Introduction
Nous essaierons ici de faire le point sur les recherches sociolinguistiques concernant le picard, en remontant si besoin à quelques décennies (fin du xxe siècle)1.
Que faut-il entendre par sociolinguistique ? Admettons provisoirement que le terme signifie étude de la « situation sociale et/ou politique » de la langue – mais même une formulation aussi simple renvoie à de multiples questions et à des travaux bien différents. Une seule équipe de recherche a existé, dans le domaine du picard, qui se revendique de cette discipline – le LESCLAP2 à l’Université de Picardie Jules Verne à Amiens –, mais elle n’a évidemment pas l’exclusivité de la matière, comme on va le voir.
Pourquoi la sociolinguistique, contemporaine ou rétrospective, est-elle un poste d’observation privilégié de certains des problèmes de fond que pose la langue ? C’est qu’une approche sociolinguistique, à notre sens, ne peut pas éviter de problématiser la langue – entendons par là que ni les faits ni les concepts, permettant de les penser, ne sont donnés d’évidence, il y a obligation de les manipuler en toute conscience, c’est-à-dire réflexivement. En même temps que la langue, on est ainsi amené à problématiser aussi l’histoire et l’inventaire des disciplines d’étude du langage et des langues.
On trouve dans ce volume des contributions sur les travaux menés en phonologie : ces approches des systèmes, comme les travaux en syntaxe ou en lexicologie, que je regrouperai donc sous l’adjectif « systémiques », sont, avec la géolinguistique, le pilier classique de la connaissance dans notre domaine. Il s’agit là de décrire les systèmes : comment, par quels procédés réguliers, par quels « fonctionnements », les formes observées font-elles sens ?
Or une autre question peut être posée : comment ces formes font-elles langue ? Car si l’on admet parmi nos concepts celui de langue, il faut convenir qu’il ne se limite pas à un (poly)système de signifiance, mais inclut cette signifiance dans un phénomène social ou plutôt anthropologique. En particulier, aussitôt que deux langues sont en présence – il est d’ailleurs plutôt artificiel d’envisager le cas contraire –, la limite de langue, qui renvoie à la cohérence de la langue, ne semble pas de l’ordre du système des formes seulement. Il faut y faire intervenir un usage établi, une répartition acceptée et surtout assumée comme caractère propre d’une population.
Il faut donc poser d’une part un plan des systèmes, d’autre part un plan de « ce que les gens en font », en matière de groupe et donc de langue, autrement dit un plan sociolinguistique.
Mais cette dichotomie est un piège, car il y a rétroaction du second de ces plans sur le premier : ce sont des fonctionnements sociaux, en général des fonctionnements normatifs, qui délimitent l’espace de variation acceptable dans une langue, et donc définissent ce qui est à l’intérieur et à l’extérieur de la langue. Dans le cas d’un réseau dialectal comme celui qui nous concerne ici, les relations sociales jouent un rôle décisif dans la constitution de variétés individuées.
Rares sont les travaux qui travaillent à articuler ces deux plans. Éloy (1997) le tentait, et la thèse d’Alain Dawson (2006) l’a remarquablement fait, en établissant, dans le formalisme de la théorie de l’optimalité, que le système produit un certain nombre de possibilités ou formes candidates, mais que ce qui est senti comme des parlers, ou une langue, fait appel à une conscience de groupes, de voisinages, de géographie linguistique. La dialectologie classique comme la dialectologie subjective ont éclairé ces fonctionnements, qu’on peut dire aujourd’hui sociolinguistiques. Dawson leur donne une traduction rigoureuse en termes de « grammaire des affinités », etc., pour décrire la cohésion autant que la variation.
Nous allons donc évoquer quelques travaux qui ont abordé récemment le picard d’un point de vue sociolinguistique : on verra cependant se complexifier ces points de vue au fil de l’exposé.
Comment décrire la « situation sociolinguistique » ?
