Je voudrais remercier tous les locuteurs picards qui ont participé à cette étude. Sans leur participation et leur aide généreuses, ce travail n’aurait pas été possible. Également, je remercie les membres de mon comité de thèse de doctorat, Julie Auger, Kevin Rottet, Barbara Vance et Stuart Davis pour leurs commentaires et leurs conseils pendant ces recherches.
Introduction
De nombreuses études se concentrent sur le classement des consonnes liquides (Dickey 1997 ; Proctor 2011 ; Rialland 1996 ; Blevins & Garrett 1998, 2004 ; Colantoni & Steele 2005 ; parmi d’autres). Elles concluent en général que la consonne latérale, /l/, et la consonne rhotique /r/1, se comportent de façon similaire et différente des autres consonnes. Ceci est aussi le cas en picard. Dans ma thèse de doctorat (Hendrickson 2015), j’ai examiné ces consonnes et la syllabation en picard en fonction de trois phénomènes en particulier : la syllabation des attaques, la syllabation des codas et l’épenthèse. Cet article résume les faits et les résultats de ces recherches.
La méthodologie
Dans cette étude, on se concentre sur le picard du Vimeu, une région rurale à l’est d’Amiens. On y trouve une communauté de picardisants assez active avec la présence du magazine Ch’Lanchron et des Picardisants du Ponthieu et du Vimeu, un groupe de picardisants qui se réunissent depuis 1967. Gaston Vasseur, linguiste et écrivain de la région, a décrit cette variété dans une grammaire (1996) et un dictionnaire (1998) et a écrit de nombreux textes pendant le vingtième siècle. De plus, il existe une littérature importante des écrivains dans cette région, ce qui facilite l’analyse du picard écrit. Les écrivains de cette région ont tendance à utiliser l’orthographe basée sur celle de Gaston Vasseur. Celle-ci représente assez fidèlement la prononciation du picard. L’aspect le plus important pour cette étude est la présence ou l’absence de la voyelle épenthétique [e], qui s’écrit <é> ou parfois <a> pour représenter un changement de la qualité de la voyelle à [a]. Dans l’exemple (1), on voit une entrée dans le dictionnaire de Vasseur où la voyelle épenthétique est seulement présente à l’écrit lorsqu’elle se prononce. Ceci nous permet de comparer nos données textuelles avec les données orales.
(1) L’orthographe et l’épenthèse
Rien – rien [®jε͂], érien [e®j͂ε], arien [a®j̃ε] ; “rien”
Quant aux données orales, cette étude utilise plusieurs enregistrements disponibles (lecture d’histoires, une émission de radio) et des entretiens sociolinguistiques faits par Julie Auger en 1996 et 1997. Finalement, dans le but de combler des lacunes dans les données recueillies dans ces ressources, on a aussi élicité davantage de données entre 2010 et 2014. Tous nos locuteurs sont originaires du Vimeu et habitent dans la région du Vimeu sauf un, qui habite à Valenciennes, près de la frontière belge. On a recueilli des données de quatre hommes et une femme. La combinaison de ces trois sources de données nous permet de développer une analyse approfondie des liquides en picard.
Quant au classement des consonnes liquides en picard, on se pose deux questions :
- Est-ce que le comportement des consonnes liquides en picard soutient une classe de consonnes unifiée ou deux classes séparées ?
- Est-ce qu’il existe une preuve en picard qui peut soutenir l’idée que les consonnes liquides forment une classe naturelle unifiée avec un trait distinctif en commun ?
Certains chercheurs proposent que les consonnes liquides font partie de la même classe de consonnes (Catford 1977 : 237) qui partage le trait [liquide]. Par contre, Dickey (1997 : 50) propose de les analyser comme « des consonnes sonantes non-nasales ». Dans ce travail, je montre que le trait [liquide] n’a aucun corollaire phonétique, contrairement au trait [nasal] ou [coronal], par exemple. Cependant, on voit clairement que ces deux consonnes se comportent de façon similaire (et à l’exclusion d’autres consonnes) et donc comme une classe unifiée. C’est donc plutôt l’absence d’un trait distinctif, comme [liquide] ou [nasal], qui unit ces consonnes.
