Le succès des héroïnes antiques païennes dans les littératures romanes du xiie au xvie siècle

p. 3-14

Résumés

Si les héroïnes païennes de l’Antiquité connaissent à l’heure actuelle un grand succès et suscitent de nombreuses réécritures féministes, elles ont éveillé l’intérêt d’auteurs, d’autrices et d’artistes dès le Moyen Âge. Les grands textes fondateurs pour leur entrée dans la littérature française sont ici introduits, pour poser deux questions centrales dans ce volume, celle de la réécriture et de la réinterprétation, et celle de la construction d’un ou plutôt de plusieurs héroïsmes féminins, en lien, à la fin du Moyen Âge, avec les œuvres de Christine de Pizan, la Querelle des femmes et aussi avec le grand succès des Héroïdes d’Ovide.

While the pagan heroines of Antiquity are currently enjoying great success and are the subject of numerous feminist revivals, they have aroused the interest of authors and artists since the Middle Ages. Here, we introduce the great founding texts of their entry into French literature, to raise two central questions in this volume: that of the various rewritings and reinterpretations, and that of the construction of one or rather several feminine heroisms, in connection, at the end of the Middle Ages, with the works of Christine de Pizan, the Querelle des femmes and also with the great success of Ovid’s Heroides.

Texte

Les héroïnes païennes de l’Antiquité suscitent une effervescence d’écritures contemporaines qui leur confèrent une actualité passionnante1. Dans de nombreuses fictions romanesques composées aux xxe et xxie siècles, des autrices donnent une voix à des figures féminines que les textes antiques subordonnaient le plus souvent aux héros masculins. Elles réinventent et réinterprètent en effet leur destinée en prenant appui prioritairement sur les textes antiques. Loin du point de vue jugé masculin de ces textes et loin de la focalisation du regard de leurs auteurs sur les héros masculins, les autrices imaginent comment les personnages féminins ont vécu elles-mêmes leur propre histoire et elles les transforment en véritables héroïnes. Leur objectif semble alors être de les libérer de la tutelle masculine et de leur donner une existence individuelle qu’elles n’avaient pas jusqu’alors : il s’agit de recomposer selon leur point de vue l’histoire connue et/ou d’imaginer un prolongement, une continuation des récits hérités qui soit centrée sur leur passé ou leur devenir. Leurs œuvres véhiculent ainsi des discours d’émancipation féminine de la domination du patriarcat et connaissent un grand succès. Citons, parmi tant de romans, Kassandra. Erzählung (1983) et Medea. Stimmen (1996) de Christa Wolf : dans ce dernier, Christa Wolf représente une Médée innocente du meurtre de ses enfants, victime de son exil et de son rejet par les Corinthiens. En 2005, Margaret Atwood, dans The Penelopiad, traduite en français sous le titre L’Odyssée de Pénélope, imagine le récit et la vision très personnelle que Pénélope donne de la guerre de Troie et d’Ulysse alors qu’elle est aux enfers avec les « servantes » ou esclaves tuées par Ulysse.

La mémoire de la guerre de Troie reste extrêmement vivante et suscite de nombreuses autres réécritures, avec des réinterprétations selon différentes optiques féminines2 : Natalie Haynes écrit ainsi A Thousand Ships (2019), roman traduit sous le titre Les invaincues ; Madeline Miller The Song of Achilles (2011), Pat Barker The Silence of the Girls (2018), The Women of Troy (2021). Madeline Miller renouvelle aussi la mémoire de Circé et celle de Galatée dans Circe (2018) et Galatea (2013), roman dans lequel elle invente la vie de Galatée après sa métamorphose en être humain, et sa lutte pour la liberté. De 2008 date également Lavinia d’Ursula K. Le Guin, qui donne voix et corps à ce personnage féminin si peu présent dans l’Énéide de Virgile. Jennifer Saint publie Ariadne (2021), puis Elektra (2022). Méduse a elle aussi nourri récemment des réécritures féministes – Natalie Haynes, Stone Blind. Medusa’s Story (2022), Jessie Burton, Medusa (2023). Elle a été réinventée en icone du combat féministe3.

