Dido bonne martire. Lecture de la septième héroïde dans les manuscrits du Livre des Epistres d’Ovide d’Octovien de Saint-Gelais

  • Dido bonne martire. Reading the Seventh Heroide in the Manuscripts of the Livre des Epistres d’Ovide by Octovien de Saint-Gelais

DOI : 10.54563/bdba.1891

p. 103-120

Abstracts

La traduction des Héroïdes d’Ovide par Octovien de Saint-Gelais (1497) a connu un franc succès pendant environ cinquante ans. Aujourd’hui méconnu en raison de l’absence d’édition critique, ce très beau texte en décasyllabes mérite qu’on le relise. Cet article propose une lecture de la septième héroïde de Didon à Énée, en étudiant d’une part la méthode de traduction de Saint-Gelais (ajouts, omissions, paratextes) et d’autre part le remaniement normand anonyme du début du xvie siècle.

Octovien de Saint-Gelais’ translation of Ovid’s Heroides (1497) was a great success for about fifty years. This beautiful versified text deserves to be reread, but it is little known today due to the lack of a critical edition. This article proposes a reading of the seventh heroide (Dido to Aeneas), by studying on the one hand Saint-Gelais’ method of translation (additions, omissions, paratext) and on the other hand the anonymous Norman reworking of the beginning of the 16th century.

Outline

Text

Il faut que maugré toy, en ton mal tu te tiennes,
Il faut que maugré toy aux larmes tu reviennes
1.

Dido bonne martire. C’est ainsi qu’un lecteur ou une lectrice du début du xvie siècle a annoté le premier folio de l’héroïde de Didon à Énée dans son exemplaire du Livre des Epistres d’Ovide, c’est-à-dire la traduction des Héroïdes par Octovien de Saint-Gelais, imprimée par Vérard vers 15052. Voilà comment l’un des très nombreux lecteurs de cette traduction comprenait le personnage légendaire, modulant les soupirs de la sainte et les cris de la femme à la bonté abusée. Nous avons voulu nous aussi relire la septième héroïde dans sa première traduction en moyen français, que l’évêque d’Angoulême composa en 1497 pour la cour de Charles VIII. Par le biais d’une méthode philologique sommaire qui a consisté dans la comparaison de l’original latin et de la traduction en moyen français, nous avons voulu faire dialoguer à travers les siècles et les manuscrits deux poètes, Ovide et Saint-Gelais, et un remanieur normand demeuré anonyme. Ces deux derniers auteurs incarnent pour nous, médiévistes contemporains, deux manières concrètes de lire les Héroïdes à la fin du Moyen Âge.

Imprimé à de très nombreuses reprises pendant toute la première moitié du xvie siècle, ce très beau texte en décasyllabes est surtout connu aujourd’hui pour la splendeur de ses manuscrits, enluminés par de grands noms de la miniature autour de 1500 comme Jean Pichore ou Robinet Testard3. Il n’existe à l’heure actuelle aucune édition critique des Héroïdes, mais Sandra Provini en projette une. Maryse Deschamps a donné une transcription du manuscrit P3 dans son mémoire de maîtrise en 1988, que nous utiliserons ici et qui est disponible en ligne4. La rapide mise au point philologique qui introduira notre propos n’a pas pour but d’établir un stemma codicum mais de distinguer avec certitude la primauté du manuscrit P3 et les innovations du copiste du manuscrit P2, deux témoins qui nous occuperont ensuite. Par exemple, pour intéressante qu’elle pourrait être d’un point de vue littéraire, l’omission des deux derniers vers de l’épître dans le manuscrit P2 (La malheureuse s’occist de propre main/ Pour le deppart de l’amant inhumain) doit remonter à son archétype et non à l’intention du remanieur. Nous voudrions par la même occasion rappeler l’importance d’une étude philologique comme préalable nécessaire à toute tentative d’exégèse, et surtout encourager les études sur un poète majeur de la première modernité.

La traduction des Héroïdes : un survol

Les Héroïdes ont connu un franc succès dont témoignent d’une part le nombre de manuscrits conservés (quinze, plus un détruit) et d’éditions imprimées successives (une trentaine entre 1500 et 15465), d’autre part l’influence considérable de la traduction sur la naissance de l’élégie française6 et des auteurs comme Michel d’Amboise7, jusqu’à ce qu’elle soit partiellement remplacée par la traduction de Charles Fontaine en 15468. Voici un rapide survol de la tradition manuscrite et des sigles que nous utiliserons tout au long de l’article ; pour ce qui est des imprimés nous ne mentionnons que l’editio princeps de 1500. N’ayant pas pu la consulter, nous avons utilisé ci-après l’édition réalisée pour Antoine Vérard après 15039.

P1 Paris, BnF, ms. fr. 873
P2 Paris, BnF, ms. fr. 874
P3 Paris, BnF, ms. fr. 875
P4 Paris, BnF, mss fr. 876-877
P5 Paris, BnF, ms. fr. 1641
P6 Paris, BnF, ms. fr. 20018
P7 Paris, BnF, ms. fr. 25397
P8 Paris, BnF, Arsenal, ms. 5108
P9 Paris, Assemblée nationale, Bibliothèque de la Chambre des députés, ms. 1466
G Los Angeles, Getty, ms. 12110
L Londres, British Library, ms. Harley 4867
O Oxford, Balliol College, ms. 383
S San Marino, CA, Huntington Library, ms. HM 6011
V Vienne, Österreischische Nationalbibliothek, ms. 2624
X Manuscrit vendu chez Christie’s en 1973 (incomplet : 38 folios12)
(D) Dresde, Sächsische Landesbibliothek, ms. Oc. 65 (détruit)
Les XXI espistres d’Ovide translatees de latin en françoys par reverend pere en Dieu monseigneur l’evesque d’Angoulesme, Paris, Michel Le Noir, 29.X.1500, 4°13. Un seul exemplaire connu : Parme, Biblioteca Palatina, Inc. Par. 237.

