La géographie linguistique au nord du domaine d’oïl

DOI : 10.54563/bdba.756

p. 73-100

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Nous tenons à remercier vivement Mathieu Avanzi pour le dessin de la carte, ainsi que Stéphanie Biquet et Pascale Renders pour leur relecture attentive.

Introduction

Parmi les différentes approches scientifiques des objets linguistiques que l’on nomme – selon les écoles – langues régionales, dialectes, voire patois, la discipline la plus répandue est l’étude des répartitions diatopiques des traits linguistiques, ou géographie linguistique. Si l’on excepte la lexicographie dialectale, dont les premiers représentants précèdent de beaucoup l’inscription dans une démarche scientifique, c’est également la plus ancienne des disciplines étudiant les parlers régionaux.

Plongeant ses racines au milieu du xviiie siècle, la géographie linguistique acquiert progressivement une autonomie par rapport aux études historiques et génétiques des langues, que ce soit chez les linguistes scandinaves, germaniques ou romans. En France, c’est l’abbé Grégoire qui, en 1790, lance une première enquête à grande échelle, par correspondance, afin de mesurer l’état des parlers vernaculaires (alors dits patois) sur le territoire. Si ce recensement a pour objectif de dégager des pistes pour éradiquer ces parlers, il se trouvera tout de même des correspondants pour affirmer que l’entreprise est vaine, car pour y arriver « il faudrait détruire le soleil, la fraîcheur des nuits, le genre d’aliments, la qualité des eaux, l’homme tout entier » (auteur anonyme du Languedoc, cité par Pop 1950 : 9) !

Quant au principe même de la cartographie appliqué à des matériaux linguistiques, il est né à la fin du xixe siècle. L’un des premiers à tenter cette expérience fut Georg Wenker (1852-1911) qui, à partir de 1876, mit en œuvre une ambitieuse enquête par correspondance, adressée aux instituteurs de plus de 30 000 localités allemandes. Mais c’est le Suisse Jules Gilliéron (1854-1926) qui porta véritablement la géographie linguistique sur les fonts baptismaux en lançant une entreprise qui allait durablement inspirer les travaux de ses épigones : l’Atlas linguistique de la France.

Si cette contribution n’a pas pour ambition de retracer toute l’histoire de la discipline, ni d’en citer tous les acteurs, elle tentera en revanche de faire le point sur les outils et matériaux à la disposition du chercheur et de donner les caractéristiques nécessaires à une utilisation éclairée de ceux-ci

Quant à l’espace géographique qui nous occupe, nous le limiterons au picard et aux parlers limitrophes de celui-ci, soit les domaines normand, champenois et wallon – de l’Île-de-France, nous n’examinerons que l’ALIFO, le principal projet atlantographique de la région. En effet, la prise en compte de tous les projets diatopiques de la région nous emmènerait sur les sentiers largement fréquentés de la linguistique variationnelle du français.

Parmi les travaux atlantographiques, distinguons encore les travaux éditant des matériaux de première main des ouvrages de seconde génération, tels que l’ALiR ou l’ALE. Ce sont les premiers qui retiendront notre attention, en ce qu’ils ont été fondés sur des matériaux d’enquête de terrain.

Maillage géographique et chronologique : les corpus d’enquêtes

S’il semble intéressant de distinguer, d’une part, les matériaux bruts dont on dispose et, d’autre part, les travaux qui en ont été tirés, c’est qu’une part non négligeable de ces matériaux est inédite. Pour autant, nous pensons utile de proposer un panorama plus complet des ressources, intégrant les matériaux inédits et les projets en cours. En outre, parmi les atlas que nous examinerons, il existe une divergence de traitement des données, que nous exposerons, mais qui doit être soigneusement distinguée des disparités que l’on pointera au sujet des matériaux eux-mêmes. Par cet examen en deux temps se trouvera réduit l’écart apparent et donc augmentée la comparabilité des données de ces différents atlas.

Figure 1.

Figure 1.

Les atlas linguistiques au nord du domaine d’oïl (carte réalisée par M. Avanzi)

Edmond Edmont, défricheur au service de l’ALF – et picard

La première enquête systématique est lancée par Jules Gilliéron dans le cadre du projet de l’Atlas linguistique de la France (ALF). La campagne d’enquête, menée exclusivement par E. Edmont, se déroulera de 1897 à 1901, à raison de deux à trois jours par enquête1. Les matériaux récoltés augmenteront au fil des campagnes d’enquêtes, le questionnaire passant de 1400 questions à près de 2000. Malheureusement, c’est par le Nord qu’Edmont commença sa collecte de matériaux ; dès lors, et même s’il s’agit de la région qu’il connaissait le mieux, c’est aussi celle pour laquelle manquent toutes les questions ajoutées ultérieurement.

Les localités visitées, au nombre de 639, constituent un maillage qui se voulait régulier, mais dépendant de « l’importance de la variation que le parler […] paraissait devoir présenter » (Gilliéron 1902 : 4). Dès lors, le centre du territoire est quadrillé d’une façon plus lâche (v. la carte, dans laquelle les points d’enquête de l’ALF sont représentés par des carrés gris). En revanche, sont aussi visitées la Suisse romande, les Alpes italiennes, la Belgique romane, les îles anglo-normandes.

Les témoins sont majoritairement masculins (633 hommes pour 102 femmes), en moyenne plus âgés au nord du domaine qu’au sud. Au vu de leurs professions, un tiers de ceux-ci possède assurément un bagage scolaire secondaire ; mais la majorité (cultivateurs, gardes champêtres, ouvriers, etc.) a probablement quitté l’école après les classes primaires. Ces derniers possédaient sans doute une meilleure connaissance de leur parler vernaculaire que les premiers, mais ils bénéficiaient de moins de temps libre, d’où la nécessité d’accepter d’autres profils. Si Edmont a sillonné toute la France, il est avéré que certaines enquêtes n’ont pas eu lieu sur le territoire même du parler ; qu’un témoin affirme provenir d’un village pouvait suffire à assurer sa « représentativité ». À de rares occasions, l’autochtonie des témoins a été mise en défaut (v. Dauzat 1922 : 10-15 ; pour l’examen d’un cas particulier, v. par exemple Lerond 1970). En revanche, la rapidité d’Edmont à effectuer ses enquêtes permet d’envisager l’ALF comme un véritable instantané de l’état des dialectes, à un moment précis, dans l’ensemble de la Galloromania.

L’enquête elle-même était constituée de traductions des mots et phrases du questionnaire. La plupart des points d’enquête sont représentés par un témoin ; une septentaine de points, par deux ; huit points, par trois ou quatre témoins. Quant aux consignes d’enquête, selon les recommandations de Gilliéron, elles mettent l’accent sur l’importance du premier jet. Edmont s’est donc interdit toute retouche à ses notations, ce qui a pu parfois générer des défauts. En effet, entre les premières questions et les dernières, l’oreille de l’enquêteur a parfois été plus sensible à des traits phonétiques particuliers ; en outre, les gallicismes sont plus nombreux que dans d’autres travaux où l’on s’est efforcé de faire remonter à la surface des mots vernaculaires enfouis dans les mémoires sous des usages francisés.

En revanche, notre région se trouve par un heureux hasard protégée des défauts de perception parfois relevés (particulièrement en domaine occitan et franco-provençal) ; l’origine saint-poloise de l’enquêteur Edmont l’a rendu sensible aux particularismes des parlers du Pas-de-Calais et, partant, de l’ensemble du domaine picard.

Les matériaux de l’ALF constituent une masse de données absolument inépuisable, irremplaçable et novatrice pour l’époque, dont allaient s’inspirer toutes les entreprises ultérieures citées ci-dessous.

Bruneau et ses enquêtes ardennaises

Suivant la voie tracée par Gilliéron et Edmont, le linguiste Charles Bruneau mène entre 1909 et 1911 une campagne d’enquête en Ardenne. Aux confins orientaux du domaine picard, il recueille des matériaux en 93 villages situés autour de la frontière franco-belge, dans le département des Ardennes et dans les provinces belges de Namur et de Luxembourg (points d’enquête en bleu sur notre carte). L’enquête présente l’intérêt de couvrir la zone traditionnellement considérée comme la limite entre parlers wallons et champenois. Trois des points explorés l’avaient déjà été par Edmont : Haybes (Brun. 15 /ALF 188), Bouillon (Brun. 60/ALF 185) et Chiny (Brun. 73/ALF 176).

