Crypte et scène originaire dans le cycle des Aurélia Steiner de Marguerite Duras

DOI : 10.54563/cahiers-duras.226

Abstracts

Les trois versions de l’histoire d’Aurélia Steiner déclinent une même histoire tragique selon des variations incompossibles. Les jeux de croisement à l’œuvre d’un récit à l’autre et le travail du style favorisent le surgissement d’un inconscient du texte. À travers l’espace scriptural au sein duquel elle devient négation d’elle-même, Aurélia Steiner incarne le paradoxe d’une scène primitive non vécue, dont la particularité tient au fait qu’elle n’a jamais vraiment connu l’intimité de ses parents, disparus dans les camps de la mort.

The three versions of Aurelia Steiner's story tell the same tragic tale in incompatible variations. The interplay between the narratives and the stylistic work encourage the emergence of an unconscious text. Through the scriptural space in which she becomes the negation of herself, Aurelia Steiner embodies the paradox of an unlived primal scene, the particularity of which lies in the fact that she never intimately knew her parents, who disappeared in the death camps.

Outline

Text

« Marguerite Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne », c’est par ces mots que Jacques Lacan rendit hommage à l’auteur du Ravissement de Lol. V Stein en 1965, reconnaissant ainsi que l’artiste pouvait frayer la voie en quelque sorte au psychanalyste1. En 1979, Marguerite Duras, comme hantée par celle qu’elle surnommait elle-même « [m]a petite folle »2 (Lola Valérie Stein), crée un nouveau personnage dont le prénom est une presque anagramme de Valérie et le patronyme un renforcement de « Stein ». Il s’agit d’Aurélia Steiner dont l’histoire est livrée au lecteur en trois versions3 comme si le personnage avait migré de Melbourne à Vancouver, puis à Paris, sa destination finale. La même jeune femme, marquée par une naissance tragique à Auschwitz, décline sur trois modes une histoire parentale fragmentée dont pourtant elle ignore tout, si ce n’est ce qu’ont colporté les témoins de l’assassinat de ses parents dans le camp de la mort. Du moins c’est cela seul que le lecteur imagine, car il n’entendra que cette voix, le soliloque poignant d’une jeune femme, d’une petite fille, privée de ses parents déportés, puis tués par les nazis. D’Aurélia, nous ne saurons que les tourments provoqués par cette disparition originelle. Elle ne cessera de nous parler de ses parents, de leur amour et de leur mort comme si sa vie s’était arrêtée au moment où ses géniteurs avaient cessé de vivre. Devenue la « fantasmophore »4 de ses parents, Aurélia parlera en leur nom, leur prêtant sa voix pour ne vivre qu’à travers eux, pour les atteindre dans leur existence avant qu’elle ne vienne au monde. Nous assistons à une remontée non seulement du temps, mais du cours même d’une vie, vers ce temps édénique d’avant la naissance d’Aurélia. C’est dans cette pure négation d’elle-même, au prix de sa propre existence, qu’elle imagine effectuer le miracle d’une résurrection parentale à travers l’espace de l’écriture.

Dans ces trois récits énigmatiques traversés par la voix d’Aurélia, la narratrice, selon les mots de Lacan, fait converger « la pratique de la lettre » avec « l’usage de l’inconscient »5. Elle crée ainsi les conditions d’une analyse psychanalytique occupant à la fois la place de l’analyste et celle de l’analysant. Par l’écriture, elle ouvre la crypte où, à l’instar de Lol. V Stein, Aurélia veillant sur le caveau parental « fait la morte »6. Elle donne à lire et à entendre l’inconscient d’une petite fille née à Auschwitz dans de terribles conditions, sauvée de la mort par des morts-vivants porteurs eux aussi d’une mémoire poreuse. C’est du royaume des morts que revient Aurélia, hantée littéralement par la morte Aurélia, sa mère, et portée par la voix suppliante et agonisante d’un père pendu à l’instant de sa naissance. Comment peut-on survivre à une double mort, à cette aporie originelle ?

Aurélia Steiner incarne le paradoxe d’une scène primitive non vécue et construite à partir de récits étrangers. Il s’agira pour elle d’imaginer une scène de première vue afin d’assister à la naissance de l’amour parental. Quelle signification ces trois versions revêtent-elles alors pour la jeune femme, captive d’un « processus endocryptique »7, enfermée dans cette crypte dont elle se veut la gardienne ? Duras propose-t-elle finalement un remède à la hantise grâce à la mise en mots des souffrances tues, à la fabrication de scènes sur un mode fantasmatique ?

