Introduction
Au sujet de la sensorialité du monde, David Le Breton dit que « l’individu ne prend conscience de soi qu’à travers le sentir, il éprouve son existence par les résonances sensorielles et perceptives qui ne cessent de le traverser1 ». Au xvie siècle, Jacques Daléchamps rédige son Histoire générale des plantes en latin qui compile des savoirs anciens et nouveaux. C’est par la perception du réel que les naturalistes et médecins peuvent parvenir à décrire la réalité naturelle qui les entoure. Cependant, comme le rappelle David Le Breton, toute perception est un jeu d’interprétations. C’est pourquoi notre méthodologie ne sépare jamais histoire des sciences et histoire des mentalités, car l’on peut puiser dans les approches culturelles et sociales pour comprendre comment un naturaliste tel que Jacques Daléchamps perçoit les végétaux, comment il les aborde, par quels sens, et comment il donne une signification à ce qu’il examine, par le toucher, le goût, la vue, et l’odorat. C’est la vue qui prédomine dans la Bible mais aussi chez les penseurs de l’Antiquité comme Galien, Dioscoride ou Pline l’Ancien. Ces derniers favorisent l’autopsia, le fait de voir par soi-même2. La vérification par la vue, « voir pour y croire », est toujours, à la Renaissance, un enjeu épistémologique. Dans cet article consacré à l’olfaction, nous opposerons puanteur et bonnes senteurs, afin de voir ce que le sens olfactif implique pour les autres outils de la perception.
La source
Nous commencerons par présenter la source principale de cette contribution. Il s’agit d’une réédition du livre de Jacques Daléchamps, preuve de son succès (l’édition princeps datant de 1586), Histoire générale des plantes contenant xviii livres...sortie latine de la bibliothèque de Me Jacques Dalechamps, puis faite faite française par Me Jean Des Moulins,... Ensemble les tables des noms en diverses langues, chez les héritiers Guillaume Rouillé, 1615, en deux volumes3. Si cet ouvrage n’est pas encore exactement un traité de botanique pure4, le terme botanicon a semble-t-il été retrouvé dans une correspondance de Daléchamps à Camerarius5. Ce travail est une somme de savoirs sur les plantes, reprenant les sources anciennes qui faisaient alors autorité à la Renaissance. Guillaume Rouillé, libraire et éditeur réputé du milieu lyonnais et accoutumé aux ouvrages naturalistes et aux traductions, fit justement traduire l’Historia generalis plantarum de 1586, édité par lui-même, écrite par le médecin Jacques Daléchamps, projet dont il a été l’initiateur financier6 en employant des graveurs et dessinateurs et en offrant des « simples », c’est-à-dire des plantes médicinales, issues de son jardin. La traduction et la transcription par Jean Des Moulins suivent une structure conventionnelle pour l’époque, ce dernier se chargeant de la mise en forme des notes de Daléchamps7. Les planches illustrées et les textes fonctionnaient ensemble à travers des chapitres divisés en rubriques où la plante est décrite selon son nom et son étymologie, le lieu où elle pousse, la saison, les vertus thérapeutiques et les autorités qui en ont parlé avant Daléchamps.
La piste du sensible
Si la vue et l’ouïe sont les deux formes sensibles les plus nobles pour envisager le monde, c’est qu’elles permettent toutes les deux d’embrasser les proportions si chères à la perspective de la Renaissance et à l’harmonie entre microcosme et macrocosme. De même, ce sont deux sens qui n’imposent pas de « contact direct » avec l’objet ou l’être de chair, ce qui, pour les Chrétiens, rend possible une éducation morale par l’ouïe, par l’écoute, et par la vue – la lecture par exemple. En combinant plusieurs sens entre eux, l’être humain peut atteindre un certain niveau de connaissance, que la morale chrétienne encourage ou réprouve. Dans le cas d’un naturaliste, ce sont toujours les valeurs morales de modestie et d’humilité qui prévalent. Or, l’excès ne vient-il pas de sens comme le toucher, le goût ou l’odorat ? Comme le rappelle Henri-Jean Martin, suivant Aristote, l’odorat est le sens qui nous rapproche le plus de l’animalité8.
David Howes pose l’hypothèse du multisensoriel9 dans notre perception du monde plutôt qu’une fragmentation et une segmentation des sens. Ce lien se retrouve particulièrement dans les gestes et les pratiques des naturalistes du xvie siècle. Ainsi chez Jacques Daléchamps, la nature de ses interprétations sensorielles est intimement liée à un modèle d’analogies entre le microcosme et le macrocosme, lui permettant d’évaluer et de décrire une complexion selon le système de la théorie galénique des humeurs et selon la théorie hippocratique sur l’influence des éléments naturels (air, eau, feu, terre). Ces schémas de la pensée l’autorisent à créer une classification des choses du vivant qu’il étudie. Ainsi à chaque plante correspond une humeur et donc des propriétés liées à cette humeur, tout comme le corps. Lorsqu’il parle d’une forte odeur, d’une odeur désagréable ou de puanteur, il en découle chez lui une série de procédés mentaux qui attribuent à la plante des propriétés médicinales spécifiques liées aux processus de purgation, et bien souvent à l’excrément, le rejet de la mauvaise matière hors du corps.