En ce qui concerne l’analyse de ce travail, j’utilise la théorie de l’optimalité (Prince & Smolensky 1993 [2004]) pour expliquer les distributions observées. Dans cette théorie, l’input ou la forme sous-jacente, subit des contraintes qui choisissent la forme optimale selon la grammaire. Ces contraintes sont universelles et elles peuvent être violées avec un output optimal. La possibilité que plusieurs phénomènes puissent s’analyser à partir des mêmes contraintes est un des avantages de cette théorie. Dans ce travail, je discute seulement des contraintes principales pour expliquer les distributions observées.
Dans les sections qui suivent, on présente un échantillon du travail dans Hendrickson (2015) pour montrer l’interaction entre les consonnes liquides et la syllabation en picard. Je vous invite à consulter ce travail pour l’analyse complète, y compris l’analyse phonologique dans la théorie de l’optimalité, ce qui permet de voir de façon plus détaillée les contraintes qui déterminent la structure syllabique en picard.
Les attaques
En picard comme en français, les consonnes qui constituent des attaques complexes possibles doivent être assez distinctes en ce qui concerne les traits phonologiques (le placement et la sonorité, par exemple). Si les deux consonnes ne sont pas assez distinctes, l’épenthèse devient obligatoire. Il existe un nombre d’exemples en picard où l’on remarque l’épenthèse de la voyelle [e] au début d’un mot précédé par une consonne (2a). Bien que cette épenthèse soit variable dans plusieurs cas, elle ne s’effectue pas si le mot suit une voyelle (2b).
(2) Les attaques en picard2
(a) j’ai vnu pour écmincher [pur.ek.mɛ̃.e] no smaine
(Picardiries)
“Je suis venu pour commencer notre semaine”
(b) i va cmincheu [i.vak.mɛ̃.ʃø]3
“Il va commencer”
On pourrait se demander si c’est plutôt un cas d’effacement qu’un cas d’épenthèse. Puisque la qualité et le placement de la voyelle sont prévisibles, l’épenthèse reste l’analyse la plus prometteuse. Si l’on considérait que c’était l’effacement au lieu de l’épenthèse, on ne pourrait pas prédire quelles voyelles s’effacent de façon aussi efficace qu’avec une analyse épenthétique.
De plus, (3a-3c) illustre une distinction importante entre l’épenthèse avant et après d “de” en fonction du nombre de consonnes qui l’entourent. Dans (3a), on observe le modèle le plus fréquent de l’épenthèse trouvé à la frontière des mots, CeCC, pourvu qu’il y ait seulement une consonne précédente et une suivante. Dans (3b), par contre, il y a deux consonnes suivantes qui ne constituent pas une attaque licite en picard, ce qui force l’insertion de la voyelle épenthétique après le /d/. Puisque l’épenthèse se produit de droite à gauche en picard, (3b) n’est pas une exception au modèle CeCC. Dans (3c), l’épenthèse se produit au début de mot à cause de la syllabation possible de ces consonnes. L’épenthèse autorise la suite [l] à constituer une attaque. Avec le [s] en coda, on voit que la suite /pr/ devient l’attaque complexe suivante.
En plus du rôle des segments et de la structure syllabique, Auger (2001) constate que la structure prosodique joue un rôle important dans le comportement de l’épenthèse. Ainsi, l’épenthèse en début de mot est obligatoire lorsque l’attaque serait illicite à l’intérieur d’un syntagme‘intonatif’. Selon Selkirk (1984), un syntagme intonatif correspond à une unité d’une phrase associée avec un contour ou une mélodie ‘intonative’. Par contre, l’épenthèse est variable au début du syntagme intonatif et de l’énoncé. Auger propose que le syntagme intonatif et l’énoncé autorisent directement la première consonne de la suite, suivant les analyses de Selkirk (1981) et Noske (1996) de l’arabe irakien et du français, respectivement. Comme nous le verrons ci-dessous, les cas d’épenthèse nous aident à analyser la syllabation des glissantes et des consonnes liquides.
