Le titre de cet article pose d’emblée la question de savoir comment parler d’héroïsme médiéval, alors que ni l’ancien français ni le moyen français ne disposent d’un terme équivalent à cette notion antique1, d’autant que le héros grec qui en est l’origine s’inscrit dans des réalités tout à fait propres à la société dont il est issu2.
Cependant, il est de nombreux héros antiques que le Moyen Âge s’est réapproprié – en particulier à partir du xiie siècle avec les romans d’Antiquité comme le Roman d’Eneas. La notion d’héroïsme a donc nécessairement dû, d’une façon ou d’une autre, s’intégrer au système de pensée médiéval. D’après O. Linder, elle l’a fait par le biais de la notion d’hybris, traduite par celle de desmesure3, très présente dans le discours moral médiéval et qu’on retrouve notamment dans la figure du chevalier commettant par orgueil une faute primordiale qu’il doit s’efforcer ensuite de racheter4.
Mais cette réponse proposée à la question de l’héroïsme médiéval amène la question de l’héroïsme féminin. Qu’on parle de héros ou de chevaliers, ce sont toujours des personnages masculins : dans la mythologie gréco-latine, on ne parle pas d’héroïnes, mais de nymphes, de divinités, de reines, de vierges, de filles de rois, etc. ; et les personnages féminins médiévaux ne sont appelés chevaleresses qu’à la fin du Moyen Âge5.
La figure de Didon, toutefois, pose question, car elle possède nombre de caractéristiques du héros au sens antique du terme – qu’on pense à ses errances navales rappelant celles d’Énée, à ses talents de stratège dans la conquête de territoires, à sa qualité de fondatrice de cité ou à sa mort, fort similaire à celle du grand Ajax. À ces qualités viriles6 s’ajoutent toutefois des attributs proprement féminins : sa grande beauté, son amour indéfectible et, dans les versions plus anciennes du mythe, sa chasteté et sa fidélité envers son premier époux Sychée7. Didon ne peut donc être réduite ni à une figure de héros antique masculin, ni à un modèle féminin à l’antique, plus héroïque par sa vertu que par ses actes.
Parce qu’elle est à l’intersection entre héroïsme médiéval et héroïsme féminin, la figure de Didon devrait donc permettre de comprendre ce que peut être une héroïne médiévale, une héroïne païenne de l’Antiquité dans le paysage littéraire médiéval français.
On ne trouve toutefois aucune adaptation médiévale de l’histoire de Didon avant le Roman d’Eneas au xiie siècle, soit trois cents ans après l’ætas vergiliana qui élève pourtant aux nues l’œuvre de Virgile8. Ce paradoxe s’explique par le fait que ce n’est pas Virgile qui sert de modèle aux réécritures médiévales du mythe de Didon, mais bien plutôt Ovide et sa septième Héroïde : l’Eneas est composé en pleine ætas ovidiana et son auteur, bien que généralement fidèle à la source virgilienne, en infléchit la trame narrative de façon à la centrer non pas sur le thème guerrier, mais sur la thématique amoureuse, à la manière d’Ovide.
La réception médiévale du mythe d’Énée ne va donc pas de soi9 et ne devient même possible qu’à partir du moment où le modèle littéraire n’est plus la Didon virgilienne, mais la Didon des Héroïdes, autrement dit quand Didon n’est plus une aventure parmi d’autres sur le chemin d’Énée, mais la voix de la passion amoureuse féminine face à laquelle le héros masculin reste muet.
L’intérêt porté à la Didon ovidienne est tel qu’au début du xive siècle, elle se voit introduite dans l’adaptation médiévale d’une autre œuvre d’Ovide, les Métamorphoses, où elle n’apparaissait pourtant que succinctement : l’Ovide moralisé, qui traduit en moyen français et interprète allégoriquement les Métamorphoses. En effet, l’auteur ajoute à la trame ovidienne du livre XIV – à laquelle il est pourtant fidèle par ailleurs – un passage de près de trois cents vers sur Didon10, dont l’histoire est résumée en à peine six vers dans les Métamorphoses11. L’essentiel de la fable est occupé par une longue complainte de l’amante délaissée12, visiblement inspirée de la septième Héroïde d’Ovide13, en plus de l’Énéide de Virgile14, mais également de l’Eneas15.