Le manuscrit P1 donne la date du texte, le 16 février 1496 (1497 n. s.14). À cette date, Octovien occupe le siège épiscopal d’Angoulême depuis deux ans et demi seulement, et quoiqu’il doive à son nouveau sacerdoce de tarir un peu la veine galante qu’il entretenait comme jeune courtisan, le choix des Héroïdes lui permettait de conjuguer le prestige de l’auctoritas au souvenir de compositions plus lestes. Charles d’Angoulême étant mort le 1er janvier 1496, sa veuve Louise de Savoie, fatalement abandonnée par son époux, devenait une lectrice modèle pour les Héroïdes. Nulle part il n’est fait mention de la veuve dans les paratextes, en revanche c’est Charles VIII que le poète apostrophe dans son prologue. On ne connaît pourtant pas de manuscrit de dédicace au souverain, et si les enluminures frontispices des témoins P7 et P8 représentent des scènes de remise du manuscrit, on ne sait rien par ailleurs des propriétaires de ces codex. La date des témoins les plus anciens peut se déduire de facteurs extratextuels : 1497 pour P3 d’après un livre de comptes de Louise de Savoie, après 1502 pour P2 (indication feu monsieur l’evesque d’Angoulesme nommé Octovien de Saint Gelais, fol. 1ro), avant 1503 pour O (mort de son propriétaire Jean de Chabannes), avant 1510 pour G (date de fin d’activité du Maître de la Chronique scandaleuse). Quant à la provenance des manuscrits, elle est assurée par l’identification des copistes et/ou enlumineurs : Jean Pichore (P1P2P9, V), Jean Michel (P3) et Robinet Testard (P3S). En outre, P3, P6 et S ont l’avantage de présenter des graphies charentaises (veuhe pour veue par ex.), ce qui laisse augurer d’une réalisation géographiquement proche de l’auteur.

On connaît les commanditaires ou les premiers propriétaires de certains de ces manuscrits grâce aux ex-libris ou aux armes représentées dans la décoration : Louise de Savoie pour P1, Jean de Chabannes, comte de Dammartin (1462-1503) pour O15, Étienne Lallemant pour P816, Antoine le Bon, duc de Lorraine ou sa fille Anne17 pour D, la sénéchale d’Armagnac pour P6 (signature fol. 112vo), Gaspard de Coligny pour V (fol. 1ro), Anne de Bretagne pour G (son portrait au fol. 55ro), Marguerite d’Autriche enfin pour un manuscrit perdu18. Pour d’autres manuscrits, les propriétaires demeurent encore des énigmes, comme c’est le cas du témoin L qui porte les monogrammes SE et IL et la signature de Michel Commain, inconnu par ailleurs (fol. 189ro), et de P2, illustré de colonnes et de serrures (fol. 188vo), sur lequel nous reviendrons plus loin. On voit en tout cas que le texte a eu un vaste succès tant auprès des lecteurs que des lectrices, dans les plus hautes sphères de la société autour de 1500.

La plupart des manuscrits donnent les 21 épîtres ; seuls quelques-uns sont incomplets : P2 n’a pas les épîtres 20 et 21, P4 ne donne que les dix premières, G n’en a que cinq (5, 10, 7, 2, 6), enfin P9 est mutilé de six enluminures et le texte au verso de ces feuillets est manquant. Tous ces manuscrits sont monotextuels à l’exception de O, qui s’ouvre sur un court portrait d’Alexandre le Grand anonyme en prose, et de G qui ajoute trois textes de Saint-Gelais à la sélection de cinq Héroïdes : l’Épitaphe de Mme de Balsac (il s’agit de Marie de Montberon, épouse de Geoffroi de Balsac seigneur de Montmorillon, morte en 1492), L’Arrêt de la louange de la dame sans si et L’Appel des trois dames contre la belle sans si19. Le prologue nous est transmis par six manuscrits (P4, P5, P7, P8, P9, O) et les éditions imprimées. La table des matières initiale est plus rare (P3, P6, P7, L ; P9, O et Vérard la donnent en fin de volume). Enfin, le manuscrit O et l’imprimé de Vérard donnent en marge quelques vers latins.

Nous avons collationné la septième héroïde et les paratextes de l’œuvre. Une fois appliquée la méthode des fautes communes, on peut assurer les filiations suivantes : une première famille rassemble P3, P4, P5, P6 et S. P3 et P6 sont des manuscrits jumeaux desquels il faut sans doute rapprocher S, et il y a de fortes chances pour qu’ils dérivent d’un archétype ancien proche de l’original. Les manuscrits P1, P7, P8, L et V appartiennent à une même famille au sein de laquelle P1, V et L d’une part, P7 et P8 de l’autre forment des sous-familles. Enfin, les manuscrits P2, P9, O et l’imprimé Vérard suivent un même archétype (il leur manque à tous quatre les deux derniers vers de l’héroïde de Didon par ex.), et dans cette branche O et Vérard forment un sous-groupe. Le modèle latin utilisé par Saint-Gelais est encore à trouver, mais il appartiendra pour sûr à la famille de manuscrits latins P, comme l’indique la variante du v. 157 (matrem] patrem) et sa traduction par Anchisés le tien antique pere.

Suite à cette mise au point, le but de la présente étude n’étant ni l’édition critique ni l’établissement d’un stemma codicum, nous nous attarderons seulement sur deux manuscrits. Le manuscrit P3 d’abord, probablement l’un des plus proches de la composition du texte, nous fournira un texte de base sûr pour apprécier le travail de traduction d’Ovide par Saint-Gelais. Dans un second temps, le manuscrit P2, objet d’un remaniement réalisé après la mort de l’évêque d’Angoulême, nous offrira l’aperçu d’une lecture possible de la septième épître autour de 1500.

P3 : Louise de Savoie lectrix in fabula

Le manuscrit P3, l’un des plus anciens témoins du texte, a appartenu à Louise de Savoie. Il est l’œuvre conjointe du copiste Jean Michel et de l’enlumineur Robinet Testard. Sans doute a-t-il été réalisé en Charente. Manuscrit de base de la transcription de Maryse Deschamps que nous utiliserons ici, il sera notre porte d’entrée dans le texte.

Dans son prologue20, Octovien de Saint-Gelais remercie Charles VIII de l’intérêt qu’il a bien voulu déjà montrer pour sa poésie : le poète se présente ainsi comme semons poursuivre, par instigacion de bonne volunté, le premier labeur de [sa] plume. Sa volonté présente, au titre de vray subgect, est de rendre son seigneur à luy propice. La poésie latine, doulce et melliflue, langue tant de bien dire coustumiere, est un somptueulx et feconde territoire dont Ovide est un fruit louable, treseloquant et renommé, loué par les Anciens et irréprochable dans la matiere et son art21. L’entreprise de « translacion » en vulgaire stille n’est pas présentée comme une œuvre morale ni comme adaptée à l’actualité du temps (comme ce sera le cas de la traduction de Virgile pour Louis XII en 150022), mais pour donner au roi plaisir à vostre oeil, recreacion de cueur et resfrigere de pancee. Œuvre de divertissement donc, de l’aveu de son traducteur, que ces Héroïdes pour le milieu curial même si bien sûr, comme l’écrit Marine Molins, « en cette période où le roi vient de mourir et où les gentilshommes français font la guerre en Italie, il leur est facile de se sentir l’âme d’un Énée ou d’un Ulysse, tandis que les dames éloignées se prennent volontiers pour Pénélope ou Didon23 ». En vérité, à y regarder de plus près, l’éthopée n’est de toute évidence pas absente de la translation de Saint-Gelais.