(3) La position d’épenthèse
(a) vnoéme éd déchénne… [nwem.ed.de.en]
“[Nous] venions de descendre…”
(b) …déchénne dé chl’éspréss… [en.de.les.pres]
“…descendre du train express”
(c) …chl’éspréss d’Amiens… [les.pres.da.mjɛ̃]
“…du train express d’Amiens…”
(Chl’autocar 17 : adapté d’Auger : 2003, 7)
Les consonnes qui créent des attaques complexes en picard ne peuvent être trop semblables sur l’échelle de sonorité (figure 1). L’échelle de sonorité nous indique la sonorité relative des segments phonologiques d’une langue. Elle nous aide à expliquer pourquoi il n’y a pas d’épenthèse avec des attaques /pl/ et /bj/ par exemple, mais on l’observe avec /km/ et /mn/. Cependant, on observe que les attaques où il y a une consonne liquide + une glissante peuvent violer les contraintes.
On voit que le modèle d’épenthèse présenté dans (3) a des implications importantes quant à la syllabation. La présence de la voyelle épenthétique indique souvent qu’une glissante se comporte comme une consonne, alors que son absence là où deux consonnes précèdent une glissante indique que celle-ci se trouve dans le noyau. Cette distribution en picard est semblable à celle qu’on observe en français. L’environnement phonologique ainsi que le rythme du discours peuvent affecter cette réalisation. Les articles des exemples (4a – 4d) montrent la glissante en attaque (4a – 4b) et dans le noyau (4c – 4d) en français. Les exemples (4e – 4g) montrent la syllabation variable des groupes consonne plus glissante. Si l’on regarde des exemples avec trois consonnes de suite, on voit une différence importante : les glissantes /w/ (4h) et /ч/ (4i) peuvent se trouver dans l’attaque et dans le noyau, mais /j/ (4j) doit faire partie de l’attaque.
(4) Les glissantes en français
(a) Le yoga [lə.jo.ga]
(b) Le whisky [lə.wi.ski]
(c) L’oiseau [lwa.zo]
(d) L’huître [lчi.t®]
(e) Nier [nje]~[ni.je]
(f) Nouer [nwe]~[nu.we]
(g) Nuée [nчe]~[ny.®e]
(h) Trois [trwa]
(i) Truie [trчi]
(j) Trio [tri.jo]
Les glissantes en picard montrent aussi ces deux possibilités. Les articles en picard nous indiquent si la glissante se trouve en attaque ou dans le noyau. En plus de la forme chu, qui se trouve le plus souvent avant une attaque complexe comme dans (7c), l’article défini en picard a deux formes : (é)chl et chol. La latérale dans la forme chol s’assimile à la consonne suivante, /w/ dans (5a) et /j/ dans (5b). On voit à partir de la forme de l’article en picard que la glissante se comporte comme une consonne (5a – 5b) là où l’on voit l’assimilation de l’article, et comme une voyelle (5d) lorsque l’article a la forme (é)chl. Pour une explication plus détaillée des articles en picard, consultez Vasseur (1996) et Cardoso (2005), ou Hendrickson (2015) pour des détails sur les articles et les glissantes. Au sujet des consonnes liquides dans ce travail on s’intéresse au fait que les glissantes peuvent apparaître dans deux positions différentes.
(5) Les glissantes en picard
(a) do’ ouète [dow.wεt] (Rinchette 60)
“du coton”
(b) Pi boére doy-ieu [doj.jø] (Lette 7)
“et boire de l’eau”
(c) pour échl’huile [pu.re.lчil] (Lette 30)
“pour l’huile”
Lorsque la glissante /w/ suit une consonne liquide, on trouve de la variation dans l’output. La syllabation des exemples (6a – 6b) nous montre que ces suites de consonnes peuvent appartenir à une seule attaque complexe du fait que leur occurrence après une consonne ne requiert pas l’épenthèse. Par contre, l’épenthèse des exemples (6c – 6d) indique que ces attaques complexes ne sont pas possibles. Une première remarque est que ces attaques sont possibles – mais cette analyse est incompatible avec la présence de la voyelle épenthétique dans ces exemples. Il convient donc de voir dans ces groupes un appendice suivi d’une attaque simple, précisément le type de structure qui donne lieu à l’épenthèse dans l’analyse d’Auger (2001) : c’est l’analyse adoptée pour (6c) et (6d). La deuxième remarque est que la glissante ne se trouve pas en attaque mais en noyau avec la voyelle, comme on le voit en (6a) et (6b). Une conséquence de cette analyse est que la syllabation des exemples dans un contexte intervocalique, comme en (6e) et (6f), est ambiguë.