Pourtant l’auteur de l’Ovide moralisé se démarque de ses différentes sources par l’interprétation qu’il fait de Didon : l’allégorie fait effectivement d’elle la figure d’Hérésie16. Pourquoi donc une interprétation si négative ? Quelle influence a-t-elle sur la fable et plus particulièrement sur la construction de l’héroïsme de Didon ? En lui offrant une place dans son œuvre, l’auteur fait-il pour autant d’elle une héroïne médiévale ?
Pour répondre à ces questions, nous ne ferons pas une nouvelle comparaison systématique du passage avec les sources clairement identifiées17. Nous nous concentrerons plutôt sur les autres influences littéraires, moins évidentes, qui auront pu jouer un rôle dans sa composition, en cherchant à comprendre les liens qui unissent l’allégorie aux innovations de la fable propres à l’Ovide moralisé, afin de voir à quels modèles héroïques adhère cette nouvelle Didon médiévale et quel héroïsme ce personnage est en mesure de construire.
Vers un héroïsme au sens antique
L’élaboration de la geste héroïque de Didon
Didon revêt de nombreuses qualités communes à celles des héros de l’Antiquité, qualités nécessairement viriles18, le héros antique étant par définition masculin. Aussi est-elle assimilée à la figure de la virago, celle qui a vertu et force d’omme19. Faut-il donc supposer qu’elle doive correspondre à un modèle héroïque au sens antique du terme ?
Dans l’Ovide moralisé, il semble que la construction de son héroïsme se fasse à la manière des héros antiques, par la diffusion de la légende colportant ses hauts faits. En effet, on remarque que le récit du passé de Didon, placé chez Virgile comme chez Ovide dans la bouche du personnage20, est au contraire assumé dans l’Ovide moralisé par le narrateur et conclut la fable, après le récit de la mort de Didon21. C’est ici l’indice du fait que sa mort ne doit pas pour autant marquer sa disparition22.
Dans ce passage, l’éloge des qualités de la reine pourrait aussi bien relever du discours du peuple carthaginois que de celui du narrateur23 ; et c’est justement sur cette ambiguïté que s’appuie l’auteur pour donner à voir la transmission de ce qui va devenir la légende de Didon : la violence de la douleur de ceux qui l’ont connue les amène à diffuser d’elle un portrait que d’autres transmettront à leur tour jusqu’à parvenir symboliquement au narrateur de l’Ovide moralisé. On colporte donc les hauts faits de Didon sous les yeux du lecteur qui assiste ainsi, à travers cette mise en scène littéraire, à la naissance d’un mythe24 :
Plorent la perte et le damage,
Regretent la france roïne
Qui tant estoit de bone orine,
Sage, vaillans, preuz et doutee.
S’amors ne l’eüst assotee,
Qui mains autres fet assoter,
Molt fesoit la dame a douter,
Et molt iert sage et bien aprise,
Et molt estoit de grant emprise,
Ains qu’amours sorprise l’eüst.
La preuve en est que la suite du texte appartient désormais clairement au discours du narrateur qui infléchit la légende de façon à en tirer un discours moral sur les méfaits de l’amour. Il est donc bien visible ici que la construction de l’héroïsme est indissociable de la réception qui est faite de la légende attachée au héros, en l’occurrence à l’héroïne, et donc que l’héroïsme de Didon tend à devenir un héroïsme médiéval.
Mais, dans son discours, le narrateur oppose les qualités de la reine à la folie de l’amante à travers le chiasme des rimes doutee, assotee, assoter, douter, ainsi que par la figure dérivative qui oppose à sorprise les mots aprise et emprise, liés par le parallélisme des deux vers. On retrouve donc la tension entre vertu et démesure, typique du héros antique, d’autant mieux qu’elle se double ensuite d’une démesure d’une autre nature, tout à fait caractéristique également : l’orgueil, qui peut traduire le mot hybris. L’auteur suggère en effet l’idée, originale par rapport à ses sources25, que la passion malheureuse de Didon fut la punition de son excessive ambition et de son orgueil26. On a donc ici tous les éléments du destin du héros antique.