Freud définit la scène primitive comme une scène interdite à laquelle l’enfant aurait assisté, un coït parental par exemple ou une scène de séduction8. La vision réelle ou fantasmée des ébats produit l’un des fantasmes originaires que Freud met au jour, notamment dans l’histoire de la névrose infantile de L’Homme aux loups9. Mais qu’il s’agisse d’une scène rêvée ou vue, ou encore désirée, il s’agit toujours d’enfants ayant vécu avec leurs parents, ayant partagé avec eux une intimité. Il suffit pour cela de relire les analyses freudiennes de l’homme aux loups et du petit Hans10. Le cas d’Aurélia Steiner est donc assez particulier, dans la mesure où le personnage, une jeune femme, s’installe dans une névrose infantile alors même qu’elle n’a pas vécu avec ses parents, morts dès sa naissance à Auschwitz. La mère mourante, a eu le temps de la dissimuler sous les bat-flanc des baraquements ; le père meurt pendu au-dessus du rectangle blanc des condamnés – un espace devenu hautement symbolique dans la névrose et dans ce que l’on peut bien appeler la « Passion d’Aurélia ». Par quelle scène originaire, et à partir de quelle vision interdite, voire transgressive, Aurélia Steiner peut-elle être hantée au point d’annuler son être et d’encrypter ses géniteurs morts ?

Le lecteur, petit poucet, en quête des cailloux blancs d’Aurélia

Le lecteur est invité à se mettre en quête de l’identité fragmentée d’Aurélia Steiner contenue dans les trois versions, celles de Melbourne, de Vancouver puis de Paris, toutes trois comportant la même clôture, comme une signature et un retour du même motif : « Je m’appelle Aurélia Steiner. […] mes parents sont professeurs. J’ai dix-huit ans. J’écris » (AS, p. 120-121, p. 147, p. 176). Seul le lieu de l’écrit variera. Chaque version livre progressivement des parcelles de ce trauma initial lié à la naissance d’Aurélia et qui pourrait constituer un début de scène primitive. La voix d’Aurélia donne peu à peu des précisions sur le lien qu’elle cherche à établir avec le destinataire de ses lettres. Un lien d’amour, une demande de rapprochement et un désir d’unifier le temps et d’« annuler cette apparente fragmentation des temps » (AS, p. 106).

La première Aurélia de Melbourne surgit de nulle part. Elle vit dans une maison isolée près d’une forêt, passe toutes ses journées à parler à un absent aimé, et à lui adresser des lettres d’amour qui n’atteindront jamais ce destinataire disparu. L’homme aimé est mort, mais nous ignorons où et dans quelles circonstances il a trouvé la mort. Aurélia brouille les pistes comme encore empêchée de révéler l’innommable. Elle évoque une disparition tragique dans « les charniers d’une peste », lors « d’une guerre », « dans une terre équatoriale » (AS, p. 107). Puis, au milieu de ces mensonges, l’écriture fait apparaître un début de vérité, par inadvertance : la mort dans « un camp de Pologne allemande » ou « dans ce camp de l’Est allemand » (AS, p. 107, p. 114). La voix de cette première Aurélia (à la fois fille et mère) évoque à peine sa propre disparition. Elle fait allusion à une séparation et à la présence de crématoires à Cracovie. Si la mort de l’homme est confirmée à travers la phrase « [o]n dit que c’est dans ces crématoires […] que votre corps aurait été séparé du mien » (AS, p. 116), l’ambiguïté règne encore quant à la disparition d’Aurélia-mère. De fait l’identité de cette voix relève autant de la vie (une femme se remémorant et errant sur les lieux d’un amour de jeunesse) que de la mort (il est bien question de deux corps séparés dans les crématoires de Pologne). L’Aurélia de Melbourne se révèle comme un contre-portrait de Peau d’Âne. Elle ne cherche pas à fuir son père sous une peau rugueuse, mais au contraire revêt celle de la mère morte pour pouvoir désirer le père-amant11. Elle prête son corps à sa mère pour que l’amour avec le père puisse se reformer. Cette première voix devient en quelque sorte l’instrument d’un déplacement incestueux à l’endroit du père. C’est là une forme d’encryptement de la morte. C’est le langage qui supplée à l’absence des parents et à leur union charnelle à laquelle Aurélia participe lorsqu’elle prend le corps de sa mère, conformément au fantasme dit originaire. Faute d’une introjection réussie, cette communion des bouches vides que décrivent les psychanalystes Torok et Abraham12, Aurélia n’a pas été en mesure de remplacer la bouche vide du sein (du bon sein13) par la bouche pleine de mots destinée à supporter le sevrage maternel. La mère morte en couches n’a pu offrir cette bouche pleine de mots à sa fille Aurélia. Le transfert des bouches communiant par le langage n’a pas eu lieu ; par conséquent Aurélia, privée de l’acceptation du sevrage pour accéder à la symbolisation, ne peut qu’inventer un langage maternel et oblitérer son être au profit de la morte.