Le questionnaire ne pouvait, dans un premier temps, que s’inspirer de celui de Gilliéron. Cependant, il est très vite apparu qu’il convenait de supprimer certaines questions, d’en ajouter d’autres, parfois en s’adaptant aux réalités locales. Ainsi, « [s]ur le plateau d’Ardenne, [Ch. B. a] rayé du questionnaire les noms de poissons ; dans les pays agricoles, les mots d’usine ; hors de la forêt, le vocabulaire de l’essartage » (Bruneau 1913 : 29-30).

Les témoins sont choisis avec un soin particulier. Évidemment, le premier critère est d’ordre géographique : les locuteurs doivent provenir du village dont ils sont les représentants et y vivre. Mais Bruneau a également tenté d’éviter ce qu’il désigne comme du faux patois en recourant à des sujets sincères : « un sujet intelligent traduit le questionnaire au lieu de parler sa langue. Pour éviter ce patois artificiel, […][il a] choisi des personnes incapables de fabriquer du patois, ou soucieuses de ne point écorcher le patois en y mêlant du français » (Bruneau 1914 : 4). Toutefois, l’enquêteur a souhaité rassembler « plusieurs états du patois. À côté de vieillards, [il a] interrogé, plus rarement, des jeunes gens et même des enfants. [Son] enquête offre donc un tableau à peu près complet des patois ardennais de l’époque » (1914 : 4).

Quant aux modalités de l’enquête, Bruneau dit avoir réduit le nombre de questions posées directement, « laissant parler le sujet, ou lui suggérant des phrases si ordinaires qu’elles se présentaient à lui presque spontanément » (1914 : 4). Le déroulement des enquêtes a donc été extrêmement souple, à mi-chemin entre l’enquête par traduction et la conversation dirigée. La systématicité et la comparabilité des matériaux sont moindres que celles des données d’Edmont, mais ce défaut est compensé par une plus grande authenticité des énoncés, obtenus plus « naturellement ». Cependant, dans l’édition des matériaux, on constatera qu’il n’est pas fait de distinction entre données issues de questions à traduire et matériaux issus de conversations dirigées.

Parallèlement aux matériaux de ces premières enquêtes, Charles Bruneau a également, lors d’une mission en compagnie de Ferdinant Brunot, recueilli et enregistré des données orales auprès de témoins issus de trente villages de la même région. Une vingtaine d’enregistrements sont accessibles sur le portail Gallica de la BnF2. Si le confort d’écoute est parfois relatif, on se souviendra qu’il s’agit là de la première utilisation d’un phonographe lors d’enquêtes de terrain !

Les disques font partie du fonds des Archives de la Parole inauguré en 1911 par F. Brunot. Ce fonds, créé à la Sorbonne avec l’industriel Émile Pathé, contient également d’autres matériaux dialectologiques : des enquêtes menées dans le Berry, dans le Limousin (1913) – ces deux campagnes étant partiellement accessibles en ligne – puis plus tard, sous la direction de Roger Dévigne, dans les Alpes Provençales (1939), en Languedoc-Roussillon-Pyrénées (1941-1942), en Normandie et en Vendée (1946)3.

En Belgique, un projet transdialectal

À Liège, un premier projet à vocation diatopique avait vu le jour en 1904, sous la forme d’enquêtes par correspondance visant à recueillir les matériaux pour un grand Dictionnaire général de la langue wallonne. Ces enquêtes étaient complétées par des matériaux livresques, ainsi que des enquêtes de terrain, menées par les membres de la Commission du Dictionnaire, au nombre desquels on retiendra le nom de Jean Haust. Ce dernier prendra cependant ses distances avec le projet du Dictionnaire, pour développer à l’Université de Liège, où il devient titulaire de la chaire de wallon en 1920, un projet d’atlas linguistique de tout le territoire de la Belgique romane : l’Atlas linguistique de la Wallonie (ALW). Il s’agit donc d’embrasser l’aire proprement wallonne, mais également les parties picarde, lorraine et champenoise de Wallonie.

C’est Haust qui mène les enquêtes de 1924 jusqu’à sa mort, en 1946. Durant cette période, il achève le questionnaire dans 210 communes. À sa mort, ses disciples, dont Louis Remacle, continueront les enquêtes en plus de 100 autres points, jusqu’en 1959. Le réseau définitif comporte 342 points d’enquête complètement explorés – en vert sur notre carte. Le domaine couvert par l’enquête pour l’ALW avait également été exploré dans le cadre de l’ALF ; il y était représenté par 23 points d’enquête, ce qui pour l’ALF constituait un réseau de la même densité qu’ailleurs.

Le questionnaire n’évoluera pas au fil des enquêtes ; il est composé de 2100 questions (mots ou phrases à traduire) et est basé sur ceux de Gilliéron et de Bruneau. Par rapport à ces derniers, il se montre plus ambitieux en ce qui concerne la syntaxe (on y relève des phrases complexes, parfois peu naturelles). Il fournit également une série de questions ouvertes, permettant de recueillir la description d’un objet, son fonctionnement, ses spécificités régionales, etc. L’intérêt ethnographique y est partout présent.

Les enquêtes sont le fait de nombreux enquêteurs – dès les débuts de l’entreprise, Haust put compter sur la participation d’érudits locaux, récoltant les premières réponses. Par la suite, en fonction de la pertinence des matériaux rassemblés en un point, il se rendait sur place pour affiner et continuer l’enquête. Une cinquantaire de localités initialement prévues ont en revanche été abandonnées, lorsque les premiers cahiers d’enquête révélaient que leur parler ne différait presque pas de ceux les entourant. Après sa mort, d’autres dialectologues ont pris le relais, tels que Louis Remacle ou Élisée Legros. Il y a pour chaque point plusieurs témoins, choisis pour la « pureté » de leur langue (on cherchera des personnes ayant peu voyagé, épousé quelqu’un du village, etc.). Les témoins ont le plus souvent entre 50 et 70 ans au moment de leur participation, que celle-ci ait eu lieu en 1924 ou en 1959 – la situation linguistique ayant considérablement évolué durant ces décennies. Les matériaux représentent donc une synchronie « large », toutefois nuancée par la tendance des enquêteurs à ne pas s’arrêter à un premier jet qui serait un gallicisme ; dans ces cas, et contrairement à la pratique préconisée par Gilliéron, les enquêteurs ont tenté d’obtenir de leurs témoins des synonymes, afin de faire resurgir un mot ou une locution autochtone.

Le trésor méconnu de l’Inventaire général du picard

Dans notre parcours chronologique, il convient de faire une place à une entreprise titanesque, qui allait occuper Raymond Dubois entre 1942 et sa mort, en 1963. Il s’agissait, selon l’ambition de son auteur, de rassembler toutes les données lexicales et onomastiques du picard, d’une part en dépouillant l’ensemble des dictionnaires, lexiques et glossaires du domaine, les éditions de l’ancienne langue et leurs glossaires et, d’autre part, en extrayant du dictionnaire de Godefroy (1881-1895) les matériaux localisables.

À la mort de Dubois, le fichier comptait, si l’on en croit W. von Wartburg, quelque 400 000 fiches rassemblées dans 166 boîtes, dont 133 pour la langue moderne. Ce à quoi s’ajoutaient 48 boîtes d’index et 12 boîtes de compléments divers (Wartburg 1969 : 100). Ce monumental fichier n’est que rarement constitué de matériaux de première main ; il mérite cependant d’être sorti de l’oubli et constitue un remarquable document historique, à défaut d’être le plus opérationnel qui soit. En effet, même si quelques chercheurs (dont Fernand Carton, Roger Berger ou Dubois lui-même) ont exploité ce Thesaurus Picardicus4, il reste dans son immense majorité inédit et a souffert de nombreux déménagements et dégradations, rendant sa consultation difficile voire impossible. Le fichier est actuellement conservé au Musée de Picardie à Amiens5.