Une approche quantitative, spontanée et profane ou bien savante, consiste à compter les picardophones : combien de personnes parlent ou comprennent le picard ? Les données quantitatives suffiraient à dire cette donnée essentielle, dans le plus parfait empirisme. Le concept de vitalité, dans un sens étroit, revient à une telle démolinguistique, mais il peut aussi être appuyé sur des indicateurs plus divers (Éloy 1998).
Outre quelques sondages journalistiques (par exemple La Voix du Nord, 22-1-2004), deux enquêtes sont marquantes à ce propos.
Gollac (1981) procède d’une façon classique. Il se donne une population de 1073 informateurs, en minimisant le nombre des variables externes : il neutralise l’âge des enquêtés – ils ont tous 42 ans –, et leur lieu de travail – ils travaillent tous à Amiens.
Puis il leur demande s’ils parlent picard et dans quels contextes : famille, travail, etc. Il obtient ainsi une donnée quantitative d’ensemble – 46% de ses témoins déclarent connaître le picard –, mais aussi, grâce à ses questions de détail, un tableau vraisemblable des usages de la langue selon les contextes.
On ne trouve rien à critiquer dans ce travail… si ce n’est l’essentiel. Car quand on connait le contexte, on sait que « je parle picard » peut signifier pour les uns qu’ils ponctuent leur discours de quelques lexèmes emblématiques, pour les autres qu’ils produisent un discours picard cohérent, et à l’inverse certains n’ont pas conscience de la qualité de leurs productions, et d’autres s’illusionnent… Bref, l’enquête déclarative ne nous renseigne pas sur la réalité pratique, mais seulement sur la revendication de pratiques.
De ce point de vue les résultats de Gollac disent malgré tout quelque chose, puisque ces pratiques déclarées sont à un niveau statistique aussi élevé que ce qu’on trouve à la même époque dans d’autres régions de France (Alsace, Corse…). Il est difficile d’affirmer que ces déclarations n’ont aucune pertinence par rapport au réel, mais nous y trouvons de la vraisemblance, probablement du fait que nous vivons dans la même société.
Beaucoup plus importante a été l’enquête menée en 1999 par l’INSEE et l’INED, sous la responsabilité de François Héran, et qui a donné lieu à des exploitations nationales (Héran et al., 2002) et par région. Cette enquête a été exploitée à l’échelle des cinq départements du Nord de la France, soit approximativement du domaine picard, par Blot, Éloy et Rouault (2003).
Il s’agit à nouveau d’une enquête déclarative, mais portant sur 29 000 personnes dans la région (380 000 en France), et adossée aux riches données du recensement. Elle porte sur la transmission familiale des langues, en posant trois questions : « en quelle(s) langue(s) vos parents vous parlaient-ils quand vous étiez enfant », et « Quelle(s) langue(s) parliez-vous à vos enfants quand ils avaient le même âge ? », et « Vous arrive-t-il de discuter avec des proches dans des langues autres que le français ? ». Les premiers résultats publiés ont étonné : près d’un tiers des enquêtés (29,9%) déclarent avoir entendu parler d’autres langues que le français dans leur jeunesse, moitié une langue de France (régionale), moitié une langue étrangère. Au total 130 langues sont citées dans cette région. La langue régionale est ici bien sûr principalement le picard, sous divers noms. L’enquête montre les configurations qui différencient les catégories professionnelles, les départements, les couches d’âges, les langues. L’évolution, par exemple la déperdition de la langue (selon les déclarations), est rendue perceptible par la pyramide des âges des enquêtés.
En toute rigueur, l’enquête ne permet pas d’extrapoler au nombre de locuteurs de chaque langue (Éloy 2012). Mais les déclarations sont une matière intéressante aussi, et il n’est pas indifférent par exemple d’apprendre que les « professions intellectuelles » déclarent transmettre le picard plus que la catégorie « ouvriers » : les déclarations signalent un effet d’idéologie, pour ne pas dire de mode, effectivement porté plutôt par les couches moyennes. Si l’on prend les déclarations pour ce qu’elles sont, on continue certes de s’interroger sur le niveau des pratiques réelles, mais on mesure l’intérêt suscité par le sujet dans la population.