Le développement final sur le passé de Didon suggère de surcroît l’idée que les malheurs qui s’abattent sur elle sont dus à une fatalité héréditaire, son frère de male orine venant jeter une ombre sur la france roïne / Qui tant estoit de bone orine27 et la mort de Sychée appelant celle de Didon28. Mais surtout, l’histoire de Didon, ses travaulz29 au sens épique, ressemblent fort à ceux d’Énée, exilé lui aussi et contraint à parcourir les mers pour fonder une nouvelle cité qui donnera naissance à une grande civilisation.
Ainsi donc, de l’éloge de qualités viriles typiques du héros antique à la construction d’un héroïsme hybristique en passant par la mise en scène de la transmission de la légende, tous les éléments sont réunis pour faire de Didon une figure de héros antique.
Le guerredon et le service : Didon en femme chevalier ?
Toutefois, l’addition est marquée par un effacement des références païennes plus systématique encore que dans l’Eneas, contredisant ainsi le modèle du héros antique puni par les dieux30.
Or, l’Ovide moralisé place dans la bouche de Didon deux notions typiquement médiévales qui renvoient aux codes de la chevalerie, le service et le guerredon, comme si l’héroïsme de Didon s’apparentait à un héroïsme médiéval de type chevaleresque31 :
« S’il ne revient, je m’occirai
De son branc dont il me fist don.
Bien doi avoir tel guerredon
Dou service que li ai fait ! »
En effet, rendre un bien pour un bien relève de l’éthique chevaleresque, le principe du do ut des constituant le socle des relations entre chevaliers : « le don appel[le] le guerredon, bienfait d’ordre social destiné à sceller la solidarité de la chevalerie et à attacher au ‘patron’ les compagnons guerriers qui le servent32. » La notion de service, étroitement liée, donc, à celle de guerredon, définit dans la société féodale la relation du vassal à son seigneur33.
Or, ces notions ne sont pas présentes dans l’Eneas, alors même qu’un passage s’y prêterait tout à fait : quand Didon envoie Anne porter son message à Énée, elle invoque le devoir de rendre le bien par le bien, mais sans employer les termes de guerredon ni de service34. Ainsi donc, l’Ovide moralisé, contrairement à l’Eneas qui fait de Didon une héroïne du pathétique35, s’intéresse visiblement à la possibilité, du moins, d’un héroïsme chevaleresque pour Didon.
Certes, le guerredon ne se pratique pas uniquement de chevalier à chevalier et la notion de service a pu être réemployée dans d’autres contextes que celui de la vassalité, notamment dans le contexte courtois, où l’amant rend à sa dame un service, comme un vassal à son seigneur36. On pourra donc objecter que ces deux notions, dans la bouche d’une Didon du xive siècle potentiellement héritière de cette image courtoise, n’ont rien de surprenant et ne permettent pas de supposer qu’elle puisse s’intégrer à l’héroïsme chevaleresque.
Didon et le modèle héroïque courtois
Cependant, dans l’Ovide moralisé, Didon n’est pas décrite en dame courtoise, contrairement à ce qu’on trouve dans l’Eneas où elle tend visiblement vers cet idéal37. Elle n’est même jamais décrite physiquement, alors que la descriptio pullæ est pour ainsi dire un passage obligé de la lyrique amoureuse, l’héroïne courtoise se définissant avant tout par sa beauté38.
Au contraire, Didon revêt les traits de l’amant courtois, comme si les rôles étaient inversés. C’est elle qui vit l’innamoramento39 et se voue au service d’Énée40 qui, en retour, ne lui témoigne qu’indifférence41, à la façon de la belle dame sans mercy de la lyrique amoureuse, ce qui ne fait d’ailleurs qu’accroître la passion de Didon42, conformément au schéma courtois43.
