Série de romans fantasy d’inspiration médiévale-fantastique, alliant l’épique, l’historique et le merveilleux dans un cadre spatio-temporel fictif, Le Trône de Fer, ou A Song of Ice and Fire en version originale, relève du sous genre de la gritty fantasy. Composés par l’écrivain américain George R. R. Martin depuis 1996, les romans sont encore en cours d’écriture et de parution. L’histoire du Trône de Fer entremêle plusieurs lignes narratives. Alors que plusieurs familles nobles s’affrontent pour s’emparer du pouvoir politique dans une guerre civile au continent de Westeros, la dernière descendante de l’ancienne dynastie régnante conquiert Essos et prépare son retour, tandis qu’un hiver imminent aux conséquences terribles se lève.
Dans cet univers imaginaire, les affrontements sont fréquents. Outre les batailles et les sièges caractéristiques de la guerre, divers types de combats, dont les luttes menées par deux adversaires uniquement, ponctuent la trame politique pour l’essentiel. Les romans de George R. R. Martin tissent, en effet, une véritable esthétique du combat singulier, dont les principales lignes s’esquissent à travers la fonction première des combats dans la diégèse. Certains visent l’entraînement, d’autres le divertissement, l’affrontement défensif, spontané ou guerrier et d’autres encore le jugement. Composante centrale de divers arcs narratifs, cette esthétique permet à l’écrivain de repousser les lisières de l’écriture fantasy contemporaine.
Entraînement au combat singulier
Dans Le Trône de Fer, certains combats singuliers sont des mises en scène de combat, le but étant l’entraînement par la pratique. L’affrontement est mimé dans un esprit d’apprentissage et de camaraderie. Les Frères Jurés de la Garde de Nuit s’entraînent au combat1 avec des épées en acier, des boucliers en bois ou en acier, et des armures de protection. Ils apprennent principalement à attaquer et à esquiver. La mise en scène du combat met face à face deux gardes à la fois, changeant d’adversaire à tour de rôle. L’entraînement est focalisé sur le développement de la force des bras, la maîtrise de l’épée et l’esquive des assauts. L’armée de la Garde de Nuit est, en effet, composée d’hommes n’ayant jamais eu l’occasion de combattre ou d’apprendre à manier l’épée. Ce type d’entraînement n’est initialement réservé qu’aux hommes issus de la noblesse, se destinant à la chevalerie. Accompagnant Jon Snow, fils illégitime du seigneur de Winterfell ayant choisi de rejoindre les Frères Jurés, au Mur, Tyrion Lannister, frère de la reine, dresse un panorama de la Garde :
La Garde de Nuit est le tas de fumier sur lequel échouent les déchets du royaume. Je t’ai vu regarder Yoren et ses recrues. Les voilà, Jon Snow, tes nouveaux frères. Sont-ils à ton goût ? Paysans butés, faillis, braconniers, voleurs, violeurs et bâtards de ton espèce, tout ce vrac se déballe au Mur pour guetter la tarasque, le snark et tout le saint-frusquin monstrueux des nourrices2.
Ce délabrement est dû à la fonction première de l’armée : protéger le royaume des vivants de ce qu’il y a au-delà du Mur, créatures monstrueuses, spectres et Autres3. Or, la magie ayant disparu du continent de Westeros depuis des années, aucun phénomène étrange n’est plus observé. La Garde de Nuit est par conséquent dépourvue de sa principale raison d’être, bien qu’elle continue de contrer les attaques des Sauvageons, peuple libre vivant au nord du Mur. Face à cet adversaire sauvage, pour lequel combattre signifie abattre l’autre en utilisant la force, l’entraînement semble inutile, dérisoire. Les combats singuliers simulés résonnent comme le symbole de la vacuité de la Garde de Nuit, elle-même symbole de l’incapacité du royaume à protéger son peuple.