La deuxième version, celle de Vancouver, est centrale et offre la matière principale de l’histoire d’Aurélia qui permet de mieux saisir sa névrose obsessionnelle. Aurélia est toujours dans sa chambre où elle écrit. Mais cette fois, elle se trouve face à une mer qui se déchaînera sous la violence d’une tempête au fur et à mesure que la jeune femme livrera les secrets de la mort parentale.

Elle insiste sur l’image que lui renvoie son miroir : elle a les yeux bleus et les cheveux noirs, indices chromatiques et physiques qui établiront un lien avec le père. C’est à travers la description de son reflet (le stade du miroir) qu’elle peut se nommer au milieu de son récit et non à la fin comme le montre la première version. Elle passe très nettement de la claire vision de son moi à sa propre nomination en tant que fille de l’homme à qui elle adressait des lettres :

   Je me suis éloignée de la glace. Je me regarde. Les yeux sont bleus, dit-on, les cheveux, noirs. Vous voyez ? bleus, les yeux, sous les cheveux noirs. Que je vous aime à me voir. Je suis belle tellement, à m’en être étrangère. Je vous souris et je vous dis mon nom.
   Je m’appelle Aurélia Steiner. Je suis votre enfant (AS, p. 127).

Peu après cette double nomination, père/fille, Aurélia évoquera sa mère et les terribles circonstances de sa disparition : « Ma mère morte en couches sous les bat-flanc du camp. Brûlée morte avec les contingents des chambres à gaz » (AS, p. 131-132). Nous apprendrons dans ce même fragment qu’elle porte le même nom et prénom que la mère : « Aurélia Steiner ma mère regarde devant elle le grand rectangle blanc de la cour de rassemblement du camp. Son agonie est longue. À ses côtés l’enfant est vivante » (AS, p. 132). Le possessif « son agonie » est ambigu car il peut s’agir de l’agonie de la mère, mais aussi de celle du père pendu dont il sera question quelques lignes plus loin, dans un passage où Aurélia fille révèle la présence du père dans ce rectangle blanc que fixait la mère mourante. La jeune fille de 18 ans extrait de cette réalité des images parcellaires, mais finit par reconstituer la totalité de la scène primitive qui regroupe à la fois sa naissance et la mort conjointe des parents. Tout se passe comme si Aurélia recomposait l’intégralité d’une toile à partir de fragments que laisse échapper sa mémoire, au fil d’un long monologue. On apprendra ainsi que le père d’Aurélia avait été pendu pour avoir volé de la soupe pour la petite fille Aurélia et que son agonie avait duré trois jours14. Aurélia fille, dans la deuxième version de Vancouver, réunit en deux paragraphes la mort du père et de la mère :

   Vers le soir du troisième jour, on vous a tiré une balle dans la tête, pour mettre un terme à ce scandale.
   Elle, elle était morte le matin. À ses côtés, l’enfant vivante (AS, p. 141).

Dans ce passage, se trouve le fondement de la névrose qui va s’emparer ensuite d’Aurélia : celle d’une enfant née dans un camp, puis cachée, rescapée alors que ses parents n’ont pas survécu ; celle d’une naissance qui provoque la disparition de ceux-là mêmes qui donnent la vie. Véritable aporie dans l’existence d’Aurélia. Pourtant, malgré la claire désignation de ses parents et la mise à distance de son propre corps, Aurélia met en scène quotidiennement sa névrose en livrant son corps à des marins, ces amants passagers, réduplications du père : des inconnus aux yeux bleus et aux cheveux noirs. Les ébats d’Aurélia constituent en quelque sorte des répétitions de la scène originaire de l’union charnelle, du coït parental. La jeune femme remplace ainsi la mort de ses géniteurs et sa naissance mortifère par des scènes itératives d’amour, comme pour amener ses parents à effectuer leur propre anabase, un retour parmi les vivants. Cette forme de prostitution sacrée fait d’Aurélia un Charon, un Hermès féminin, passeur d’âmes. Elle prête ainsi son corps (devenu le caveau parental) aux deux disparus d’Auschwitz. Elle est leur sépulcre au sein duquel renaissent père et mère, amants éternels. La deuxième version, celle de Vancouver, recèle bien l’élément central de la névrose obsessionnelle d’Aurélia : devenir la fantasmophore et la cryptophore15 des parents.