Dans son Historia generalis plantarum (1586) traduite en français, Jacques Daléchamps a compilé des connaissances sur plus de deux mille plantes, et a certainement bénéficié de l’aide de ses élèves pour l’écriture, ou la réécriture, Jean Bauhin et Jean Des Moulins notamment. Jacques Daléchamps est né au début du xvie siècle à Caen. Il a fait des études classiques à l’université de Montpellier, la plus réputée pour la pratique médicale qui fait appel aux plantes. Il étudie auprès du professeur Guillaume Rondelet dont on possède peu de traces mais dont le nom est souvent cité par ses confrères, ses élèves et disciples. C’est à l’hôtel-Dieu de Lyon qu’il exerce sa médecine après avoir été reçu docteur. Il faut s’imaginer l’hôtel-Dieu de Lyon à la Renaissance comme un grand bâtiment, d’aspect austère, qui se dresse au centre de la ville de Lyon d’aujourd’hui, mais qui se trouve en fait dans sa périphérie au xvie siècle, c’est-à-dire à côté du Rhône. L’hôtel-Dieu est construit sur l’emplacement de l’ancienne chapelle de l’hôpital médiéval, la structure est agrandie pour accueillir plus de malades. On y soigne les pauvres et les indigents. C’est un lieu trop petit et le manque de place engage le roi François Ier à faire construire à un autre endroit un Hôpital de la Charité réservé aux enfants abandonnés, aux femmes enceintes et aux plus pauvres. L’une des figures les plus illustres qui y travaille au milieu du xvie siècle n’est autre que François Rabelais, même s’il quitte rapidement et brusquement son poste. Jacques Daléchamps n’a pas l’occasion de rencontrer François Rabelais car il s’installe à Lyon une vingtaine d’années plus tard. Et c’est dans ce cadre médical qu’il exerce ses cinq sens, améliorant sa pratique. L’on peut essayer de se figurer la proximité d’un cimetière, la puanteur des abords rhodaniens, l’odeur d’humidité et l’odeur des malades. Le bâtiment devient un établissement communal accueillant les boutiques de particuliers avec privilèges royaux. Il y a donc l’odeur singulière des cuisines, les fumets des viandes, une boucherie est même construite entre 1576 et 157910. Le médecin est accompagné d’un apothicaire, d’un chirurgien-barbier, d’un prêtre et aidé de femmes soignantes ou de religieuses hospitalières. On peut aussi sentir les effluves des onguents, des drogues, des herbes, des fumigations et autres remèdes utilisés. C’est donc dans ce mélange hétéroclite d’odeurs, d’images apocalyptiques avec le retour de la peste au xvie siècle, de substances, de bruits, que Jacques Daléchamps rédige son histoire des plantes. Si l’olfaction est liée à l’air et bien entendu au mauvais air, comme nous allons le voir, ce sens est aussi fortement relié à la gustation11, c’est pourquoi, nous ne pouvons pas oublier que les remèdes s’ingèrent, se boivent et se mangent autant qu’ils s’appliquent en cataplasme ou se portent en amulette.
L’olfaction et son statut particulier. La maladie cette mauvaise odeur ou « mauvais air »
S’il est intéressant de se pencher sur les odeurs, c’est qu’elles disent beaucoup sur l’hygiène et la santé ainsi que sur les comportements individuels et collectifs. L’instauration de normes sociales olfactives naît des perceptions de la société à un moment donné et reste très attachée à l’intériorité et à l’intimité des corps. Le discours sur les odeurs conduit parfois les réflexions les plus philosophiques qui soient et influencent les cadres politiques, sanitaires et scientifiques de l’époque moderne. Avant le xviie siècle, l’air était décrit comme un des quatre éléments du monde sublunaire aristotélicien, avec l’eau, le feu, la terre. L’air était considéré comme un corps subtil et donc plus léger, s’élevant constamment vers le haut et vers le ciel. L’air amenait aussi un perpétuel questionnement au sujet de la physique des corps et de l’impetus ou « énergie motrice du corps en mouvement12 ». Dans le Dictionnaire françois-latin de Robert Estienne en 1539, l’odor est pour moitié envisagée comme un élément fort, puant et mauvais, sauf dans les cas d’odeurs délicates faites pour oindre le corps (comme celles des fleurs notamment), ou des senteurs dites aromatiques, et enfin d’odeur portant medecine (medicatus odor).