Marine Molins a consacré quelques pages de sa thèse à utiliser la méthode de comparaison du latin et du moyen français que nous employons ici24. Elle relève, sous la plume de l’évêque d’Angoulême, plusieurs tendances que nous constatons aussi : la simplification des références antiques25, le développement de l’expression des sentiments et de la psychologie des personnages, enfin l’allègement du poids du fatum pour rendre leur part de responsabilité aux hommes et aux femmes26. À l’appui de cette dernière idée, Marine Molins cite la disparition des Euménides (v. 96) et des dieux (v. 2327), mais aussi l’incrimination de la sœur Anne : o ma seur Anne, coulpable du meffait (Anna soror, soror Anna, meae male conscia culpae, v. 191). En outre, Anneliese P. Renck constate que Saint-Gelais élimine dans sa traduction les allusions à certaines parties du corps des héroïnes (les os, les cheveux, le cou), créant « une image corporelle moins impressionnante où chaque héroïne est plus individualisée qu’elle ne l’était dans le texte d’origine28 ».

Horizon de lecture(s)

Dès le début du texte, Saint-Gelais résout élégamment l’anacoluthe qui ouvre l’épître latine en raison d’une corruption de la tradition textuelle. Mais il ajoute surtout des vers qui définissent un programme de lecture résolument orienté :

Sic ubi fata uocant, udis abiectus in herbis
Ad uada Maeandri concinit albus olor.
Nec quia te nostra sperem prece posse moueri,
Adloquor (aduerso mouimus ista deo
29)

Comme le cisne quant mort luy est prochaine
Doulcement chante et à voix tresseraine,
Pareillement je Dido, pour tout voir,
Qui ne te puys par pryere esmouvoir
Et qui plus n’ay en ta veuhe esperance,
Ores te fais sçavoir ma doleance.
Bien sçay pourtant que ma malleureté
Empeschera toute ma voulenté.

On constate d’une part la disparition d’une référence antique, Ad uada Maeandri, qui aurait compliqué la clarté du texte. Ces disparitions sont constantes tout au long du texte30. En outre, l’affirmation d’une tonalité élégiaque se fait sentir dans l’ajout de l’hémistiche et à voix tresseraine et dans l’insistance sur le départ d’Énée vécu du point de vue de l’héroïne (Et qui plus n’ay en ta veuhe esperance) et à travers ses sentiments (Ores te fais sçavoir ma doleance). Tout cela est en germe dans l’hypotexte mais explicitement développé par le traducteur qui ambitionne de peindre la douleur de Didon en resserrant la narration sur elle. Cette volonté est aussi sensible dans les enluminures de Robinet Testard qui illustrent ce manuscrit et représentent les femmes de très près et avec des visages disproportionnés, sans aucun recul pour le spectateur31. Plus loin dans l’héroïde, la suppression d’une incise où Didon espère un avenir glorieux et apaisé à Énée (v. 159-162) ira également dans ce sens. Le remanieur de P2 quant à lui accentuera encore cet effet de focalisation en supprimant tous les passages dont Didon n’est pas le personnage principal (cf. infra). D’autres ajouts confirment cette insistance sur le départ d’Énée vu au travers des yeux de Didon : Et si seroit Dido habandonnee (pour traduire Dido sans adjectif pour la qualifier, v. 68) ; Si de moy n’as pitié comme banye (nec mihi tu curae, v. 75) ; nul peril en me fuyant t’avieigne ; au partement de moy et de ma terre ; Considere que ce m’est piteux fait/ Si tu t’en vais, cuydant ailleurs acquerre, et surtout le dernier vers de la missive : La malheureuse s’occist de propre main/ Pour le deppart de l’amant inhumain (ipsa sua Dido concidit usa manu, v. 196).

Énée, « présenté sous un jour des plus noirs32 »

L’origine des maux de Didon est de prime abord associée à la fausseté du personnage d’Énée. Bien des éléments textuels ajoutés par Saint-Gelais brossent un portrait dépréciatif du héros troyen : le faulx Enee (3 occurrences), l’amant inhumain, fier et oublieux, d’aultres biens envieux, parjure et rigoureux, meschant et malleureux, desloyal amant, desloyal et pervers, s’est révélé hypocrite et inconstant : de leaulté ne tient goutte en sa main. Deux vers complètement absents du passage où Ovide décrit le héros emportant ses pénates (v. 129-132) sont ajoutés : doulx et piteux quant tu party de Troye/ […] Mais quant tes ditz et tes faitz sont changez. La propension d’Énée au mensonge est accentuée par la révélation d’une intention nuisible : Tu ne sces fors de mensonges user/ Pour toutes gens attraire et abuser (omnia mentiris, v. 81). Au sujet de ce corps desleal qui peut-être a rendu Didon enceinte, provoquant son piteux recors, un soupçon de laideur s’ajoute à la prophétie d’un héros vieillissant quand il abordera Rome : Tu seras laid et ja devenu vieulx (tibi seni, v. 148). Emporté par la tonalité élégiaque de sa traduction, Saint-Gelais prête pourtant à Énée des sentiments, mais ils ne sont pas tournés vers Didon, accentuant ainsi l’abandon et la solitude de l’héroïne : Voire et que Hector dont tant fais de regretz/ Feust encor sus et sa puissance en vie (Hectore uiuo, v. 144). Le dernier personnage à entretenir cette tonalité élégiaque soigneusement développée par le traducteur est Sychée qui tous les jours m’appelle et me regrette/ En me disant : Dido, que fays tu tant ?/ Ne voy tu pas Sicheüs qui t’atent ? (ipse sono tenui dixit : « Elissa, ueni », v. 102).

