Nos remerciements s’adressent à Esther Baiwir qui nous donne l’occasion ici de présenter succinctement notre travail de thèse, au Professeur Jean-Michel Éloy et à l’ensemble des personnes qui nous ont accompagnée et soutenue dans ce projet de thèse et tout particulièrement Christophe Rey, Gilles Forlot et Philippe Reynès.
Introduction
Cette contribution a pour objectif de revenir sur notre travail de thèse de doctorat en Sciences du Langage : Espaces et lieux de la langue en Picardie au xxie siècle. Approche complexe de la structuration des répertoires linguistiques en situations ordinaires. Enquête en Picardie (2015), conduit sous la direction du Professeur Jean-Michel Éloy à l’Université de Picardie Jules Verne d’Amiens.
Ce projet de thèse s’inscrivait dans le cadre du projet de recherche TELIP 21 : Terrains et enquêtes linguistiques en Picardie au xxie siècle, financé par le Conseil Régional de Picardie. Dans ce retour sur expérience, nous poserons brièvement le cadre et les enjeux de ce travail, puis les principaux résultats et les perspectives.
Un travail de thèse qui prend pour socle le projet de recherche TELIP21
Le travail de thèse qui nous a occupée entre 2010 et 2015 prenait appui sur le projet de recherche TELIP211 : Terrains et enquêtes linguistiques en Picardie au xxie siècle.
Parce que les recherches dialectologiques et sociolinguistiques revendiquent leur attachement à la question – pensée comme incontournable – du terrain, de ses méthodologies et de ses soubassements théoriques et épistémologiques, ce projet concernait conjointement la connaissance des réalités langagières de la région Picardie et la théorie et les méthodes de l’enquête linguistique en général. Les objectifs scientifiques de ce projet TELIP 21 étaient donc de deux ordres :
- un versant descriptif. La Picardie est riche de traditions d’enquêtes de terrain et elle présente des enjeux sociolinguistiques importants, à l’égard notamment de la langue régionale dans son contact et son rapport de collatéralité (Éloy 2004) avec le français standard, langue dominante et légitimée. Il était donc important d’actualiser les connaissances sur les réalités langagières de la région Picardie, qu’il s’agisse du français tel qu’on le parle dans cette région, de la langue régionale dite picarde, ou des langues étrangères, liées ou non aux migrations ;
- un versant théorique et méthodologique. Parce que la notion d’enquête traverse finalement la plupart des sciences sociales, cet état de l’art proposait de faire converger des disciplines mais également des approches intra-disciplinaires différentes. Ce projet ambitionnait de réaliser un état des lieux concernant les théories, les principes, les méthodes et les interprétations de l’enquête linguistique en s’appuyant sur les évolutions épistémologiques qui ont marqué le xxe siècle. Cette réflexion s’intéressait donc particulièrement aux problématiques d’enquêtes, aux questions que pose la notion de terrain, aux procédures de constitution des données, à la place du (ou des) chercheur(s) sur le terrain et leur(s) rôle(s) dans la production de ces « données ».
Ce projet de recherche TELIP21, conjoint à notre travail de thèse, a également permis la réalisation de deux colloques, pour lesquels nous avons été fortement impliquée :
- Le premier colloque, intitulé « Enquêtes, complexité, réflexivité » (2010)2, avait pour but de revenir sur les problèmes que peut rencontrer le chercheur lors de l’enquête de terrain sur les pratiques linguistiques et langagières. Deux grands axes ont été explorés lors de ce colloque. Le premier axe s’est donné pour objectif de considérer les échecs, problèmes, erreurs et illusions de et dans l’enquête linguistique. Le second axe s’est constitué autour de la complexité et de la réflexivité dans l’enquête linguistique.
- Le second colloque « Lieux et espaces de la langue. Perspectives sociolinguistiques contemporaines » (2013)3. Ce colloque avait pour but de réinterroger, dans le contexte de modernité avancée (Giddens, 2000), les concepts fondamentaux fréquemment utilisés en sociolinguistique contemporaine. Plus encore, ce colloque questionnait l’évolution de ces concepts en relation aux phénomènes socio-langagiers et aux positionnements théoriques et épistémologiques contemporains.
Un ouvrage rassemble les actes de ces deux colloques : Regards sociolinguistiques contemporains. Terrains, espaces et complexités de la recherche (2014).