Par ailleurs, l’entraînement au combat à Château-Noir met la lumière sur le personnage de Jon Snow. Ayant grandi à Winterfell avec les héritiers légitimes de Lord Stark, Jon maîtrise parfaitement l’escrime. Constatant la faiblesse des nouvelles recrues, il se permet de leur donner des conseils pour améliorer leur exercice d’épée4. Cette prédisposition naturelle au combat attire l’attention des Frères Jurés. Un fossé se creuse dès lors entre le garçon et ses compagnons et des tensions naissent entre lui et le maître d’armes, ser Alliser Thorne, qui n’hésite pas à le tourner en dérision durant les entraînements5. Le Commandant Jeor Mormont décide, quant à lui, de lui offrir Grand-Griffe, l’épée bâtarde6 en acier valyrien de la maison Mormont. L’épée occupe une fonction symbolique. Unique, elle est destinée au jeune homme7, qui malgré son statut de bâtard – ou grâce à celui-ci – rêve de conquêtes et de guider les hommes vers la gloire. Destin qu’il ne tarde pas à embrasser. En isolant le personnage de Jon Snow, l’entraînement au combat singulier permet de le préparer, si ce n’est physiquement, du moins psychologiquement, aux affrontements guerriers à venir. Lors d’un duel affecté hors contexte d’entraînement, Jon Snow utilise Grand-Griffe pour tuer Qhorin Mimain, Frère Juré de la Garde de Nuit, dans un combat singulier simulé par les deux combattants8. Qhorin ordonne à Jon de le tuer afin que ce dernier gagne la confiance des Sauvageons et puisse s’infiltrer dans le camp de Mance Ryder9. Stratégie de guerre et sacrifice de soi transparaissent ainsi à travers la mise en scène d’un combat singulier.
L’entraînement au maniement de l’épée n’est cependant pas réservé aux seuls hommes dans Le Trône de Fer. Eddard Stark, seigneur de Winterfell, permet à sa fille Arya de s’entrainer à Port Réal10 avec Syrio Forel, éminent maître d’arme et première épée du seigneur de la mer de Braavos11. Il enseigne à Arya la danse de l’eau, sans armure, sans bouclier, avec une épée en bois remplie de plomb. Véritable art, la danse de l’eau est une forme raffinée d’escrime pratiquée dans les cités libres d’Essos. La lutte est concentrée sur la vitesse, l’équilibre et la grâce. Syrio Forrel apprend à Arya à se déplacer rapidement, à être perceptive, à penser comme un guerrier et à commander sa peur12. Arya apprend à voir avec ses oreilles, son nez, sa peau. Syrio lui couvre les yeux lui faisant faire des tours et des saltos arrière13. Naturellement douée, la petite fille est prédisposée à l’art de tuer. Dans la danse de l’eau, l’apprenti doit brandir son épée comme une extension du bras, ce qui nécessite des lames minces et pointues beaucoup plus légères que les longues épées des chevaliers et guerriers westerossiens. Arya apprend à maîtriser Aiguille. Détestant coudre, elle assimile par dérision l’aiguille de couture, symbole féminin, à l’épée fine et légère que Jon Snow lui offre14. Aiguille, comme le souligne la critique américaine Valerie Estelle Frankel, est une arme de femme. Plus encore, elle représente l’identité15 même d’Arya qui livre ainsi ses pensées quand elle doit renoncer à contrecœur à l’arme :
[…] Mais ce n’était pas qu’une épée. Aiguille était Robb et Bran et Rickon, elle était Père et Mère, elle était même Sansa. Aiguille était Winterfell et ses murailles grises et les rires de ses habitants. Aiguille était les neiges d’été, les histoires de Vieille Nan, l’arbre-cœur avec ses feuilles rouges et sa face angoissante, la chaude odeur d’humus des jardins de verre, le tapage du vent du nord s’acharnant contre les volets de sa chambre. Aiguille était le sourire de Jon Snow16.