(6) Les suites liquide + /w/
(a) él rouet d’Angéla [el.rwe] (Picardiries : 138)
“le rouet d’Angéla”
(b) j’ n’oc-connouos point ni d’loin [nid.lwɛ̃] ni d’preu…
(Lettes : 476)
“Je ne le connais pas du tout”
(c) o volez été Roé ? [e.ter.we] (Piéches : 31)
“vous voulez être roi ?”
(d) un Honme dé Loi [del.wa] (Du tout insanne : 38)
“un avocat”
(e) si o n’ons point montè à roéyon. [a.rwe.jɔ̃]/[ar.we.ɔ̃]
(Chl’autocar 21)
“Si on n’est pas allé hors des sentiers battus”
(f) A n-n est loin… [ne.lwɛ̃]/[nel.wɛ̃] (Lette 362)
“Elle n’en est pas loin…”
On trouve une asymétrie importante entre /l/ et /r/ lorsque la glissante /j/ les suit dans l’attaque. L’exemple (7a) montre que la syllabation proposée de la glissante change la position de la consonne rhotique après la voyelle en fin du mot précédent. Après une consonne (7b), l’épenthèse devient nécessaire, ce qui suggère que la glissante n’appartient pas au noyau. La forme de l’article, chu (7c), doit s’utiliser avant un mot dont les premières consonnes ne peuvent pas former une attaque licite, comme chu cmin “le chemin”. La présence de cette forme de l’article au lieu de ch’rio “le ruisseau”, indique que /rj/ n’est pas une attaque licite en picard.
(7) La distribution des suites /rj/
(a) éj n’ai pu rien dit [pyr.jɛ̃.di]/ [py.rjɛ̃.di] (Lettes : 164)
“Je n’ai plus rien à dire”
(b) i n’gaingne érien [gε.ñer.jɛ̃] (Lettes : 184)
“il ne gagne rien”
(c) din chu rio [yr.jo] (Chl’autocar 31)
“dans le ruisseau”
Les données /lj/ présentent une distribution similaire à celles en /rj/. La présence de l’article chu dans (8a) suggère la première syllabation où l’on évite l’attaque complexe /lj/. L’output fidèle dans (8b) montre que cette attaque complexe est possible, même si elle est évitée. La position de l’épenthèse dans (8c) est similaire à l’exemple (8b) où l’on s’attend à voir mémouère éd liève selon le modèle d’épenthèse en picard. Ceci montre de nouveau que la glissante /j/ doit faire partie de l’attaque.
(8) Les suites de consonnes latérales + /j/
(a) chu liéve-lô [yl.jev.lo] (Bassureries, p. 155)
“ce lièvre”
(b) in-ne bouéne liue [en.ljy] (Réderies, 12)
“une bonne lieue”
(c) aveuc eune mémouère dé liève [del.jεv] (Ch’coin 10)
“avec la mémoire d’un lièvre”
Le Tableau (1) montre comment les attaques liquide + glissante se comportent dans mes données. Ceci représente une compilation de toutes mes données. On voit que, de façon générale, les attaques /rw/ et /lw/ se comportent d’une façon similaire en ce qui concerne le taux d’épenthèse. Ceci suggère que leurs sonorités sont au moins semblables. Par contre, il faut se demander la raison pour laquelle l’effacement est possible4 si l’on a /lj/ mais pas avec /rj/. On pourrait proposer que la sonorité joue un rôle, mais l’échelle de sonorité proposée par Jesperson (1904) et Côté (2000), parmi d’autres, dit que /r/ est plus sonore que /l/, ce qui fait que les suites /rj/ sont pires que les suites /lj/. On s’attendrait donc à ce que le /r/ s’efface plus souvent, ce qui n’est pas le cas. Puisque les données montrent que la sonorité explique leur comportement similaire (la re-syllabation et l’épenthèse), on doit se tourner vers une autre explication pour cet effacement.