Un grand engouement pour les mythes antiques et les héroïnes antiques se développe aussi dans la littérature de jeunesse, avec par exemple la série « De l’autre côté du mythe », c’est-à-dire du côté féminin, de Flora Boukri et ses romans : Ariádnê (2020), Penthesileia (2020), Médousa (2021). Notons que les autrices choisissent souvent pour titre de leurs œuvres le nom de l’héroïne dont elles relatent la vie. Leurs romans convergent pour montrer et célébrer le refus de ces femmes de se plier à l’autorité masculine, leur volonté de reprendre le contrôle de leur destinée, de décider de leurs actions et de leur avenir.

La création d’une nouvelle mémoire de ces héroïnes païennes et la volonté de donner de nouveaux sens à leurs vies s’affirment ainsi comme des questions très actuelles, et très ancrées dans des débats contemporains. Tout se passe comme si le souvenir de ces héroïnes constituait une matrice malléable à l’infini : leur distance temporelle et culturelle permet toutes les libertés. J’emploie ici le terme héroïne dans un premier sens très large de femme célèbre qui a vécu une histoire extraordinaire et qui s’est illustrée par des actes extraordinaires, et aussi dans un second sens de personnage principal d’une œuvre. Ces romans se consacrent en effet prioritairement aux actes d’une héroïne, à ses discours, sentiments et pensées, et valorisent ainsi son individualité et les qualités qui constituent son héroïsme.

Quant à la conception de l’héroïsme, elle n’a cessé d’évoluer et de se renouveler au fil des siècles. Pendant longtemps, on le sait, l’héroïsme a été avant tout associé aux personnages masculins et le terme héroïne est d’ailleurs entré dans la langue française plus tard que le terme héros4. L’héroïsme féminin a pris corps dans les textes et les images bien plus lentement et a d’abord été surtout relié à la vertu, à l’abnégation, au sacrifice. Les figures féminines païennes de l’Antiquité ne sont devenues que tardivement les personnages principaux d’une œuvre. Le succès littéraire et artistique de ces dernières n’est cependant pas nouveau, même si, sur une longue durée, les représentations des figures masculines de l’Antiquité païenne sont restées beaucoup plus nombreuses, et si cette suprématie masculine écrasante a longtemps tendu à réduire les femmes à des rôles d’objet, de faire-valoir ou d’adjuvant.

Dès les débuts des littératures en langues romanes, c’est-à-dire le xiie siècle pour la langue française, un intérêt pour les héroïnes païennes de l’Antiquité voit le jour et suscite une dynamique de création, parallèlement à l’éclosion de la littérature dite courtoise, la naissance de la poésie des troubadours et des trouvères et leur invention de la fin’ amor. Cette dynamique s’amplifie à partir du xive siècle et jusqu’au xvie siècle, que nous posons comme terme de nos études dans ce volume. Les adaptations en langue française d’œuvres antiques ou de textes médiévaux sur l’Antiquité se consacrent certes alors bien davantage aux héros masculins de l’Antiquité, mais les héroïnes attirent aussi l’attention de certains auteurs et de quelques rares autrices, et d’artistes. La perception et la définition de leur héroïsme restent encore souvent délicates et prennent bien sûr des formes et des significations bien différentes de ce qu’attestent les œuvres contemporaines évoquées. Le discours d’une autrice majeure pour notre propos, Christine de Pizan, apparaît néanmoins encore très moderne, particulièrement dans sa préface de la Cité des dames.

Si l’on retrace les grandes étapes de l’entrée de ces héroïnes païennes dans la littérature en langue française – la plus représentée dans ce volume – et par la suite dans les représentations visuelles qui illustrent de nombreux manuscrits et imprimés, le point de départ est donc le xiie siècle, avec la triade des romans dits d’Antiquité, le Roman de Thèbes, le Roman d’Eneas et le Roman de Troie5. Les personnages masculins dominent les trois œuvres, mais quelques femmes sont distinguées : Jocaste et ses filles, Didon, Hécube, Hélène, Andromaque, Cassandre, Briséïda ou Penthésilée. Ce sont des figures féminines très différentes, qui suscitent des portraits et des interprétations variés. Aucune d’entre elles néanmoins ne passe au premier plan, pas même Hélène, pourtant invoquée comme la cause de la guerre de Troie : elle est condamnée à une présence très évanescente, voire à la passivité d’un objet. Certaines tentent d’imposer leur voix – pensons à Cassandre ou à Andromaque dans le Roman de Troie –, mais elles sont vite réduites au silence et à l’échec. Jocaste, dont l’auteur du Roman de Thèbes amplifie le récit des tentatives d’ambassade et donc d’action politique, est aussi contrainte à l’impuissance. Les hommes dirigent l’action et déterminent le récit.

