Les contributions rassemblées dans le présent ouvrage proposent une réflexion sur le toucher, l’odorat et le goût dans la littérature des xve et xvie siècles. Elles sont issues de la journée d’étude « Sens interdits : le goût, le toucher et l’odorat dans la littérature française des xve et xvie siècles », qui s’est tenue à l’Université Littoral Côte d’Opale le vendredi 29 janvier 2021.
La question de ce que nous avons appelé les « sens interdits » s’inscrit à la suite de travaux et recherches menés sur les cinq sens. En effet, depuis le « sensitive turn » pris par les sciences humaines ces vingt dernières années et l’intérêt croissant pour les « sensory studies » des anglophones, les cinq sens sont devenus un thème de recherche productif qui constitue un champ interdisciplinaire particulièrement fécond. La vue, l’ouïe, le goût, l’odorat et le toucher intéressent autant la littérature que la philosophie, l’histoire des sciences, l’histoire des arts, l’anthropologie et la linguistique1. Historiquement, depuis le traité De Sensu d’Aristote2, les cinq sens sont un objet d’étude et une source de questionnement pour les philosophes qui s’interrogent sur le rôle qu’ils jouent dans la constitution de l’homme et dans l’appréhension qu’il a du monde. Au Moyen Âge et à la Renaissance, en effet, l’homme est pensé comme un microcosme qui est en relation avec le macrocosme, les sens faisant alors office de « trait d’union3 ». Ces derniers ont ainsi un rôle fondamental dans le couple structurant l’anthropologie médiévale et renaissante – corps et âme. C’est pourquoi ils sont à la source de nombreuses productions, qu’elles soient artistiques4, scientifiques5, morales6 ou dramatiques7.
La vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût ne sont toutefois pas mis sur un pied d’égalité. Depuis Aristote jusqu’au débat que les philosophes platoniciens et néoplatoniciens8 ont institué entre les cinq sens, deux d’entre eux – la vue et l’ouïe – sont considérés comme des agents de l’âme et par là même comme nettement supérieurs aux trois autres sens9. La raison avancée est que le corps humain peut atteindre le divin au moyen des deux premiers, alors que les trois derniers le rapprochent de l’animalité. Au-delà de cette question épistémologique, il importe également de souligner que si la linguistique accorde depuis longtemps une place importante à l’étude des liens entre la signification et la sensorialité10, l’odorat, le goût et le toucher ont souvent été négligés dans l’étude des arts et des textes littéraires. Pourtant, des travaux récents ont mis en évidence la forte sensualité des hommes de l’Antiquité11, du Moyen Âge et de la Renaissance. De plus, le Moyen Âge voit des penseurs comme Thomas d’Aquin revaloriser les sens supposés inférieurs dans la mesure où ces derniers sont perçus comme des éléments naturels et non plus comme des sources de péchés. Robert Mandrou, pour la France du xvie siècle, écrit que l’œil « n’est pas l’organe de prédilection d’un temps qui préfère écouter12 ». Dans une nouvelle perspective hiérarchisant les sens en fonction de leur utilité concrète et immédiate, le toucher et le goût sont valorisés car ils permettent, entre autres, le diagnostic du médecin ou la survie de l’homme13.
Les articles rassemblés dans ce volume s’intéressent à cette histoire des sens, c’est-à-dire à la manière dont ces derniers sont perçus et représentés aux xve et xvie siècles. Parmi les précurseurs des études sensorielles, Alain Corbin a parlé, par exemple, dans ses nombreux ouvrages sur la question14, de « révolution olfactive » au xviiie siècle en France ; d’autres spécialistes, après lui, ont étudié les sens dans une perspective que l’on pourrait plus largement qualifier de culturelle15. Lucien Febvre avait déjà, bien avant eux, lancé un appel pour étudier le « sujet neuf » qu’est « la sensibilité de l’histoire16 ». Si le sujet était « neuf » en 1941, on a l’impression qu’il continue de l’être exactement quatre-vingts ans après la première mention de ce texte, en 2021. À la suite des ouvrages fondateurs d’Alain Corbin et de Lucien Febvre, des travaux plus récents ont été produits sur l’anthropologie sensorielle17, sur le lien entre théologie et sensorialité18 ou encore sur la conception philosophique des sens19.