Je propose alors que le Principe du Contour Obligatoire, désormais ‘OCP’, (McCarthy, 1986 ; parmi d’autres), qui énonce que les séquences de deux segments adjacents doivent être évitées, explique les distributions vues dans les données ci-dessus. En ce qui concerne les données dans cette étude, on voit que les attaques avec deux consonnes de sonorité semblable et qui sont coronales sont évitées. Ainsi, si /l/ et /j/ sont des consonnes coronales, on s’attend à ce que le taux d’épenthèse et d’effacement ne soit pas plus élevé. Le manque d’effacement avec /r/ suggère que cette consonne est moins semblable à /j/. Je postule que /r/ n’est pas spécifié dans la phonologie au niveau de sa place d’articulation, ce qui distingue son comportement de celui de /l/. Dans cette section, on voit que la sonorité des consonnes liquides explique leur comportement similaire tandis que les traits phonologiques qui les distinguent expliquent que seul /l/ soit soumis à l’effacement.
Les codas et la formation du subjonctif
Dans cette section, j’examine le comportement des liquides en fin de mot pour déterminer si elles y sont soumises à des contraintes semblables à celles observées en début de mot. La simplification des groupes CL en fin de mot (9a - 9d) et la morphologie du subjonctif (10a – 10m) et de la troisième personne du pluriel5 (11a – 11d) sont les phénomènes où l’on observe une interaction entre les liquides et la syllabation en picard.
La simplification des groupes CL en fin de mot s’effectue lorsqu’une suite obstruente + liquide (9a – 9b), qui peut apparaître à cause de la voyelle dans la morphologie qui suit, se trouve en fin de mot (9c – 9d). Ceci nous montre que la consonne liquide existe dans l’input de ces mots et qu’elle s’efface parce que la sonorité montante n’est pas possible en fin de mot en picard comme elle l’est en français, comme le propose Dell (1995). À partir de ces données, on détermine que les syllabes dégénérées (Dell, 1995), ou semi-syllabes (Féry, 2003 : 13) ne sont pas permises en picard. L’effacement de la consonne liquide dans des mots comme /livr/ et /tabl/ permet de syllabifier l’obstruente en coda. Bien que cette distinction semble minime, elle a des conséquences quand on analyse la formation du subjonctif.
(9) La simplification des groupes CL6
(a) Livret /liv&re/ - [li.vre]
“livret”
(b) Véritablémint /veritabl&mɛ̃/ - [ve.ri.ta.ble.mɛ̃]
“véritablement”
(c) Live /livr/ - [liv]
“livre”
(d) Tabe /tabl/ - [tab]
“table”
Le subjonctif et la troisième personne du pluriel sont marqués différemment en picard et en français. En général, le morphème [] du subjonctif est attaché après la base de l’indicatif. Ce n’est pas la conjugaison qui détermine la réalisation de ce morphème comme on voit entre les verbes étudier (10a) et warder “garder” (10b). La présence de ce morphème est contrainte par la sonorité possible où la chute de sonorité entre la première consonne et la deuxième dans la coda doit être maximisée. Hendrickson et Auger (2011) observent que ce morphème suit une voyelle (10c) et la consonne rhotique (10d), mais qu’il n’apparaît ni après la consonne latérale (10d) ni après les consonnes moins sonores (10e). On voit aussi que ce n’est pas en fonction d’une classe verbale à partir des données comme (10f – 10h) que le morphème du subjonctif suit le morphème de personne et de nombre dans les formes correspondantes à nous (10g) et à vous7 (10h), mais pas dans la forme il (10f).
(10) La morphologie verbale
(a) Qu’il étudiche [ki.e.ty.di]
“Qu’il étudie.subj”
(b) Qu’i warde [ki.ward]
“Qu’il garde”
(c) Qu’i finiche [ki.fi.ni]
“Qu’il finisse”
(d) Qu’i meurche [ki.mœr]
“Qu’il meure”
(e) Qu’i brûle [ki.bryl]
“Qu’il brûle”
(f) Qu’i se batte [kis.bat]
“Qu’il se batte”
(g) Qu’os brûlonche /bry+lɔ̃+/
“Que nous mentions”
(h) Qu’os brûleuche /bry+lœ+/
“Que vous battiez”
De façon similaire, le morphème [t] s’ajoute à la base pour former la troisième personne du pluriel. Cependant, sa présence n’est pas contrainte par la sonorité du segment précédent. On voit que ce morphème peut suivre les deux consonnes liquides (11a – 11b), une coda complexe (11c), de même qu’une consonne de la même sonorité (11d). Auger (2001) présente une analyse dans laquelle certaines consonnes finales en picard peuvent apparaître comme appendice (Halle et al., 1980), ou un segment autorisé directement par la phrase. La possibilité que le morphème [t] puisse être syllabifié comme appendice mais pas le morphème du subjonctif peut expliquer la distribution différente de ces deux morphèmes. On trouve que l’épenthèse est assez fréquente avec ces suites, comme dans (11e). Ce fait indique que les appendices sont évités lorsque la re-syllabation est possible.