Une deuxième campagne d’enquêtes en France : les nouveaux atlas par régions

C’est en 1939 qu’Albert Dauzat forme le projet fou de repartir à la récolte de matériaux dialectaux, dans toute la France, mais en morcellant le territoire en zones a priori homogènes aux niveaux linguistique et culturel. Comme Bruneau, comme Haust, Dauzat affirmait que les techniques, les types d’habitat, l’économie, le folklore, les croyances d’une région sont indissociables des langues dans lesquelles ces notions se disent et se vivent. Il s’agissait donc, d’une part, d’affiner les questionnaires par rapport aux réalités locales et, d’autre part, de resserrer le réseau des points d’enquête pour former un maillage plus apte à éclairer des micro-faits de langues.

Faisant fi de divers obstacles, des projets d’atlas régionaux voient donc le jour, à des rythmes et selon des modalités dépendant, d’une part, des personnalités portant chaque entreprise et, d’autre part, de contingences externes au travail scientifique. Le morcellement géographique du territoire, forcément antérieur aux conclusions auxquelles devraient amener ces atlas régionaux, n’a pas manqué de susciter le débat (v. par exemple Tuaillon 1976 : 27-28). Ce découpage intuitif se fondait en effet sur la conscience linguistique des équipes de dialectologues, constituées pour la plupart de scientifiques patoisants et originaires des régions qu’ils allaient explorer. En outre, la fragmentation du domaine eut pour conséquence un éclatement des méthodes d’enquête et des questionnaires. Cet objectif de coller aux réalités locales eut pour revers de livrer des collections de matériaux plus hétéroclites.

Avant d’examiner individuellement les projets concernant le territoire qui nous occupe, remarquons toutefois quelques constantes. Ainsi, un vade mecum commun a guidé les différents travaux, s’écartant parfois des pratiques de l’ALF (v. à ce sujet Séguy 1973 : 72-84).

D’abord, remarquons l’attention souhaitée envers les faits ethnographiques. Ce point essentiel transparaît dans l’intitulé même de ces atlas : Atlas linguistique et ethnographique de… Comme chez Bruneau, l’interdépendance évoquée supra entre les mots et les choses (« Wörter und Sachen ») est au cœur de l’entreprise, alors qu’elle était plutôt un obstacle lors de la récolte des matériaux de l’ALF. Comme chez Bruneau encore, ces données ethnographiques guident la récolte des matériaux ; mais contrairement à lui, les compléments recueillis en marge de l’enquête trouvent leur place dans les matériaux – nous y reviendrons.

Comme pour l’ALF, la construction du réseau fait l’objet d’une attention particulière. En effet, le choix des points d’enquête (et leur distance) s’opère après des repérages, permettant d’atteindre le meilleur équilibre possible entre économie d’efforts obligatoire et risque de discontinuité dans le panorama linguistique. Cet équilibre intègre des variables telles que la densité de population, les obstacles naturels et la variabilité constatée des parlers. Contrairement à leur illustre prédécesseur, en revanche, les enquêteurs ont consigné toutes les réponses des locuteurs.

Mais surtout, tous les porteurs de ces atlas régionaux expriment la nécessité d’adapter leur pratique à la situation rencontrée. Bourcelot, par exemple, constate qu’« [o]n n’exagèrerait pas beaucoup en disant qu’il faut une modification de méthode à chaque enquête d’après les conditions locales, car elles sont déterminantes. L’enquête dialectologique est un art dont l’usage améliore d’ailleurs la technique » (1963 : 174).

Nous explorerons ces entreprises de la Champagne à la Normandie et du domaine picard jusqu’à Paris.

L’Atlas linguistique et ethnographique de la Champagne et de la Brie

Des quatre projets touchant le domaine que nous nous sommes fixé, l’atlas d’Henri Bourcelot est celui dont les enquêtes ont commencé le plus tôt, puisqu’elles furent menées entre octobre 1957 et septembre 1961. Ce dernier, fin connaisseur des parlers du sud-est de la Champagne, savait pouvoir y trouver des matériaux. « [e]n ce qui concerne le nord de la région, explique-t-il en 1963, j’étais rassuré sur la solidité de certains patois grâce à la thèse de J. Babin sur les Parlers de l’Argonne, et aux livres, déjà anciens il est vrai, de Ch. Bruneau sur les Patois d’Ardenne » (Bourcelot 1963 : 165). Au fil des enquêtes, il confirma son intuition, malgré la présence ancienne du français dans la région : « l’influence de Paris et du français a été dominante depuis le Moyen Âge sur ces régions […]. Il est donc extraordinaire de trouver une telle résistance des patois si proches du français, comme elle ressort des enquêtes faites en pleine banlieue parisienne » (1963 : 169).

Le questionnaire comptait 1 600 questions dans sa première mouture, qui a été réduite à 900 pour les enquêtes préliminaires. Elle s’est ensuite à nouveau étoffée, en concertation avec Jean-Marie Leneuf, qui était en charge des enquêtes en Bourgogne, afin d’homogénéiser les matériaux. Cependant, la nécessité d’ajuster les enquêtes aux régions visitées, qui était l’une des motivations de Dauzat, s’est à nouveau fait sentir. Dès lors, au fur et à mesure que Bourcelot s’éloignait de la Haute-Marne, ce questionnaire a continué à évoluer.

La région couverte par l’ALCB est la Brie, la Champagne, l’est de l’Aisne et la région belge de Bouillon – l’on constatera déjà la volonté de fournir des points-charnières entre les entreprises cousines, ici, avec l’ALW et l’ALPic. Sur ce territoire, 194 points d’enquête ont été visités, tous par le couple Bourcelot, ce qui représente une moyenne de 30 points par département, lorsque l’ALF en enquêtait 6 ou 8 (v. notre carte, points en orange). Les villages étaient choisis en fonction du degré de conservation du parler mais aussi selon que « les activités agricoles et artisanales [y étaient] restées assez vives pour former des collectivités solides sans modernisme outrancier » (1963 : 170). Bourcelot assume l’héritage de Gilliéron, lorsqu’il explique qu’il a « souvent pensé à l’ALF ; en particulier, [il] voulai[t] comparer les mots qu[’il] obtenai[t] à ceux qui figuraient dans ce grand ouvrage » (1963 : 170), même s’il n’a pas hésité à s’écarter de cette règle lorsque cet écart lui permettait de documenter plus richement son enquête.

En chaque point, il y eut au minimum deux témoins, choisis pour être nés dans le village, mais aussi, nous dit Bourcelot, pour leur résistance physique ! Lorsque cela ne dérogeait pas au critère de l’origine, l’enquêteur a souvent choisi des couples, car « l’homme et la femme complètent mutuellement leurs réponses d’après leurs occupations respectives » (1963 : 171). Quant à la vitalité des parlers, force est de nuancer le bel enthousiasme évoqué supra : on observe peu de témoins de moins de 40 ans et la plupart ont entre 60 et 75 ans.

Les matériaux ont été recueillis par des questions indirectes ou par des supports physiques ; rarement, lorsqu’un type lexical attendu n’était pas « sorti » naturellement de l’enquête, H.B. le suggérait. Il s’en justifie : « [c]ette méthode n’est pas aussi dangereuse qu’on le craint, avec des bons témoins bien entendu, parce qu’ils ne manquent pas de corriger malicieusement la prononciation de l’enquêteur dès que le besoin s’en fait sentir » (1963 : 174).

C’est Gabrielle Bourcelot qui a recueilli et organisé les nombreuses marges de l’enquête, mêlant aspects ethnographiques et données de français régional. L’auteur se montre d’ailleurs plutôt accueillant envers les matériaux dont le statut (dialectal ou français régional) est difficile à établir ; selon le mot de G. Paris, « c’est un herbier qu’il faut établir, et non pas un bouquet » (cité par Bourcelot 1966 : Introduction).

L’Atlas linguistique et ethnographique normand

Dans la foulée des premières enquêtes de ces nouveaux atlas, un questionnaire de 1 200 questions pour l’aire normande avait été rédigé en 1968 par M. Lepelley. En 1970, cette nomenclature initiale a été portée à 2 500 questions par Patrice Brasseur, lequel a mené toutes les enquêtes. Au fil de celles-ci, le questionnaire a encore légèrement évolué, et une partie des matériaux a été recueillie hors questionnaire, durant les conversations semi-dirigées avec les témoins.

