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Texte

Comme le souligne Paule Petitier dans son édition, l’Histoire romaine est une des premières œuvres importantes de Jules Michelet. Pourtant c’est un texte peu étudié et l’éditrice elle-même ne manque pas de souligner son caractère mineur, puisque le travail du Français ferait pâle figure à côté de Gibbon d’une part et de Mommsen d’autre part. D’ailleurs à une époque où l’intérêt historiographique se porte plutôt sur le Moyen Âge, tant sous la plume des Ultras que des Libéraux, le choix de l’auteur paraît quelque peu incongru : si l’étude des mérovingiens semble fournir à Augustin Thierry un terrain resté encore largement vierge où il peut laisser s’exprimer son talent sans trop de contraintes, il n’en est pas de même pour Rome qui semble avoir été défrichée jusqu’à la stérilité. Une question simple dès lors s’impose, qui, je l’espère, ne nous confinera pas aux limbes de la critique fiction : pourquoi Michelet a-t-il précisément choisi Rome, qui est à la fois en marge de l’historiographie française contemporaine et de son propre projet historique national ? Ou pour le dire autrement, pourquoi la ville éternelle a-t-elle joué le rôle de catalyseur dans ses premiers pas significatifs d’auteur ? Nous y voyons, en effet, une œuvre de synthèse où Michelet tente de concilier, non sans heurts, à la fois les préoccupations que les Lumières attachaient à l’histoire romaine au travers du débat sur la vertu et l’accent que ses contemporains mettent sur la race et sur les origines.

Michelet vu par lui-même

Pour comprendre les difficultés que traverse l’Histoire romaine, commençons par une expérience de lecture, celle de Michelet trente ans après. En effet, la préface de 1866 reproduit d’une certaine façon les tensions de l’œuvre, dans la mesure où le regard rétrospectif, loin d’offrir un coup d’œil plus clair sur le texte et ses intentions, en accentue les contradictions. Comment en effet ne pas être frappé par un discours qui, à quelques pages d’intervalle, affirme d’un côté « Je ne suis pas de ceux qui rougissent d’avoir été jeunes » – c’est la première phrase –, et de l’autre « Éclairé par trente ans de travaux et d’études, je le réimprime à regret1 ». Plus loin, il rend hommage à Augustin Thierry tout en exprimant des doutes sur son héritage principal : « l’élément de race sur lequel insistait tant Thierry, est de plus en plus secondaire, de plus en plus subordonné au travail de transformation que fait sur soi toute société2 ». De même, il décrit son travail par l’équilibre entre l’histoire critique – il pense ici à Niebuhr qu’il ne cite pas – et l’histoire inspirée de l’écrivain : la « résurrection historique », elle est la « vita nuova » de ceux qui furent3, pour jouer sur le titre de Vico. Mais plus loin, au contraire, Michelet dénonce les déséquilibres de sa méthode, et s’accuse d’avoir échoué et d’avoir privilégié l’artiste sur l’historien4. Les rétractations et les contradictions fort nombreuses se situent, on le voit, dans un contexte de surcharge de références et de paternités intellectuelles, surcharge qui rend compte des nombreuses tensions de la préface, car Michelet suggère lui-même le caractère incompatible de ses héritages. Ainsi Vico est-il opposé à Thierry comme la liberté à la fatalité.

Dans la préface de 1866, la période choisie5 amplifie d’ailleurs les incompatibilités :

Fatalisme de race  et fatalisme légendaire des grands hommes providentiels, deux écueils de l’histoire. – Je les fuyais également.
L’histoire romaine me semblait fort claire entre deux crépuscules : la primitive époque des légendes grossières, et l’époque bâtarde des légendes voulues, calculées, qui arrangèrent le césarisme6.