Toutefois, la fin de la fable souligne bien que cet idéal de l’amour courtois n’est pas atteint44 :
Morte est a grant desconvenue
Por fole amour desmesuree
Qui l’ot sorprise et embrasee.
L’expression fole amour desmesuree permet de rapprocher la passion de Didon de la fole amour, variante charnelle de l’amour courtois, d’autant plus que Didon parle d’Énée comme de son dru45, comme les amants de la fole amour46. Si elle semble chercher à s’identifier au modèle héroïque de l’amant courtois, Didon n’y parvient donc pas, car l’amour qu’elle tente de définir d’après les codes courtois glisse vers une passion effrénée où prime le corps.
Cette conclusion laisse assez entendre la condamnation, conforme au discours clérical médiéval47, de cette fole amour par l’auteur, et explique que Didon soit interprétée comme la figure d’Hérésie dans l’allégorie. De fait, tout ce qui pourrait susciter la compassion à l’égard de Didon – notamment sa complainte pathétique48 – n’y est pas interprété. La seule exception concerne la grossesse bien avérée de Didon49. Or, cet élément, qui est pourtant une innovation de l’Ovide moralisé contribuant a priori à présenter Didon en victime, devient dans l’allégorie la marque même de sa folie50.
L’association du terme fol à l’adjectif desmesuré achève de confirmer notre hypothèse selon laquelle Didon tente de se conformer au modèle héroïque de l’amant courtois, plutôt qu’à celui de la dame courtoise, mais sans y parvenir, car un lien est ainsi établi entre la folie du fol amant51 et la desmesure qui est le propre d’un autre modèle héroïque courtois défaillant, à savoir le chevalier de roman commettant une faute vis-à-vis de sa dame.
Contrairement aux héroïnes de la littérature courtoise, Didon n’est pas seulement le support idéalisé de l’amour52 ; elle vit elle-même l’amour, et elle le vit comme un combat. En témoigne la description de son mal d’amor53 :
Trop me fait s’amour traveillier,
Souspirer et plaindre et veillier
Sans repos prendre et sans sejor.
Le seul mot de l’addition construit sur la même racine que traveillier est travaulz54 qui désigne les aventures d’Énée et de ses compagnons, ce qui semble autoriser à assimiler la douleur de Didon à celle du chevalier errant, dont Énée est l’équivalent évident. Il en va de même de l’expression Sans repos prendre et sans sejor faisant écho à grant aise et grant repos / Prist la55, qui concerne encore Énée se reposant de ses errances maritimes, quelques vers plus haut.
Notons cependant que, contrairement à l’Eneas56, la description du mal d’amour est ici placée dans la bouche de Didon, à la manière ovidienne, ce qui révèle que c’est Didon qui se fait le porte-parole de son propre héroïsme. Si elle peut ainsi tenter de s’affirmer comme figure héroïque, là où d’autres héroïnes féminines médiévales n’ont pas cette opportunité57, ce déplacement du discours laisse aussi entendre que si l’auteur de l’Ovide moralisé lui accorde longuement la parole pour la confronter à différents modèles héroïques, il se refuse toutefois à soutenir ses tentatives d’identification.
L’héroïsme aporétique de Didon
Une chevalerie féminine fantasmée
Pour tâcher de comprendre comment l’héroïsme de Didon échoue à s’identifier à ces différents modèles héroïques, intéressons-nous au symbole viril par excellence que possède Didon : l’épée reçue d’Énée.
Dans l’Antiquité, une femme utilisant une épée contre autrui est nécessairement une figure négative58 et il faut attendre la fin du xive siècle pour voir apparaître des héroïnes positives portant effectivement les armes, avec notamment les Neuf Preuses59. Auparavant, des héroïnes de chansons de geste portent déjà les armes, mais occasionnellement, sans que l’épée devienne leur attribut ou leur propriété60.