Précisons qu’au xvie siècle, la maladie est perçue comme ayant une mauvaise odeur, ou alors on lui donne pour cause un « mauvais air ». Dans son ouvrage Le miasme et la jonquille, Alain Corbin explique que l’odeur est la matérialisation du miasme13. Cette odeur devient la preuve olfactive des effets délétères d’un remède, ou permet de détecter un danger, un risque, une menace sanitaire. La putréfaction, les corps malades en décomposition, l’analyse des urines et des excréments ou excreta, sont autant d’indices qui permettent au médecin naturaliste de la Renaissance de trouver des indications pour livrer un pronostic, une prescription et un diagnostic. Cette mauvaise odeur n’est pas toujours blâmée puisque la culture scatologique, dont Robert Muchembled parle dans La civilisation des odeurs14, est promue par des savants dans quelques livres de recettes aux ingrédients peu ragoutants. C’est notamment avec le sabbat des sorcières relié aux mauvaises exhalaisons que le xvie siècle finit par condamner la puanteur. Alors même que la médecine des urines et des excréments est l’une des pratiques les plus courantes, car l’analyse de telles matières par l’odorat, la vue, le goût et le toucher supposent qu’on ne tâte pas le corps du malade, en particulier celui des femmes. On notera que c’est plutôt le barbier-chirurgien qui palpe les corps. Chez Daléchamps, une forte odeur, un parfum « incisif » pour le thym par exemple15, permettent par quelques miracles, de « provoquer l’urine », ou bien « les mois », c’est-à-dire les menstrues des femmes, et même de faire sortir l’enfant du ventre de la mère. Et c’est bien parce que les fumigations odorifères permettent au médecin d’appliquer un remède sans toucher la malade que les odeurs sont si importantes et font office d’instrument médical.
L’on remarque qui plus est que l’air a la capacité d’altérer des substances comme l’urine par exemple. Dans la pratique du médecin depuis le Moyen Âge, l’examen des urines se fait selon des conditions strictes : « L’urine qui vient d’être produite dans l’urinal sera ensuite couverte d’un drap, pour ne pas être altérée par l’air extérieur. […] L’air, le temps et le mouvement engendrent une altération de la qualité des urines, qui empêche la formulation d’un jugement exhaustif […]16 ». D’ailleurs, on observe la mise à l’écart relative des corps malades ou morts aux abords de la ville. Car on sait qu’avant le « processus de désodorisation » des hygiénistes des xviiie et xixe siècles, évoqué par Annick Le Guérer17, il existe alors pour les hommes et les femmes de la Renaissance, un univers olfactif bien plus riche, ce qui nous invite à penser que le sens de l’olfaction était alors plus développé. Henri-Jean Martin juge d’ailleurs que les « seuils de tolérance olfactive se sont abaissés brutalement à l’époque de Louis XVI sous l’influence des chimistes, des médecins et des administrateurs qui entendaient lutter contre les miasmes qui empuantissaient l’air et menaçaient la santé de tous18 ». Robert Muchembled explique19 que les puanteurs sont, à l’époque moderne, bien plus insoutenables et épouvantables qu’on peut le penser. Ce n’est pas du seul fait de l’air saturé « d’émanations nauséabondes » mais plutôt dans la manière de clôturer, d’enclore le monde et les espaces de travail et de vie au sein d’un cœur urbain étroit aux rues étriquées, engendrant une pollution odorante à chaque endroit de la ville20. Pourtant, les remèdes à base d’objets puants – plantes puantes, fèces, urines, déjections canines, etc. – sont nombreux dans les traités du xvie siècle. Les changements qui s’opèrent au cours des xvie et xviie siècles concernent principalement la moralisation de la société par les Catholiques ou les chantres de la Réforme. Ce qui sent mauvais est vite soumis à un jugement négatif : ce qui pue est animal, ce qui est bestial doit être banni21. La plante est selon la scala naturae encore un cran en dessous, entre les animaux et les minéraux, dans la hiérarchie des êtres.
Puanteur et précaution médicale : indicateur pour distinguer et connaître les plantes
Cependant, ce discours n’est pas immédiatement perçu de la même façon chez tous les naturalistes. Si l’on perçoit toujours chez certains la morale chrétienne proposer un corps idéal et vertueux, au contraire les sens comme instruments empiriques ne sont pas systématiquement jugés à l’aune de la parole chrétienne, car ils sont utilitaires. Si nous nous attardons un peu sur la « puanteur », celle-ci est mise en avant dans l’Histoire des plantes de Jacques Daléchamps :
Du Bois puant, CHAP. XXXVIII.