Michelet se réfère à une période historiquement pure de toute fiction, comme en témoigne la répétition des légendes qui sont rejetées en marge. Les limites temporelles seraient marquées par le « duel contre Carthage » qui met au centre Hannibal, l’homme à la grandeur authentique, qui s’oppose à César, l’homme à la grandeur frauduleuse. On perçoit le raisonnement quelque peu embrouillé : Hannibal est certes un grand homme, mais sa figure aurait échappé aux mensonges de la propagande, d’où la légitimité qu’il y a à le mettre au centre du récit : « L’histoire est là, certaine, lumineuse et terrible ». D’une certaine façon, c’est l’échec même de son entreprise contre Rome qui lui fait éviter ce que l’historien appelle le fatalisme de l’homme providentiel, c’est-à-dire le fatalisme de celui qui peut tout et qui fait tout à la place du peuple. Néanmoins, la perfection que Michelet attribue à « ce récit […] très fort dans mon histoire » semble dresser une sorte de légende dorée autour du chef militaire carthaginois. Mais ce n’est pas la seule difficulté. Parallèlement, le César que pleure l’Orient marque la victoire du principe asiatique que Hannibal et Carthage incarnent également dans le récit : c’est le juste retour des choses, une de ces ironies qui montrent l’empreinte fatale du déterminisme oriental initial. Rome est également issue des Pélasges (nous reviendrons sur ce point). Aussi la notion de race qui est tant critiquée est-elle en fait réactualisée quelques lignes plus loin.

Il convient donc de réfléchir sur ces inconséquences, parce qu’elles touchent profondément au schéma historique que Michelet cherche à mettre en place et qui, force est de le constater, manque sérieusement de clarté dans les faits. Si le projet complet de Michelet, qui comprenait à la fois la royauté, la république et l’empire pouvait illustrer l’idée que Rome dans son évolution allait vers une synthèse de l’Orient et de l’Occident et tendait vers une égalité sociale de plus en plus grande7, cette lecture optimiste ne semble plus pouvoir s’imposer dès lors que Michelet exclut le césarisme et ne pose plus l’extension romaine comme un idéal, mais comme une déperdition mortelle. La dialectique de la vertu et la prédisposition raciale, ne se résout plus en la transmission des valeurs universelles romaines au monde, par le biais notamment du christianisme, ce qui est en somme la lecture providentielle classique qui point dans ses notes sur Rome (« Rome est une initiation pour le monde8 »). La prépondérance du principe oriental, qui d’un côté, peut être assimilée à une sorte de revanche du peuple bafoué, apporte, de l’autre, des limites à l’universalité romaine et à la mission civilisatrice de la ville éternelle. Rome est aussi une ville de mort. Cette image si forte à la fois dans les notes et dans l’œuvre historique même explique pourquoi le thème de la translatio imperii est si important pour Michelet : l’imperfection romaine devient en effet le gage de la mission française qui achève ce qui n’avait été qu’amorcé par les Romains.

Race et vertu

Comme le rappelle Stanley Mellon9, la question raciale est cruciale dans l’historiographie libérale, dans la mesure où, pour les Libéraux, la prépondérance d’un groupe ethnique sur un autre (les Francs sur les Gaulois, les Normands sur les Saxons10) explique les distinctions de classe et les combats qui en résultent : le conquérant forme la nouvelle aristocratie du pays tandis que le vaincu constitue le peuple opprimé. Ainsi Michelet rappelle-t-il « l’origine pélasgique des plébéiens11 », les Pélasges étant, pour l’historien, « la race infortunée », « également proscrite et poursuivie dans tout le monde12 ». Ils « adoraient les dieux souterrains13 », les mystères du feu et de la terre, ce qui ne manque pas de les associer à l’artisanat et à l’agriculture injustement méprisés à Rome. Selon une vision panoramique de l’histoire humaine, l’historien met en relation la situation des Pélasges avec l’oppression des « peuples industrieux » modernes, tels les Lombards, les Juifs, les Provençaux par les « peuples guerriers14 » pour lire, dans l’histoire légendaire, une opposition de classe. De même que Jupiter a cloué au Caucase Prométhée, le dieu pélasgique du feu et des arts15, de même, les Pélasges « restent presque toujours dans la dépendance » des patriciens guerriers16. Le schéma libéral est complété par la suite étant donné que cette population opprimée prépare sa revanche17. C’est d’abord Servius Tullius, puis Brutus que Michelet confond ensemble et présente comme symboles de la revanche populaire. La revanche se poursuit dans les luttes des Plébéiens sous Appius pour des lois écrites qui leur seraient plus favorables : « Remus, mort si longtemps, ressuscite ; le sombre Aventin, jusque-là profané et battu par des orages […] regarde le fier Palatin de l’œil de l’égalité18 ». N’oublions pas que pour Niebuhr, une des sources principales de Michelet, ce combat de classe explique l’intérêt renouvelé que l’homme moderne trouve à l’histoire romaine après la Révolution française19.