Le territoire de l’ALN s’étend sur cinq départements normands : la Manche, le Calvados, l’Orne (partagé entre l’ALN et l’ALIFO), l’Eure et la Seine-Maritime, ainsi que dans les îles anglo-normandes. Les enquêtes ont été menées en 114 points, chacune ayant nécessité entre 35 et 45 heures de rencontre, avec un ou plusieurs témoin(s). Ceux-ci sont tous des cultivateurs ou des personnes ayant côtoyé quotidiennement des cultivateurs – il s’agit ici explicitement d’atteindre le lexique d’une société rurale traditionnelle. D’ailleurs, l’enquêteur se présente face à ses témoins comme cherchant à recueillir le parler des anciens, celui qu’ils ont entendu dans leur jeunesse. Il s’agit selon Brasseur d’un artifice : « [c]ette précaution est indispensable, dans la plupart des cas, si l’on veut éviter de choquer les personnes interrogées, qui finissent d’ailleurs très vite par dire d’elles-mêmes qu’il leur arrive aujourd’hui encore de parler de cette façon » (1973 : 262). Curieuse justification, qui montre combien le dialecte était alors dénué d’une identité propre, pour épouser en creux celle du français, dont il constituait la face « honteuse ». Dès lors, chercher à recueillir auprès de locuteurs une façon de « mal parler » renvoyait ces derniers à une insécurité linguistique incompatible avec l’enquête.

Cet aspect n’a été évoqué ni par Bourcelot, ni par Haust, ni par Bruneau ; dans les projets abordés jusqu’ici, quelle que soit la respectabilité que les témoins accordaient aux parlers vernaculaires, l’identité de ces parlers (par rapport au français) n’était pas questionnée.

Quant aux pratiques de terrain, Brasseur explicite le tiraillement rencontré par tous les enquêteurs : il s’agit de « noter le plus exactement possible tout ce qu’il entend, en s’attachant à ne pas varier la manière de poser les questions » (Brasseur 1973 : 255), tandis que revient la lancinante question : « comment se contenter du mot qui a été donné spontanément par l’informateur ? » (id.). Poser la question, c’est déjà suggérer la réponse…

L’Atlas linguistique et ethnographique de l’Île-de-France et de l’Orléanais (Île-de-France, Orléanais, Perche, Touraine)

Le défi relevé par Marie-Rose Simoni-Aurembou, responsable de l’ALIFO à partir de 1965, était encore d’une autre nature. La région visée est le « trou noir » dialectal de l’Hexagone, ou du moins a longtemps été considérée ainsi ; le français y avait tellement gagné d’ampleur qu’il ne devait rien rester des parlers vernaculaires. Il a donc fallu une méthodologie plus souple et un doigté particulier pour faire remonter des tournures, lexèmes ou faits phonétiques parfois sous-terrains – on a parlé d’archéologie linguistique (v. Le Dû 1997 : 10). Le résultat, cependant, ne cesse d’étonner : à 20 ou 30 km de Paris, M.-R. Simoni-Aurembou relève des faits dont la nature dialectale ne fait pas de doute : « [c]ertes, l’Ile-de-France est plus pauvre que l’Orléanais et le Perche, mais les buttes-témoins linguistiques que nous y trouvons la rattachent à l’ensemble du domaine. Cette pauvreté linguistique actuelle a des causes sociologiques : seuls les petits paysans ont conservé un parler intéressant, et ils ont presque partout disparu devant la grande propriété, la grande ville ou les usines. [Cependant] Nozay est à une vingtaine de kilomètres. Et l’on n’y parle pas tout à fait le français de Paris » (Simoni-Aurembou 1973 : 394-5).

Le territoire exploré pour l’ALIFO couvre le Val d’Oise, les Yvelines, l’Essonne, l’Eure-et-Loir, une part du Loiret, du Loir-et-Cher, de la Sarthe et de l’Indre-et-Loire. Au nord, l’enquêtrice a « pénétré dans l’Oise jusqu’à la limite du picard, tout en restant toujours en deçà de cette limite » (Simoni-Aurembou, Introduction à l’ALIFO 1). Dans le Perche, elle s’est aventurée dans l’ensemble du territoire, d’où un léger chevauchement des aires à la lisière entre domaine normand et francien. Enfin, « le pt 12 assure la jonction avec la Normandie, et le pt 70 avec le Maine » (id.).

Le maillage d’enquête de l’ALIFO comporte 75 points (en violet sur notre carte). La répartition de ces points est révélatrice des caractéristiques du domaine étudié : très lâche autour de Paris, le réseau retrouve vers le sud et l’ouest une densité comparable à celle de l’ALN. Toutefois, à cause de la difficulté de trouver de bons témoins qui soient capables de répondre à l’ensemble du questionnaire, « certaines enquêtes ont été menées dans deux localités voisines » (id.).

Le questionnaire utilisé, inédit, comporte un peu moins de 2 000 questions, dont l’enquêtrice n’a pas hésité à s’écarter pour recueillir d’autres termes en marge de l’enquête. En effet, ici plus qu’ailleurs on s’écarte de l’idéal de « réponse spontanée » recherché par Gilliéron… pour le plus grand profit de l’histoire de la langue centrale et de la documentation des rapports diglossiques entre langues apparentées, même si le statut des réponses (spontanées ou suggérées, par traduction ou issues de conversations semi-dirigées) n’est pas toujours signalé. Quant aux caractéristiques des enquêtés et des enquêtes, elles devaient être explicitées dans un volume qui n’a malheureusement pas vu le jour. Un échantillon des enquêtes est disponible sur Internet6.

L’Atlas linguistique et ethnographique du picard

Ce tour d’horizon se clôt par le domaine autour duquel nous avons tourné, soit le domaine picard de France. L’ALPic est probablement l’Atlas régional qui a subi le plus de revers et essuyé les plus grandes difficultés au fil de son histoire. C’est également celui dont le premier tome s’est le plus fait attendre.

Le projet avait pourtant été conçu dès 1941 par Robert Loriot, rejoint en 1942 par Raymond Dubois, tandis que ce dernier œuvrait à son Inventaire général du picard (v. supra, 1.4.). Il exploita l’index de l’Inventaire pour préparer le questionnaire d’enquête, publié en 1960. Il comporte 4 558 questions (!), organisées thématiquement. L’année suivante ont lieu les premières enquêtes, en deux vagues. La première, s’étalant jusqu’en 1968, est menée par Loriot, Raymond Dubois et Claude Deparis. Mais à la suite du décès de Raymond Dubois, le projet est en difficulté, même si Maurice Lebègue, proche du projet depuis ses débuts, continue de loin en loin les enquêtes. En 1980, cependant, l’entreprise est au point mort.

Il faut attendre 1982 pour voir désigner un nouveau directeur, roubaisien d’origine : Fernand Carton. Sous son impulsion, un questionnaire réduit de 1 150 questions est rédigé, afin de terminer rapidement les enquêtes. Les concepts choisis sont ceux qui produisent des résultats au nord comme au sud, afin de préparer pour la publication des cartes « pleines ». À la fin des années 1980, Lebègue et Carton unissent leurs forces et repartent sur le terrain, Carton dans le nord du domaine et Lebègue dans la moitié sud7.

Le domaine de l’ALPic s’étend sur les cinq départements picards de France, soit le Nord, le Pas-de-Calais, la Somme, l’Oise et l’Aisne. Le domaine picard de Belgique n’y apparaît donc pas, selon une décision « prise antérieurement à [la] désignation comme responsables » de Carton et Lebègue (ALPic 1, Introduction). Le réseau d’enquête est trois fois plus dense que celui de l’ALF, avec 127 points (contre 40 dans l’ALF). Ceux-ci, en rouge sur notre carte, sont répartis de façon homogène, laissant cependant de côté toute la zone à substrat germanique du département du Nord. Comme dans l’ALIFO, de l’aveu même des enquêteurs, la langue picarde (ou patois de village, distingué du français dialectal) n’est plus qu’un souvenir chez les témoins, choisis pour l’avoir connue ; presque tous ont plus de 60 ans au moment des enquêtes, et il fallut souvent recourir à plusieurs témoins pour couvrir l’ensemble des domaines lexicaux (ALPic 1, Introduction). Quant aux critères de choix de ceux-ci, ils sont identiques aux « critères habituels de la collection, nous disent Carton et Lebègue ; personne originaire de la localité ou y habitant depuis l’enfance, ayant une bonne mémoire et une pratique suffisamment cohérente de son parler » (id.).