L’Anagyris des Latins […] en François, Bois puant : en Italien, Anagiri. Ceux d’Arles le nomment Pudis. C’est une petite plante ou arbrisseau, qui a petites branches, desquelles les fueilles sortent trois à trois, semblables à celles de l’arbre Chaste : les fleurs jaunes & pasles comme celles du chou, après lesquelles ils croist des gousses longues, avec une semence au-dedans, dure & plate comme les Phasiols ; mais moindre. Toute la plante est fort puante. Selon Dioscoride L’Anagyris est une plante comme un arbre, qui sent fort mal, ayant les fueilles de l’arbre Chaste, & les branches aussi, & les fleurs de chou. […]
L’Anagyris de Pline, qu’aucuns appellent Acopon, est un arbrisseau puant, qui a la fleur du chou, & fait sa semence en des petits cornets longs, […] Dont il appert que c’est icy que le vray Anagyris qui est puant, que je ne croy pas qu’il y ait personne qui le voyant ne se persuade incontinant, que ce soit l’Anagyris, veu mesmes qu’il a les mesmes marques que Dioscoride & Pline luy attribuent, & que nous avons dit cy dessus22.
Jacques Daléchamps utilise la puanteur de ce bois anagyris comme un marqueur olfactif et un outil heuristique lui permettant de déterminer s’il s’agit bien du vrai ou d’un faux anagyris. Aujourd’hui appelé Anagyris foetida, soit anagyre fétide, ce dernier n’est pas d’une puanteur spécifique. Il s’agit sans doute d’un trope utilisé par les Anciens et les naturalistes de la Renaissance afin d’évoquer la toxicité de la plante. La couleur jaune est aussi peut-être reliée à une odeur forte par synesthésie ou par métaphore, car symboliquement le jaune est la couleur de la peau malade et nous la retrouvons dans deux exemples évoqués ci-après. Dioscoride et Pline alertent tous les deux sur cette plante de façon implicite. Jacques Daléchamps le résume ainsi :
Le suc de la racine résout & meurit. Pline dit, que l’on applique les fueilles sur les enfleures, & qu’on les attache aux femmes qui en endurent de la peine au travail d’enfant : mais qu’il les faut oster incontinent qu’elles sont accouchees. Que si l’enfant estant mort ne veut sortir, ou que l’arriere-faix, ou les menstrues soient retenuz, il en faut boire au poids d’une dragme en du vin cuit. On en donne aussi avec du vin vieil à ceux qui ont difficulté d’haleine, & qui ont esté mordus par les Phalanges. L’on se sert de la racine pour dissoudre & meurir. La semence maschee fait vomir23.
Nous pouvons bien sentir le danger qu’il y a de mettre en contact la plante avec la peau du nouveau-né. De plus, la plupart des plantes qui sont utiles pour faire « sortir l’arrière-faix » ou encore « l’enfant mort » sont réputées toxiques. Ce sont, en effet, leurs propriétés purgatives et vomitives qui sont mises en valeur. Si les Anciens utilisaient la « racine » de l’anagyris pour dissoudre et meurir, c’est que le contact d’un matériau avec la plante induit une transformation de la matière. Cette phrase décrit implicitement un processus digestif : la plante, par sa toxicité, doit purger l’estomac. La plante est aussi connue pour être victime d’invasion parasitaire par de petits insectes appelés apions. L’illustration de l’anagyris de Dodon dans L’histoire générale des plantes est très vraisemblablement une description de ce type de parasitisme. On y voit en effet des sortes de mouches ou moucherons voler autour de la plante. Dans un sens plus général, nous pourrions poser l’hypothèse que la présence des insectes sur la petite gravure n’est pas anodine car elle est destinée à montrer que la plante attire les insectes nuisibles, telle une métaphore de la puanteur, insaisissable par le peintre et le graveur, et que par-là son caractère intrinsèquement nuisible est vérifié. Dans d’autres gravures, on voit apparaître des insectes pollinisateurs, abeilles ou papillons, qui à l’inverse viennent signifier que la plante attire par sa bonne odeur sucrée. Les insectes maintiennent ici l’illusion d’une plante peinte « sur le vif » et non d’une nature morte.