Au xiiie siècle, avec la naissance de l’écriture historique en prose, les premières histoires universelles, l’Histoire ancienne jusqu’à César et plus encore la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes, sont très masculines et n’offrent que de rares développement sur les héroïnes antiques païennes, si l’on excepte, et encore, Sémiramis et les Amazones6. Le xiiie siècle est aussi marqué, on le sait, par l’écriture du Roman de la Rose de Jean de Meun, qui jouit d’un long et grand succès7 : il diffuse très largement un discours misogyne violent et suscite dès la fin du xive siècle le premier débat littéraire en langue française et le premier temps de la Querelle des femmes, que j’évoquerai bientôt.

C’est à partir du xive siècle que les textes sur l’Antiquité se multiplient, et avec eux les récits sur de plus nombreuses héroïnes païennes. La traduction des Métamorphoses d’Ovide par l’auteur de l’Ovide moralisé a joué un rôle moteur en langue française, quand on connaît la grande diffusion de l’œuvre et l’influence considérable qu’elle a exercée : le nombre de ses manuscrits, ses mises en prose au xve siècle et leurs prolongements au xvie siècle ont ainsi permis la diffusion et la réinterprétation de la mémoire de nombreuses héroïnes antiques8. L’auteur de l’Ovide moralisé a impulsé l’écriture de très nombreux textes, poétiques, didactiques, historiques, dans lesquelles des fragments de son œuvre sont adaptés et renouvelés9. Je mentionnerai ici simplement la chronique d’histoire ancienne de Jean de Courcy, intitulé la Bouquechardière, et, parmi d’autres séquences, son récit sur Philomène dont j’ai étudié les enjeux spécifiques et la dénonciation des crimes de Térée10. L’Ovidius moralizatus de Pierre Bersuire et son De formis figurisque deorum suscitent aussi de nouvelles descriptions des déesses antiques qui sont adaptées dans des manuscrits et des réécritures de l’Ovide moralisé, ainsi que dans d’autres textes didactiques11 : un bel exemple est le Livre des échecs amoureux moralisés d’Évrart de Conty, avec les magnifiques peintures de plusieurs de ses manuscrits12.

Au xive siècle aussi, la deuxième version de l’Histoire ancienne jusqu’à César, réalisée en Italie pour la cour des rois angevins de Naples, remplace par une mise en prose du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, Prose 5, le bref récit sur la guerre de Troie que Wauchier de Denain avait adapté de Darès le Phrygien13. Elle offre ainsi une place nouvelle aux héroïnes de la guerre de Troie dans l’historiographie, d’autant que Prose 5 ajoute au récit du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure un portrait très laudatif d’Hélène, une évocation de son passé, et donne la parole à plusieurs héroïnes antiques, à travers une traduction de treize lettres des Héroïdes d’Ovide : c’est la première traduction en français connue d’un groupe des Héroïdes d’Ovide, qui connaissent un immense succès à partir de la fin du xve siècle et qui contribuent efficacement à transmettre le souvenir de plusieurs héroïnes antiques.

Mais auparavant, un autre jalon essentiel est la diffusion du De mulieribus claris de Boccace et sa première traduction en langue française, datée de 140114. Boccace initie un nouveau genre littéraire, celui des vies de femmes illustres, et les figures féminines païennes de l’Antiquité tiennent une place importante dans son texte. Comment procède-t-il pour la sélection de ses héroïnes ?

Aussi, pour leur [aux femmes] éviter d’être privées de leurs justes mérites, il m’est venu à l’esprit de concentrer en un seul volume les honneurs dus à la gloire de celles dont le souvenir s’est conservé ; et d’en ajouter quelques-unes parmi toutes celles que leur audace, leur puissance intellectuelle, leur activité, leurs dons naturels, la faveur ou l’hostilité de la fortune, ont distinguées ; et de leur en adjoindre quelques autres qui, pour n’avoir rien accompli de mémorable, ont toutefois été à l’origine de grands exploits15.