Danse et travail d’aiguille sont, selon Frankel la « parodie des activités féminines »17 :
Syrio remarquant qu’[Arya] est « maigre comme le fût d’une lance » signifie qu’elle est plus difficile à frapper. De même, le fait qu’[elle] soit gauchère (un autre signe de non-conformisme) est « bon » car il rendra ses ennemis « plus maladroit » (I. 224). Quand elle corrige son utilisation de « garçon » s’adressant à elle, il dit, « Garçon, fille… tu es une épée, c’est tout » (I. 224). Syrio est la première personne à rejeter son genre, considéré comme sans importance pour atteindre ses objectifs. Seule la formation compte18.
Tantôt symbole de vacuité, tantôt de continuité, la mise en scène pratique de combats singuliers, dans Le Trône de Fer, s’avère nécessaire à la construction psychologique des jeunes personnages. Jon Snow et Arya Stark, dont les armes représentent l’identité, se trouvent, très rapidement, projetés dans des péripéties ponctuées de combats réels, périlleux et décisifs. L’entraînement est sommaire, voire inutile, quand l’urgence est à la défense. Plus que le maniement des armes, la simulation d’un duel permet d’apprendre une discipline : la maîtrise et l’acceptation de soi, essentielles à la révélation de la destinée du héros.
Combat singulier divertissant
Un combat singulier peut avoir lieu dans le but de divertir un public, dans une mise en scène ludique. L’affrontement n’est cependant pas mimé cette fois. Deux types se distinguent. Les tournois, qui ne finissent pas nécessairement par la mort d’un combattant, et les arènes. Les tournois jouent, en effet, un rôle central dans Le Trône de Fer. Tropes médiévaux, ils participent à la construction de la culture du continent de Westeros, inspirée du Moyen Âge du nord-ouest de l’Europe. Les tournois, mentionnés dans la saga sont des événements sociaux importants et constituent l’arrière-plan de plusieurs intrigues. Les descriptions qu’en fait George R. R. Martin varient. La description est fragmentaire pour le Tournoi d’Harrenhal, où Rhaegar Targaryen, vainqueur de la compétition, choisit Lyanna Stark comme reine de l’amour et de la beauté19. Ce tournoi, véritable réécriture des codes courtois, est raconté par analepses narrées par différents personnages20. Pour le Tournoi de la Main, narré dans l’ordre chronologique, la description est détaillée21. Armoiries, armures et résultats sont fidèlement transmis. Comme au Moyen Âge, les tournois de Westeros varient en fonction de la région, des désirs du seigneur hôte et des règles conçues par le maître des jeux. De nombreuses formes de compétition sont connues, dont certaines impliquent un combat singulier.
La joute, charge à la lance entre deux chevaliers au galop, implique un tel face à face. Les chevaliers continuent ensuite à pied avec une variété d’armes émoussées. Le perdant d’une joute doit souvent céder son cheval et son armure au vainqueur, mettant ainsi en péril une partie considérable de ses biens. Durant la demi-finale du Tournoi de la Main, ser Loras Tyrell chevauche une jument en chaleur qui distrait l’étalon de ser Gregor Clegane, ce qui semble être manifestement stratégique. Furieux, ce dernier tente de tuer Loras avant d’être interrompu par son frère, Sandor Clegane22. Une scène de duel qui souligne la différence manifeste entre les deux frères, et plus spécifiquement la complexité psychologique de Sandor Clegane. Le Limier, « chien23 » aux valeurs chevaleresques, a bon cœur. Ser Loras lui cède la finale par reconnaissance, faisant de lui le champion du Tournoi de la Main. Le combat singulier permet ainsi à l’auteur de créer une complexité essentielle à la gritty fantasy, où la structure psychologique de la plupart des personnages est dénuée de manichéisme. Autre épreuve caractéristique des tournois westerossiens, la mêlée, durant laquelle des chevaliers se battent individuellement dans une grande bataille jusqu’à ce qu’il n’en reste que deux. Durant la Guerre des Cinq Rois24, Renly Baratheon tient une mêlée sous le château de Bitterbridge. Cent-seize compétiteurs participent à l’unique mêlée décrite dans Le Trône de Fer. Brienne de Tarth provoque en duel les chevaliers ayant parié sur sa virginité et les bat. En finale, ser Loras Tyrell, avec une hache longue25, cède à Brienne une étoile du matin (sorte de fléau d’arme) à la main26. Ces combats singuliers permettent à cette dernière d’être la première femme à intégrer une garde royale, la garde arc-en-ciel de Renly Baratheon27.