La troisième version, celle de Paris, encore plus énigmatique que la première, fait évoluer, dans un appartement isolé, une petite fille nommée Aurélia gardée par une vieille dame à qui la mère aurait confié l’enfant avant sa déportation dans un camp de l’Est allemand. On retrouve la présence du chat de la première version, la forêt et la réduplication des noms pour la fille et la mère. La petite fille se confie au chat comme la première Aurélia s’était épanchée sur le papier : « Ma mère, dit Aurélia, elle s’appelait Aurélia Steiner » (AS, p. 175). L’Aurélia Steiner de Paris permet au personnage de s’attribuer une identité claire et distincte de la mère comme si elle avait évolué depuis Melbourne, en revenant à son enfance. Ainsi Aurélia ne fusionne-t-elle plus avec sa mère, contrairement à la première version dans laquelle il était difficile pour le lecteur de conférer à la voix une image arrêtée.

Le rôle de la parole dans la constitution de la névrose

À ce stade, nous comprenons qu’Aurélia n’a pas le moindre souvenir réel de ses parents. On ne peut parler de véritable rétrospection car Aurélia, en réalité, n’a rien vu. Même si le martyre des parents à Auschwitz est un fait avéré, relevant d’une réalité objective, il ne peut l’être pour Aurélia qui ne l’a pas vécu, sa naissance étant concomitante à la mort de ses parents. On doit tenir compte alors d’un élément essentiel dans la constitution de cette crypte : les discours des tiers, les récits colportés, la parole collective. Ce sont les témoins rescapés et ayant contribué à la survie d’Aurélia qui ont tissé dans l’esprit et l’imaginaire de la petite fille la légende parentale, amplifiée, dramatisée. Aurélia Steiner n’échappe pas aux mots de la communauté victime de la barbarie nazie. Elle est traversée par ces histoires tragiques, ces bribes de récits qui la dépassent à telle enseigne qu’elle ne s’appartient plus vraiment, ne pouvant se prêter qu’à tous ses partenaires dans une quête incessante et vaine de l’obscur objet de désir : le corps du père pendu au-dessus du rectangle blanc, rectangle blanc miniaturisé dans un petit bout de tissu cousu dans ses vêtements, et brodé à ses initiales, détail qui apparaît dans l’Aurélia de Paris. Cette mise en abyme du lieu de mort reproduit dans un vêtement de naissance, renforce le parcours labyrinthique d’Aurélia, de plus en plus enfoncée dans une crypte qui ne cesse de se dédoubler.

Ses géniteurs ne peuvent alors qu’accéder à un statut mythique. Quand elle les évoque, elle leur confère toutes les terres du monde comme lieu d’habitation. Son père bénéficie de multiples identités prestigieuses. Sa mère est libre de se mouvoir dans l’espace contrairement à Aurélia prisonnière d’un seul lieu : le tombeau parental.

Si les récits entendus ont facilité le processus endocryptique et l’installation d’Aurélia dans un fantasme originaire, la parole du père aussi y est pour beaucoup. En effet, durant son agonie, le père crie le nom de sa fille pour que tout le camp puisse entendre son histoire et sauver son enfant. Sa plainte et ses appels dureront trois jours, et ce qui s’apparente à une profération quasi sacrée conforte la passion qu’elle nourrira pour ce père martyr et oblatif jusqu’à son dernier souffle. Nous comprenons qu’Aurélia Steiner est désignée par le père mourant comme objet d’amour fusionnant le nom de la mère-épouse aimée et de la petite fille. Plus tard, Aurélia ne peut qu’obéir à l’injonction du père : devenir la mère par-delà la mort et perpétuer leur amour. Nous sommes bien là face à une transmission de fantômes à un vivant, mais à un vivant condamné à n’être plus qu’un survivant porteur des disparus16.

Les trois versions ont donc proposé un parcours psychique symbolique à travers trois lieux différents.