Ainsi, une critique fondamentale de ces travaux qui se veulent tout à fait empiriques et objectifs, c’est de constater qu’ils sont dépendants de la subjectivité des enquêtés, et qu’ils nous renseignent en fait partiellement sur leurs idées linguistiques, ou plus largement sur les idéologies linguistiques en présence – y compris celle du chercheur dans sa croyance à la réalité chosique de la langue. Il faut donc bien considérer ces idéologies linguistiques comme une partie non négligeable du phénomène langue. Que le picard nous amène à ce constat et à ce programme ne signifie pas qu’il soit un cas particulier à cet égard : toutes les langues sont passibles du même travail, y compris celles que l’histoire et les institutions ont rendues les plus évidentes, et donc les plus opaques aux interrogations.
Mais une autre approche s’aide de données quantitatives, l’approche variationniste de Tim Pooley.
Tim Pooley est un chercheur anglais qui, au fil de ses travaux (Pooley 1996, 1997, 1999, etc.), s’attache à objectiver le fait linguistique régional, l’« héritage picardisant partagé par tous » (selon le mot de Guillemin), dans une perspective essentiellement variationniste, c’est-à-dire en étudiant les réalisations de variables par des populations enquêtées par entretiens.
Cette méthode donne des résultats précis concernant deux variétés de langue : le « patois » et le français régional. Dans cette situation de continuum dialectal, et de faible conscience linguistique, les variables sont difficilement confrontées à un schéma de langues, c’est-à-dire aux variétés que se représente le locuteur, ou qu’il se représente parler ; et à défaut c’est le descripteur qui fournira ces « limites de langues » organisatrices. Ces recherches interrogent sur la subjectivité des locuteurs, élément descriptif non négligeable, qui contribue à donner sens aux variables observées. Les travaux de Pooley, quoi qu’il en soit, apportent des aliments sérieux dans plusieurs aspects sociolinguistiques de la « vie du picard ».
Pour ne prendre qu’un exemple, dans Pooley (2000) il s’intéresse aux conséquences sociolinguistiques dans la conurbation lilloise de deux vagues d’immigration importante : celle des Belges néerlandophones de la fin du xixe siècle et celle des Maghrébins de la période actuelle. S’appuyant sur des travaux dialectologiques, il conclut, quant aux migrants belges, que le contact avec le flamand n’a pas laissé de traces démontrables dans le picard ou le français de la métropole lilloise.
Si l’on passe sur certaines critiques (v. Éloy et al., 2003 : 26), l’article apporte des indications importantes, dégagées de l’analyse de plusieurs tests de connaissance du picard et d’entretiens :
- il relève des différenciations diverses, selon les variantes observées, entre filles et garçons et entre « Français » et « Beurs ».
- la meilleure connaissance du picard est relevée en zones urbaines (vs rurales et surtout périurbaines) ;
- l’absence de corrélation significative, chez les « Français de souche », d’une part entre la « loyauté régionale » et les scores obtenus aux tests de picard, d’autre part entre l’emploi de variantes régionales et les positions politiques lepénistes ; mais une corrélation entre la « loyauté régionale » et l’emploi de variantes régionales en français ;
- certaines variantes régionales font l’objet d’une stratification stylistique (e.g. le A vélarisé en syllabe ouverte finale) ; il se confirme donc (comme on peut le penser intuitivement) qu’elles constituent des variables sociolinguistiques, et pas seulement des marqueurs régionaux ;
- les sujets d’origine étrangère se différencient des « autochtones » par une compétence inférieure au test de picard, et une plus grande tolérance à la variation linguistique (ils acceptent comme « français » des énoncés que les autres qualifient de patois).
Pooley a assumé d’abord un parti-pris empiriste, ce qui le détournait partiellement des métadiscours, donc des représentations linguistiques en termes de variétés. La question reste alors ouverte, de savoir en quoi ces variables constituent une langue : suffit-il que le chercheur les classe, alors que les locuteurs ont eux aussi une activité métalinguistique permanente ? Par la suite, Pooley a mis l’accent sur le plan épilinguistique (Pooley 2004).