Deuxième forme de divertissement proposant un combat singulier : les arènes. À Westeros, seul Harrenhall, sous le contrôle des Braves Compaings, compagnie de mercenaires guidée par Varshé Hèvre, l’Estropieur, organise des jeux de combat dans une arène. Après le départ de Lord Bolton, Varshé tente de violer Brienne de Tarth qui le mord à l’oreille gauche. Il la jette dans une fosse d’ours sans armure ni bouclier, une épée de tournoi à la main. Jaime Lannister la rejoint dans l’arène et tente de la sauver28 :
Brienne essaya de filer, mais [l’ours] lui fit un croc-en-jambe, et elle alla s’aplatir dans le sable, sans pour autant lâcher sa dérisoire épée. Jaime se campa au-dessus d’elle, jambes écartées, et le fauve chargea. […] Plus que jamais cramponnée à l’épée mais le souffle en loques, Brienne rassembla vaille que vaille ses genoux29.
Varshé les laissera finalement partir à contrecœur30. Pour Brienne de Tarth, comme pour Sandor Clegane, le combat singulier initialement divertissant met le personnage face à lui-même, à ses doutes, à ses craintes les plus enfouies et le contraint à les dépasser. L’enjeu de vie ou de mort implique principalement de se défier soi-même ; Sandor en affrontant son frère aîné responsable de sa brulure au visage, Brienne en luttant contre un ours, emblème de sa maisonnée et des valeurs chevaleresques rigides qu’elle apprendra à assouplir au contact de Jaime Lannister, le garde royal Régicide31.
Sur le continent d’Essos, les arènes de combat sont différentes. Grandes, circulaires et ancrées dans la culture des cités de la Baie des Serfs (Yunkaï, Astapor et Meereen), les arènes offrent un divertissement aux habitants et visiteurs des villes. Des combats singuliers opposent bête contre bête, gladiateur contre gladiateur, bête contre gladiateur ou encore bêtes contre enfants d’esclaves ou nains. Les combattants de fosses, ne pouvant fuir, sont entraînés pour combattre et mourir dans les arènes pour le divertissement des spectateurs. Certains sont entraînés depuis leur naissance, les autres capturés et forcés à combattre. Ceux qui montrent du talent deviennent les meilleurs combattants et sont réservés pour les plus grandes arènes qui attirent un plus grand nombre de spectateurs et d’argent. Dans les arènes, les combattants ne portent pas d’armures, les foules venant admirer le spectacle du sang. Reine de Meereen, Daenerys Targaryen interdit les jeux d’arène. Hizdahr zo Loraq, noble descendant d’une ancienne lignée d’esclavagistes de la Baie des Serfs, lui explique qu’à Meereen les combats sont considérés comme profondément religieux. Il s’agit pour le peuple de la cité d’un sacrifice de sang aux dieux de Ghis. L’art mortel de Ghis n’est pas boucherie mais une démonstration de courage, d’aptitudes et de force. Un art très plaisant pour les dieux, où les gagnants sont acclamés, et les vaincus, ayant été abattus, sont honorés32. Pour les criminels condamnés à mort, les arènes représentent un jugement par bataille, une dernière chance de prouver leur innocence. Les arènes sont également la principale source de richesse de Meereen attirant principalement les marins. Hizdahr zo Loraq souligne également que, pour le peuple, les arènes ont une fonction cathartique33. Tous les hommes partageant un goût pour le sang, voir un massacre en arène permettrait de les éviter dans les rues de la cité. Mais ce sont finalement d’anciens combattants qui réussissent à convaincre Daenerys Targaryen de rouvrir des arènes de combat dans le respect des coutumes de Meereen34. Les arguments religieux, juridiques, économiques, et psychologiques professés par Hizdahr zo Loraq font des arènes de combats une tactique politique, stratégie pour contrôler les masses. Une véritable réflexion sociopolitique se déploie, de ce fait, à travers l’esthétique des combats singuliers dans Le Trône de Fer. Mais alors que l’origine des tournois est médiévale, les munera, combats de gladiateurs dans des amphithéâtres, sont d’origine romaine antique. L’architecture des arènes de combat dans la saga de George R. R. Martin remonte quant à elle au xviiie siècle et aux jeux taurins, soulignant, ainsi, la multiplicité des sources d’inspiration nourrissant l’univers construit par la saga.