Néanmoins, pour séduisant qu’il soit, ce schéma historique n’est pas présenté avec toute la cohérence nécessaire. Le tableau des différentes races en présence est pour le moins embrouillé, parce que les Etrusques, qui ont dominé Rome, sont aussi issus de la race pélasgique selon Michelet20. Ce sont eux qui ont initié les rites qui ont donné le véritable pouvoir aux patriciens – malgré toutes les concessions que ceux-ci ont dû faire aux plébéiens. Les guerres de races se transforment même au cours de la conquête du Latium en guerres fratricides, puisque le peuple romain – d’origine pélasgique – asservit les colonies étrusques – elles aussi pélasgiques. Certes, l’historien tente de revenir à la distinction race/ classe et suggère que « les plébéiens se souvenaient toujours de leur origine italienne ; dans ce grand asile de Romulus, qui devait à la longue recevoir toutes les populations de l’Italie, les plébéiens comme derniers venus, se trouvaient plus près de ceux qui n’étaient pas admis encore21 ». La solidarité de classe et de race serait donc à l’œuvre pour être immédiatement remise en cause, à la phrase suivante car il est dit du Sénat qu’il s’était servi justement des plébéiens pour écraser « les Latins leurs frères ». On voit combien la lecture libérale s’accommode mal ici des particularités de l’histoire romaine et ne peut se mettre en place qu’au prix d’un certain brouillage chronologique fort perceptible quand on compare Michelet à Ferguson.

Ceci peut s’expliquer d’abord par le fait que le discours des races tel qu’il est illustré notamment dans les écrits d’Augustin Thierry est centré sur l’opprimé : Aux yeux de Thierry, le peuple des Saxons a besoin de connaître à son tour l’oppression pour prendre place parmi les populations qui méritent qu’on lise et que l’on restitue « les vieux documents où [les souffrances] sont retracées avec détail, avec cet accent de naïveté qui fait revivre les hommes d’un autre âge22 ». Le sens de l’histoire se perçoit donc au travers de la revanche de l’opprimé qui acquiert un statut et une certaine égalité grâce à ses luttes successives. Dès lors que le plébéien romain part à la conquête du Latium, puis du monde, le schéma se désagrège et un changement d’accent s’accomplit. En effet, ce qui est en jeu, c’est la perte à la fois de la substance et de l’essence romaine d’abord, puis latine. Rome ne pouvant se nourrir des fruits de son propre travail devient un monstre dévorant dont l’avidité stérilise sans cesse davantage les campagnes exsangues.

Ici se mêlent à la fois les lectures qu’il a pu faire et son expérience propre qu’il a amplifiée jusqu’à l’obsession. L’Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain de Gibbon se termine sur une vision de la campagne romaine dévastée. Même si l’auteur anglais est traité avec une certaine condescendance par Michelet23, comment ne pas considérer que celui-ci se soit servi de cette vision désenchantée pour cristalliser sa propre expérience romaine. J’en veux pour preuve les propres notes de Michelet faites à l’issue du voyage de 1830, notes qui donnent un premier aperçu de la ville éternelle qui est loin d’être empreint d’une telle mélancolie. Au contraire, il proteste contre les nouveaux quartiers qui ne s’accordent pas avec son imagination funéraire : « Si belle, si noble que soit cette entrée, il y a une déception, [la] Rome papale s’offre la première aux regards. La ville des morts, funèbre et tragique, est complètement masquée par l’épaisseur des quartiers neufs24 ». Aussi le thème de la désertification de la Ville n’est-il explicité qu’une cinquantaine de pages plus loin. En comparant les notes à l’Histoire romaine, il apparaît que Michelet associe deux thématiques fondamentales autour de l’appauvrissement de la campagne romaine. Il montre comment l’esclavage a contribué à détourner les Romains et les Latins de l’agriculture – ce qui correspond au reniement de leur « essence » pélasgique, fortement associée aux arts mystérieux de la terre dès les premiers chapitres de son Histoire, et il approfondit cette réflexion mélancolique en l’associant au topos de la fin des empires, comme en témoignent ses notes :

Ce sera toujours le sort des trop grands empires. Ils se dissolvent par le manque d’unité. L’Italie, si heureusement libre entre ses deux mers, est une complète humanité […]. Complète, mais petite. Lorsqu’elle veut faire la grande, lorsqu’elle s’extravase trop au dehors, elle crée sa ruine25.