Les grandes lignes de notre travail de thèse
Le cadre de ce travail
Partant du constat que la notion de terrain implique nécessairement une réflexion sur les notions de corpus et d’objet, cette recherche s’intéressait non seulement aux problématiques d’enquêtes mais aussi aux questions que pose la constitution des données.
La Picardie est une terre riche de traditions d’enquêtes de terrain et elle présentait alors des enjeux sociolinguistiques importants, réactualisés à travers des faits politiques et sociétaux contemporains à ce travail : la refonte des régions.
Nous nous sommes intéressée aux realia langagières en Picardie et notamment à celles d’une « petite langue4 », le picard dans son contact et son rapport de « collatéralité » (Éloy, 2004) avec le français standard, langue dominante et légitimée. Ces langues, en relation dynamique d’association et de divergence (Éloy 2004 ; Éloy et Ó HIfearnáin 2007) posaient d’emblée la question du picard comme langue5 et montraient l’intérêt des problématiques autour de la variation et de la collatéralité (Éloy, 2004). Nous avons questionné les choix linguistiques et épilinguistiques qu’accomplissaient les enquêtés dans le cadre d’interactions socialement situées et qui étaient observables dans les discours tant sur les plans métalinguistique, épilinguistique ou bien encore linguistique.
Nous avons donc posé comme problématique centrale de notre thèse le faisceau de questions suivantes : Comment les locuteurs se représentent-ils les rapports entre français et picard ? En quoi les espaces de l’enquête investis par la chercheuse (re-, co-)produisent-ils ou (re-, co-) structurent-ils la langue, les pratiques langagières – entendues au sens de pratiques sociales – et les discours sur les pratiques langagières, en Région Administrative Picardie (maintenant R.A.P.) ?
Brève description par chapitre
Ce travail s’articule en deux parties : une approche théorique autour de l’enquête linguistique et l’enquête linguistique elle-même, construite autour d’un éventail de terrains.
Dans le premier chapitre, les moments théoriques et historiques choisis que nous livrons mettent en évidence la nécessité de l’enquête linguistique, les conditions parfois complexes de sa réalisation, ses multiples utilisations, sa progressive structuration, son rapport avec l’histoire de la nation, la circulation des savoirs linguistiques, la confrontation des méthodes et les problématiques d’hier et d’aujourd’hui.
Les perspectives historiques et les jalons thématiques que nous avons semés dans cet état de l’art nous ont aussi permis d’envisager la place du chercheur et celle qu’occupe le sujet parlant dans les travaux de recherche. En effet, au fil du temps, celui-ci n’est plus un simple témoin, il devient un acteur réflexif, dont les discours épilinguistiques et métalinguistiques sont tout aussi importants que les formes linguistiques qu’il produit, au sein des espaces qu’il traverse.
Dans notre deuxième chapitre, nous avons explicité les contextes historique, géographique, économique, démographique, socio-linguistique et sociétal qui préexistaient à notre travail de recherche et qui influençaient également les pratiques langagières en R.A.P.. Nous avons mis en perspective des éléments de réflexion sur lesquels notre travail s’est construit ainsi que les tensions inhérentes à notre contexte de recherche (R.A.P. et domaine linguistique picard). Ce chapitre resitue donc les lieux de la langue picarde et les influences sociétales contemporaines qui déplacent progressivement les pratiques de langue picarde au sein de ce que nous avons nommé les pôles de pratique, qui sont des lieux et des espaces d’affirmation et de vitalité de la langue. La mise en évidence de ces pôles est donc à notre sens un enjeu important pour la question du picard aujourd’hui. Elle invite notamment à questionner, à l’aune du devenir des régions actuelles, la vitalité contemporaine et les limites du domaine linguistique picard préalablement défini par Raymond Dubois (1957).