Comme nous venons de le voir, l’odeur peut tout simplement servir de marqueur olfactif pour distinguer une espèce proche d’une autre. La confusion entre les espèces est fréquente. Penchons-nous maintenant sur le senesson puant. Il s’agit du séneçon de Jacob, espèce connue des naturalistes modernes. Les savants humanistes ont néanmoins déterminé qu’il existait peut-être plusieurs espèces de séneçons. Jacques Daléchamps estime ainsi qu’il existe un senesson puant. On les utilise d’abord pour soigner les plaies, toutefois si on les mange fraiches elles estranglent la personne. Si on fait cuire la tige dans du vin cuit, & qu’on le boive, il guerit la douleur de l’estomac provenant des humeurs bilieuses24. Selon d’autres, elle estouffe ceux qui la prennent en breuvage. Pour Daléchamps, le senesson puant :
[…] a racine longue d’une paume, dure comme bois, tortue, noirastre & cheveluë. Il a de fort belles fueilles vertes-brunes, qui sortent en grand nombre, comme celles du Senesson, fort bravement descoupees, & de beaucoup plus belle façon que celles de la Branque ursine, dont les peintres & sculpteurs font beaucoup de cas pour ce respect, & si grasses qu’il semble advis qu’on les ait enduites de miel, repliees & se tenans si fort ensemble, qu’il est mal aisé de les séparer, si bien elles sont collees par le moyen de ceste viscosité là. Au reste elles sont puantes, sentans comme fait la grande Scrofulaire, ou l’Hieble ; pource a il esté appelé Puant. […] Aucuns l’appellent Armoise puante, pource que ses fueilles retirent aucunement à l’Armoise. D’autres tiennent que c’est la quatriesme espece de Sideritis, de laquelle Pline fait mention, laquelle croist parmy les mazures, & est puante estant broyee. Il croist és lieux maigres, aspres, & froids. On fait grand cas de son suc pour les ulcères malins25.
Il s’avère que le séneçon de Jacob est toxique pour l’être humain ainsi que pour certains animaux. Là encore, les qualités visqueuses et puantes de cette plante révèlent la dangerosité de la plante et permet surtout de ne pas se tromper et de la prendre pour une autre plante. Le visqueux est ainsi souligné et accentue le trait négatif de ce végétal pourtant utile contre les ulcères malins. L’odorat et le toucher sont invoqués ici pour avertir l’utilisateur des précautions qu’il y a à prélever une telle plante.
Les racines de ceste Plante ne sentent pas si bon dit Jacques Daléchamps reprenant Matthioli au sujet du meum26. Il s’agit d’une espèce de cerfeuil des Alpes très apprécié des apothicaires de l’époque moderne. La racine est odorante et eschauffe la langue, elle est de couleur noirastre et se jette fort profond en terre. Matthioli se sert de ses sens pour distinguer ce meum de celui de Dioscoride dont il critique une erreur de jugement. C’est ainsi qu’il déclare que la vraie racine ne sent pas si bon et qu’elle n’est pas si menue comme l’avait décrite Dioscoride.
Dans son interaction avec la plante, Jacques Daléchamps mobilise de fait la multi-sensorialité, en appelant le goût, l’odorat et le toucher. Le médecin naturaliste utilise ces trois sens comme outils mis en commun pour apporter la preuve et la réalité matérielle de la plante, car comme Lucien Febvre le dit, les hommes du xvie siècle sont « des hommes de plein air, voyant mais sentant aussi, humant, écoutant, palpant, aspirant la nature par tous leurs sens27 ». Robert Mandrou avance même l’hypothèse que la vision n’était alors que le troisième sens après le son et l’odorat28. Robert Muchembled ajoute que « ce sens protéiforme » qu’est l’odorat, est celui de notre conservation, c’est le sens « du lien social », le sens qui garantit le goût lorsqu’on mange, le sens qui nous alerte29.
La puanteur salvatrice
« Quand on le mange il a assez mauvaise odeur », trouve-t-on écrit dans l’herbier de Jacques Daléchamps pour parler de l’arbre puant30. L’odeur est donc ici bien reliée aux papilles gustatives dans l’esprit des savants. Il n’y a presque pas de différence entre les deux. Le naturaliste s’étonne d’ailleurs que d’une fleur sentant très-bon il vienne un fruict puant, entendez par-là un fruit de très mauvais goût. Au sujet de la tagetes, en fait l’œillet d’IndeisHis, le médecin dit que le suc en est si puant, & mal-plaisant, que Galien luy-mesme n’en osa pas taster, craignant que ce ne fust poison31. La mauvaise odeur est donc aussi un indicateur pour celui qui expérimente et goûte la plante et le rapprochement entre puanteur et poison est assez ténu. Daléchamps fait pourtant une remarque curieuse : il rappelle que la plante est utile pour soigner les douleurs aiguës de la goutte par ses propriétés réfrigérantes. Il tisse un lien entre couleur et odeur :
Or estoit-il, ainsi que dit Galien, de couleur jaunastre, & aussi puant que la Ciguë, sinon qu’il avoit je ne sçay quoy de plaisant, comme ont toutes choses aromatiques, Ceste herbe, dit-il, s’appelloit Lycopersion, mais Galien ne dit rien touchant la figure de ceste herbe, tellement qu’il n’est pas possible de juger si c’est l’œillet d’Inde. Toutefois, dit Dodon, si ce ne l’est, pour le moins il luy ressemble fort : car ses fueilles, & ses fleurs principalement, sentent fort mal, & ont une qualité venimeuse, comme la Ciguë. […] Davantage qu’ayant donné de ces fleurs freches avec leurs coupettes, meslees parmy du fromage frais, à un chat, il devint fort enflé tout soudain, & mourut bien tost après. Mesme on dit que l’on a treuvé des rats morts, pour avoir mangé de ceste graine32.