Paradoxalement, cette extravasation, c’est-à-dire cette perte du fluide vital, s’accompagne d’un autre phénomène tout aussi mortifère. Comme le souligne Paule Petitier, Rome se transforme en un « monstre hydrocéphale26 ». Michelet rejoint les critiques du luxe exprimées à la fois par les Lumières et par la tradition chrétienne, je pense notamment à Bossuet, comme source principale du déclin de Rome. Seulement, cette critique ne s’accompagne pas d’un éloge inconditionnel de l’ancienne frugalité et austérité républicaine : Appius Claudius qui gouverne toujours de façon absolue sa famille, prise au sens large latin, est critiqué pour sa dureté excessive27 et, de façon générale, l’asservissement du fils ou de la femme dans l’antique société romaine est rejetée. Si vertu romaine il y a, elle est pour Michelet comme dans Vico dans la terre : « […] l’agriculture a fait la noblesse des nations28 », les figures les plus admirables sont celles qui sont d’origine modeste : Varron dans un premier temps est associé au sursaut des Romains pendant la crise carthaginoise : « Pourquoi cependant un boucher n’aurait-il sauvé Rome, comme les bouchers de Berne sauvèrent la Suisse à Laupen ?29 ». La syntaxe et l’organisation du récit prouvent que ce sont ses origines qui lui valent essentiellement ces louanges. Il en est de même pour Caton dont le nom de famille était Porcius (le porcher)30 : Michelet rappelle qu’il labourait dans les champs nu avec ses esclaves, et tant qu’il incarne ces valeurs d’économie agreste, il est loué. Mais dès lors que sa sévérité est coupée de la vie simple et communautaire des champs, elle apparaît comme une forme d’hypocrisie :

Hélas ! que signifiaient ce respect exagéré de la pudeur et ces lois somptuaires dans une cité pleine des complices des bacchanales ? […] Caton lui-même, déjà, bien vieux, entretenait commerce avec une esclave sous les yeux de son fils et de sa belle-fille, et il finit par épouser à quatre-vingts ans la fille d’un de ses clients. Il avait quitté la culture des terres pour l’usure, et il en faisait un précepte à son fils31.

La vertu véritable qui est si fragile devant les tribunaux de l’histoire explique pourquoi la question raciale est si mêlée. Revenons, en effet, aux Carthaginois et à Hannibal, pour voir comment, en quelque sorte, les cartes sont redistribuées et comment, comme nous l’avons dit plus haut, le chef punique se transforme dans le récit en champion des opprimés.

Certes, Carthage apparaît d’abord comme un avatar du conflit ancestral des races sémitiques et des races indo-européennes. Un certain manichéisme semble caractériser cette lutte, manichéisme qui est loin d’être en faveur des Sémites : « D’un côté, le génie héroïque, celui de l’art et de la législation ; de l’autre, l’esprit d’industrie, de navigation et de commerce32 ». Pire, les Phéniciens, ancêtres des Carthaginois, sont assimilés aux plus grandes corruptions et Michelet décrit de façon hallucinée les « générations [qui] pullulaient sans famille certaine33 ». Néanmoins, la coupure raciale est là encore brouillée, dans la mesure où ces races industrieuses partagent un certain nombre de traits qui avaient été attribués aux Pélasges : les Sémites sont, en effet, les maîtres des arts des sous-sols, ce sont des artisans, des forgerons, des mineurs et des enchanteurs. Aux monuments cyclopéens des Pélasges répondent des « tours d’une ambition titanesque34 ». Enfin, ils partagent les mêmes dieux, les Cabires35. Ce sont ces fondements qui permettent à Hannibal « qui se présentait comme le libérateur de l’Italie36 », de se transformer en un champion des opprimés et alors que Rome se détourne de ses racines agricoles et devient elle aussi une ville corrompue, une sorte de translation s’opère, Hannibal ressource la ville punique par l’agriculture et reprend le flambeau de la vertu italienne :

Il employa le loisir de ses troupes à planter sur la plage nue de l’Afrique ces oliviers dont il avait eu lieu d’apprécier l’utilité en Italie. Ainsi Carthage, devenue un état purement agricole et commerçant, réparait profondément ses pertes sous la bienfaisante tyrannie d’Hannibal, qui la destinait à devenir le centre d’une ligue universelle du monde ancien contre Rome37.