En littérature, les études sur les sens sont encore trop souvent parcellaires. Les sensations envisagées peuvent être celles du lecteur20, et elles sont bien souvent associées aux émotions transmises par les textes. Pour le Moyen Âge, Florence Bouchet et Anne-Hélène Klinger-Dollé ont comblé en grande partie ce manque en dirigeant un collectif sur les cinq sens. Elles y soulignent d’emblée « leur présence récurrente dans les écrits et les arts21 ». D’autres ouvrages s’intéressent plus ponctuellement aux questions sensorielles par le prisme d’un genre particulier, comme Nicole Chareyron qui a étudié un corpus de récits de voyage en soulignant l’importance des cinq sens dans la poétique du genre22. Ces ouvrages et ces travaux montrent aussi à quel point la recherche en études sensorielles est de plus en plus dynamique. Plusieurs colloques ont été organisés à date récente23, signe d’un intérêt constant et fécond pour la recherche littéraire présente et à venir. En complément de tous ces récents travaux stimulants et dans la mesure où la vue et l’ouïe ont déjà fait l’objet de recherches approfondies – on pense entre autres aux ouvrages de Michel Jourde24, François Hartog25, ou encore Éric Palazzo26 – on se concentre ici sur les trois autres sens, quant à eux quelque peu délaissés par la critique, comme s'ils étaient maudits à jamais par la hiérarchie des sens mise en place dans l’Antiquité et que le domaine littéraire leur était « interdit ».
Les questions qui ont guidé les auteurs des présentes contributions sont d’abord celles de l’analyse littéraire : comment toucher, odorat et goût sont-ils décrits et analysés dans l’iconographie et la littérature française ? Ces sens étant souvent considérés comme inférieurs, quel est l’intérêt de leur présence ? Quel est le lien entre signification et sensorialité dans les textes ? Enfin, comment dialoguent les discours scientifiques et théoriques sur les sens et les œuvres fictionnelles ? Ces questions sont autant de fils conducteurs des présents articles qui couvrent majoritairement la période des xve et xvie siècles. Alors que la plupart des études réalisées sur le sujet des perceptions sensorielles se concentre sur une période particulière – qu’il s’agisse du Moyen Âge ou de la Renaissance – cet ouvrage souhaite au contraire relier deux époques marquées par des phénomènes de continuité plus que de ruptures.
Le présent ouvrage débute par une réflexion sur l’odorat dans le roman. Matthieu Marchal et Jean-Claude Ternaux proposent d’ambitieux et fort utiles parcours sur le sens de l’odorat dans la production romanesque du xve siècle et dans les œuvres de Rabelais. Ils mettent tous deux en avant les fonctions narratives que l’on peut attribuer au sens de l’odorat. Le grand écart entre la production romanesque relevé par Matthieu Marchal, assez pauvre en mentions olfactives, et l’explosion du nez chez Rabelais est source de questionnements mais, dans les deux cas, on voit comment l’odorat peut être un élément narratif essentiel dans les œuvres.
Si les romans de Rabelais sont fortement marqués par la sensorialité, ce n’est pas le cas de la mise en prose du Florimont, comme l’étudie Marie-Madeleine Castellani dans la troisième contribution. Après avoir rappelé que Thomas d’Aquin procède à un renversement de perspective qui fait de tous les sens des éléments naturels et de plaisirs et qu’un classement réévalué des sens redonne une nouvelle place au toucher, fondement de tous les autres, Marie-Madeleine Castellani se demande si les sens inférieurs sont revalorisés aux xve et xvie siècles. Elle montre que dans la mise en prose du Florimont bourguignon, le texte du xve siècle se signale par un manque d’intérêt pour ces derniers. Le toucher, dans la mise en prose, est surtout le signe d’un rituel social et il a dans le récit un rôle fonctionnel plus que véritablement sensoriel. La déception de Marie-Madeleine Castellani est aussi un bel exemple qui nous invite à relativiser une quelconque omniprésence des cinq sens dans les textes. Il arrive que les textes n’en fassent que peu de mentions et, parfois, les cadres épistémologiques que nous étudions ne sont pas toujours pertinents pour l’analyse de certaines œuvres.
La communication de Marielle Devlaeminck pose la question de la place des sens sur la scène du théâtre médiéval. Comme pour les productions romanesques de la fin du xve siècle, l’odorat est peu présent. Les personnages des pièces allégoriques étudiées ont un lien inextinguible au corps, notamment à la boisson et à la nourriture. Cette mise en scène des sens est marquée par son caractère imparfait et incomplet. Pour atteindre une certaine complétude, les auteurs tentent d’allégoriser les sens pour placer dans la bouche de ces allégories des discours moraux. C’est le cas de la pièce Le Jeu du cœur et des cinq sens écoliers. On y retrouve l’idée que la bouche doit se garder de succomber au péché de gourmandise et d’être médisante. La pièce rappelle également que le flair est celui par qui le mal arrive en raison des odeurs alléchantes, et le toucher le sens le plus condamné, d’un point de vue moral. Finalement, pour représenter les sens au théâtre et tenter d’apporter une expérience complète aux spectateurs, ce sont les organes – yeux, nez, bouche, mains et oreilles – qui sont mis en scène bien plus que les sens eux-mêmes.