Certaines des enquêtes ont été l’objet d’enregistrements. Ces fichiers, de même que des captations de récits et de dialogues réalisées dans le Nord, principalement par Fernand Carton et Gaston Paris, sont accessibles sur le site déjà cité pour l’ALIFO (http://corpusdelaparole.huma-num.fr). Y est disponible un corpus d’environ 36 heures de picard.

Après les nouveaux atlas

Depuis ces campagnes à large échelle, les principaux travaux dialectologiques ont visé à la valorisation de ces matériaux (par exemple Carton 1989, 2005, Brun-Trigaud / Le Berre / Le Dû 2005). Toutefois, il ne faut pas croire que la région n’est plus propice à de nouvelles enquêtes de terrain ! Citons par exemple les matériaux récoltés par Fanny Martin (v. sa contribution dans ce volume et Martin 2015) ou encore les enquêtes menées en 1995 dans le Cambrésis par Gérard Leducq. Ce dernier a récolté des réponses à plus de 200 questions en 65 points d’enquête. Les matériaux, qui ont été cartographiés et commentés (Leducq 2007), livrent deux constats majeurs, déjà connus mais qui sont ici objectivés : la diminution du nombre de locuteurs et la perte des caractéristiques phonétiques les plus locales, soit un effet naturel de koinèisation, imputable aux mouvements des populations et à l’extension du français.

Quelques remarques conclusives

De cet état des lieux ressortent quelques conclusions, que l’on peut ramener à un constat : comme pour tout objet lexicographique, l’exploitation d’un corpus de matériaux dialectaux nécessite d’en connaître les spécificités. Quand le projet a-t-il été réalisé, par qui, avec quels objectifs et selon quelles modalités d’enquête sont autant d’interrogations qui doivent orienter le chercheur au moment de formuler une question scientifique. Par exemple, pour étudier le niveau de gallicisation des dialectes, on n’utilisera qu’avec prudence les matériaux des atlas par régions. De même, la comparaison entre l’ALF et ses épigones pour des aspects sociolinguistiques est périlleuse, eu égard aux méthodes d’enquêtes distinctes ; les matériaux recueillis ne sont que des attestations et non une image complète d’une langue – moins encore une preuve d’absence des mots qui ne sont pas relevés. En outre, ces attestations ne peuvent pas non plus être simplement quantifiées, puisque la densité du maillage de chaque projet influe sur les chiffres absolus de chaque fait de langue. Le découpage a priori du territoire en zones linguistiquement homogènes rend également délicat le traitement de la question des frontières entre dialectes.

Ces limites ne doivent pas pour autant faire renoncer à exploiter ces données, par ailleurs irremplaçables et d’une richesse extraordinaire. Si les questions étymologiques, phonétiques, morphologiques sont sans doute celles pour lesquelles ces matériaux s’avèrent les plus puissants et les plus facilement exploitables (Boutier 2011), d’autres voies sont cependant possibles : étude des français régionaux (v. dans ce volume, Avanzi), histoire de la linguistique (le méta-discours des dialectologues est une mine !), histoire des langues standards (Baiwir 2016), mais aussi examen des rapports entre langue-toit et dialectes dans le cadre de familles lexicales, par exemple (Baiwir 2010).

Des pratiques éditoriales diverses

Une fois les matériaux recueillis, le défi pour ces projets atlantographiques était l’édition de ces données brutes. Sur ce point, il convient d’emblée de distinguer les atlas fournissant directement les matériaux, plus ou moins tels qu’ils ont été cueillis de la bouche des locuteurs, des atlas dits interprétatifs. Si cette distinction semble claire, elle n’est cependant pas binaire ; en effet, même les données les plus « brutes » ont fait l’objet d’un soigneux toilettage. Découpage des séquences, identification et traitement des articles accompagnant les substantifs, normalisation de la graphie en fonction du système de transcription choisi, etc., sont autant d’étapes marquant les données et les rendant lisibles. Quant aux projets interprétatifs, ils peuvent s’arrêter à divers niveaux d’analyse. Il peut s’agir d’identifier les types lexicaux, de les étymologiser, de les éclairer par des compléments lexicographiques, etc. Entre ces pôles se situent les remarques ponctuelles sur la morphologie ou le fonctionnement syntaxique d’un lexème, le regroupement des matériaux au moyen d’isoglosses, l’appariement de formes très dissemblables en surface, etc.

Dans les paragraphes qui suivent, nous décrivons d’une part les choix éditoriaux des principales entreprises évoquées au point 1 (ALF, Patois d’Ardenne de Bruneau, ALW et atlas français par régions), et d’autre part les résultats physiques de ceux-ci, avec le détail des volumes parus.

L’Atlas linguistique de la France : les faits, rien que les faits

La publication des matériaux de l’enquête d’Edmond Edmont s’étale entre 1902 et 1910, sous la forme de 1 421 cartes complètes, 326 demi-cartes (couvrant la moitié sud du territoire) et 173 quarts de cartes (illustrant des traits sud-orientaux). Chacune porte en titre la notion, en français, que désignent les vocables dialectaux. Ce choix onomasiologique est cependant infléchi par le classement alphabétique des notions, qui sera abandonné dans les atlas par régions.

L’ALF se présente donc comme « un dictionnaire français-dialectes où chaque article, au lieu de donner les traductions en composition typographique compacte, les présente sous forme de cartes géographiques » (Séguy 1973 : 81).

L’ambition d’objectivité « absolue » qui avait guidé les enquêtes prévaut ici aussi, en ce que Gilliéron ne s’autorise aucune intervention sur les matériaux, même les plus visiblement fautifs. Sur les cartes, dont le fond est constitué des limites des départements et des numéros des points d’enquête, sont reportées les réponses telles qu’elles ont été obtenues. La seule intervention concerne le découpage en unités discrètes, mais uniquement lorsque l’opération est sans risque : « des mots composés qui nous paraissaient présenter des difficultés de décomposition insurmontables ou devant être l’objet d’un examen plus approfondi […] ont été considérés et traités comme des mots simples », pour éviter des « déductions qui forcément eussent été prématurées, et même erronées » (Gilliéron 1902 : 13). Transparence absolue, donc, voilà le maître-mot.

L’édition des matériaux, si elle ne comporte aucune analyse, aucune explication, est accompagnée d’aides à la lecture : une table générale (ALFTable, en 1912), un volume de suppléments (ALFSuppl, en 1920)8 et un volume de considérations sur l’enquête (Gilliéron 1902, Notice servant à l’intelligence des cartes), dans lequel sont présentés les profils des témoins (profession, âge, parcours « géographique » : 29-55). On l’a dit, un peu plus de dix pour cent des points d’enquête ont été illustrés par plusieurs témoins ; cependant, regrettons qu’aux matériaux ne sont pas reliés les noms des témoins qui les ont fournis. Dans la Notice9, signée pourtant du seul Gilliéron, Edmont livre également des « notes relatives à la valeur de certains sons dans quelques patois » (Gilliéron 1902 : 19-24).

Les cartes de l’ALF sont intégralement consultables sur le site des projets GéoDialect et Cartodialect (http://cartodialect.imag.fr/cartoDialect/carteTheme), basés à l’Université de Grenoble.

L’Enquête linguistique sur les patois d’Ardenne de Bruneau

Publiés entre 1914 et 1926, les deux tomes de l’enquête de Bruneau opèrent des choix radicalement éloignés de ceux de Gilliéron ; les matériaux sont pour l’essentiel présentés en listes hiérarchisées. Au premier niveau, on distingue les différents types lexicaux ; au second, on détaille les formes phonétiques en identifiant les aires de façon globale (« partout », « en Wallonie », « au nord », « au centre », « au sud ») et individuelle (par la liste des points présentant la forme). En marge, les informations parémiologiques, les dérivés, les précisions sémantiques ou morphologiques, etc. Cette méthode permet une appréhension globale rapide des matériaux, mais elle n’est possible que pour des enquêtes sur des aires réduites. C’est avec parcimonie que l’auteur recourt à des cartes (91 pour 1 704 articles), lorsque celles-ci donnent à voir des isoglosses originales. Contre les cartes, Bruneau argue que dès que la matière est foisonnante, elles « sont impossibles à établir, à moins d’être suivies de listes interminables de variantes, qui en rendent la lecture difficile […]. De plus, le lecteur a le droit d’exiger un certain apprêt des matériaux. Dans l’Atlas linguistique, les recherches sont très longues : il faut chercher dans quelles cartes se trouve le mot qui vous intéresse, et réunir des variantes éparses dans tout l’ouvrage » (Bruneau 1914 : 5-6).