Les ambiguïtés des intentions de Boccace ont été depuis longtemps soulevées, d’où les nombreuses études qui s’interrogent sur sa philogynie ou sa misogynie. Il reste que Boccace crée un pendant féminin au genre du recueil des vies illustres, jusqu’alors exclusivement consacré à des hommes : Pétrarque venait d’écrire son De viris illustribus. Boccace contribue aussi à initier un débat sur l’héroïsme féminin, qui s’épanouit avec le début de la Querelle des femmes et l’œuvre majeure de Christine de Pizan, la Cité des dames.

Après un premier débat sur le Roman de la Rose qui a pris la forme d’un échange épistolaire avec plusieurs de ses contemporains16, Christine de Pizan écrit sa Cité des dames entre 1404 et 140717. Elle s’inspire beaucoup du De mulieribus claris de Boccace, directement ou indirectement à travers la traduction française, mais elle la renouvelle en profondeur par un argumentaire précis sur la place des femmes dans la société, une dénonciation des discours misogynes et la célébration de différentes formes d’héroïsmes féminins, passés et présents. À la différence de Boccace, ce sont alors des héroïsmes qui montrent toujours l’accomplissement d’actes extraordinaires et des vertus personnelles exceptionnelles, et pas seulement la participation « accidentelle » à une histoire célèbre. En outre, il ne s’agit pas uniquement de manifestations d’abnégation, de sacrifice ou de chasteté, mais de la réalisation d’actions alors jugées masculines : ces dernières sont très diverses puisque la société associe tous les actes valorisants ou presque au genre et au sexe masculins, comme Christine de Pizan le dénonce dans son prologue. La première partie de la Cité des dames célèbre ainsi des prouesses guerrières féminines et/ou l’exercice du pouvoir royal par des femmes, avant tout Sémiramis et les Amazones pour l’Antiquité. La suite de l’œuvre met en exergue toutes les autres vertus de femmes exceptionnelles, et les œuvres qu’elles ont accomplies, particulièrement dans les domaines du savoir, des sciences, des arts. Le souvenir retravaillé des héroïnes païennes de l’Antiquité contribue alors largement à étayer la démonstration de Christine de Pizan.

Dans un autre de ses textes, le Livre de la mutacion de Fortune18, Christine de Pizan nous explique d’ailleurs comment, émue par les difficultés qu’elle connut après son veuvage, Fortune la transforma en homme : elle se mit à écrire des livres. C’est avant tout dans le regard des autres qu’elle devint un homme, puisque la société qui l’entourait considérait le savoir et l’écriture comme le monopole des hommes, et que par l’écriture elle conquit son indépendance, qui passait d’abord par une autonomie financière.

Dans la Cité des dames, elle célèbre et impose des modèles de femmes savantes, de femmes inventrices, de femmes artistes. Par son argumentaire et par sa réécriture novatrice de ses sources, elle s’emploie alors, bien davantage que Boccace, à prouver combien, depuis l’Antiquité, des femmes se sont illustrées par leurs talents, leurs compétences dans tous les domaines et leur force, et combien elles ont joué un rôle fondateur.

Le De mulieribus claris de Boccace et la Cité des dames de Christine de Pizan engendrent très vite l’écriture de nombreux autres textes, des recueils consacrés aux femmes illustres, aux héroïnes exceptionnelles. En France, ils constituent de nouveaux jalons de la Querelle des femmes qui se poursuit bien au-delà du xvie siècle. Parmi les nombreux textes qui assurent la défense et la promotion des femmes, et qui accordent une large place aux héroïnes de l’Antiquité païenne, je citerai ici simplement le Champion des dames de Martin le Franc, les Vies des femmes célèbres d’Antoine Dufour et le Livre des Prudens et Imprudens de Catherine d’Amboise. Ils poursuivent et transforment le processus de création d’héroïsmes féminins19.

Par ailleurs, un autre ouvrage important pour notre propos, que j’annonçais plus haut, est la traduction complète, en langue française et en 1497, des Héroïdes d’Ovide par Octovien de Saint-Gelais. Ses Epistres d’Ovide connaissent un immense succès et génèrent très vite des réécritures. Or la majorité de ces lettres met en valeur des voix féminines. Elles expriment les sentiments, la souffrance et parfois la révolte de figures féminines antiques et païennes. Si elles véhiculent alors une forme de célébration, c’est d’une tout autre manière, moins évidente, que les recueils de femmes illustres, puisque nombreuses de ces femmes sont des femmes abandonnées et désespérées, souvent suppliantes.