La Didon de l’Ovide moralisé a donc cela d’original pour une héroïne du début du xive siècle qu’elle ne se contente pas d’utiliser une épée contre elle-même et contre l’enfant qu’elle porte61 : elle l’a reçue en cadeau. Or, dans la pensée médiévale, recevoir une épée ne signifie rien de moins que devenir chevalier. En effet, le verbe adouber a d’abord, dans son acception la plus courante, le seul sens de « donner une arme » ; mais à la fin du xiie siècle le mot est plus généralement employé dans son sens cérémoniel et, à partir de là, le don de l’épée devient le cœur des cérémonies d’adoubement62.
On comprend, ce faisant, que le présent d’Énée n’a rien d’anodin, d’autant plus que le don de l’épée n’intervient qu’à l’issue du vasselage d’un jeune homme auprès de son seigneur, en guerredon de ses loyaux services63. Quand Didon parle du service rendu à Énée, après avoir insisté sur l’abandon de sa personne et de ses biens64, on comprend donc qu’il s’agit, dans sa bouche, d’une relation relevant du vasselage plutôt que d’une aide ponctuelle.
Ainsi Didon ressemble-t-elle fort à un vassal élevé au rang de chevalier par son seigneur. Cependant, elle n’apparaît ainsi que dans son propre discours ; c’est elle qui tente de s’identifier au modèle héroïque du chevalier en s’appropriant les notions de guerredon et de service. S’appuyant sur la similarité de sa situation à celle d’un adoubement, elle s’imagine en femme chevalier, mais elle n’est pas véritablement adoubée et n’accède donc pas à ce statut. Le fait que, dans cet adoubement fantasmé, elle dépouille de son épée celui-là même qui l’ordonne le prouve bien : si elle s’imagine en chevalier, c’est pour mieux dépouiller Énée de ce statut et prendre sa place de héros, par dépit de l’abandon qu’elle subit et de son impossibilité à adhérer au modèle héroïque de l’amante courtoise.
Cela étant, Didon résout elle-même cette aporie de la femme chevalier en s’imaginant immédiatement après en serve d’Énée65 – idée qu’on ne retrouve dans aucune source66 – c’est-à-dire en se rabaissant à un statut social qui exclut toute possibilité d’adoubement67. Didon reste donc consciente que cet héroïsme chevaleresque lui est interdit.
En effet, il semblerait que la desmesure de Didon soit telle qu’elle soit dans l’incapacité de se racheter. Le chevalier de roman, on l’a vu, est lui-même enclin à cette desmesure qui l’amène à déchoir de son statut de bon chevalier ; mais ce n’est qu’une crise temporaire qui est l’occasion pour lui de se dépasser pour se racheter. On peut ici rappeler la distinction entre le mal d’amors des romans arthuriens en vers, qui n’est qu’un symptôme de l’amour naissant et finit par guérir, et la fole amour dont est victime Didon et qui ne mène jamais à une fin heureuse68.
Didon, en effet, ne dépasse pas le moment de crise du fait de son abandon total, sur lequel l’auteur comme le personnage insistent particulièrement69. Or, dans les trois énumérations ternaires de ce que Didon abandonne à Énée, le terme cors est le seul à apparaître systématiquement. L’abandon du corps est donc ici l’élément crucial. Et de fait, c’est lui qui la fait basculer dans la fole amour et dans la desmesure. Le cors réapparaît d’ailleurs une dernière fois au moment de sa mort : Tost fu ses cors ars et espris70, « son corps fut tout entier brûlé et embrasé ». Ainsi, l’abandon charnel de Didon mène à la destruction totale de son corps, ce qui est une innovation de l’Ovide moralisé par rapport à ses sources71, mais qui se comprend bien quand on envisage la passion du personnage comme une fole amour72.
Didon l’anti-héroïne
Didon est donc bien consciente de son échec. Son ironie le montre : elle constate avec amertume qu’Énée ne respecte pas les codes chevaleresques à son égard, aucun guerredon ne faisant écho à son service. Elle emploie alors ironiquement le proverbe Ensi vait de bien fait col frait ! (« ainsi a-t-on, pour un bienfait donné, le cou brisé73 »). Elle accentue ainsi le caractère tragique de la situation paradoxale dans laquelle elle se trouve, car elle s’apprête à mourir sous la lame de l’épée qui lui a été offerte par son amant. L’emploi de ce proverbe est d’autant plus pertinent qu’il va bientôt s’appliquer de façon littérale, avec la mort de Didon, sachant qu’on est ici à la toute fin de sa complainte.