Pourtant la culpabilité n’est pas tout entière attribuée à Énée dans le texte. Des vers comme Et toutesfoiz, meschante que je fuz/ […] Puisque je suis ta serve et ta captive,/ Qu(i) trop, fus, las ! à te complaire hastive ! rendent à Didon une responsabilité qu’elle n’endosse pas dans le texte latin, même si les charmes d’Énée la disculpent : Si j’ay erré et fait piteuse queste,/ Mon erreur a excuse assez honneste :/ Je ne sçay femme, tant feust bonne ou aprise,/ Qui de l’amour d’ung tel n’eust esté prise (si fuit errandum, causas habet error honestas, v. 109), et plus loin l’ajout Et trop pour vray alors deceue fuz/ Quant sa beaulté me gaigna sans reffuz ;/ Et puis mon cuer trop enclin à pitié/ Fut tost esmeu d’avoir ton amytié :/ Ce prompt vouloir et ma coulpe soubdaine/ Sera cause de ma derniere peyne. Le rappel de l’union avec Énée dans la grotte prend des allures de confession chrétienne : Et pleust à Dieu qui tout scet et entend/ Que je me feusse bien arrestee à tant/ Et qu’ores fust estainte et consumee/ De mon peché la fame et renommee ! (his tamen officiis utinam contenta fuissem/ et mihi concubitus fama sepulta foret !, v. 91-92). Confier ces actes à l’image sacrée de Sychée lui vaut des remords qui n’existaient pas non plus en latin : Plus ne me doiz desormais nommer bonne,/ Ains requerir aux dieux pugnicion/ De ma maulvaise et faulse intention !/ Au fort pourtant, en peu de jours et d’heure,/ Par propre <mort> le suyvray sans demeure, et plus loin Mais la fainte d’ung amant m’a deceue,/ Donne et octroye à ma coulpe pardon :/ Ce n’ay je fait par argent ne par don33 ;/ Ung qui sembloit honneste et debonnaire/ M’a vaincue pour plus tost luy complaire (da ueniam culpae ; decepit idoneus auctor ;/ inuidiam noxae detrahit ille meae, v. 105-106).

Pour autant, si elle a ainsi de son propre aveu oultrepassé/ De leaulté et chasteté la bonne, elle ne sera pas accusée, par des lecteurs du moyen français, d’abandonner le souvenir et les cendres de son premier époux : le vers exula agor cineresque uiri patriamque relinquo (v. 115) est réduit à Incontinant je fuz faicte exillee/ De mon paÿs et ma terre pillee. Enfin, les torts sont également partagés avec la sœur, Anna étant elle aussi incriminée à la fin du texte : O ma seur Anne, coulpable du meffait (cf. supra). Seul l’enfant qui pourrait naître est disculpé : Ainsi sera cest enfant miserable,/ Mort avec moy sans en estre coulpable (accedet fatis matris miserabilis infans, v. 135), accentuant dans son innocence la responsabilité partagée par l’ensemble du personnel romanesque de l’héroïde.

Urgences

L’élégie enfin s’affirme dans le rapport de Didon au temps. Le passé est nettement glorifié pour accentuer le pathétique des regrets présents : description laudative de Carthage, Ceste terre fertille, cité si tres belle/ Riche en pouoir, aux ennemys rebelle ; regret de sa bonté primeraine avant de coucher avec Énée dans la grotte, roche malheureuse. Le présent quant à lui est marqué du sceau de la résignation : toutesfoiz il convient/ Que je seuffre le mal qui en advient ! L’avenir enfin ne se vit que dans la perspective de la mort qualifiée de trespas fortuné qui permettra d’échapper aux détresses du temps de la narration : peine griefve et dolente,/ Car tous honneurs je quitte et toutes joyes. À cet égard, toute perspective d’avenir est annulée par la traduction de Saint-Gelais : nulle traduction n’est proposée de l’espoir de mariage (pro spe coniugii, v. 178) ou d’un quelconque choix laissé au personnage (nec te, si cupies, ipsa manere sinam, v. 174). Seul avenir ajouté par le traducteur, et il est très proche : Laz ! je t’escripz et j’ay pres de ma main/ Ton espee qui m’occira demain traduit scribimus, et gremio Troicus ensis adest (v. 184).

L’entreprise de traduction de Saint-Gelais est donc orientée vers une accentuation du pathétique et de l’élégie. Privée d’avenir et tout entière tournée vers un passé qu’elle regrette, la Didon renaissante se livre au désespoir de manière beaucoup plus accentuée que son ancêtre latine. Son abandon par Énée est souligné par la mise en relief de la fuite de ce dernier, que le lecteur est invité à percevoir à travers les yeux de l’héroïne. Figure dépréciée, l’Énée de cette fin de xve siècle n’est pourtant pas tenu pour seul responsable des maux de Didon. Certes, il est faux et dangereusement charmeur, mais la reine de Carthage reconnaît volontiers que la coulpe lui appartient quand elle a cédé à ses charmes.

P2 : intus, et in cute

Comme l’ont déjà remarqué Jean-Claude Mühlethaler et Sandrine Hériché-Pradeau dans leurs études respectives sur Pénélope et Sappho34, le manuscrit P2 est d’une importance toute particulière dans la tradition textuelle des Héroïdes. Thomas Brückner avait lui aussi pressenti le caractère exceptionnel de ce témoin dans un article codicologique tout entier à lui consacré35. En effet, le manuscrit P2 offre à son lecteur, avant chaque épître, de petits prologues en prose qui lui sont propres (le manuscrit S en donne aussi, qui ne sont pas les mêmes, et qu’il faudrait étudier par ailleurs). Ces prologues exposent sommairement le mythe, non sans convoquer des autorités antiques et médiévales (Aristote, Jean Chrysostome, Lamentations de Matheolus, Roman de la Rose). C’est ce qu’indique l’introduction au livre (fol. 1ro) qui remplace la dédicace de Saint-Gelais à Charles VIII :

Et pour ce que plusieurs gens pourroyent lire les dictes epistres sans sçavoir ny entendre pour quelle raison les hommes et femmes se rescripvoyent les dictes lettres et epistres, a esté mis en ce present livre, en prose, au commencement de chacune epistre, pourquoy elle a esté faicte et pour quelle raison ilz les rescripvoyent les ungs aux aultres, et hystores propres mises et ajoustees à ung chascun epistre.

Mais cette motivation didactique n’est pas l’unique moteur de la rédaction de ces prologues. Comme on peut le lire juste avant le passage cité :

Cy commence les Epistres d’Ovide lesquelles ont esté translatees par feu Monsieur l’evesque d’Angoulesme nommé Octovien de Saint Gelais par le commandement du feu roy Charles septiesme [corr. en Charles VIII en marge] dont Dieu ait l’ame, lesquelles epistres Ovide recueillit pour la grant singularité et amour qu’il congneut qui estoit entre ceulx qui se escripvoyent les dictes lettres et epistres, car ce furent les hommes et femmes qui pourroyent estre qui s’entraymerent le mieulx, car en ce monde n’y a chose qui vaille tant que amour. Car Dieu mesme mourut par amour.