La question de la langue ne passe par les variables sociolinguistiques que modulo un ensemble de discours, de représentations qui posent la langue : c’est peut-être ce qui a constitué la relative impasse des études de français régional, mal représentées par ce dernier terme comme par celui de français tout court, mais la distinction entre variation et variétés en domaine d’oïl est objectivement difficile (Éloy et Simoni-Aurembou 1998).
Au final, la démarche typologique de Carton (1973, 1981), décrivant des variétés de langue définies à la fois par leur cadre social et leur consistance systémique, se révèle une description particulièrement pertinente. Peu théorisée, elle permet à l’auteur de proposer un cadre descriptif constitué des variétés suivantes : français picardisé, picard francisé, « patois de village » et picard supralocal. Pour les raisons avancées ci-dessus, ce cadre a souvent été cité et repris. Ce schéma à quatre niveaux a même été repris approximativement par Dawson (2012) dans l’optique de la standardisation, pour dégager le niveau le plus pertinent.
En effet, dès lors que l’on nomme au singulier « le picard », a fortiori pour lui donner une place institutionnelle, cela suppose d’en dégager et d’en élaborer l’unité, ce qui peut signifier une standardisation, ou la construction d’une représentation fédératrice ou polynomique ou polycentrique. Malgré le consensus large qu’il réunit, souvent sans argumentation, le concept de standardisation est loin de répondre à toutes les questions (Éloy 2014).
Situation : idéologie et politique
Beaucoup reste à faire à propos du picard et autres langues d’oïl dans le domaine des idées ou idéologies linguistiques, mais plusieurs chercheurs et collectifs se sont attaqués à ce sous-domaine dans les dernières décennies.
Il faut rappeler en préalable qu’on ne saurait réserver d’exclusivité à la sociolinguistique, si l’on pense par exemple aux études littéraires de Jacques Landrecies3. Comprise largement, la littérature est à la fois un dépositoire et un lieu d’expression des conceptions linguistiques des praticiens de la langue écrite. Cette pratique écrite est d’une pertinence particulière, car – jusqu’à quelques auteurs récents – la langue écrite, ici, vaut essentiellement par sa fidélité à la langue parlée, elle est jugée à l’aune de ce critère. Mais bien sûr, comme en toute littérature, la langue ne fait que contribuer à la valeur ou à la force de séduction littéraire. De plus, l’approche externe, que pratique aussi Jacques Landrecies, est une véritable enquête sociologique sur ces acteurs importants que sont les écrivains de langue picarde. La littérature picarde, qui reste assez vivace, est un champ fort riche où des études littéraires pourraient toujours trouver une matière originale.
Dans un regard rétrospectif, on notera que les travaux sur la littérature menés par L.-F. Flutre, J. Picoche, F. Carton, R. Debrie et P. Ivart, en particulier, constituent des apports sociolinguistiques décisifs. Un recueil littéraire comme La Forêt invisible (Darras et al., 1985) est une véritable introduction à la langue dans toutes ses dimensions.
Sur un plan proprement sociolinguistique, nous commencerons par une étude (non publiée) d’Alain Guillemin sur « Les jeunes de Roubaix » (1996), qui brosse un contexte historique important. Sur le flamand, l’auteur rappelle la perte de la langue en moins d’une génération par les immigrants des années 1880, et aujourd’hui encore, malgré la proximité, l’absence totale du flamand à Roubaix ; sur le picard, l’opposition consciente dès la fin du siècle dernier entre patois urbain et patois rural, et le sentiment que la vitalité du patois n’est pas le propre du rural. Il souligne le virage historique pris au début du xxe siècle : auparavant le patois à Roubaix était revendiqué à la fois comme langue locale ET ouvrière, car selon les chansonniers populaires le « vrai Roubaigno » était ouvrier (et non bourgeois), socialiste et parlait patois, mais à partir du tournant du siècle, le mouvement ouvrier moderniste, allié à l’école publique, mène campagne contre cette identité, et les militants revendiquent le droit d’apprendre le français. Pour ce qui concerne l’actualité, le tableau de la situation est celui de la plus grande insécurité linguistique, bien signalée déjà par Gueunier et al., (1978) ou Lefebvre (1984, 1991), etc. Guillemin observe qu’on trouve, dans différents établissements scolaires, non pas une unique « langue des jeunes », mais différentes pratiques langagières : l’établissement est une réalité sociale autonome, en interaction avec son quartier, et s’intégrer, c’est d’abord s’intégrer à l’établissement.