Malgré l’importance des recueils de femmes illustres et de la traduction des Héroïdes, les portraits des héroïnes païennes de l’Antiquité que contiennent de nombreux autres textes écrits du xive au xvie siècle sont d’ailleurs très loin de tous refléter une promotion de la femme. Les réécritures et les interprétations peuvent être très négatives, notamment dans l’Ovide moralisé et ses allégories chrétiennes, mais aussi dans bien d’autres textes qui véhiculent des discours misogynes.

En réunissant des études sur une série d’héroïnes païennes, ce numéro de la revue Bien dire et bien aprandre se propose d’étudier quelques aspects de la transmission et du renouvellement de leur mémoire : la circulation, la réception et la transformation de leurs représentations textuelles du xiie au xvie siècle, l’évolution de leurs images visuelles dans les manuscrits puis les imprimés, leurs éventuelles adaptations pour d’autres objets d’art. L’objectif est aussi de s’interroger sur la diversité des modes de compréhension et des usages de ces figures païennes antiques. De quelles interrogations leurs portraits sont-ils le support ? Comment les auteurs et les artistes rendent-ils compte de leur altérité ou au contraire l’effacent-ils ? S’ils construisent un ou des héroïsme(s) féminin(s), quels sont-ils ? Dans les cas contraires, quelles exemplarités dénient-ils à ces femmes, quelles condamnations portent-ils sur elles, et les expliquent-ils par leur appartenance au monde païen ?

Le volume qui suit regroupe dans une première partie une série d’articles qui sont centrés sur la question de la fabrique d’un ou de plusieurs héroïsmes féminins à travers des portraits de femmes païennes de l’Antiquité. Cette héroïsation est analysée comme inaboutie dans le portrait de Didon de l’Ovide moralisé, tentée d’une manière originale et potentiellement réussie en faveur d’Hélène au début de Prose 5, l’une des adaptations du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, même si elle ne s’actualise pas dans la suite du récit. Puis sa pleine réalisation est étudiée pour Lucrèce dans la Cité des dames de Christine de Pizan, la Confessio Amantis de John Gower et la Legend of Good Women de Geoffrey Chaucer, ainsi que l’influence qu’elle exerce sur l’écriture d’autres récits de viol, des viols commis à l’encontre d’héroïnes non antiques. La célébration de multiples héroïsmes féminins antiques s’épanouit en effet pleinement à travers la création de recueils sur les femmes illustres : c’est la mise en exergue, par Christine de Pizan, du rôle essentiel des héroïnes païennes antiques dans l’histoire de l’humanité, puis la recomposition de la mémoire de ces femmes illustres dans d’autres textes qui s’intègrent à la Querelle des femmes – dans ce volume le Livre des Prudens et Imprudens de Catherine d’Amboise.

Dans la seconde section, trois articles sont consacrés à la traduction des Héroïdes par Octovien de Saint-Gelais et au remaniement que transmet l’un des manuscrits. L’examen des modalités de la traduction et de l’adaptation de ces lettres latines d’Ovide met au jour une nouvelle forme d’héroïsme, acquise à travers la mise par écrit de voix féminines : c’est la capacité de ces femmes à exprimer par l’écriture leurs sentiments, à retracer une partie de leur vie, à tenter d’agir sur l’être aimé, avec l’espoir de changer leur destin.

Comme je l’ai déjà souligné plus haut, les portraits des héroïnes païennes de l’Antiquité, du xive au xvie siècle, sont néanmoins loin d’être tous élogieux. Le lecteur découvre autant de nuances et de variations que de textes. La troisième section du volume le montre à travers des articles sur Jocaste, Europe, Hélène, Méduse et Scylla de Mégare. Chacun est en effet consacré à une pluralité de textes, d’images et parfois d’autres objets artistiques. Le processus de réécriture et d’adaptation des œuvres, de reprise des modèles iconographiques, et aussi la création et/ou décoration d’objets artistiques autres que les manuscrits révèlent de constantes variations, liées aux contextes littéraires et culturels changeants, aux usages de ces représentations et des objets matériels auxquels elles sont attachées. Une grande diversité d’interprétations en ressort, loin de la célébration univoque.