Le glissement montre qu’il existe aux yeux de Michelet des qualités universelles qui s’incarnent tour à tour dans des races différentes. Paradoxalement cette universalité s’acquiert par l’attachement à la terre et par les arts industrieux, par le fait que le peuple doit incarner le sol qui le porte et le faire prospérer sous peine d’ingratitude.

Translatio imperii

Cette transmission des valeurs primordiales n’est toutefois pas linéaire et c’est en ce sens qu’on peut parler d’ironie de l’histoire, dans la mesure où – deux cas de figure – un peuple peut être soumis par celui qui reprend à son tour ces valeurs primordiales, ou encore, un peuple peut incarner momentanément cet idéal avant d’être renversé par un autre qui n’en est pas porteur, le retournement de situation tant espéré et attendu ne venant que des générations plus tard, tant les chemins de la postérité et du progrès paraissent impénétrables. Ce dernier cas rend compte de la situation des Carthaginois sous Hannibal et la manière dont Michelet se rattache à cette grande aventure humaine :

Aussi, je l’avoue, j’ai foulé avec attendrissement et respect cette route ouverte par Hannibal, fondée par les Romains, restaurée par la France, cette route sublime des Alpes, qui prépare et figure à la fois la future union de deux peuples qui me sont si chers38.

Rome ici n’occupe qu’un rôle secondaire, c’est la France qui, comme l’indique l’idée de restauration est la véritable héritière de l’aventure punique dans les Alpes : n’oublions pas que l’esprit de Napoléon et des campagnes d’Italie plane encore sur ce texte de Michelet. Mais il y a plus encore que cette référence à l’histoire récente, la route des Alpes est sortie de son seul contexte guerrier pour annoncer la fusion heureuse du principe français et italien, sorte de réalisation tardive et détournée de l’entreprise romaine, même si l’on en croit l’Histoire de France qu’il rédige par la suite :

Cette guerre ne fit que montrer combien la Gaule était déjà romaine. Aucune province, en effet, n’avait plus promptement, plus avidement reçu l’influence des vainqueurs. Dès le premier aspect, les deux contrées, les deux peuples, avaient semblé moins se connaître que se revoir et se retrouver39.

Ainsi la dialectique fort complexe de la race et de la vertu se résout-elle par une réinterprétation de la translatio imperii qui, dans la préface, est directement associée à l’écriture de l’Histoire. Ce ne sont pas les peuples qu’on considère comme les héritiers de Rome, c’est-à-dire les Allemands et les Italiens, qui portent le flambeau de l’universalité mais la France. Michelet, parallèlement à cette prétention historique et politique, montre que sa propre entreprise historiographique se lit au travers de cette compétition des nations pour recueillir et ressusciter l’héritage romain : « L’Italie a donné l’idée, l’Allemagne la sève et la vie. Que reste-t-il à la France ? La méthode peut-être et l’exposition40 ». La France, via Michelet, achève le processus lancé par les autres nations. On remarque que les trois pays s’incarnent dans les historiens qu’ils ont portés, ainsi Vico pour l’Italie et Niebuhr pour l’Allemagne. L’identification est telle que l’Allemand semble reproduire la conquête de la ville éternelle par les Germains. Aussi Michelet parle-t-il d’« invasion scientifique » ; l’homme de science porte un manuscrit en « dépouilles41 », ses principes critiques sont assimilés à la fois à la mise à sac de la ville et à sa reconstruction imparfaite : « On sent souvent une main gothique ; mais c’est toujours merveille de voir avec quelle puissance le Barbare soulève ces énormes débris »42. Cette forme de contagion de l’historien par la nation qu’il représente ne doit pas nous étonner : le Français suit un lieu commun que Thierry et Guizot ont eux aussi ont exprimé, à savoir le rôle sacré de l’historien qui aide les peuples à prendre conscience de leur mission et de leur identité dans le grand mouvement vers la civilisation43.