Animateur du théâtre de marionnettes Louis Richard à Roubaix, il rend compte d’une expérience remarquable, un Atelier de Pratique Artistique proposant des marionnettes. « Immédiatement, chaque marionnette trouva un nom, une existence, un métier, un caractère et surtout une langue. […] Chacun eut tout de suite sa voix, sa façon d’être et de vivre, et surtout une vraie langue authentique. Passant, dans un premier temps, d’un personnage à l’autre, il apparut très vite que chacun [des jeunes] était capable, parfois avec talent, d’utiliser la langue de l’autre. Des jeunes d’origine maghrébine se découvrirent de remarquables picardisants avec un lexique très riche. Un jeune au patronyme flamand sortait sans difficulté des phrases en arabe… Entre les séances de travail, le jeu continuait, passant du français souvent populaire mais riche, à l’arabe où les Français de souche s’essayaient avec de vraies phrases… et quelques fautes corrigées par les autres, des mots portugais, espagnols, un héritage picardisant partagé par tous. […] »
« Sur le plan linguistique, dit Guillemin, on trouve tous les degrés de mixage : des mots, ou une vraie langue authentique, bien imitée de l’autre. Ce mixage est opéré consciemment et même savamment. Mais sur le plan métalinguistique, qui est celui précisément où l’école pourrait intervenir en s’appuyant à la fois sur les pratiques et sur la science, il y a une confusion certaine : par exemple certains informateurs croient que kawa ou maboul sont des mots patois […] ». L’auteur remarque par ailleurs la rareté du verlan.
Sur un thème proche, l’équipe de sociolinguistique d’Amiens a produit l’ouvrage : Français, picard, immigrations. Une enquête épilinguistique. L’intégration linguistique de migrants de différentes origines en domaine picard (Éloy et al., 2003). L’enquête porte sur un échantillon très divers de personnes issues de l’immigration, italienne, polonaise, arabe et berbère, portugaise, des première, deuxième et troisième générations. Les entretiens ont cherché à cerner comment ces personnes organisent leurs représentations linguistiques de ce trépied constitué par le français, le picard et leur langue d’origine familiale (L.O.F.). L’ouvrage repère, c’est un de ses apports importants, des loci comme le rire épilinguistique, ou le discours de regret, appliqué à la fois à la L.O.F. et à la langue régionale, avec les mêmes arguments et ambigüités. Comme son sous-titre l’explicite, il éclaire le rôle du picard dans « l’intégration » des migrants, thème d’actualité s’il en est.
Des matériaux picards et d’autres régions linguistiques ont permis de rédiger le chapitre des langues d’oïl dans l’important ouvrage collectif L’Histoire sociale des langues de France publié en 2014 (Kremnitz et Broudic éd. 2014, Éloy et Jagueneau 2014).
Une étude porte sur la communication électronique en picard (sites, listes, etc.), montrant à la fois le dynamisme et les limites des pratiques picardes sur les médias électroniques (Mathieu 2017, en préparation).
Deux thèses récentes apportent des éléments consistants au chapitre des représentations linguistiques. Celle de Fanny Martin (2015) fait l’objet d’un compte rendu dans ce volume, et nous y relèverons seulement ce qui nous parait un acquis majeur : chaque situation enquêtée dessine différemment la langue. A contrario, et au-delà des traits linguistiques qui circulent, la langue partagée apparaît très fortement une notion abstraite, les locuteurs et les groupes de locuteurs ayant chacun leur propre représentation, et leurs propres pratiques.