Enfin les différentes études qui constituent la quatrième section de ce volume analysent la recréation, et même la métamorphose, des portraits de plusieurs héroïnes païennes quand les auteurs et les artistes transportent ces dernières dans des univers littéraires et artistiques qui jusqu’alors n’étaient pas les leurs. D’autres modes d’appropriation passent en effet par diverses formes de « décontextualisation » et de « dépaysement », de changement d’espace, de temps et d’environnement culturel. Ce sont Proserpine transformée en fée médiévale, mais encore dotée de caractères antiques, quand elle entre dans Artus de Bretagne et ses continuations, puis Sibylle qui devient une bergère médiévale dans le Calendrier des bergères, mais qui est aussi dépositaire du savoir d’Uranie et transmet des connaissances astrologiques. C’est aussi l’entrée d’autres héroïnes antiques païennes dans le théâtre et les spectacles urbains des xve et xvie siècles : le transfert de la princesse gauloise Orgia et la Sibylle Tiburtine dans l’univers christianisé du théâtre historique et des processions lilloises de la fin du xve siècle, l’usage politique de diverses figures féminines à Florence, à travers la mascarade de la Généalogie des Dieux au xvie siècle. C’est enfin l’exploitation particulière de la princesse Io dans le traité sur la calligraphie et la langue française de Geoffroy Tory, le Champfleury.

Au terme de ce parcours, de très nombreuses figures antiques païennes restent bien entendu encore à étudier et nous espérons que les études réunies dans ce volume, par les analyses et les interrogations qu’elles contiennent, susciteront de nouveaux travaux dans ce champ d’étude de la réception de l’Antiquité.

Notes

1 Ce numéro de la revue Bien dire et bien aprandre sur les héroïnes païennes de l’Antiquité a été conçu et cet article a été écrit dans le cadre de mon programme de recherches ERC Advanced Grant AGRELITA, « The Reception of Ancient Greece in Premodern French Literature and Illustrations of Manuscripts and Printed Books (1320-1550): How Invented Memories Shaped the Identity of European Communities », direction Catherine Gaullier-Bougassas, Université de Lille : « The project leading to this article has received funding from the European Research Council (ERC) under the European Union’s Horizon 2020 research and innovation programme (grant agreement No 101018777). » Retour au texte

2 La liste qui suit n’est bien entendu pas exhaustive. Retour au texte

3 Luciano Garbati réalise en 2008 une statue de Méduse tenant la tête tranchée de Persée : elle est conçue par inversion de celle de Benvenuto Cellini, créée au xvie siècle à Florence. Nous pensons aussi au texte bien antérieur d’Hélène Cixous, Le rire de la Méduse (1975). Retour au texte

4 Voir le Trésor de la langue française, en ligne, s. v. « Héros, héroïne », et le numéro Héroïnes de la revue Clio, Femmes, Genre Histoire, t. 30, 2009, avec l’introduction de S. Cassagnes-Brouquet et M. Dubesset, « La fabrique des héroïnes », p. 7-18. Retour au texte

5 Le roman de Thèbes, éd. et trad. A. Petit, Paris, Champion, 2008 (Champion Classiques. Moyen Âge, 25) ; Le roman d’Énéas, éd. et trad. W. Besnardeau et F. Mora-Lebrun, Paris, Champion, 2018 (Champion Classiques. Moyen Âge, 47) ; Benoît de Sainte-Maure, Le roman de Troie, éd. L. Constans, Paris, SATF, 6 t., 1904-1912. Retour au texte