La preuve du danger est bien dans l’odeur, dans la couleur jaunâtre et dans la ressemblance avec la ciguë. Sentant bien qu’ils courent un véritable risque à consommer la plante, Galien et Dodon donnent le spécimen aux animaux et observent les réactions de ces derniers. L’examen attentif de l’environnement commence donc par cette attention à la nature chez les naturalistes. C’est en observant les troupeaux, les animaux sauvages ou domestiques, que l’être humain comprend ce qui est comestible ou non, ce qui fait office de remède ou non.
Pour autant, nous pouvons aussi noter dans ces commentaires de l’Histoire générale des plantes, que l’odeur « mal plaisante » possède un je ne sçay quoy de plaisant, comme ont toutes choses aromatiques. Ce côté plaisant se retrouve aussi dans le commentaire descriptif de la frassinelle au chapitre XLIV : d’une odeur bonne combien qu’elle ait je ne sçay quoy de puant33. Pourquoi y a-t-il par deux fois cette remarque du naturaliste ? Pourquoi une plante qui sent bon a-t-elle tout de même quelque chose de puant et inversement ?
L’odeur n’est pas seule garante de la nature et des vertus du végétal. L’aspect au toucher et le goût sont aussi des indices matériels des qualités et propriétés inhérentes à la plante. Au chapitre de la succisa (chapitre XLIX), dite aussi Succise des prés, Daléchamps décrit la racine :
Sa racine est noire, dure, courte, massive avec plusieurs grosses chevelures, & semble qu’elle ait esté coupee par là où ces chevelures sont conjointes ensemble, comme si elle avoit esté mordue par quelque diable, dont aussi on l’a appellé Mors de diable : combien qu’il y en a d’autres qui disent qu’elle a esté ainsi appellee, à cause de sa vertu caustique, par laquelle elle opere sur la bosse de la peste, ou sur les charbons pestilentiels, ausquels elle sert beaucoup en la broyant verte & crue, & l’appliquant dessus, ou en beuvant du vin dans lequel on l’ait fait cuire. Sa racine mangee seule, ou bien sa decoction faite en vin & prinse en breuvage, est fort bonne contre les douleurs de la matrice, mesme elle sert de preseruatif contre la peste, elle est fort amere, dont il appert qu’elle est chaude & seche comme la Scabieuse. Plusieurs la font secher & reduire en poudre, de laquelle ils usent pour tuer les vers du corps, l’appliquans aussi en liniment sur les meurtrisseures34.
L’aspect chevelu de la plante la rapproche d’une figure humaine par analogie anthropomorphique. Elle nous rappelle ici la mandragore et ses représentations symboliques de petits hommes ou de petites femmes semblables à des homuncules d’alchimiste. L’on ne sait bien si ce sont l’apparence velue et les entrelacements bossus de la racine qui la rendent diaboliques, ou si cela est seulement dû à son goût très amer. Mauvaise odeur et apparence ont bien fréquemment un lien avec le corporel et les remarques sur la puanteur ont valeur de prescription et d’éducation35.
De fait, la puanteur peut être salvatrice, ou pour reprendre les mots de Marine Chevalier, elle peut être une puanteur salutaire : « le puant se lia au diabolique, autant que le suave au saint36 » dit-elle. Le mauvais air, s’il est signe avant-coureur de la maladie, ou si, comme les pets, il doit être évacué du corps, ne devrait pas reléguer à la marge la mauvaise odeur de nos champs de recherche et celle-ci ne peut pas être écartée de la pharmacopée puisqu’elle répond à des critères médicaux, non pas encore hygiénistes, mais se rapportant plutôt à la théorie des humeurs et quelquefois même à la théorie paracelsienne des contraires.
Pour contraster avec la puanteur ambiante dont nous venons de discuter, j’ai prêté attention aux bonnes odeurs. Comment le naturaliste perçoit-il la plante qui sent bon par rapport à celle qui sent mauvais ?