Règlement de compte et autodéfense en combat singulier
Outre l’entraînement et le jeu, certains combats singuliers, dans Le Trône de Fer, sont dénués de cadre organisationnel, naissant parfois de manière spontanée. Les Dothrakis, par exemple, s’affrontent en duel pour n’importe quel acte ou parole considérés comme un affront. Les combats finissent le plus souvent par la mort de l’un des adversaires. Durant les festivités célébrant son mariage avec khal Drogo, Daenerys Targaryen assiste à une scène de combat provoqué par un Dothraki pour défendre son honneur :
Soudain retentit un cri. Deux mâles se disputaient une femelle. En un éclair, ils avaient dégainé leurs arakhs, mi- épées mi- faux, tranchants comme des rasoirs. Alors, débuta un ballet de mort au cours duquel les adversaires tournaient, ferraillaient, bondissaient l’un sur l’autre en faisant force moulinets, proférant injure sur injure à chaque choc, sans que personne tentât même de s’interposer. Le différend s’acheva aussi vite qu’il avait éclaté. Sur un rythme impossible à suivre, les arakhs paraissaient se multiplier quand, l’un des combattants ayant fait un faux pas, la lame de l’autre décrivit une courbe plane et, mordant la chair à la hauteur de la ceinture, l’ouvrit des vertèbres au nombril et la vida de ses viscères qui se répandirent dans la poussière35.
Aucune règle ne régit ce duel dont la mort de l’un des combattants est la seule issue possible. Les Dothrakis sont des guerriers nomades puissants. Ils brandissent des épées courbes, appelées arakhs, et des fouets. Ils ne portent pas d’armures, les considérant comme signe de lâcheté et leur préfèrent des vestes peintes et des culottes de crin. Les affrontements des Dothrakis en combat singulier, permettant à l’auteur d’étendre encore l’univers construit de la saga, illustrent la manière dont les duels servent à souligner les spécificités des différentes ethnies.
Dans Le Trône de Fer, nature et fonction du combat singulier varient, donc, d’un continent à un autre et d’un peuple à l’autre. Provoquée en duel par Jaime Lannister qui tente de fuir, Brienne de Tarth combat avec technique et honneur, tel un vrai chevalier36, bien que l’affrontement soit spontané, sans cadre prédéfini. Jaime mesure sa force et son talent dans un combat singulier hautement significatif. Frankel souligne que Brienne « se place délibérément dans le champ de bataille masculin37 ». Elle porte une armure massive, masculine qui efface son genre. Femme guerrière, elle est « le seul chevalier de la saga déterminé à protéger les innocents et à défendre les impuissants38 ». N’hésitant pas à afficher ses aptitudes de combat, contraires aux attentes de l’idéal féminin westerossien, Brienne s’approprie la marginalisation dont elle fait l’objet, bien que « certaines parties de sa vie soulignent le fardeau qu’elle endure pour avoir défié les attentes culturelles39 » selon la formule de Caroline Spector, critique américaine.