Cette ironie de la Didon de l’Ovide moralisé est tout à fait originale par rapport aux différentes sources. En effet, l’héroïne n’y est pas sciemment ironique, mais subit l’ironie tragique de sa situation : dans l’Eneas et dans l’Énéide, parce que c’est le narrateur qui souligne le paradoxe du présent porteur de mort74 ; dans l’Héroïde, parce que Didon ne souligne pas le paradoxe, mais au contraire l’adéquation entre le présent d’Énée et sa situation actuelle – à savoir qu’elle veut mourir75.
Contrairement aux autres Didon, victimes de l’ironie tragique76, celle de l’Ovide moralisé peut faire preuve d’ironie parce qu’elle est consciente de son incapacité à adhérer aux différents modèles héroïques qui se proposent à elle. Parce qu’elle décide de sa mort, elle peut s’en moquer et donc échapper au destin subi par le héros ordinaire.
L’ironie réapparaît dans un autre passage à tonalité proverbiale77 :
L’on selt dire un mot veritable
Que feme a le cuer trop baÿs78
Qui d’ome d’estrange paÿs
Fait son acointe ne son dru.
L’emploi de cette sentence, à l’origine incertaine79, est intéressant, parce que Didon détourne à nouveau le langage proverbial pour se placer en victime, en vidant ces propos de leur contenu misogyne. À l’inverse, dans l’Eneas, des propos misogynes similaires sont tenus au premier degré par les prétendants éconduits de Didon qui la traitent de femme insensée, avec l’assentiment du narrateur80. Le langage proverbial est ici volontairement détourné par Didon, car elle refuse d’accepter la fatalité de son destin d’héroïne sans avenir, d’amante sans amant. Elle s’élève donc contre le fatalisme intrinsèquement lié à toute parole proverbiale.
Alors que la présence de proverbes médiévaux dans la bouche de Didon pourrait a priori contribuer à l’assimiler, sinon à un héroïsme médiéval, du moins au monde médiéval, cela l’en éloigne au contraire, car Didon refuse de se soumettre au langage proverbial. Mais ce faisant, elle revendique son statut hors du commun et s’affirme ainsi avec force en héroïne.
La construction de l’héroïsme de Didon se fait donc à contre-courant des modes de pensée du Moyen Âge dont les proverbes sont le reflet. Incapable à la fois d’être une héroïne courtoise et un héros chevaleresque, Didon ne peut que devenir un contre-modèle, une anti-héroïne avant l’heure, ce qui est de fait confirmé par l’allégorie.
Voilà qui explique qu’il ne soit presque question que d’Énée dans l’allégorie, Didon n’ayant droit, quant à elle, qu’à une vingtaine de vers81. L’interprétation est même en décalage par rapport à la fable, car la plus grande partie en est consacrée aux errances d’Énée. Ainsi, tout le début de l’allégorie interprète la tempête qui détourne Énée de sa destination82, soit seulement huit vers de la fable83, avec un développement de treize vers sur Charybde et Scylla, alors que la fable ne raconte pas cet épisode84. Ensuite, après trois vers évoquant Didon-Hérésie, l’auteur mène un autre développement sur la réparation des nefs d’Énée85.
La seconde partie de l’allégorie est davantage centrée sur Didon86, mais l’auteur ajoute encore, après la mort de celle-ci, l’interprétation du début de la fable suivante, à savoir l’arrivée d’Énée au mont Eryx87. En somme, c’est Énée qui prend ici le devant de la scène et Didon n’a désormais d’existence qu’en tant qu’elle sert à l’interprétation du personnage masculin.
Que Didon échoue ainsi à rester une héroïne dans l’allégorie s’explique par le fait que son héroïsme n’a finalement réussi à se fonder que sur le rejet des valeurs de l’héroïsme médiéval. L’héroïne païenne ne parvient donc à devenir dans l’Ovide moralisé qu’une anti-héroïne.