6 Histoire ancienne jusqu’à César, première version de Wauchier de Denain : section « Genèse », éd. M. Coker Joslin, The Heard Word : A Moralized History (The Genesis Section of the Histoire ancienne in a Text from Saint-Jean-d’Acre), University of Mississippi, 1986 ; sections « Assyrie, Thèbes, Le Minotaure, les Amazones, Hercule », éd. M. de Visser van Terwisga, L’Histoire ancienne jusqu’à César (Estoires Rogier), Orléans, Paradigme, 1999, 2 t. ; section « Troie », éd. M.-R. Jung, La légende de Troie en France au Moyen Âge, Bâle et Tübingen, Francke Verlag, 1996, p. 334-430 (Romanica Helvetica, 114) ; section « Perse », éd. A. Rochebouet, L’Histoire ancienne jusqu’à César, ou Histoires pour Roger, châtelain de Lille. L’histoire de la Perse, Turnhout, Brepols, 2016 (Alexander redivivus, 8) ; section « Macédoine et Alexandre », éd. C. Gaullier-Bougassas, L’Histoire ancienne jusqu’à César, ou Histoires pour Roger, châtelain de Lille. L’histoire de la Macédoine et d’Alexandre le Grand, Turnhout, Brepols, 2012 (Alexander redivivus, 4) ; pour les autres sections : ms. de Paris, BnF, fr. 20125 et son édition en ligne : The Histoire ancienne jusqu’à César: A Digital Edition ; BNF, Fr20125 (interpretive edition) : éd. H. Morcos, S. Gaunt, S. Ventura, M. T. Rachetta, H. Ravenhall, N. Romanova ; réalisation technique G. Noël, P. Caton, G. Ferraro et M. Husar (ISBN : 978-1-912466-15-3) : http://www.tvof.ac.uk/textviewer/ (dernière consultation 10 septembre 2023) ; La Chronique dite de Baudouin d’Avesnes est inédite, excepté quelques extraits et le récit de la vie d’Alexandre le Grand, voir le manuscrit de Cambrai, Bibliothèque municipale, 683, et la thèse d’E. Koroleva, « Écrire l’histoire universelle au Moyen Âge : Alexandre le Grand et l’histoire de la Macédoine dans les chroniques du nord de la France (xiiie-xve siècle) », thèse de l’Université de Lille, 2018. Retour au texte

7 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1965-1970, 3 t. (Les classiques français du Moyen Âge, 92, 95 et 98). Retour au texte

8 Ovide moralisé, Livre I, éd. C. Baker, M. Besseyre, M. Cavagna, S. Cerrito, O. Collet, M. Gaggero, Y. Greub, J.-B. Guillaumin, M. Possamaï-Pérez, V. Rouchon Mouilleron, I. Salvo García, T. Städtler et R. Trachsler, Paris, SATF, 2018, et pour l’ensemble du texte Ovide moralisé, poème du commencement du quatorzième siècle, publié d’après tous les manuscrits connus, éd. C. De Boer, Amsterdam, Müller, 1915-1938, 5 t. (Verhandelingen der Koninklijke Akademie van Wetenschappen. Afdeeling Letterkunde) et les études de M. Possamaï-Perez, particulièrement L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation, Paris, 2006 (Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge, 78) ; L’Ovide moralisé illustré, éd. M. Besseyre et M. Possamaï, Cahiers de recherches médiévales et humanistes, t. 30, 2015. Retour au texte

9 On se reportera à Réécritures et adaptations de l’Ovide moralisé (xive-xviie siècle), dir. C. Gaullier-Bougassas et M. Possamai-Pérez, Turnhout, Brepols, 2022 (Recherches sur les Réceptions de l’Antiquité, 3). Retour au texte

10 Jean de Courcy, La Bouquechardière de Jean de Courcy, t. 1, Introduction générale. Des origines de la Grèce à Hercule, édition critique et commentaire du livre I (ch. 1-27), C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, Brepols, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l’Antiquité, 1.1), et C. Gaullier-Bougassas, « Adapter l’Ovide moralisé et l’histoire de Philomène : mise à distance de la ‘culture du viol’ et dénonciation de l’inceste dans la Bouquechardière de Jean de Courcy », dans Réécritures et adaptations de l’Ovide moralisé, op. cit., p. 173-194. Retour au texte

11 Petrus Berchorius, Reductorium morale, Liber XV, cap. I., De formis figurisque Deorum naar de Parijse druk van 1509, éd. J. Engels, Utrecht, Instituut voor Laat Latijn der Rijksuniversiteit, 1960 (Werkmateriaal, 1) ; Petrus Berchorius, Reductorium morale, Liber XV, cap. II-XV, éd. J. Engels, Utrecht, Instituut voor Laat Latijn der Rijksuniversiteit, 1962 (Werkmateriaal, 2). Sur les manuscrits de l’Ovide moralisé, voir M. Besseyre et V. Rouchon Mouilleron, « Description des manuscrits », dans Ovide moralisé, Livre I, éd. cit., Paris, 2018, p. 17-88 ; F. Clier-Colombani, « Les différents programmes iconographiques », L’Ovide moralisé illustré, éd. M. Besseyre et M. Possamaï, Cahiers de recherches médiévales et humanistes, t. 30, 2015, p. 21-48 ; S. Cerrito, « La réception du texte. Les mises en prose », dans Ovide moralisé, Livre I, éd. cit., p. 232-260 ; S. Cerrito, « La forme et figure de ceulx et celles que les Anciens cuiderent estre dieux : le De formis figurisque deorum de Pierre Bersuire traduit en français », Studi Francesi, t. 192, 2020, p. 522-529. Retour au texte