La plante qui sent bon : remède ou poison ? L’ambivalence du pharmakon
Les senteurs n’ont pas toujours eu la même signification sensorielle et symbolique que dans notre monde contemporain. Dans la nature tout a une valeur morale et plus particulièrement chez des médecins astrologues tels que Levinus Lemnius. Dans son Occulta naturae miracula de 155937, il relie l’odeur pesante et entêtante des fleurs de sureau, de la menthe ou de la lavande, entre autres, à une odeur diabolique que même les loups fuient. La menthe a des vertus très ambiguës, comme l’explique Dominique Brancher dans Quand l’esprit vient aux plantes :
« Sa capacité à exciter ou à apaiser le désir fait en effet débat aux xvie et xviie siècles, alimenté par une tradition conflictuelle. Aux origines, le nom même de cette plante installe en elle le double sens, la contradiction. Comme le relève Daléchamps, lecteur de Pline, les Grecs l’ont d’abord appelée μiνɵα, qui signifie également, par une surprenante antiphrase, ʻexcrément fétideʼ, avant de la rebaptiser ἡδύοσμον (idýosmon), “pour raison de son odeur souësve”38 »
Sur l’illustration de la menthe chez Daléchamps, nous retrouvons figurés près de la plante un petit serpent et des insectes. Cette curieuse assertion que la puanteur comporte quelque chose de bon chez Jacques Daléchamps, se retrouve aussi chez Lemnius. Dans son chapitre X, il avance que toute odeur violente & puante n’estre nuisante à l’homme : voire qu’il y en a qui obvient aux maladies de putrefaction, & en chassent la contagion39. C’est l’ambivalence du pharmakon, la plante jouant le rôle du poison comme du remède selon le dosage, dans une société chrétienne qui prescrit la mesure et non l’excès, spécifiquement dans la consommation d’un remède médicinal.
Pour Levinus Lemnius et d’autres médecins, comme Galien dans l’Antiquité, la bonne odeur est d’origine masculine, car le masculin a plutôt bonne odeur tandis que la femme émet d’insidieuses exhalaisons en raison de la complexion humorale de son corps. Il explique que les hommes ont une odeur charnelle douce à cause de leur chaleur naturelle40 et qu’au contraire la femme :
[…] abonde en excremens, & qu’à cause de ses fleurs elle rend une mauvaise senteur, aussi elle empire toutes choses, & détruit leurs forces & facultez naturelles. […] en partie à cause des espris grossiers & suyeux qui sortent d’elle en partie, aussi qu’elle a une chaleur languide, & est de froide & humide nature, lesquelles qualitez ne peuvent rien maintenir & contregarder, la substance de la chaleur naturelle de l’homme est vaporeuse, douce & souëve, & quasi comme abbruvée de quelque odeur aromatique41.
Robert Muchembled émet l’hypothèse que les femmes se seraient mises à se parfumer plus fréquemment que les hommes sous la pression sociale, en suivant ces préceptes médicaux déjà présents dans les corpus hippocrato-galéniques42. L’Histoire générale des plantes de Jacques Daléchamps explique, au sujet des citrons plaisans à la bouche et couleur d’or :
Les fleurs sont blanches, & d’odeur fort exquise. Les parfumeurs sont fort soigneux de les cueillir, là où il en croist en grande quantité, pour en faire divers parfums. Mais principalement on en tire de l’eau, qui est excellente non seulement pour raison de l’odeur : mais aussi pour servir en médecine, singulièrement aux fièvres pestilentielles […] L’eau distilée du suc de Limon par un alambic de verre, outre ce qu’elle est bonne aux Dames pour embellir & farder le visage, elle nettoye aussi les vitiligines, & autres taches de tout le corps, efface les boutons du visage, qu’on appelle en Latin Vari, & tue les cirons (des acariens)43.
Outre le fait que les fragrances sont des remèdes utiles aux femmes pour corriger les défauts physiques de leur peau et de leur visage, leur usage répond à une norme esthétique du corps féminin, exacerbée à l’époque moderne : un corps pur, blanc, virginal, exempt de taches et de plaques rappelant la maladie telle que la variole ou la syphilis. Porté sur le vêtement, le parfum du citron « écarte la vermine ». Qui plus est, les parfums comme le genièvre servent de remèdes préventifs et prophylactiques contre l’air pesteux et contre les venins : On fait des parfums du fruict du Genevre, de ses branches, & de tout ſon bois, pour corriger l’air ; & par ce moyen cuiter la contagion de la peste44.