On ne saurait être surpris de cette mention de Dieu dans le prologue aux Héroïdes si l’on considère que le lecteur pour lequel fut réalisé le manuscrit était un religieux ou une religieuse. Plusieurs critiques convergent pour supposer que Georges d’Amboise (mort en 1510) en fut le premier propriétaire36, voire le commanditaire37. Cette intuition, qui repose sur une étude de l’iconographie de Pichore38, est confirmée par l’étude du texte. L’origine normande du remanieur et du copiste est patente : elle est explicite dans le prologue à l’héroïde de Léandre (Leander fut filz du duc de Caux et se tenoyent son filz et luy en une cité nommee Fescam. Vis à vis dudit Fescam avoit une ville nommee Honnefleur, laquelle estoit au duc de Normendie39, P2, fol. 118ro) ; elle se devine dans les régionalismes qui parsèment le prologue à l’épître de Didon (comparager est attesté chez Oresme et Chartier, eschauffault chez Digulleville, au parmy de est un normandisme d’après FEW 6/1 622b). On trouvera en annexe l’édition de ce prologue, dont on retiendra ici, en substance, qu’il présente un faux Enee cupide, fin et souffreteux (‘nécessiteux’) au point que la reine de Carthage lui a offert de l’argent. Après une proposition de mariage demeurée sans réponse, Didon est violée par Énée dans la grotte où l’orage les retient prisonniers : incontinent que le faulx Enee eut fait d’elle ce qu’il voullut, il tira argent de ladicte Dido, ce qu’il luy en failloit. Suite à la fuite de ce dernier, la reine lui écrit une lettre et se jette sur son épée. Ce prologue anonyme n’entre pas en contradiction avec le poème qu’il introduit, bien au contraire : « la voix, féminine et subjective, à travers laquelle s’exprime la douleur déchirante de la reine de Carthage, forge une image négative du fugitif, traître et menteur, laquelle justifie rétrospectivement le jugement des plus sévères qu’exprime le clerc anonyme dans sa brève introduction40 ».

Mais le remaniement propre au manuscrit P2 ne saurait se résumer à ces quelques pages de prose introductives. L’étude des variantes textuelles que nous avons relevées pour l’épître 7 laisse entrevoir un copiste particulièrement interventionniste qui a modifié le texte de Saint-Gelais selon deux motivations : resserrer encore davantage la diégèse sur le personnage de Didon et christianiser l’héroïde.

Didon, au plus près

Le remanieur supprime neuf sections qui comptent entre 2 et 26 vers, 90 vers au total, soit 20 % du texte. Ces omissions ne s’accompagnent d’aucun travail de couture des vers restants. Sont systématiquement éliminées les mentions de la fondation de Rome, du lignage d’Énée et de ses tribulations nautiques passées et à venir. On peinerait à trouver une logique à ces suppressions sans prendre l’énigme à rebours : c’est ce que le remanieur conserve, et pas ce qu’il retranche, qui est à commenter. En effet, une fois éliminés les récits dont Énée est l’acteur principal (correspondant au latin v. 17, 21-22, 36-40, 53-63, 77-85, 130-132), le lecteur est invité à se concentrer sur la douleur de Didon. C’est donc un changement de focalisation, un cadrage plus serré sur la reine de Carthage, que souhaite opérer le remanieur. Cela conforte la mode croissante de l’élégie autour de 1500 et la désaffection culturelle pour la figure d’Énée.

Malgré cette explication générique, une part de l’énigme demeure dans l’élimination systématique des allusions aux dangers de la mer, comme si la noyade était objet de censure. On notera à cet égard que la suppression susmentionnée des sections 53-63 et 77-85 coïncide avec l’élimination de ces décasyllabes qui s’y trouvaient : Certes la mer souvent noye et reçoyt/ Dedans son gouffre ung homme qui deçoyt ;/ Et tant ay peur que de la mer tu boyves/ Oultre ta soif, si que mort tu reçoyves et Si par toy furent saulvez des feux de Troye,/ Fault il ores que la grant mer les noye ? En outre, dans le vers Si que souffrir naufrage te convint, le mot naufrage est remplacé par grant torment dans P2. S’agirait-il d’une mort qui traumatiserait le destinataire pour quelque raison personnelle ? Il faudra une collation complète du manuscrit pour essayer de résoudre cette intention.

Une Didon moins païenne

En outre, le remanieur s’autorise également à reprendre des vers entiers. Les huit mentions du mariage sont toutes retouchées, les mots femme, espouse et mari devenant amie et ami :

Lors paroistroit au devant de ta veheue/ L’ymaige froide de ta femme deceue > de ta amie d.
Jadis [te] fuz lealle
espouse deuhe > loyalle amye d.
Et que j’aroys acquis second
mary > s. amy
Pygmalion, mon frere impiteable,/ Occist Sichee mon feu [seul omnes cod.] leal espoux > mon seul amy tant doux
Tu sces aussi que j’ay Pigmalion,/ Le myen frere trop plus fier que lyon,/ Lequel occist mon doulx mary Sichee > mon doulx amy S.
Certainement si Dieu veult ou dispose/ Que tu me laisses, qui suis la tienne
espouse > Que tu me laisse en tes douleurs enclouse
Si tu crains doncques le reproche ou diffame/ Qu’on me repute
ton espouse et ta femme > Qu’on me repute ton amye ou ta dame
Chaste Dido espouse de Sichee > D. amye de S.

Somme toute, la moindre allusion au mariage doit être supprimée, sous peine d’attenter au sacrement. Ce remaniement est à rapprocher de la vision du personnage adoptée par Du Bellay dans sa traduction de la septième héroïde41, nimbée d’une « sacralité diffuse » dans « un lieu (qui) se christianise42 ». Didon se voit affublée dans la traduction d’une chasteté (dernier exemple ci-dessus) accentuée par ces remaniements dans le manuscrit P2.

De même, les mentions d’un époux antérieur et de potentiels prétendants disparaissent. Les vers Pourquoy crains tu de me livrer es mains/ Du roy Yarbe et [ou omnes cod.] d’aultres nobles maints et Jamais mon pere ne mon deffunct espoux/ N’empescherent ta paix ne ton repoux sont donc omis. Ainsi la fable est-elle dans P2 réécrite à l’exact opposé de la version de Boccace qui, dans la lignée d’Ausone, avait fait de la Didon de son De mulieribus claris une veuve exemplaire qui refuse le remariage avec un roi voisin, sans que jamais Énée soit mentionné.

Enfin, la responsabilité de Didon est accentuée dès le début du texte pour traduire le v. 8 d’Ovide (perdere uerba leue est) : Pouvre perte du surplus je feray/ Quant parolles ou escripts perderay > Quant par meffais moy mesmes me perdray.