(11) La troisième personne du pluriel
(a) Il adore’te [ki.la.dɔrt]/[ki.la.dɔr+t]
“Ils adorent”
(b) Il brûle’te [i.bryl+t]
“Ils brulent”
(c) qui’iz hurl’t [yrl+t] à l’mort (Piéches 24)
“qu’ils hurlent à la mort”
(d) I se bat’te [is.bat+t]
“Ils se battent”
(e) S’i disoait’té la vérité [si.di.zwet.te.la.ve.ri.te]
“S’ils disaient la vérité”
Les données présentées dans cette section nous amènent à trois conclusions importantes à propos des codas en picard. La première, c’est que les codas complexes sont possibles en picard, ce qui est une analyse controversée (Bouchard, 1980 ; Dell, 1995). La deuxième conclusion, c’est que la première consonne d’une coda complexe doit être une consonne liquide. La troisième, c’est que les plosives non-sonores peuvent appartenir à un appendice, ce qui permet des suites de consonnes en fin de mot qui ne sont pas des codas complexes. La présence fréquente de l’épenthèse dans ces cas suggère que cette syllabation n’est pas préférée lorsque la re-syllabation est possible.
Le Tableau (2) montre les deux possibilités de suites de consonnes en fin de mot. La première est une coda complexe où la première consonne doit être une consonne liquide qui est suivie d’une consonne moins sonore. En principe, il n’y a aucune autre contrainte sur la deuxième consonne comme consulte ou filte “filtre”, mais on trouve une différence lorsqu’il s’agit de la morphologie, comme on le voit avec la formation du subjonctif. Dès lors, je postule que le comportement est différent parce que les suites de consonnes sous-jacentes ne subissent pas toujours les mêmes contraintes que les nouvelles suites créées dans la morphologie. Puisque ces suites sont permises, l’épenthèse n’est pas très fréquente après les codas complexes. La deuxième possibilité est une coda seule plus un appendice. Dans ces suites, la sonorité décroissante et la sonorité égale sont possibles mais l’appendice est restreint aux plosives non-sonores. L’épenthèse est très fréquente après les appendices, ce qui indique que la re-syllabation de la dernière consonne est préférable à la syllabation comme appendice.
La sonorité seule ne peut prédire la distribution du morphème du subjonctif. Le morphème du subjonctif n’apparaît jamais après une glissante (12a) et il existe de la variation dans la réalisation du morphème après /l/ (12b – 12c) dans la langue contemporaine, ce qui nous force à d’autres considérations. Les exemples (12b – 12c) viennent d’une tâche de traduction où les locuteurs ont traduit des phrases du français en picard. On voit que ces formes existent, mais le taux de réalisation est bas. En ce qui concerne les glissantes, il semble qu’une suite de deux consonnes fermées doit être évitée. Les glissantes et // sont considérées comme fermées puisque la position d’articulation de ces consonnes ressemble à la position des voyelles fermées comme /i/. De plus, la consonne latérale et // sont coronales, il existe donc aussi une contrainte contre la création d’une nouvelle coda (i.e. dans la morphologie) de deux consonnes coronales de suite. La contrainte qui exige que le morphème du subjonctif soit réalisé et celle qui interdit les violations OCP ne sont pas ordonnées l’une par rapport à l’autre, ce qui génère un output variable. Des suites de [l] peuvent alors apparaître puisque ces contraintes peuvent être violées.