12 Évrart de Conty, Le livre des eschez amoureux moralisés, éd. F. Guichard-Tesson et B. Roy, Montréal, Ceres (Bibliothèque du Moyen français, 2), 1993, et Le livre des échecs amoureux : Bibliothèque nationale (ms. fr. 9197), éd. A.-M. Legaré, avec la collaboration de F. Guichard-Tesson et B. Roy, Paris, Chêne, 1991. Retour au texte

13 Une édition digitale de la seconde version de l’Histoire ancienne jusqu’à César, celle du texte du manuscrit de Londres, British Library, Royal, 20 D I, est disponible : The Histoire ancienne jusqu’à César : A Digital Edition, éd. H. Morcos, S. Gaunt, S. Ventura, M. T. Rachetta, H. Ravenhall, N. Romanova et L. Barbieri ; réalisation technique G. Noël, P. Caton, G. Ferraro et M. Husar (ISBN : 978-1-912466-15-3) : http://www.tvof.ac.uk/textviewer/ (dernière consultation 10 septembre 2023). Pour Prose 5, on se référera à Le Roman de Troie en prose, Prose 5, éd. A. Rochebouet, Paris, Classiques Garnier, 2021 (Textes littéraires du Moyen Âge, 59). Retour au texte

14 Boccace, Des cleres et nobles femmes. Ms. Bibl. Nat. 12420, éd. J. Baroin et J. Haffen, Paris, Les Belles lettres, 1993-1995 (Annales littéraires de l’Université de Besançon, 498 et 556). Pour le texte de Boccace, Les Femmes illustres/De mulieribus claris, trad. et introduction J.-Y. Boriaud, éd. V. Zaccaria, Paris, Les Belles Lettres, 2013 (Classiques de l’humanisme, 41). Retour au texte

15 Trad. citée, p. 4. Retour au texte

16 Christine de Pisan, Jean Gerson, Jean de Montreuil, Gontier et Pierre Col, Le débat sur le Roman de la Rose, éd. et trad. E. Hicks, Paris, Champion, 1977 (Bibliothèque du xve siècle, 43) ; Christine de Pizan, Le livre des epistres du debat sus le Rommant de la Rose, éd. A. Valentini, Paris, Classiques Garnier, 2014 (Textes littéraires du Moyen Âge, 29). Retour au texte

17 Christine de Pizan, Le livre de la Cité des dames, introduction et traduction A. Paupert, éd. et notes C. Le Ninan et A. Paupert, Paris, Champion, 2023 (Champion Classiques. Moyen Âge, 59). Retour au texte

18 Christine de Pizan, Le livre de la mutacion de Fortune, éd. S. Solente, Paris, Picard, SATF, 4 t., 1959 (t. 1-2), 1966 (t. 3-4), ici t. 1, v. 1025-1042. Retour au texte

19 On trouvera une liste de ces textes dans l’ouvrage Revisiter la Querelle des femmes. Discours sur l’égalité/inégalité des sexes, de 1400 à 1600, éd. A. Dubois-Nayt, N. Dufournaud et A. Paupert, Saint-Étienne, Publications de l'Université de Saint-Étienne, 2013, qui retrace et analyse l’histoire de la querelle des femmes jusqu’à 1600. Voir aussi Femmes et littérature. Une histoire culturelle, I, dir. M. Reid, Paris, Gallimard, 2020 (Folio essais). Retour au texte

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Référence papier

Catherine Gaullier-Bougassas, « Le succès des héroïnes antiques païennes dans les littératures romanes du xiie au xvie siècle », Bien Dire et Bien Aprandre, 38 | 2023, 3-14.

Référence électronique

Catherine Gaullier-Bougassas, « Le succès des héroïnes antiques païennes dans les littératures romanes du xiie au xvie siècle », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 38 | 2023, mis en ligne le 08 décembre 2023, consulté le 09 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/1800

Auteur

Catherine Gaullier-Bougassas

Univ. Lille, ULR 1061 - ALITHILA - Analyses Littéraires et Histoire de la Langue, F-59000 Lille, France,
Principal Investigator ERC AGRELITA

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