Mais la France réussit sa mission non seulement par opposition aux autres nations européennes contemporaines, mais aussi par rapport aux Romains qui sont présentés, à la suite de la conquête de Carthage et de la Grèce comme étrangers à eux-mêmes, car d’un côté, ils ont perdu leurs traditions épiques populaires et de l’autre, leur venue à l’Histoire se fait sous la tutelle des Grecs, qui eux ne comprennent pas le symbolisme ancien44. Le travail de dévoilement des textes anciens, travail qui a été celui du Français tout au long de l’ouvrage s’explique par l’idée que la France aide en quelque sorte Rome à accoucher d’elle-même et à réaliser les principes universels et égalitaires qui étaient les siens. Confondant dans un même mouvement, l’apport gaulois et Franc, Michelet attribue à la France le Verbe (« le vrai génie de la France, le génie oratoire, éclatait en même temps [que la conquête romaine]45 ») et la Justice, par Pélage. Grâce à « l’élément perfectible » de « la molle et mobile race des Gaëls46 », la France peut transmuer les éléments divers qui la composent et remplacer toutes les autres nations, puisqu’elle les comprend toutes en son sein.

Michelet revient à Rome pour réaliser ce qu’il considère comme la mission civilisatrice française. La France est la véritable héritière de l’empire et l’historien doit lui permettre de prendre conscience de cet héritage unique. Le discours racial fort embrouillé dans l’Histoire romaine masque cette entreprise : où les nombreuses pages que Michelet consacre aux Pélasges, semblent pointer vers un schéma historique qui n’est pas le sien. En effet, et je rejoins Arthur Mitzner, l’auteur s’écarte de la doxa libérale, la lutte des classes n’est pas seulement une lutte entre des races différentes, entre un peuple opprimé et un peuple oppresseur ; l’égalité et l’équité sociale ne doivent pas être lues sous la forme d’une revanche, mais d’une prise de conscience historique. C’est en ce sens que l’homme est son propre Prométhée, pour reprendre une des citations préférées de Michelet.

Notes

1 Histoire Romaine, intro. Paule Petitier, Paris, Les Belles Lettres, 2003, respectivement p. 1 et 3. Retour au texte

2 Histoire Romaine, p. 1, pour l’éloge, p. 2, pour la citation. Retour au texte

3 Histoire Romaine, p. 1. Retour au texte

4 Histoire Romaine, p. 3-4. Retour au texte

5 En fait on le sait par Mme Michelet elle-même, l’œuvre telle qu’elle nous est transmise est le résultat bien plus d’un projet resté inachevé que d’une volonté réelle Voir Jules Michelet, Rome, Paris, Librairie Marbon et Flammarion, 1891, préface de Mme Michelet, p. 26. Les notes sur les Césars devaient servir de suite à l’étude de la République romaine. Retour au texte

6 Histoire Romaine, p. 2. Retour au texte

7 Jules Michelet, Rome, p. 336. Voir également Michelet, « Introduction à l’Histoire Universelle », Œuvres Complètes, II, éd. Paul Viallaneix, Paris, Flammarion, 1972, p. 234-235-236. Retour au texte

8 Jules Michelet, Rome, p. 353. L’isotopie de l’initiation est récurrente notamment pour Constantin (p. 369). Pour l’éloge de l’universalité du christianisme voir p. 341. Pour avoir un aperçu de ce que j’entends par providentialisme classique, voir Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, éd. Jacques Truchet, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 105 : La naissance de Jésus Christ « concourt à peu près avec le temps où Rome retourne à l’état monarchique, sous l’empire paisible d’Auguste ». P. 349-350 : « Les Juifs ont duré jusqu’à Jésus-Christ sous la puissance des mêmes Romains. Quand ils l’ont méconnu et crucifié, ces mêmes Romains ont prêté leurs mains, sans y penser, à la vengeance divine […]. […] Le commerce de tant de peuples divers, autrefois étrangers les uns aux autres, et depuis réunis sous la domination romaine, a été un des plus puissants moyens dont la Providence se soit servie pour donner cours à l’Evangile. » Retour au texte