(12) Le subjonctif : d’autres considérations
(a) qu’i travaille [ki.tra.vaj] (Art de Conjuguer)
“qu’il travaille”
(b) I feut qu’éj t’appelche [ta.pεl] (Tâche de traduction ; 1/5 locuteurs ; [ta.pεl] 4/5 locuteurs)
“Il faut que je t’appelles.subj”
(c) C’est trop important pour qu’o l’annulche [la.nyl] (Tâche de traduction ; 1/5 locuteurs)
“C’est trop important pour qu’on l’annule.subj”
Enfin, on voit aussi que la réalisation du morphème du subjonctif est aussi variable après /r/. On considère que cette variabilité est une analogie avec le subjonctif après d’autres consonnes, puisque sa présence devient de plus en plus rare après les consonnes. Dans L’Art de conjuguer (Calais), le subjonctif est réalisé après ces quatre verbes dont la base se termine en /r/ : moérir “mourir”, courir, servir et durer. Les exemples élicités des locuteurs contemporains favorisent la présence du morphème // après /r/. Après avoir étudié les écrits de Gaston Vasseur, un écrivain et linguiste du Vimeu né en 1904, on voit que la réalisation du subjonctif change au cours du xxe siècle. Sa présence dans l’exemple après une coda complexe (13a) et l’exemple après un /t/ en coda (13b) montrent que sa distribution était moins contrainte qu’elle ne l’est aujourd’hui. Ceci nous indique que le morphème // pouvait appartenir à un appendice dans le passé mais qu’il a perdu cette option chez les locuteurs contemporains, ce qui aide à expliquer la variation observée aujourd’hui. Ceci dit, il existait de la variation même dans les écrits de Vasseur. J’invite le lecteur à consulter Hendrickson (2015) pour une discussion plus détaillée de ce changement.
(13) Le subjonctif dans les textes de Vasseur
(a) Qu’éj t’én-n in pérl’ch [perl+] (Lette 1124)
“Que je t’en parle.subj”
(b) On vorouot surtout qu’o n’sé batt’ch pu [bat+]
(Lette 960)
“On voudrait surtout qu’on ne se batte.subj plus”
Les données présentées dans cette section nous montrent que les suites de consonnes possibles en fin de mot deviennent de plus en plus restreintes avec les contraintes sur les appendices qui se développent au cours du vingtième siècle. Ce changement souligne deux différences entre /l/ et /r/. D’abord, cette distribution soutient l’analyse que /r/ est plus sonore que /l/, ce qui favorise toujours la présence du morphème du subjonctif après le /r/. La deuxième différence, c’est que le /l/, tout comme le /j/, est spécifié comme coronal. Ceci, en combinaison avec la sonorité, défavorise l’apparition du morphème en question.
Finalement, la variété des suites de consonnes en fin de mot indique qu’il y a plusieurs contraintes qui interagissent. On voit que les syllabes dégénérées comme celles qu’on trouve en français ne sont pas permises en picard, ce qui fait que les consonnes liquides sont effacées quand elles apparaissent dans un groupe obstruente + liquide en fin de mot. Par contre, l’appendice est une option disponible pour autoriser certaines consonnes. Bien que l’appendice puisse permettre la réalisation du morphème du subjonctif dans la grammaire de Vasseur, son usage est aujourd’hui restreint à des obstruentes sourdes. Lorsqu’un appendice est présent, on voit un taux plus élevé d’épenthèse, ce qui reflète le caractère marqué de cette position dans la langue contemporaine. On voit aussi que les codas complexes sont possibles dans la langue, mais qu’elles doivent commencer par une consonne liquide. Bien que certains chercheurs rejettent l’existence de codas complexes, cette étude soutient leur possibilité en montrant que les codas complexes et les appendices sont utilisés en picard et qu’ils sont soumis à des contraintes différentes. On voit alors dans cette section une interaction importante entre les consonnes liquides et la syllabation en picard. Dans la dernière section de cet article, on reprend les recherches présentées pour proposer une analyse des consonnes liquides et de la syllabation en picard en fonction de l’ensemble des faits.