D’autre part, un duel marque parfois une étape décisive d’une guerre quand deux champions, représentant chacun un parti, s’affrontent. Le siège de Meereen par Daenerys Targaryen commence avec un combat singulier. Oznak zo Pahl sort de la cité esclavagiste, provoquant le champion de la Mère des Dragons40 en duel. Il sera rapidement massacré par Belwas le Fort, colosse eunuque faisant partie de la Garde de la reine et ancien gladiateur de Meereen. Cette défaite contre un ancien esclave humilie les nobles de la cité. Belwas coupe la tête d’Oznak et la brandit symboliquement à la vue de tous habitants de Meereen. Il s’accroupit ensuite pour déféquer vers la ville, s’essuie sur le manteau d’Oznak zo Pahl, pille le cadavre et tue le cheval41. D’autres affrontements historiques jaillissent parfois dans la mémoire des narrateurs-personnages. Eddard Stark se rappelle du combat singulier annonçant la fin de la Rébellion de Robert Baratheon :
Autour, la mêlée faisait rage lorsqu’ils s’étaient rencontrés au gué du Trident, Robert équipé de sa masse et coiffé de son heaume faîté d’andouillers, le Targaryen dans son armure noire avec, sur la poitrine, étincelant d’innombrables rubis, le dragon tricéphale. Le torrent roulait des flots écarlates que les sabots de leurs destriers faisaient à grand fracas rejaillir vers les berges en voletant sans trêve, jusqu’au moment où Robert ajusta un coup foudroyant qui pulvérisa le dragon42.
La démesure, caractéristique de l’esthétique guerrière des scènes de fantasy épique, passe de l’exagération sublime au grotesque scatologique dans la saga de George R. R. Martin. Loin d’une époque médiévale fantasmée ou merveilleuse, la gritty fantasy s’inscrit, en effet, dans une volonté de réalisme cru où les intrigues sont axées sur les différents complots et stratagèmes politiques.
Jugement divin et pouvoir transcendant le combat singulier
La forme de combat singulier la plus régulière, en apparence néanmoins, demeure celle des procès et jugements divins. Sur le continent de Westeros, où la religion des Sept est la plus répandue, un procès par combat ou par bataille est une méthode judiciaire utilisée pour régler les accusations dans lesquelles deux parties en litige s’affrontent en combat unique, souvent jusqu’à la mort. Les dieux, justice transcendante et absolue, jugent de l’innocence ou de la culpabilité de l’accusé. Selon la pratique médiévale qui les inspire, l’on distingue, dans la saga de George R. R. Martin, le duel judiciaire et l’ordalie bilatérale. Un duel judiciaire peut être demandé à tout moment du procès par l’accusé. Si l’accusateur l’exige, le combat peut se transformer en jugement des Sept, où sept champions se battent de chaque côté. Les dieux ainsi honorés seraient plus susceptibles de voir justice faite. Une demande de duel judicaire ne peut être niée sans de graves conséquences politiques. Les parties concernées peuvent combattre elles-mêmes ou choisir des champions. Le procès se termine lorsque l’une des parties cède ou est tuée. Le jugement d’innocence ou de culpabilité est, quant à lui, irrévocable, en raison de son origine divine supposée. Désespéré et conscient de l’injustice régnant à Westeros, Tyrion Lannister demande un duel judiciaire à deux reprises : « Les dieux sont témoins de mon innocence. Je m’en remets à leur équité plutôt qu’au jugement des hommes. Qu’un combat singulier tranche le différend43. » ; « Vous me forcez à me repentir de n’être pas le monstre que vous seriez aises de voir en moi, mais le fait est là, j’ai beau être innocent, ce n’est pas ici qu’on me rendra justice. Vous ne me laissez d’autre recours que d’en appeler aux dieux. J’exige un duel judiciaire44. » Néanmoins, il s’agit bien, pour Tyrion Lannister, d’un choix stratégique et non d’une confiance en les dieux. Le Nain45 connaît les règles et essaie de les tourner à son avantage. Aux Eyrié, dans un tribunal seigneurial restreint, Bronn, une épée-louée est le champion de Tyrion, face à Ser Vardis Egen, chevalier et champion de la maison Arryn46. Ce dernier portant maille et lourde armure, épée de lord Arryn en main, est lent