Ces deux mouvements entrent parfois en concurrence, et dans ce cas le remanieur semble préférer les couleurs de l’élégie à la morale chrétienne. Par exemple, la mention de la grossesse hors mariage de Didon, quoiqu’elle ne soit pas mentionnée dans le prologue de l’épître, n’est pas supprimée, mais la clausule est modifiée pour accentuer le pathétique d’un suicide qui menace deux âmes :

Las ! il peult estre que de toy suis la[i]ssee
Pleine d’enfant et par toy engrossee
Et que partie de ton desleal corps
Remaint en moy, dont j’ay piteux recors.
Ainsi sera cest enfant miserable
Mort avec moy sans en estre coulpable,
Et seras cause du trespas fortuné
De moy la mere et du filz qui n’est né.
Ainsi mourra en douleur trop amere
D’Ascanius le frere avec sa mere > L’enfant sans coulpe petit avec sa mere
Et si seront deux ensemble lyez.

Au terme de ce parcours à travers les manuscrits de la traduction de Saint-Gelais, on espère avoir montré que cette héroïde constitue un maillon important de l’autonomisation progressive de Didon et de son inscription toujours plus accentuée dans les codes de l’élégie. La morale chrétienne s’invite volontiers dans la relecture d’Ovide autour de 1500. L’évêque d’Angoulême distribue les fautes entre les différents personnages et inculpe Didon comme pécheresse cédant aux appas d’un Énée tout aussi condamnable qu’elle. Le remanieur normand du manuscrit P2 préfère quant à lui cacher les relations passées de la veuve et les agissements futurs d’Énée hors de notre vue pour concentrer la lecture sur la douleur de la seule héroïne, approchée au plus près et pétrie de conscience chrétienne. Comme l’écrit Marine Molins au terme d’une étude qui va de Boccace à Du Bellay : « cette autonomie croissante du personnage a alors rencontré une tradition ancienne et italienne qui a progressivement fait de l’héroïne une femme vertueuse, fidèle et exemplaire43 ». Nous n’en sommes pas encore là en 1500 : comme l’a bien compris le lecteur de l’imprimé de Vérard que nous citions en introduction, le texte de Saint-Gelais et son remaniement anonyme exacerbent jusqu’au martyre la douleur de la reine de Carthage. Pour autant, la culpabilité la ronge et la conscience de son péché ne la rachète pas suffisamment aux yeux du remanieur qui tente de rendre le texte plus acceptable pour la morale chrétienne. Bonne martire victime de la cupidité et de l’hypocrisie d’Énée, alors qu’elle s’apprête au suicide, Didon finit par se condamner elle-même : Plus ne me doiz desormais nommer bonne,/ Ains requerir aux dieux pugnicion/ De ma maulvaise et faulse intention !

Appendix

Édition du prologue en prose à l’héroïde 7

P2 (Paris, BnF, ms. fr. 874, fol. 39ro-vo)

Dido fut seur de Pigmalion et royne de Cartage, l’une des belles citez du monde, laquelle elle fist faire. Ladicte Dido eut de grandes et merveilleuses guerres contre ses voisins, lesquelles elle gaigna. Puis, quant se vit paisible de son royaume, elle se maria à ung nommé Sichee et furent IX ans ensemble, puis ledit Sichee mourut, et fut Dido quatre ans veufve. Et au bout des quatre ans, Eneas, son filz et aultres parens qui estoyent baniz de Troye et miz en exil, arriva au port et havre de Cartage. Ledit Eneas n’avoit plus de vivres et estoyent ses navires derompuz et gastez. Dido, advertie de sa venue, alla au devant et, pour tant qu’elle congnoissoit qu’il estoit de grant maison, le mena logier en son chasteau où elle le traicta bien. Eneas demoura longuement à Cartage, faisant acoustrés ses navires tellement que par longueur de temps Dido fut amoureuse de luy et luy d’elle. Et pour ce qu’elle le vit souffreteux, luy dist ung jour que s’il avoit à faire d’argent, qu’elle avoit de grans tresors dont elle luy aideroit. Et ledit Eneas, qui fut fin, luy respondit qu’il n’avoit à faire de chose du monde que de sa personne. Dido, qui ja estoit amoureuse de luy, dist que s’il voulloit estre son mary, qu’elle le voulloit bien, dont Eneas la mercia bien fort, car il congnoissoit qu’il estoit povre et aussi qu’elle estoit royne et qu’il n’estoit pas à comparager à elle ; et luy dist que se elle luy voulloit faire cest honneur, qu’i s’en tendroit pour bien eureux et tenu à elle. Advint que le lendemain Dido le mena à la chasse comme elle avoit à coustume, mais quant ilz furent aux champs, la pluye vint si grande qu’il leur fut force d’eulx cacher en une caverne dedens ung rochier. Et quant ilz se trouverent ensemble seul à seul, Eneas commença à la baiser et presser en fasson qu’elle fut contente de faire tout son plaisir, et là eut sa compaignie. Incontinent que le faulx Enee eut fait d’elle ce qu’il voullut, il tira argent de ladicte Dido, ce qu’il luy en failloit. Et puis d’une nuyt [39vo] fist lever les ancres de ses navires et s’en fouyt, et ainsi habandonna Dido et s’en alla aux Italles, lesquelles il conquist par le moyen des richesses qu’elle luy bailla. Advint que quant Dido se vit ainsi deceue, elle mena ung merveilleux deul et fist faire ung eschauffault au parmy de Cartage, et dist qu’elle voulloit bruler dessus le lit et toutes aultres choses qui avoyent touché au corps d’Enee. Et quant tout le peuple fut là assemblé, ladicte Dido monta devant tous dessus l’eschauffault, et quant elle fut là, print une espee que Eneas luy avoit aultresfoys donnee, dont elle mist la pointe contre son estomac et se laissa cheoir dessus tellement qu’elle se tua, dont son peuple fut merveilleusement marry et en firent plusieurs regretz, et aussi fist sa seur nommee Anne. Mais avant que Dido mourust, elle rescripvit au faulx Ene[e] l’espitre qui s’ensuit.