Par ailleurs, l’auteur accorde une attention aux conditions d’enquête. D’une façon assez moderne, Bruneau distingue en effet les réponses spontanément données de celles extorquées, selon la formule de l’enquêteur. Ces dernières sont notées entre crochets. Quant à l’analyse des matériaux, elle est ponctuelle, juxtaposant aux formes opaques leur type latin ou leur équivalent en ancien français. L’auteur cherche avant tout à « mettre un peu d’ordre et de clarté [dans la masse des matériaux], tout en ne livrant que des documents complets et sans retouche » (Bruneau 1914 : 7).

Au niveau macrostructurel, c’est, comme dans l’ALF, l’ordre alphabétique qui prévaut.

Bien que d’une notoriété moindre et d’une aire géographique restreinte, le projet de Bruneau constitue un jalon important dans l’histoire de la géolinguistique nord-oïlique. On va le voir, il ouvre en effet la voie à de nouvelles pratiques, qui seront mieux reçues en Belgique qu’en France.

L’Atlas linguistique de la Wallonie, ou quand les cartes sont subordonnées au texte

L’ALW diffère de l’ALF tant au niveau macro- que microstructurel. Au niveau de la macrostructure, l’organisation en volumes est conçue en amont de la préparation des cartes : un premier volume (Remacle 1953) illustrera les traits phonétiques, rassemblant des notions désignées par un seul type lexical (d’où une comparabilité de traitement des unités phonétiques) ; un deuxième volume traitera de la morphologie et de la conjugaison (Remacle 1969) ; les autres tomes organiseront thématiquement les matériaux10. Le projet est donc construit et cohérent, même si la publication des volumes n’est chronologiquement pas continue. Les rédacteurs – il convient bien de parler de rédacteurs, puisque les matériaux ne constituent dans l’ALW que la matière première des notices – se succèdent au chevet des matériaux de Haust, éditant et analysant chaque mot.

Chaque notice s’attache en effet à livrer des matériaux intégrés dans un cadre historique galloroman. Grâce à un dialogue constant avec le Französisches Etymologisches Wörterbuch et avec d’autres ressources lexicographiques, un classement et une structuration des données sont proposés, dont les clés sont livrées dans l’introduction de la notice. Il peut s’agir de mettre en évidence des critères de classement sémantiques, motivationnels ou historiques. À la suite de l’introduction, le tableau des formes livre l’ensemble des matériaux et leur localisation, sous la forme de paragraphes numérotés. Des notes nombreuses fournissent tous les compléments susceptibles d’éclairer les matériaux. Lorsque les données présentent une répartition géographiquement cohérente, une carte en permet la visualisation. Sur celle-ci, la représentation des matériaux est également le fruit d’une analyse (reprenant ou réorientant l’analyse de la notice), puisque les types (phonétiques, morphologiques, lexicaux) sont représentés par des symboles. Comme chez Bruneau, la carte devient une illustration des matériaux et non plus le cœur de la microstructure.

Les volumes sont pourvus d’un index des formes, complété d’un index des étymons (procédure initiée dans le volume 8). Un index onomasiologique global est également paru (Baiwir 2012). En revanche, dix des vingt volumes prévus sont toujours inédits. Quant aux informations biographiques des témoins, elles ont été publiées, ainsi que les dates des enquêtes, dans l’introduction du premier volume. Quelques exemples de notices et des aides à la lecture sont accessibles en ligne (http://alw.philo.ulg.ac.be).

La publication des Atlas par régions

En ce qui concerne la publication des Atlas par régions, la relative hétérogénéité décrite au niveau des enquêtes se rencontre également lors du passage à l’édition. Il sufit d’observer les intitulés des divers projets pour constater que la belle unité souhaitée par Dauzat a été mise à mal ; certains projets sont dénommés par un adjectif glottonymique (atlas picard), d’autre part des toponymes, renvoyant pour certains à des réalités anciennes (Atlas de la Champagne, de l’Île de France, de l’Orléanais), d’autres encore par un adjectif polysémique (Atlas normand), dont on ne sait s’il renvoie à une identité linguistique ou géographique.

Mais avant de détailler les choix individuels, soulignons les points communs : le choix de la représentation directe des matériaux sur les cartes est respecté partout. Les fonds de cartes sont similaires, avec les limites des départements et les points d’enquête reproduits dans une couleur plus claire que les données, afin de focaliser l’œil du lecteur sur ces dernières. Le système phonétique choisi a toujours une base commune, celle définie par l’abbé Rousselot, même si chaque projet infléchira son usage en fonction des caractéristiques phonétiques des parlers étudiés. Mais surtout, un principe hérité de Gilliéron n’a pas été dépassé, ou si peu, celui de la non-intervention sur les données, qui se doivent d’être présentées « nues », sans une analyse dont l’objectivité ne serait qu’illusoire.

L’Atlas linguistique et ethnographique de la Champagne et de la Brie

Trois volumes de l’ALCB ont paru, entre 1966 et 1978. Les cartes occupent souvent une pleine page, plus rarement un quart de page. Les matériaux de l’enquête sont accompagnés de nombreux commentaires et compléments, occupant parfois des pages entières, ornant les cartes sur tous leurs pourtours, ce qui rend parfois la lecture malaisée. Lorsque c’est utile, des illustrations rendent compte des pratiques locales. Si des aires géographiques se détachent nettement, elles sont soulignées par des isoglosses (la forme dialectale peut alors apparaître en grand et non à chaque point).

Selon la volonté de l’auteur, « [c]haque carte est conçue comme une sorte de monographie se suffisant à elle-même ; des commentaires abondants les accompagnent. Mais les cartes linguistiques sont souvent suivies de cartes folkloriques, lorsque les faits de folklore n’ont pu trouver place dans celles-là ; il sera bon de les lire en même temps » (Bourcelot 1966 : Introduction). Cet aspect monographique, qui sera beaucoup moins présent dans les autres atlas régionaux, se révèle extrêmement précieux ; en introduction à chaque carte, l’auteur fournit des commentaires sur les éventuelles difficultés soulevées par la notion, sur les conditions d’emploi, voire sur l’analyse à porter sur les matériaux. Cet aspect méta-­réflexif apparaît plus poussé que dans les autres entreprises françaises évoquées ici.

Quant aux matériaux publiés, ils représentent 1 045 cartes, réparties thématiquement en trois volumes. Le premier s’attache au temps (la météorologie ; la chronologie) et à la terre (le relief ; la terre cultivée ; la terre habitée) ; le second aux plantes domestiques (les plantes fourragères ; les céréales ; la vigne ; les plantes à bois ; les plantes à fruits ; les légumes ; les textiles) ; enfin, le troisième s’intéresse aux plantes sauvages (généralités ; liste des plantes) et aux animaux domestiques (la traction animale ; l’élevage – ce second chapitre comprenant le bétail à l’étable ; le cheval ; les vaches ; le lait et ses transformations ; le petit bétail ; le porc ; la basse-cour ; les chiens et les chats ; les abeilles).

L’Atlas linguistique et ethnographique normand

Ici aussi, trois volumes ont vu le jour. Le premier, paru en 1980, comprend 373 cartes réparties par domaines sémantiques : généralités sur la terre, charrue et labours, amendements, semailles et cultures, faux et moisson, battages, foins, véhicules, récolte des pommes, pressoir, cidre, eau-de-vie, fûts, mesures de capacité, potager et verger. Le deuxième tome, en 1984, réunit les matériaux concernant les plantes sauvages, les fleurs cultivées, les arbres, les chemins et clôtures, l’eau et la boue, le ciel et les phénomènes atmosphériques, le jour, la semaine, l’année, la pêche et les poissons, la chasse, les animaux sauvages et les insectes, les oiseaux, la basse-cour, les abeilles, les chiens et chats (cartes de 374 à 779). Enfin, le troisième tome, toujours par Brasseur, édite en 1997 les concepts ayant trait à l’élevage, aux bovins, aux chevaux et aux ânes, aux moutons, aux porcs, à la maison, à la cheminée, au mobilier, à la literie, aux ustensiles de cuisine, aux repas et à la nourriture, au pain, au lait et à ses dérivés. Ce dernier tome est légèrement moins étoffé que les précédents, avec des cartes allant de 780 à 1 068.