et maladroit. Bronn, motivé par le gain et la richesse promis par Tyrion, combat sans honneur et tue le chevalier aisément47. Durant le procès exceptionnel pour l’assassinat du roi Joffrey Baratheon, Tyrion Lannister est accablé d’accusations. Oberyn Martell, prince de Dorne, de visite à la capitale, fait partie des juges. Il entrevoit l’espoir d’une vengeance personnelle dans un combat singulier l’opposant à Ser Gregor Clegane, qui a assassiné sa sœur, Elia Martell, épouse de Rhaegar Targaryen, et ses neveux48 durant la Rébellion. Oberyn propose d’être le champion de Tyrion Lannister. Le combat décrit sur six pages49 détaille les mouvements de chaque combattant et leurs paroles :
« Tu l’as violée », lança-t-il en feintant. « Tu l’as assassinée », reprit-il en évitant d’un entrechat une taillade en boucle effroyable de l’estramaçon. « Et tu as tué ses enfants ! » gueula-t-il en lui plantant la pique dans le gosier, sauf que l’acier du gorgerin s’empressa de la lui retourner avec un croissement strident50.
Malgré son infériorité physique, Oberyn Martell blesse Gregor Clegane à plusieurs reprises grâce à sa rapidité et à ses mouvements souples et circulaires. Ser Gregor se bat dans son style habituel, avec une lourde armure, un bouclier de chêne et une grande épée. Trouvant des fentes dans son armure, le Dornien lui brise le tendon grâce à sa lance de combat empoisonnée et le paralyse. S’approchant pour l’achever, Oberyn est sauvagement abattu par Gregor Clegane, rugissant sa culpabilité :
Il jeta sa main libre au visage découvert du prince Oberyn et lui enfonça dans les yeux des griffes d’acier. […] Il lui enfourna violemment son poing dans la bouche, ravageant les dents. […] Quand il brandit son énorme poing, le sang qui barbouillait son gantelet exhala comme une vapeur dans le matin froid. Le bruit d’écrasement fut abominable51.
Injuste et soumis à la loi du plus fort, le duel judiciaire est dénué de toute nature divine. Utilisé à des fins politiques ou personnelles, le combat singulier disqualifie dans ce sens les supposées forces divines transcendantes.
Au Moyen Âge, reposant sur des croyances et des postulats religieux, l’ordalie est une forme de preuve judiciaire qui consiste à tester l’innocence ou la culpabilité de l’accusé à travers une épreuve physique. Un duel judiciaire se déroulant sous le regard de la divinité tutélaire de la justice et de ses représentants est une ordalie bilatérale. Capturé52 par la Fraternité sans Bannière, groupe de hors-la-loi composé de fidèles au Maître de la Lumière, R’hllor, le Dieu rouge53, Sandor Clegane, identifié comme l’assassin de Mycha par Arya Stark, est jugé. Devant un manque évident de preuves, Beric Dondarrion décrète un affrontement dans un duel judiciaire. Son épée est en feu, symbole du Maître de la Lumière. Bien que terrorisé et coupable, Sandor Clegane finit par tuer Beric Dondarrion, gagnant le duel et sa liberté. Mais Thoros de Myr, prêtre rouge, ramène Beric à la vie grâce à des invocations mystiques et des formules incantatoires. Le glissement vers la merveille s’opère ainsi par le biais d’un combat singulier. Dans Le Trône de Fer, les duels judiciaires prouvent l’inexistence d’une quelconque force divine juste. Seule la magie constitue une force transcendante, au pouvoir merveilleux, surhumain. Le cycle du Trône de Fer s’ouvre, par ailleurs, sur une scène de combat singulier entre un Autre54 et Ser Waymar Royce, Frère Juré de la Garde de Nuit :
L’Autre, cependant, glissait de l’avant sur ses pieds muets, brandissant une grande épée qui ne ressemblait à rien de connu. Avec horreur Will se dit qu’aucun métal humain n’avait servi à la forger. […] Ser Waymar n’en affronta pas moins bravement l’adversaire : « Si tu tiens à danser, dansons », dit-il, l’épée brandie au-dessus de sa tête d’un air de défi. […] Un frémissement l’avertit que l’épée spectrale fendait l’espace. Ser Waymar lui opposa l’acier de la sienne […]. Survint l’instant trop prévisible où, à la faveur d’une parade un rien décalée, l’épée pâle perça la cotte de fer en dessous du bras, arrachant à Royce un cri de douleur55.