La thèse de Ludmila Ivanova-Smirnova (2016) : Problématiques des langues minoritaires. Peut-on comparer les situations du picard et du mari ? procède à la comparaison de deux langues en situations minoritaires, mais deux situations très dissemblables – le mari est une langue finno-ougrienne volgaïque de Russie. La démarche exige une sérieuse réflexion sur les outils conceptuels, c’est son grand intérêt théorique ; mais elle exige aussi une bonne capacité de synthèse pour décrire les situations. On trouve donc là, en particulier quant aux politiques linguistiques et aux données idéologiques, une synthèse intéressante, sur le cas du picard. L’auteure y applique entre autres un concept emprunté à J.-L. Léonard et K. Djordjevic (2010), l’opposition entre deux types d’aménagement linguistique, l’un par en haut, « qui émane d’organismes officiels ou gouvernementaux », l’autre par en bas, « ensemble des activités entreprises et coordonnées par la société civile ». Il s’y ajoutera un niveau intermédiaire, où se situeront entre autres les travaux universitaires. Cette thèse donne une place centrale au concept de visibilité, déjà utilisé pour le picard par Forlot et Martin (2014). L’importance accordée au chapitre de la politique linguistique par Ludmila Ivanova-Smirnova rappelle la thèse de Sciences politiques de Parisot (1995, 1998).
Inscrire la langue dans l’histoire
Toutes ces questions exigent une profondeur historique : bien sûr l’évolution du système linguistique, et à la fois l’histoire des sociétés, l’histoire des idées, évidemment liée à une histoire des faits sociaux, l’histoire des discours descriptifs et des concepts, tant profanes que savants, qui permettent d’appréhender ou de construire des « faits de langue ». Car toute observation, y compris préscientifique, c’est-à-dire tout discours historiquement attesté, a contribué au discours que nous pouvons tenir aujourd’hui sur la situation du picard.
Comme nous l’avons vu, l’histoire de la littérature donne des entrées privilégiées, pratiquées par Debrie (1977, 1984a, 1984b) et Carton (2007), à propos de divers auteurs anciens. D’autre part l’histoire de la langue est aussi une histoire de l’étude de la langue : l’écrit savant à propos du picard fait partie de l’histoire du picard.
L’approche de la langue faite sous le signe de la diachronie, sous divers angles, est revendiquée sous le nom de sociolinguistique historique ou rétrospective au sens de Banniard (1992) par Éloy (2008), dans une revue où paraissent des articles importants de J. Chaurand ou S. Lusignan. Chaurand (2008) y établit le sens d’une célèbre expression de Guernes de Pont Sainte Maxence, « Mis languages est bons, car en France fui nez ». Il montre que « France » désigne ici le continent, par opposition à la Grande Bretagne, et qu’il n’y a pas là trace d’un prestige « francilien » anachronique. Quant à l’article de Serge Lusignan et Diane Gervais (2008), il préfigure l’important ouvrage historique – mais affiché à juste titre comme Essai d’histoire sociolinguistique – qui allait paraitre (Lusignan 2012). Éloy (2016) retrace l’histoire de la nomination du picard – qui cristallise maints aspects de l’histoire de la langue elle-même.
Dans plusieurs travaux, Éloy (2003, 2013, et passim) parcourt cette histoire à partir du Moyen Âge, et montre la langue comme émergence et construction au sein des langues romanes (Éloy 2001). Il désigne comme « langues collatérales » les variétés, en rapports dynamiques, dont la divergence est relativement récente (Éloy éd. 2004, Éloy éd. 2007). Dans ce travail à portée générale, le picard, parmi les langues d’oïl, est son exemple privilégié.
Deux chapitres historiques particuliers ont fait l’objet de travaux sociolinguistiques, la graphie et la grammatisation.