Le troisième chapitre est le cadre de notre enquête de terrain. Nous avons cherché à parcourir un éventail de terrains qui présentaient des orientations très variées et complémentaires : un premier point d’enquête en R.A.P. mais à l’extérieur du domaine linguistique picard, Crépy-en-Valois. Nous y avons interrogé une vingtaine d’enquêtés de catégories socio-professionnelles différentes et nous avons travaillé sur le terrain des personnes âgées (résidences pour personnes âgées et maisons de retraite). Un second point d’enquête, Béthisy-Saint-Pierre, où la présence d’un parler local que l’on dit être atypique est mentionnée. Un troisième point d’enquête en R.A.P. au sein du domaine linguistique picard : Ailly-sur-Noye, et particulièrement une institution pour personnes âgées. L’espace contemporain de l’internet et particulièrement une liste de diffusion (la liste Achteure), le terrain des acteurs du mouvement culturel et linguistique picard, une institution pour la langue picarde l’Agence pour le picard, les Picardisants du Ponthieu et du Vimeu, le Courrier Picard, le terrain scolaire et universitaire. Ces terrains (qui questionnent la langue et les pratiques langagières en Picardie) montrent effectivement que la présence du picard n’est pas toujours évidente au sein des lieux et des espaces investigués en R.A.P., qu’il est bien présent mais que sa vitalité reste difficile à évaluer.
Le récit d’enquête ambitionnait également de montrer de l’intérieur comment s’est construite notre recherche autour des questions initiales, tout en n’ignorant pas les difficultés, les choix, les imprévus et leurs conséquences, qui ont fait irruption et ont ponctué notre travail de terrain. Ce parcours théorique et réflexif a aussi été l’occasion de rappeler qu’à notre sens, les outils et les protocoles ne suffisent pas à l’expérience de recherche in situ, que le chercheur n’est pas un méthodologue, mais bien un observateur, puis un participant et certainement un « bricoleur » au sein de l’univers linguistique qu’il questionne. En nous intéressant à la parole des locuteurs, à leurs discours sur leurs propres pratiques et sur celles d’autrui en R.A.P., nous avons pu comprendre combien les discours métalinguistiques et épilinguistiques étaient éclairants et fournissaient en effet, et contre toute attente, une approche structurante à notre travail. L’approche ethnographique que nous avons choisi d’utiliser pour cette recherche n’est donc pas seulement une collecte de données, elle bouscule les savoirs établis et les actualise dans une perspective réflexive qui repose sur la double idée que la notion de terrain doit s’appréhender comme fondamentalement relationnelle et que « l’observation est un travail, une concentration critique, une réflexion en actes » (Moïse, 2009 : 74). En cela notre recherche peut possiblement s’ériger en un protocole d’enquête multi-terrains, réutilisable notamment sur les terrains d’autres petites langues.
Le quatrième chapitre repose sur un triptyque notionnel : « représentations / nominations / rapports de force » qui sous-tend nos analyses et permet aussi de questionner le « territoire linguistique du moi ». Ces axes de réflexion rendent compte des conflits momentanés et des prises de position des locuteurs par rapport à l’objet langue, au regard de la structuration de leurs répertoires en situations ordinaires, mais aussi de leurs discours métalinguistiques et épilinguistiques. Les rapports entre le français et le picard ne sont pas si évidents sur notre terrain et s’il ne s’agit pas, comme nous l’avons montré, de rapports diglossiques conflictuels, ces éléments sont enchâssés et font émerger un morcellement des usages linguistiques, en lien avec un imaginaire de l’identité à l’échelle des locuteurs et de la politisation de la langue.
Ce travail fait inexorablement face à la question temporelle de la recherche et trouve ses limites dans le temps des enquêtes, des analyses et de la rédaction ; ces trois dimensions étant à elles seules des épreuves scientifiques et humaines dans notre trajectoire de recherche.
Les principaux résultats de notre travail de thèse
Notre travail met en évidence quelques résultats qu’il conviendrait bien entendu d’affiner et de prolonger.
Il est possible d’affirmer aujourd’hui qu’il y a une réduction de l’aire linguistique picarde, particulièrement au sud du domaine linguistique. Notre travail de thèse met en évidence qu’une stratégie de survie du picard est engagée et laisse entrevoir l’importance de la variété linguistique au cœur même du domaine. On observe que s’est produit aujourd’hui un glissement vers une nouvelle forme d’existence pour la langue : un processus de polarisations des pratiques, ou pour le dire autrement, un passage de l’aire linguistique aux pôles d’activité de la langue.
De nouvelles questions se posent aujourd’hui à destination des néo-scripteurs et des plus jeunes, dont celle de l’enseignement de la langue ou tout au moins de la sensibilisation à la variation linguistique, à l’histoire littéraire et lexicographique.