De nombreux compléments sont fournis en marge des cartes, avec une attention particulière portée aux aspects sémantiques et ethnographiques. Ce dernier aspect se remarque également dans les nombreuses illustrations (des outils ou des parties de véhicules, etc.). Toutefois, c’est dans le premier volume que les notions se prêtent le mieux à la représentation illustrée. Quant aux cartes, elles occupent soit une page entière, soit un quart de page, en fonction de leur richesse. Dès que des aires se dessinent, celles-ci sont mises en évidence par des tracés d’isoglosses.

L’Atlas linguistique et ethnographique de l’Île-de-France et de l’Orléanais (Île-de-France, Orléanais, Perche, Touraine)

Le projet de l’ALIFO tel qu’il avait été conçu par Marie-Rose Simoni-Aurembou prévoyait trois tomes de matériaux, ainsi qu’un quatrième volume consacré aux tables diverses et à un exposé méthodologique sur les enquêtes. Toutefois, seuls deux volumes existent à ce jour. Le premier, publié en 1973, comporte 318 cartes touchant aux semailles et à la culture, à la charrue et aux labours, aux foins, à la moisson, aux battages, au cidre et à la vigne, au verger et au potager, aux plantes sauvages et aux fleurs cultivées, aux arbres forestiers.

Le second volume, paru en 1978, s’intéresse au bois et au travail du bois, aux sources et rivières, aux chemins et clôtures, au ciel et aux phénomènes atmosphériques, aux animaux sauvages, à l’élevage (cette section est subdivisée comme suit : généralités, bovins, chevaux et ânes, porcs, moutons et chèvres, volailles et lapins, chiens et chats, abeilles) ; enfin, à la laiterie. Les cartes sont numérotées de 319 à 687.

Outre les cartes (une par page), on remarque des illustrations, parfois des photos, ainsi que de nombreux compléments ethnographiques. Au niveau des transcriptions, on remarquera l’attention portée à la qualité des R ; sont distingués des r uvulaires ou apicaux les r roulés, mais aussi les r en fonction vocalique.

L’Atlas linguistique et ethnographique picard

Le premier volume de l’ALPic, pourtant l’un des plus anciens projets d’atlas régional de la campagne, n’a paru qu’en 1989. Il comporte 317 cartes, dont la moitié n’avait pas fait l’objet d’une carte dans l’ALF. Le vocabulaire touche à la vie rurale dans tous ses aspects : le sol et sa nature ; le relief et les cours d’eau ; la profession agricole ; la cour de ferme et les bâtiments ; le jardin et le jardinage ; l’attelage et les véhicules ; les champs en général (avec des subdivisions : préparation de la terre, labours et semailles, moisson et battage, fenaison) ; la reproduction et l’élevage (les bêtes en général, l’espèce chevaline et bovine, les ovins, caprins et porcins) ; les petits animaux domestiques ; la poule et le coq ; les autres animaux ; les arbres ; les plantes cultivées ; les plantes sauvages.

Le second tome, paru en 1997, rassemble des matériaux hétéroclites dans les cartes 318 à 660 : le ciel ; le temps qu’il fait ; le temps qui passe (divisions du temps, fêtes) ; la vie domestique (maison, mobilier, chauffage, éclairage, objets divers, préparation de mets, repas, pain, pâtisserie, viande, cuisson, boissons, vêtement, couture) ; l’homme (corps, membres, tête, âges, se nourrir, dormir, éliminer, vue, ouïe, défauts physiques, santé et maladie, activité physique, pensée et sentiments, qualités et défauts, vie sociale et religieuse, distraction et jeux) ; les animaux (oiseaux sauvages, mammifères sauvages, batraciens, produits des abeilles, insectes) ; les plantes (plantes d’ornement, arbres fruitiers, plantes sauvages, champignons).

Dans chaque tome sont également présentées quelques cartes morphologiques (pronoms personnels, pronoms démonstratifs, pronoms indéfinis, verbes à l’indicatif présent, imparfait et futur, au subjonctif présent, au conditionnel présent, participes passés, adverbes, prépositions).

L’ALPic reproduit évidemment les faits bruts, avec la plus grande fidélité ; les auteurs s’autorisent l’édition en « aires dégagées » lorsqu’une forme est présente sur un large domaine, graphiant en caractères plus grands la forme au centre de l’aire. Il s’agit toutefois d’une pratique minoritaire. Les isoglosses ne sont pas utilisées et les marges sont réduites à l’essentiel : précisions sémantiques, cas d’élisions derrière voyelle, genre différent à l’un ou l’autre point, etc.

Les auteurs soulignent la diversité des pays qui composent leur terrain de jeu ; il a donc parfois fallu s’accommoder de cartes « mixtes », comportant les désignations de réalités très locales, mais de fonctionnement similaire (les barattes de divers types, les chevalets à lier ou à fagotter, etc.). Ces cartes sont, comme d’autres, munies de précisions de type ethnographique.

Mais dès 1997, le défi principal des auteurs a été la recherche de subsides, à une époque où le CNRS tournait la page des atlas linguistiques. Ce défi a été relevé pour le second tome, même s’il se présente sous un format physique plus petit que ses semblables. Et comme pour certaines autres entreprises évoquées supra, il reste une quantité importante de matériaux inédits – au moins le double de ce qui a été édité !

Les pratiques éditoriales : éléments de synthèse

On le voit, la principale divergence entre tous les ouvrages évoqués ci-dessus concerne la profondeur de l’analyse des matériaux. Selon un ordre croissant, on citera d’abord l’ALF, qui s’interdit même toute interprétation des matériaux – on rappellera la volonté de Gilliéron de ne pas effectuer lui-même les enquêtes, celles-ci devant être le fait d’un non-linguiste, selon le même souci d’objectivité et de transparence. Viennent ensuite les atlas régionaux, où l’intégration de marges plus ou moins nombreuses ouvre une porte à la voix des chercheurs. Dans certaines de ces publications, la présentation des matériaux est accompagnée, sur les cartes, d’isoglosses constituant, peut-être au corps défendant des auteurs, le résultat d’un regard analytique. Remarquons aussi que le plus souvent, dans le cadre de ces atlas par régions et contrairement à l’ALF, les enquêteurs et les éditeurs sont la ou les même(s) personne(s). D’où un lien plus affectif aux matériaux et, probablement, une tentation plus forte de les faire « parler ».

Si l’œuvre de Bruneau fournit déjà un classement des matériaux, les commentaires y sont pourtant laconiques. Le projet qui porte au plus haut degré l’analyse des données est sans conteste l’ALW. Cependant, les matériaux y sont également reproduits in extenso, dans une synthèse entre fidélité aux enquêtes et enrichissement par l’analyse historico-linguistique, afin de faciliter la tâche du lecteur et de compléter sa vision du trait étudié.

Conclusions et perspectives

Avec ce tour d’horizon des ressources atlantographiques dans le nord du domaine d’oïl, nous espérons avoir montré que s’ils constituent la masse la plus importante de matériaux, les atlas par régions ne sont pas les seules ressources à la disposition du chercheur. On a également nuancé la comparabilité des données par l’examen des pratiques d’enquête, des choix des témoins, des caractéristiques des territoires et des choix éditoriaux. Chacun de ces atlas possède donc sa propre identité, qu’il convient de garder à l’esprit lorsque l’on en exploite les matériaux. Il n’y a cependant là rien à regretter, puisque l’objectif même de cette campagne d’atlas était de mieux coller aux réalités de chaque terroir. Ainsi, au moment où les projets d’atlas régionaux prenaient corps, Sever Pop s’exprimait en ces termes : « [l]a direction générale [des Atlas par régions] ne pourra pas remédier aux inconvénients de la pluralité d’enquêteurs […]. Il est, au contraire, très souhaitable que chaque Atlas régional conserve l’empreinte personnelle de l’enquêteur. Par la direction unique on n’arrivera pas à changer les caractères spécifiques des Atlas régionaux ; ceux-ci garderont tous leurs qualités et leurs défauts » (Pop 1950 : 147).