La Syllabation et le Classement des Consonnes Liquides
Dans cet article, on résume trois phénomènes étudiés dans la thèse de doctorat de Hendrickson (2015) qui éclairent la distribution des consonnes liquides et la syllabation en picard. L’étude des suites de consonnes à la frontière des mots nous permet de mieux comprendre l’interaction entre les consonnes liquides, les processus (l’épenthèse et l’effacement) et les contraintes sur les syllabes en picard (les attaques et les codas complexes). En début de mot, il y a une distance de sonorité minimum de deux sur l’échelle de sonorité et des contraintes contre deux consonnes coronales ou fermées en attaque. L’épenthèse ou la re-syllabation s’emploie lorsqu’une suite de consonnes sous-jacentes n’est pas permise dans cette position. En fin de mot, on observe souvent l’épenthèse après un appendice, ce qui montre que son usage est assez défavorisé. Autrement, on observe l’effacement d’une consonne liquide dans les mots comme live ‘livre’ ou la non-réalisation du morphème du subjonctif après la plupart des consonnes.
Pour rappel, en ce qui concerne le classement des consonnes liquides, on s’est posé deux questions :
- Est-ce que le comportement des consonnes liquides en picard soutient une classe de consonnes unifiée ou deux classes séparées ?
- Est-ce qu’il existe une preuve en picard qui peut soutenir l’idée que les consonnes liquides forment une classe naturelle unifiée avec un trait distinctif en commun ?
Dans ce travail, on constate que le trait [liquide] n’a aucun corollaire phonétique ou phonologique, contrairement au trait [nasal] ou [coronal]. Cependant, on voit clairement que ces deux consonnes se comportent de façon similaire (et à l’exclusion d’autres consonnes) et alors comme une classe unifiée. Premièrement, si le morphème du subjonctif apparaît dans la langue contemporaine après une consonne, ce sera après une consonne liquide. Deuxièmement, seules les consonnes liquides se trouvent comme deuxième segment d’une suite de consonnes montante sous-jacente /livr/ – [liv] liv “livre”, même si la consonne est effacée de façon (quasi-)systématique en fin de mot. Puisque des groupes de consonnes comme /pj/ et /fw/ sont possibles en attaque comme des groupes comme /vr/ ou /bl/, on pourrait s’attendre à les trouver en fin de mot, mais ce n’est pas le cas. Finalement, le taux élevé d’épenthèse avec les suites liquide + glissante (ex. o volez été Roé ? [e.ter.we] [Piéches : 31]) en début de mot montre que les deux consonnes ne sont pas assez distantes dans l’échelle de sonorité. Même si /w/ peut être syllabifié dans le noyau, il est parfois syllabifié dans l’attaque, ce qui exige l’épenthèse dans ces cas.
D’autre part, on observe plusieurs différences dans leur comportement, ce que l’on explique par une différence d’un trait dans la phonologie. On postule que la consonne latérale est spécifiée comme [coronale] dans la phonologie, ce qui la soumet aux contraintes contre les suites de deux consonnes coronales. Par contre, il semble que la consonne rhotique n’est pas spécifiée dans la phonologie et qu’elle reçoit son trait [coronal] seulement par la phonétique. Ceci fait que cette consonne ne se comporte pas comme [coronale] dans les processus phonologiques et ne subit pas les mêmes contraintes. On voit cette distinction lorsque la consonne latérale s’efface en début de mot quand elle précède la glissante [j] (ex. jeuve “lièvre”) qui est aussi [coronal]. En plus, on la voit dans la formation du subjonctif où le morphème s’efface plus souvent après la consonne latérale qu’après la consonne rhotique.
Étant donné l’analyse présente, on conclut que le comportement des consonnes liquides soutient une classe de consonnes unifiée. Ceci dit, elles ne forment pas une classe de consonnes naturelle à cause de l’absence de trait spécifique commun. C’est plutôt cette absence de trait distinctif, comme [liquide] ou [nasal], qui unit ces consonnes. Pour le picard, on adopte donc la définition des consonnes liquides de Dickey (1997 : 50) comme « des consonnes sonantes non-nasales ».
Enfin, ces recherches montrent que la grammaire du picard est clairement différente de celle du français. Parmi les différences principales, on voit des modèles distincts de l’épenthèse et de l’effacement et aussi des restrictions phonotactiques différentes dans les deux langues. Bien que le picard soit une langue minoritaire qui est très proche du français, les locuteurs de cette langue maîtrisent inconsciemment des propriétés phonologiques subtiles qui forment le système en picard. Ceci fournit un argument empirique pour reconnaître l’existence d’une langue autonome du français : cette langue menacée retient une grammaire complexe et distincte de la langue majoritaire qui l’entoure.