Par ailleurs, le terrain de l’internet est une nouvelle forme d’existence pour la langue. La vitalité de la langue s’est modifiée dans ses formes et aujourd’hui, on écrit peut-être davantage en picard qu’on ne parle. La vitalité serait donc du côté des scripteurs. Ce qui pose des questions sur les enjeux de la codification de la langue (est-ce une chance, un danger ?).
Notre recherche montre aussi que le sujet parlant, qui est également locuteur, auditeur et descripteur (Forlot et Eloy, 2011), gère ses pratiques langagières à l’aide de catégorisations qu’il s’impose à lui-même dans son propre parler et qu’il reconnaît dans celui des autres, par comparaisons, assimilations, identifications ou différenciations. À travers les pratiques langagières et les discours sur les pratiques langagières, le sujet parlant établit des frontières entre la conscience linguistique qu’il a de lui-même et la conscience linguistique des autres. Les différents espaces de notre travail révèlent tantôt une visibilisation et tantôt l’invisibilisation des pratiques langagières en picard tout en questionnant les formes de l’éclatement de ce qu’est une langue tant pour le locuteur que pour le sociolinguiste6.
Certains des espaces montrent aussi que les locuteurs peinent parfois à choisir les pôles de leur identité linguistique. C’est en traversant les espaces et les lieux de la langue que l’on comprend comment la problématique identitaire s’insinue dans le parcours des sujets et combien les discours se présentent comme des lieux de négociations complexes (cf. « actes d’identité », Le Page et Tabouret-Keller, 1985).
Ce travail mené en R.A.P. tend aussi à livrer à la communauté scientifique, à la fois des terrains de recherche « nouveaux » pour l’étude du picard, mais aussi un corpus supplémentaire et varié sur la langue picarde, qui offrent non seulement une vision contemporaine des pratiques langagières au sein d’espaces et de lieux très différents mais aussi des questionnements actualisés autour du picard, de sa collatéralité avec le français particulièrement.
Notre travail de thèse a trouvé différentes formes de valorisation et notamment l’exposition de nos travaux en France et à l’étranger. Par exemple, à l’Université de Lausanne en Suisse (2012) à l’Université de Moncton au Canada (2012), lors des deux derniers Congrès internationaux du Réseau Francophone de Sociolinguistique (Corte 2013, Grenoble 2015), au CIRDOC de Béziers (2015), à Brest au Centre de Recherche de la Bretagne linguistique (2016), à Leicester en Angleterre (2016), et prochainement à l’Université de Moncton (2016).
Le travail mené dans le cadre de notre thèse de doctorat a permis de développer un programme de recherche qui a été financé par la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France : COMELPIC7 (COMmunication ÉLectronique en PICard). Le laboratoire LESCLAP était chargé de ce projet, une publication collective sera bientôt sous presse. Notre thèse est ainsi une forme de participation à un travail de revalorisation du picard que poursuit depuis plusieurs années l’Université de Picardie Jules Verne.
Voici donc très succinctement ce qu’a été notre travail de recherche, mais voici surtout ce que celui-ci nous permet de faire aujourd’hui.
Ce travail de thèse est un des axes forts de la conception et de la réalisation du projet ANR RESTAURE8 (RESsources informatisées et Traitement AUtomatique pour les langues REgionales), sur lequel nous sommes engagée aujourd’hui en tant qu’Ingénieure de Recherche.
L’objectif global du projet RESTAURE est de fournir des ressources informatiques et des outils de traitement automatique pour trois langues régionales de France : alsacien, occitan et picard. Le choix initial de ces trois langues est motivé par plusieurs raisons : elles couvrent différentes familles de langues et elles disposent déjà de travaux préalables dans les domaines couverts par le projet. Pour atteindre cet objectif, il sera nécessaire de développer, par le prisme du Traitement Automatique des Langues, de nouveaux modèles adaptés aux langues disposant de peu de ressources et peu standardisées. Il sera ainsi possible de s’appuyer sur les travaux existants afin de partager différentes approches, expériences et outils développés dans les différentes langues. En effet, les problèmes que posent les « petites langues » (variation, non-standardisation, etc.) vont permettre de faire avancer les recherches et de faire progresser les connaissances sur les grandes langues, et ainsi, d’oser de nouveaux défis.