En 1996, tandis que la collection des atlas régionaux de France compte 70 volumes, se tarit le financement du CNRS qui permettait leur publication. Pour nombre de régions, des matériaux inédits restaient à traiter et à éditer. Cependant, les forces vives locales aboutiront parfois, comme pour l’ALPic, à l’achèvement d’autres volumes.

Trois chantiers sont à présent ouverts, qui permettraient, s’ils étaient menés à terme, une exploitation maximale de ces incroyables ressources. D’abord, évidemment, une indexation exhaustive et informatisée permettrait une navigation fluide entre les projets partenaires. En 1993, Pierre-Henri Billy livrait un premier outil majeur : l’Index cumulatif des titres des cartes des atlas du gallo-roman (ALW exclu) et des entrées du FEW XXI-XXIII. À cet ouvrage, on peut ajouter, pour l’ALW, l’index paru en 2012. Il conviendrait encore de compléter cette indexation par un dépouillement des volumes parus depuis 1993, même s’ils sont rares, et par l’ajout des matériaux inédits des différents atlas. En effet, même si les archives manuscrites sont parfois peu accessibles, connaître leur contenu rendrait bien des services. C’est d’ailleurs l’option qui a présidé à l’indexation de l’ALW, dans lequel on détaille également les volumes à paraître.

Le deuxième chantier, de plus grande envergure, est celui de l’informatisation des données, à commencer par ces index, mais pas seulement. Il s’agit là d’une mission présentant bien des embûches, mais où des balises existent ; ainsi, l’actuelle informatisation du FEW (v. entre autres Renders 2015) devrait permettre sous peu d’en utiliser les articles comme un pivot central, autour duquel s’organiseraient les matériaux dialectaux. Le gros travail de réencodage des matériaux a déjà été commencé sous la forme d’initiatives individuelles, ainsi que, de manière plus institutionnalisée, sous la forme d’un logiciel de saisie créé à Brest par Didier Hénaff (v. Le Dû 1997 : 8). Quant à la cartographie, là aussi, de nouveaux logiciels libres et flexibles devraient faciliter le passage de listes de données rétroconverties en cartes11.

Enfin, tout ceci n’est intéressant que dans la mesure où l’on fait parler les données. Le troisième chantier, qui a déjà livré nombre de travaux mais qui reste complètement ouvert, est celui de l’interprétation des matériaux. Leur mise en réseau par le truchement des liens FEW est l’une des étapes de cette analyse, mais des études plus ponctuelles peuvent également enrichir les connaissances en linguistique historique des parlers d’oïl, français compris (v. par exemple Carton 2005 ou Baiwir 2010). Multiples sont les pistes qui s’ouvrent devant nous ; certes, de nombreuses enquêtes de terrain sont encore possibles et riches, mais la moisson déjà engrangée n’a pas encore livré tous ses secrets.

Bibliography

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ALFTable = Gilliéron, Jules & Edmond Edmond (1912). Table de l’Atlas Linguistique de la France, Paris, Champion.

ALIFO = Simoni-Aurembou, Marie-Rose (1973-1978). Atlas linguistique de l’Île-de-France et de l’Orléanais, 2 vol., Paris, Éditions du CNRS.

ALN = Brasseur, Patrick (1980-2012), Atlas linguistique et ethnographique normand, 4 vol., Paris, Éditions du CNRS/Presses universitaires de Caen.

ALPic = Carton, Fernand & Maurice Lebègue (1989-1998). Atlas linguistique et ethnographique picard, 2 vol., Éditions du CNRS.

ALW = Remacle, Louis, Legros, Élisée et alii (1953-…). Atlas linguistique de la Wallonie, 10 volumes, Liège, Université de Liège.

Baiwir, Esther (2010). « L’impact relatif de la langue-toit sur une famille lexicale des dialectes locaux : les cas de “voisin”, “voisiner”, “voisinage” dans les dialectes de Wallonie », in Iliescu, Maria, Siller-Runggaldier, Heidi et Danler, Paul (éds.), Actes du XXVe congrès international de Linguistique et de Philologie Romanes (XXV CILPR), 3-8 septembre 2007, Université d’Innsbruck, Autriche, t. IV, p. 37-46.

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Notes

1 Pour plus de détails sur l’enquête, v. par exemple Pop 1950 : 113-136 ou Brun-Trigaud, Le Berre et Le Dû 2005 : 18-27. Return to text

2 http://gallica.bnf.fr/html/enregistrements-sonores/enquete-dans-les-ardennes-juin-juillet-1912 Return to text

3 Pour une présentation du fonds, v. http://gallica.bnf.fr/html/enregistrements-sonores/archives-de-la-parole-ferdinand-brunot-1911-1914 Return to text

4 Il s’agit là du premier titre envisagé par R. Dubois pour son entreprise. Return to text

5 À titre documentaire, le modèle de traitement lexicographique envisagé par l›auteur a été illustré par un article-type, publié en 1963-4 dans Nos Patois du Nord n°9-10 (article keule ‘chiendent’, p. 16-18). Return to text

6 Il s’agit du site « Corpus de la parole », http://corpusdelaparole.huma-num.fr/spip.php?article7. Return to text

7 On peut écouter Lebègue et Carton raconter leur expérience de l’ALPic dans une conférence, émouvante et drôle, donnée le 26 mars 2004 au Théâtre de Chés Cabotans d’Amiens. Celle-ci est visible sur le site de l’Agence pour le picard : http://www.agencepourlepicard.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=777:laventure-de-latlas-linguistique-picard&catid=71:linguistique&Itemid=164 Return to text

8 Consultable à l’adresse http://www.archive.org/stream/atlaslinguistiqu01gilluoft#page/n7/mode/2up Return to text

9 Consultable à l’adresse http://www.archive.org/stream/atlaslinguistnot00gilluoft#page/n7/mode/2up Return to text

10 Les volumes s’organisent comme suit : ALW 3, Les Phénomènes atmosphériques et les divisions du temps, par É. Legros (1955) ; ALW 4, La Maison et le ménage (1re partie), par J. Lechanteur (1976) ; ALW 5, La Maison et le ménage (2e partie), par J. Lechanteur (1991) ; ALW 6, La Terre, les plantes et les animaux (1re partie), par M.-G. Boutier, J. Lechanteur, M.-Th. Counet (2006) ; ALW 7, La Terre, les plantes et les animaux (2e partie), inédit ; ALW 8, La Terre, les plantes et les animaux (3e partie), par M.-G. Boutier (1994) ; ALW 9, La Ferme, la culture et l’élevage (1re partie), par †É. Legros, édité et achevé par M.-Th. Counet (1987) ; ALW 10, La Ferme, la culture et l’élevage (2e partie), inédit ; ALW 11, La Ferme, la culture et l’élevage (3e partie), inédit ; ALW 12, Métiers et outils (1re partie), par M.-G. Boutier, en préparation ; ALW 13, Métiers et outils (2e partie), inédit ; ALW 14, Le Corps humain et les maladies (1re partie), par E. Baiwir et J. Lechanteur, en préparation ; ALW 15, Le Corps humain et les maladies (2e partie), par M.-G. Boutier (1997) ; ALW 16, Actes et gestes de l’homme, inédit ; ALW 17, Famille, vie et relations sociales, par E. Baiwir (2011) ; ALW 18, Fêtes et jeux ; croyances, par E. Baiwir, en préparation ; ALW 19, Caractère intellectuel et moral ; mots abstraits ; formules diverses, inédit ; ALW 20, Qualité et aspect ; localisation ; quantité, inédit. Return to text

11 V. par exemple le logiciel libre R, développé autour de Robert Gentleman et Ross Ihaka (https://www.r-project.org). Return to text

Illustrations

References

Bibliographical reference

Esther Baiwir, « La géographie linguistique au nord du domaine d’oïl », Bien Dire et Bien Aprandre, 32 | 2017, 73-100.

Electronic reference

Esther Baiwir, « La géographie linguistique au nord du domaine d’oïl », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 32 | 2017, Online since 01 mars 2022, connection on 11 décembre 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/756

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Esther Baiwir

Université de Lille 3

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