La description d’un simple affrontement est ainsi dépassée. Le fantastique s’inscrit dans la continuité et la logique de l’esthétique épique, se fondant dans l’univers construit par George R. R. Martin de manière cohérente. L’écrivain explique :
La bonne utilisation de la magie est l’un des aspects les plus délicats dans l’écriture imaginaire fantasy. Si c’est mal écrit, cela peut facilement déséquilibrer un livre… La Terre du Milieu56 est un monde plein de merveilles, sans aucun doute, mais très peu de magie est effectivement jouée sur scène. Gandalf est un magicien, par exemple, mais, il se bat la plupart du temps avec une épée. Cela me semble être un style plus efficace à adopter, plutôt que d’avoir quelqu’un qui marmonne des sorts à longueur de paragraphes. J’ai donc essayé d’adapter une approche similaire dans A Game of Thrones57.
Dans Le Trône de Fer, les combats singuliers peuvent être neutres, divertissants, spontanés, défensifs, guerriers ou judiciaires. Les mobiles et buts de ces combats sont variables. Ils ne s’inscrivent pas tous dans une codification prédéterminée et ne finissent pas nécessairement par la mort de l’un des combattants. Les pratiques diffèrent selon le groupe social, le code d’honneur, les traditions et la psychologie du combattant. Il n’est pas étonnant qu’une place privilégiée soit accordée aux combats singuliers dans l’adaptation télévisée58 de la saga de George R. R. Martin, où ce type de combat devient un outil d’approfondissement narratif et psychologique. Certains épisodes mettent en scène des affrontements qui n’ont pas eu lieu dans le récit originel. L’entraînement à l’épée de Jaime Lannister avec Bronn59 enlise le premier dans son drame personnel et sa quête identitaire60. Le duel entre Brienne de Tarth et Sandor Clegane61 souligne le triomphe d’une cause sur les valeurs chevaleresques62. Alors que Jon Snow affronte un Autre63, au-delà du Mur, et le bat, il découvre la puissance de Grand-Griffe, pressentant probablement sa propre destinée64.
L’esthétique du combat singulier dans Le Trône de Fer enrichit et dépasse l’inspiration médiévale ou antique. L’écriture du combat singulier, entre description, narration et dialogue, passe du simple affrontement à l’épreuve courtoise et de l’épique au fantastique servant ainsi le réalisme de l’œuvre de George R. R. Martin. Un réalisme qui lui est inhérent selon la logique interne d’un univers fictif complet, autonome et ouvert, caractéristique principale de la gritty fantasy. La saga du Trône de Fer, capable d’absorber et de refléter une telle richesse esthétique, s’impose comme œuvre majeure de la fantasy contemporaine, confrontant George R. R. Martin à ces prédécesseurs – Tolkien, essentiellement – dans un duel sans merci.