd. Jean Sgard et Geraldine Sheridan, Presses universitaires de Saint-Etienne, 1992, p. 65. Retour au texte

11 Huet, op. cit., p. 47. Retour au texte

12 Op. cit., p. 101-102. Retour au texte

13 Augustin, Conf., I, 13. « J’étais obligé d’étudier les vaines et les fabuleuses aventures d’un prince errant tel qu’était Énée, au lieu de penser à mes égarements et à mes erreurs ; et l’on m’enseignait à pleurer la mort de Didon, à cause qu’elle s’était tuée par un transport violent de son amour, pendant que j’étais si misérable que de regarder d’un œil sec la mort que je me donnais à moi-même, en m’attachant à ces fictions, et m’éloignant de vous, ô mon Dieu, qui êtes ma vie ! Car y a-t-il une plus grande misère que d’être misérable sans reconnaître et sans plaindre soi-même sa propre misère ; que de pleurer la mort de Didon, laquelle est venue d’un excès de son amour pour Énée, et de ne pas pleurer sa propre mort, qui vient du défaut d’amour pour vous ? » Retour au texte

14 Torquato Tasso, Discours du poème héroïque, 1594 ; trad. F. Graziani, Aubier, 1997, p. 156. Retour au texte

15 Ibid., p. 235. Retour au texte

16 Voir l’introduction de Françoise Graziani à l’édition citée ci-dessus. Retour au texte

17 Olivia Rosenthal, « Épopée et roman dans les discours théoriques en France (xvie-xviie siècles) », Plaisir de l’épopée, dir. G. Mathieu-Castellani, Presses universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 2000, p. 181-182. Retour au texte

18 « Je chante les amours et les aventures de plusieurs bourgeois de Paris, de l’un et de l’autre sexe ; et ce qui est de plus merveilleux est que je les chante, et si je ne sais pas la musique ». Retour au texte

19 Valincour, Lettres à Madame la Marquise de *** sur la Princesse de Clèves, 1678 ; éd. C. Montalbetti, GF-Flammarion, 2001. p. 71. Retour au texte

20 Nicolas Boileau, Art poétique, 1674, IV, v. 97 sqq. Retour au texte

21 Ibid., III, v. 291. Retour au texte

22 Sur cette question, voir l’étude d’Erich Auerbach, « La cour et la ville », Vier Untersuchungen zur Geschichte der französichen Bildung, Berne, Francke, 1951 ; Le Culte des passions. Essais sur le xviiesiècle français, Macula, 1998, p. 115-179. Retour au texte

23 Quintillien (Inst. XII, 10, 59) indique que le style moyen a pour attribut la douceur et qu’on le dit encore fleuri (antheros ou floridus) ou gracieux. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Sylvie Thorel-Cailleteau, « Le « roman de Didon et Énée » à l’âge classique », Bien Dire et Bien Aprandre, 24 | 2006, 305-316.

Référence électronique

Sylvie Thorel-Cailleteau, « Le « roman de Didon et Énée » à l’âge classique », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 24 | 2006, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/984

Auteur

Sylvie Thorel-Cailleteau

Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

Droits d'auteur

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