9 Stanley Mellon, The Political Uses of History, a Study of Historians in the French Restoration, Stanford, Stanford University Press, 1958, p.11-100. Retour au texte

10 Michelet retient tout particulièrement l’opposition du Highlander et du Saxon, du peuple des montagnes contre le peuple des plaines et y voit une analogie avec l’histoire romaine. Voir Histoire romaine, p. 179. Retour au texte

11 Histoire romaine, p. 149. Retour au texte

12 Histoire romaine, p. 36. Retour au texte

13 Histoire romaine, p. 39. Retour au texte

14 Histoire romaine, p. 41. Retour au texte

15 Histoire romaine, p. 41. Retour au texte

16 Histoire romaine, p. 42. Retour au texte

17 Stanley Mellon, The Political Uses of History, p. 62 : « Liberal historians welcomed this version [i.e. the Frankish conquest of the Gauls as the basis for aristocratic supremacy], happy to identify themselves with the defeated Gauls, who now, according to Guizot, have emerged triumphant with the Revolution ». Retour au texte

18 Histoire romaine, p. 155. Retour au texte

19 B. G. Niebuhr, Lectures on the History of Rome from the Earliest Times to the Fall of the Roman Empire, éd. Leonard Schmitz, 5e édition, Londres, Charles Taylor, 1898, p. 55. Retour au texte

20 Michelet suit Niebuhr sur ce point. Voir Histoire romaine, p. 43. Retour au texte

21 Histoire romaine, p. 178. Retour au texte

22 Voir Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, de ses causes et de ses suites jusqu’à nos jours en Angleterre, en Écosse, en Irlande et sur le continent, Paris, Furne et Cie, Libraires-éditeurs, 1855, neuvième édition revue et corrigée, p. 66. Retour au texte

23 Histoire romaine, p. 17. Retour au texte

24 Rome, p. 116-117. Retour au texte

25 Rome, p. 169. Retour au texte

26 Paule Petitier, La Géographie de Michelet, territoire et modèles naturels dans les premières œuvres de Michelet, Paris, Montréal, L’Harmattan, 1997, p. 149. Retour au texte

27 Histoire romaine, p. 199-200. Retour au texte

28 Vico, Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations, trad. intégrale d’après l’édition de 1744 par Ariel Doubine, présentation Benedetto Croce, intro. Fausto Nicolini, Paris, Ed. Nagel, 1953, p. 219, § 563. Retour au texte

29 Histoire romaine, p. 261. Retour au texte

30 Histoire romaine, p. 318. Retour au texte

31 Histoire romaine, p. 328. Retour au texte

32 Histoire romaine, p. 204. Retour au texte

33 Histoire romaine, p. 205. Retour au texte

34 Histoire romaine, p. 204. Retour au texte

35 Histoire romaine, p. 206, pour les Carthaginois ; p. 40, pour les Pélasges. Retour au texte

36 Histoire romaine, p. 253. Retour au texte

37 Histoire romaine, p. 284. Retour au texte

38 Histoire romaine, p. 245. Retour au texte

39 Michelet, Le Moyen Âge, histoire de France, éd. Claude Mettra, Paris, Robert Laffont, 1981, p. 64. Retour au texte

40 Histoire romaine, p. 16. Retour au texte

41 Histoire romaine, p. 14. Retour au texte

42 Histoire romaine, p. 15. Retour au texte

43 Voir notamment Jacques Billard, De l’école à la république : Guizot et Victor Cousin, Paris, Puf, 1988, p. 56 Retour au texte

44 Histoire romaine, p. 302. Retour au texte

45 Le Moyen Âge, p. 64. Retour au texte

46 Le Moyen Âge, p. 77. Retour au texte

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Référence papier

Fiona McIntosh-Varjabédian, « Pourquoi Rome ? », Bien Dire et Bien Aprandre, 24 | 2006, 317-328.

Référence électronique

Fiona McIntosh-Varjabédian, « Pourquoi Rome ? », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 24 | 2006, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/986

Auteur

Fiona McIntosh-Varjabédian

Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

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