Notes

1 Étienne Jodelle, Didon se sacrifiant, éd. J.-Cl. Ternaux, Paris, Champion, 2002 (Textes de la Renaissance, 62), p. 76. Return to text

2 Octovien de Saint-Gelais, Les XXI epistres d’Ovide translatees de latin en françoys, Paris, Vérard, [après 1503] : Paris, BnF, Rés. P. Yc 1683. Return to text

3 Pour des études sur l’iconographie, voir les travaux en cours de Clarisse Évrard que nous remercions ici pour son aide, et notamment son article « Entre textes et images : sur quelques processus de translation visuelle dans les XXI Épîtres d’Octovien de Saint-Gelais », à paraître. Return to text

4 M. Deschamps, Octovien de Saint-Gelais : « Le livre des Epistres de Ovide », Mémoire de maîtrise, Montréal, McGill University, 1988. Return to text

5 Cf. la recension dans Fr. Duval, Miroir des classiques, Paris, École nationale des chartes, 2007-…, Édition électronique : http://elec.enc-sorbonne.fr/ (consulté le 6 mars 2023). Return to text

6 Cf. Chr. Scollen, The Birth of the Elegy in France 1500-1550, Genève, Droz, 1967 (Travaux d’Humanisme et Renaissance, 95), p. 23-24. Return to text

7 Sur les Contrepistres d’Ovide (1541) inspirées de la traduction de l’Énéide par Saint-Gelais, voir l’article de S. Provini, « Répondre à Didon », Camenae, t. 25, 2020, et son édition en ligne : https://irihs.huma-num.fr/amboise/contrepistres (consulté le 6 mars 2023). Return to text

8 Sur ce traducteur, on lira P. White, « Ovid’s Heroides in Early Modern French Translation : Saint-Gelais, Fontaine, Du Bellay », Translation and Literature, t. 13/2, 2004, p. 165-180 ; M. Molins, Charles Fontaine traducteur : le poète et ses mécènes à la Renaissance, Genève, Droz, 2011 (Travaux d’Humanisme et Renaissance, 491) et P. Dorio, « La plume en l’absence ». Le devenir familier de l’épître en vers dans les recueils imprimés de poésie française (1527-1555), Genève, Droz, 2020 (Travaux d’Humanisme et Renaissance, 609). Return to text

9 Octovien de Saint-Gelais, Les XXI epistres d’Ovide translatees de latin en françoys. Return to text

10 Sur ce manuscrit récemment acquis par le Getty et vendu successivement en 1988, 2010, 2018 et 2020, cf. B. H. Breslauer et E. W. G. Grieb, Catalogue 109, New York, 1988, p. 32 et C. J. Brown, « Celebration and Controversy at a Late Medieval French Court : A Poetic Anthology for and about Anne of Brittany and her Female Entourage », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. 72/3, 2010, p. 541-574, qui estime qu’il s’agirait d’une première tentative de traduction de seulement cinq épîtres, passée ensuite dans l’imprimé de Trepperel : Paris, BnF, Rés. P. Yc 1567. Return to text

11 Sur ce manuscrit, le seul que nous n’ayons pas consulté avec X, voir A. P. Renck, « Reading Medieval Manuscripts Then, Now, and Somewhere in Between: Verbal and Visual Mise En Abyme in Huntington Library MS HM 60 and Bibliothèque Nationale de France MS Fr. 875 », Manuscripta, t. 60, 2016, p. 30-72. Return to text

12 Sur ce manuscrit, voir la notice de la Schoenberg Database of Manuscripts : https://sdbm.library.upenn.edu/entries/2542 (consulté le 6 mars 2023). Return to text

13 Michel Le Noir avait sorti, neuf mois auparavant, une édition du texte latin copiée de Pierre Levet. Cf. C. J. Brown, « Du manuscrit à l’imprimé : Les XXI Epistres d’Ovide d’Octovien de Saint-Gelais », dans Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux d’Ovide, dir. L. Harf-Lancner, L. Mathey-Maille et M. Szkilnik, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2009, p. 69-82. Return to text

14 Voir une autre proposition de datation dans H.-J. Molinier, Essai biographique et littéraire sur Octovien de Saint-Gelays, évêque d’Angoulême (1468-1502), Rodez, Carrère, 1910, p. 67, lequel suit Paulin Paris pour établir une rédaction en 1492, soit pendant la composition du Séjour d’Honneur. Return to text

15 Cf. R. Mynors, Catalogue of the Manuscripts of Balliol College, Oxford, Clarendon Press, 1963, p. 360. Return to text

16 Parce que ce codex porte le monogramme E, le scorpion et les devises Souffrir te vaille (fol. 79 ro) et tu feris da salus comme le manuscrit Paris, ENSBA, ms. Mas 0137, fol. 13ro (cf. Th. Crépin-Leblond et St. Deprouw, De la lettre à l’émail. Léonard Limosin interprète Ovide, Paris, RMN, 2010, p. 20). Return to text

17 D’après un monogramme du fol. 1ro, cf. P. Durrieu et J.-J. Marquet de Vasselot, Les manuscrits à miniatures des Héroïdes d’Ovide, traduites par Saint-Gelais et un grand miniaturiste français du xvie siècle, Paris, 1894. Return to text

18 Cf. M. Debae, La bibliothèque de Marguerite d’Autriche. Essai de reconstitution d’après l’inventaire de 1523-1524, Louvain, Peeters, 1995, p. 420. Return to text

19 Sur ces textes et ce manuscrit, cf. E. Droz, « Notice sur un manuscrit ignoré de la Bibliothèque Nationale (Imprimés, vélin 2231, xve s.) », Romania, t. 45, 1919, p. 503-513 ; C. J. Brown, « La mise en œuvre et la mise en page des recueils traitant des femmes célèbres à la fin du Moyen Âge », dans Le Recueil au Moyen Âge. La fin du Moyen Âge, dir. T. Van Hemelryck et St. Marzano, Turnhout, Brepols, 2010 (Texte, Codex & Contexte, 9), p. 33-46 et surtout Ead., « Celebration and Controversy at a Late Medieval French Court ». Return to text

20 On en trouvera l’édition dans A. P. Renck, « The Prologue as Site of Translatio Auctoritatis in Three Works by Octovien de Saint-Gelais », Le Moyen Français, t. 73, 2013, p. 95-102, p. 108. Return to text

21 Pour une remise en contexte de ce prologue dans la vague d’illustration de la langue française et d’utilité morale que les auteurs prêtent aux Héroïdes au xvie siècle, cf. P. Chiron, « Traduction et conversion des épîtres héroïdes d’Ovide à la Renaissance », Anabases, t. 7, 2013, p. 119-133, p. 120. Return to text

22 Sur ce texte, cf. Th. Brückner, Die erste französische Aeneis. Untersuchungen zu Octovien de Saint-Gelais’ Übersetzung, Düsseldorf, Droste, 1987 (Studia humaniora, 9) et Octovien de Saint-Gelais, Énéide, éd. L. Dugaz, à paraître. Return to text

23 M. Molins, « Les traductions d’Ovide et de Virgile à la Renaissance. Une politique royale », dans La représentation du « couple » Virgile-Ovide dans la tradition culturelle de l’Antiquité à nos jours, dir. S. Clément-Tarantino et Fl. Klein, Villeuneuve-d’Asq, Presses du Septentrion, 2016 (Cahiers de philologie, 32), p. 283-298, p. 285. Return to text