Mais la graphie d’une langue est-elle une matière sociolinguistique ? Peut-être pas, s’il n’est question que d’adéquation de graphèmes à la phonologie. Mais oui, bien sûr, dès que l’on se soucie de l’adoption d’une norme par la communauté linguistique. Ce thème, dit souvent de « l’orthographe du picard », a intéressé à peu près tous les chercheurs du picard. Certains travaux consistaient à élaborer une norme (Paris 1862, Vasseur 1960, 1968, Carton 1963, Debrie 1966, 1972, Lévêque 1979, Ivart, Braillon 1991). D’autres se sont consacrés à l’observation des pratiques et procédés graphiques dans les textes littéraires (Carton 2003, 2004 b, Éloy 2001) et dans les débats sur la graphie (Carton 2004 a). Enfin, plusieurs travaux cherchent à comprendre les enjeux et les processus de la mise à l’écrit de la langue (Carton 2009, Éloy 1989, 1993, 1995, Dawson 1999, 2002a). Sur ce thème, l’observation scientifique est le plus souvent impliquée dans un débat sur les choix d’avenir.
On désigne par grammatisation la production, inscrite dans l’histoire de la langue, des ouvrages qui constituent en quelque sorte l’équipement de la langue (Auroux 1994). Ce concept nous amène à revenir sur deux domaines importants, la production d’ouvrages d’enseignement et la lexicographie.
Les institutions françaises, en refusant tout enseignement régulier du picard, n’ont guère favorisé le développement de travaux sur l’enseignement du picard. Plusieurs méthodes existent cependant, la plus achevée formellement étant celle de René Debrie (1983). Plusieurs autres ont fait l’objet d’éditions plus artisanales (par exemple Mahieu 1988, Dubois 2002). Celle de Braillon est en cours par épisodes dans la revue Urchon Pico. Les plus récentes sont les ouvrages de Dawson (2002b, 2003, 2006), et Dawson et Guilgot (2013). Sur le plan de la recherche, on trouve des analyses et réflexions sur le sujet, parfois appuyées sur des pratiques d’enseignement (Dawson 2004, Braillon 1998, 2003). Les « méthodes » incluent des grammaires pédagogiques, mais au moins deux « grammaires » ont été publiées à part (Mahieu 1984, Vasseur 1996).
Les lexiques méritent un regard particulier. En effet, leur production abondante répond à des objectifs différents selon les périodes. Consigner le lexique peut en effet être un objectif scientifique en soi, mais le lexicographe doit choisir entre une dimension locale – du type « glossaire de mon village » – et une vue plus large, voire panpicarde. Il y a souvent derrière l’approche large l’idée que « le picard » est « une vraie langue ». Les deux orientations coexistent depuis deux siècles.
De plus le public visé détermine aussi le sens de traduction : pour des francophones qui veulent comprendre, on donnera le mot picard en vedette et ses traductions en français, mais pour des francophones qui veulent parler ou écrire picard, on donne en vedette le mot français et ses traductions en picard. C’est pourquoi peut-être, quand le picard est très présent, le dictionnaire est picard-français, et quand le picard est « à retrouver », le dictionnaire est français-picard. On ne sera pas étonné, dans ces conditions, que les dernières années aient vu la parution de plusieurs outils français-picards (Debrie 1989, Vasseur 1998), et surtout Braillon (2001, 2002, en cours de publication).
En conclusion
Le cas du picard est une matière sociolinguistique très riche et un sujet passionnant, du fait qu’il est fort peu institutionnalisé, et que tout y est problématique. Les travaux sociolinguistiques – et autres, pertinents à cet égard – sont assez nombreux, mais il y a beaucoup à faire car ce champ disciplinaire aborde des questions chaudes de notre époque.
Essayons pour terminer de formuler les besoins les plus urgents. Le premier besoin concerne la description de la langue, telle qu’elle existe dans les pratiques orales spontanées : car toutes les formes spectacularisées, y compris en littérature, nous laissent dans l’ignorance quant au répertoire linguistique ordinaire actuel, actif et passif4, et donc quant à l’état actuel de la langue. Le second besoin porte sur la politique linguistique à mener pour valoriser la langue picarde, en s’appuyant sur ce qui reste vivant et sur l’attachement d’une bonne partie de la population à « sa » langue régionale.
La fusion administrative opérée récemment entre les cinq départements du Nord de la France, malgré ses vices de conception, mais parce qu’elle unifie le domaine linguistique picard (excepté la partie belge), pourrait être une circonstance favorable.