Le théâtre ici étudié peut rappeler, par certains aspects, la prose rabelaisienne. Un Rabelais, médecin à Lyon, qui a fréquenté le même hôpital que Jacques Daléchamps, dont l’ouvrage l'Histoire des Plantes fait l’objet de la contribution de Tassanee Alleau. Cette dernière nous offre de beaux rappels sur la manière dont l’odorat était pensé au xve siècle. En ce sens, l’étude de Daléchamps nous permet de toucher un domaine que nous abordons moins souvent en littérature : celui de l’histoire naturelle et de l’histoire des sciences. L’article de Tassanee Alleau propose de se demander comment les réalités physiques et organiques de la plante décrites par Daléchamps illustrent le dialogue entre les différentes disciplines. Il semble que la relecture des traités antiques et les nouvelles connaissances acquises à la Renaissance remettent en avant les qualités intrinsèques des plantes comme pharmakon, relativisant ainsi la portée manichéenne de l’odeur. Dans sa contribution, Tassanee Alleau remet en question l’excès des sens plus que l’opposition entre bonnes ou mauvaises perceptions.
Enfin, le présent ouvrage propose au lecteur d’achever son parcours par un excursus dans la littérature du xviiie siècle offert par Caroline Jacot Grapa. Sa contribution met en avant le relativisme des sensations en étudiant le toucher dans des mondes qui obéissent à d’autres lois physiques et proposent des expériences qui n’ont jamais été vécues. Cette question de relativisme n’est pas sans rappeler les contributions de Marie-Madeleine Castallani, Jean-Claude Ternaux et Matthieu Marchal qui ont bien souligné que l’étranger, qu’il soit monstrueux ou brutal, est celui qui « pue ». L’étude de l’œuvre de Cyrano de Bergerac donne à lire une expérience extra-terrestre, au sens de ce qui n’a jamais été senti par l’humain, et qui reprend, dans la production romanesque, la théorie atomiste de Lucrèce reformulée dans une sorte de « philosophie du chatouillement ».
Au fil des contributions proposées lors de la journée d’étude, Mikhaïl Bakhtine27 s’est révélé être un invité inattendu : de l’exubérance rabelaisienne – et avec un organe, le nez, peut-être métaphore du sexe comme le suggère Jean-Claude Ternaux – au Cul dévoilé sur la scène des moralités lors de repas caractérisés par les excès de boisson et de nourriture, pour terminer par un renversement des sens sur la Lune de Cyrano de Bergerac, le carnaval et la culture populaire apparaissent à plusieurs reprises dans les textes ici étudiés. Si repenser la hiérarchie des sens au croisement des xve et xvie siècles reste une gageure, il semble que la présence des « sens interdits » permet parfois de jouer, dans les textes, avec les interdits moraux de l’époque. Ces sens sont ceux de l’exubérance du corps, bien plus que l'ouïe et la vue.
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Avant de laisser le lecteur se plonger dans ce voyage au cœur du sens et des sens, nous tenons à remercier les membres du comité scientifique de la journée d’étude (Jean Devaux, Estelle Doudet, Grégoire Holtz, Matthieu Marchal et Jean-Claude Ternaux), l’ensemble des contributeurs qui ont prononcé leur communication en dépit du contexte sanitaire difficile, mais aussi tous les participants qui ont assisté à la journée, à l’Université du Littoral ou par le moyen de la visioconférence. Nous exprimons également notre gratitude à l’Unité de Recherche sur l’Histoire, les Langues, les Littératures et l’Interculturel (HLLI), ainsi que son directeur Monsieur Jean-Louis Podvin, pour avoir accueilli la journée à Boulogne-sur-Mer et l’équipe de recherche Alithila (Analyses Littéraires et Histoire de la Langue) de l’Université de Lille pour son soutien. Nous remercions enfin Monsieur Jean-Claude Ternaux, qui a généreusement accepté d’introduire cette journée d’étude, Monsieur Jean Devaux et Madame Sophie Bracqbien pour tout le soutien logistique qu’ils nous ont apporté lors de l’organisation de cette manifestation scientifique et dont l’expérience nous a été bénéfique, ainsi que Monsieur Matthieu Marchal, pour ses conseils avisés dans la relecture et la publication du présent ouvrage.