24 M. Molins, Traduction et narration à la Renaissance : la mise en place de l’écriture romanesque moderne à travers l’étude comparée de traductions d’Ovide et de Virgile, Thèse de doctorat, Lille, Université Charles de Gaulle ‒ Lille 3, 2003, p. 154-162. Return to text

25 J.-Cl. Mühlethaler, « Pénélope entre Moyen Âge et Renaissance : les XXI Epistres d’Ovide (BnF, fr. 874) d’Octovien de Saint-Gelais en contexte », dans Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, dir. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, Brepols, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l’Antiquité, 2), p. 145-159, p. 151, constate aussi la disparition du nom des prétendants de Pénélope dans la traduction de Saint-Gelais (I, 91-96). Return to text

26 On citera à l’appui de cette thèse cet ajout au vers nec mihi mens dubia est quin te tua numina damnent (VII, 87) > Si croy pour vray que ton vice et tes dieux/ Te pugnyront et nuyront en tous lieux (nous soulignons). Return to text

27 L’analyse philologique de ce vers prouve cependant que le modèle latin utilisé par Saint-Gelais pourrait différer ici de nos éditions critiques modernes : Omnia si ueniant nec di [=si PG] tua uota morenter et expliquer la traduction Or prens le cas qu’ainsi doyve advenir/ Et que tu puisses l’Ytalie obtenir. Return to text

28 A. P. Renck, « Traduction et adaptation d’un manuscrit des XXI Epistres d’Ovide appartenant à Louise de Savoie (Paris, BnF, fr. 875) », dans Les Femmes, la culture et les arts en Europe entre Moyen Âge et Renaissance, dir. C. J. Brown et A.-M. Legaré, Turnhout, Brepols (Texte, Codex & Contexte, 19), 2016, p. 221-239, p. 229. Return to text

29 Ovide, Héroïdes, éd. H. Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, 1928 (Collection des Universités de France, 48), p. 39. Return to text

30 Disparaissent ainsi de la traduction de Saint-Gelais tous les détails suivants : Eurus, Triton, Cytheriacis aquis, Phrygia, Penates, Eumenides, Herceas aras, Troicus ensis. À l’inverse, Énée est représenté comme un roi occidental : Tenant ton ceptre en ta chaere royalle. Return to text

31 Cf. A. P. Renck, « Traduction et adaptation d’un manuscrit » et, pour une analyse de ces peintures, C. J. Brown, « Les images récurrentes de femmes à l’aube de la Renaissance : Les XXI Epistres d’Ovide », dans L’image répétée. Imitation, copie, remploi, recyclage. Actes du colloque de l’Université de Victoria, Colombie britannique, Canada (2-4 juin 2011), dir. Cl. Carlin, Tr. Tran et Ol. Leplatre, en ligne sur Textimage, Le Conférencier, 2012. Return to text

32 L’expression est de J.-Cl. Mühlethaler, Énée le mal-aimé. Du roman médiéval à la bande dessinée, Paris, Les Belles Lettres, 2016 (Vérité des mythes, 50), p. 223. Return to text

33 Ce que prétendra pourtant le prologue du manuscrit P2 : sans doute Saint-Gelais veut-il par ce vers ajouté faire pièce d’une légende qui circulait sur Didon autour de 1500. Return to text

34 J.-Cl. Mühlethaler, « Pénélope entre Moyen Âge et Renaissance » et S. Hériche-Pradeau, « La Sappho du xve siècle, de la clergesse à la poétesse amoureuse », dans Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, dir. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, Brepols, 2020 (Recherches sur les Réceptions de l’Antiquité, 2), p. 161-177. Return to text

35 Th. Brückner, « Octovien de Saint-Gelais’ Ovid-Übersetzung. Der Pariser Codex fr. 874 (B.N.) », Wolfenbütteler Renaissance Mitteilungen, t. 13, 1989, p. 93-101. Nous remercions Jean-Claude Mühlethaler de nous avoir communiqué les transcriptions de Thomas Brückner préparatoires à cet article de 1989. Return to text

36 Th. Crépin-Leblond et St. Deprouw, De la lettre à l’émail. Return to text

37 A. P. Renck, « Les Héroïdes à la fin du Moyen Âge », p. 251. Sur les livres du cardinal, cf. G. Toscano, « Le cardinal Georges d’Amboise (1460-1510), collectionneur et bibliophile », dans Les Cardinaux de la Renaissance et la modernité artistique, dir. Fr. Lemerle, Y. Pauwels et G. Toscano, Villeneuve-d’Ascq, Publications de l’IRHIS, 2009 (Histoire et littérature du Septentrion, 40), p. 51-88. Return to text

38 Au sujet des serrures et des colonnes qui bordent les trois dernières enluminures du manuscrit P2, Th. Crépin-Leblond et St. Deprouw, De la lettre à l’émail, p. 20, écrivent que « ces symboles de chasteté et de stabilité paraissent liés à une femme ou à un homme d’Église ». Return to text

39 Comme le commentent P. Durrieu et J. Marquet de Vasselot, Les manuscrits à miniatures des Héroïdes d’Ovide, p. 15, qui les premiers ont remarqué ce détail dans leur étude des miniatures des manuscrits P1, P2, P3, P8 et O, « tout cela sent son Normand d’une lieue, et prouve combien il est juste de rattacher à l’école de Rouen ce manuscrit n° 874, où l’on retrouve la main des artistes employés par le cardinal d’Amboise ». Return to text

40 J.-Cl. Mühlethaler, Énée le mal-aimé, p. 225. Return to text

41 Il s’agit de La Complaincte de Didon a Enee prinse d’Ovide de 1552, Joachim Du Bellay, Œuvres poétiques, éd. H. Chamard, 6 vol., Paris, Société des Textes Français Modernes, 1982-1991, Discours et traductions, t. 6, 1991, p. 307-330. Return to text

42 M. Molins, Traduction et narration à la Renaissance, p. 194. Return to text

43 M. Molins, Traduction et narration à la Renaissance, p. 186. Return to text

References

Bibliographical reference

Lucien Dugaz, « Dido bonne martire. Lecture de la septième héroïde dans les manuscrits du Livre des Epistres d’Ovide d’Octovien de Saint-Gelais », Bien Dire et Bien Aprandre, 38 | 2023, 103-120.

Electronic reference

Lucien Dugaz, « Dido bonne martire. Lecture de la septième héroïde dans les manuscrits du Livre des Epistres d’Ovide d’Octovien de Saint-Gelais », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 38 | 2023, Online since 08 décembre 2024, connection on 11 février 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/1891

Author

Lucien Dugaz

Université de Lausanne - Projet FNS « Médialittérature »

Copyright

CC-BY-NC-ND