En plus du caractère masculin de ce qui sent bon, il existe également un lien entre les parfums délicats et les remèdes aphrodisiaques ou bien encore ceux qui aident à concevoir les enfants. Il ne faut pas oublier le caractère symbolique porté par des plantes telles que la rondeur et la couleur séduisante de la griotte sèche qui est utile à faire des parfums comme l’encens, la myrrhe et le safran qui améliorent la fertilité des femmes et des hommes. De même, la bonne odeur de l’yvroye, l’ivraie45, est appliquée en parfum pour aider à la conception. L’yvroye est pourtant considéré comme une mauvaise herbe car c’est une graine qui « enivre ». C’est peut-être la symbolique de la farine qui détermine son usage, se rapportant à la symbolique de la fertilité. Le levain et la farine sont, en effet, des symboles bibliques et mythologiques forts se rapportant à un imaginaire de la terre fertile, notamment lors des travaux de culture du blé. L’ivraie était une plante qu’on attribuait communément à Déméter/Cérès, allégorie de la fertilité de la Terre.
D’autres plantes ont un parfum agréable et si fort qu’elles sont utilisées pour les fumigations des femmes. Le spondylion ou spondyle est une plante que les Lyonnais appellent Courterolle, et le reste des Français appelle Taillepré, selon Jacques Daléchamps. Sa racine est blanche et d’assez bon goust avoue-t-il après l’avoir goûtée. Son parfum esveille ceux qui sont trop endormis46 et résout les problèmes des léthargiques, ce qui prouve bien sa puissance aromatique. On se sert de son parfum à cette époque contre les suffocations de la matrice, aussi couramment nommée hystérie des femmes. Le parfum avait en effet cette qualité d’amener à l’hystérie. Il était notamment utilisé en baume ou en onguent, à la fois chez le guérisseur mais aussi chez la magicienne et même chez la sorcière. Annick Le Guérer rappelle que certaines d’entre elles usaient des senteurs de bouquets de roses lors des sabbats pour entrer dans une transe hystérique47.
Conclusion
Pour conclure, nous avons cherché à transcrire la réalité physique et organique de la plante décrite dans des herbaria. De fait, les naturalistes ont pour objectif de décrire du mieux qu’ils peuvent cette matérialité de la plante, en sortant du cadre prescriptif médical, que l’on prête plus volontiers aux herbiers et traités botaniques du xvie siècle –, et en y introduisant un espace d’expérimentations. Ils leur attribuent une gamme de particularités physiques et des caractéristiques propres à l’être humain, en brossant le portrait d’une nature du détail, parfois de l’invisible. Par cette entrée dans la sphère du sensoriel, les naturalistes veulent corriger les erreurs du passé, mais les savoirs de la Renaissance côtoient de près les héritages des auctoritates médiévaux et antiques dont ils se chargent de relever les erreurs. C’est aussi un idéal du corps et ses modèles de vertus morales qui se dégagent de l’écriture des herbaria du xvie siècle. Les savoirs sensoriels – se rapportant aux organes sensitifs et aux études sur la perception du monde48 – sont donc aussi importants que les savoirs matériels (au sens de culture matérielle49) dans la médecine de la Renaissance, en tout cas pour tout ce qui est extérieur au corps, puisqu’il est compliqué de toucher le corps ou même de le regarder, dans le respect de la morale chrétienne. Il n’y a pas vraiment de frontière entre ce qui relève de la bonne odeur et ce qui sent mauvais. La culture scatologique du xvie siècle dont François Rabelais caricature les traits dans Gargantua sert d’instrument aux médecins naturalistes dans leur pratique médicale, soit pour soigner directement en appliquant des simples, soit pour prévenir l’utilisateur de la toxicité d’un spécimen végétal. Le tournant moralisateur de la Renaissance transforme profondément les mentalités pour relier bestialité, diable et mauvaises odeurs. Du Moyen Âge à la Renaissance, la lecture de la Bible amène les croyants à penser que la puanteur est le mal incarné : le Purgatoire ne sent-il pas le sulfure et la poix50 ? Presque simultanément, la relecture des traités antiques, la réutilisation de la théorie des humeurs, mélangée à la théorie des signatures de Paracelse – qui veut que toute chose semblable soigne ce qui lui est semblable –, remet en avant les qualités intrinsèques des plantes comme pharmakon : à la fois remède et poison. L’odeur, qu’elle soit bonne ou mauvaise est confrontée au regard d’une société qui valorise les vertus de tempérance et de modestie. Tout excès, gustatif, olfactif ou tactile, est interdit : chez la femme, le trop-plein d’humeur froide et humide créant un excès de puanteur est ainsi corrigé par les délicates fragrances qui envahissent les intérieurs et viennent aussi assainir l’air que l’on croyait pestilentiel lors des grandes épidémies. Néanmoins, ce qui a l’avantage de sentir bon peut aussi relever du vice de luxuria, car le parfum qu’on met sur la peau évoque les plaisirs tactiles et l’interdiction de toucher le corps à l’époque moderne. Une si douce senteur ne peut être que l’œuvre du Diable dans son effort de tentation pour faire tomber l’homme et la femme dans le péché.