De Melbourne à Paris

Pour Marguerite Duras, les lieux prennent une signification autre que géographique. Elle les choisit souvent pour leur dimension symbolique dans le parcours d’un personnage ou pour l’harmonie de leur nom, leur consonance. Pour comprendre le sens du trajet effectué par Aurélia Steiner, il faudrait songer à deux personnages tout aussi anéantis par une histoire tragique : Lola Valérie Stein du roman éponyme et la « bonzesse » de Battambang17. Lol, demeurant à S. Tahla, est fiancée à un jeune homme nommée Michael Richardson. À l’âge de 18 ans, comme Aurélia, elle se voit abandonnée publiquement, lors d’un bal, par son fiancé au profit d’une femme plus âgée Anne-Marie Stretter. Elle reste prostrée (dans cette sorte de ravissement d’elle-même) pendant quelques mois, puis quittera S. Tahla grâce à un mariage de raison, pour U. Bridge. Après dix ans de mariage, elle décide de revenir à S. Tahla, croyant retrouver intacts les souvenirs de son amour. Mais Lol, de retour vers son lieu natal, sombre à nouveau dans la folie. Le parcours de S. Tahla à S. Tahla, après ce pont (U. Bridge) de dix ans, prouve bien l’échec du cheminement de Lol. On assiste au retour du même et surtout de la « maladie »18 incurable de Lol qui la fait s’absenter d’elle-même. Le second personnage référentiel, la mendiante, est chassé par sa mère de Tonlé Sap, et croyant se diriger vers le nord tourne en rond autour du lac natal, avant de se diriger vers le sud où elle abandonne son enfant. À partir de ce point mort qu’est le sud de l’Indochine pour le personnage, elle se dirigera vers l’ouest, le couchant où elle finira par se perdre totalement dans les eaux du Gange, fleuve symbolisant une sorte de Léthé. Ces deux personnages féminins ne sont pas sauvés par Duras qui leur impose un parcours délétère, mortifère et crépusculaire. Lol et la mendiante sont issues de romans écrits à la même période, encore imprégnés de l’atmosphère du cycle asiatique et autobiographique19.

En 1979, il semble que Marguerite Duras ait opéré un tournant dans le traitement de la destinée de ses personnages, même s’ils sont encore frappés du sceau d’un infini désespoir. En effet, Aurélia part de Melbourne pour se diriger à Vancouver avant de terminer son périple à Paris. Il s’agit donc d’un trajet du sud, vers le nord-ouest puis vers l’est : d’un point de vue symbolique, une montée du sud vers le nord avant de choisir le levant, contrairement à Lol et à la mendiante perdues dans un labyrinthe, revenant sur leurs pas ou attirées par le couchant. On peut imaginer que le cycle d’Aurélia propose un autre mode de survie, un évitement de l’échec, de l’anéantissement. Certes, le lieu d’écriture est paradoxal et oxymorique, à la fois changeant et permanent (Melbourne, Vancouver, Paris), mais toujours dans une chambre isolée face à un miroir ou une vitre proche d’un jardin, d’une forêt ou d’une plage. Ce scriptorium forme une unité de lieu pour la voix remémorante, là où Aurélia choisit de ressusciter ses parents par les mots, l’écrit et le dit.

En quoi ce parcours de Melbourne à Paris relève-t-il d’une forme d’élévation ou de catharsis ? C’est qu’Aurélia, comme dans une cure psychanalytique remonte le temps pour enfin se découvrir en tant qu’une autre Aurélia, fille de sa mère Aurélia. Dans la version de Melbourne (au sud), lieu symbolique des enfers, du royaume des morts (le niveau le plus bas de son parcours), elle est sa mère et ne peut s’extraire de cette identité. Sa voix réclame l’époux/amant, l’homme qui a été brûlé dans les crématoires. Dans la deuxième version, elle évoque ses parents et se nomme comme étant leur enfant (« Je suis votre enfant » [AS, p. 127] ; « ma mère morte en couches sous les bat-flanc du camp » [AS, p. 131]). Elle peut aussi se mettre à distance en parlant d’elle à la troisième personne : « À ses côtés l’enfant [est] vivante » (AS, p. 141). Elle s’extirpe de l’amour-fusion dans lequel elle s’était abritée. La troisième version de Paris montre très nettement un progrès, même s’il faut en passer par une régression vers l’enfance, lorsqu’elle était petite fille gardée par une voisine et privée aussi de ses parents. Elle joue avec un chat et sur un mode ludique lui dévoile son identité et celle de sa mère. La phrase par un effet de répétition et de chiasme reproduit ce phénomène spéculaire qui confond mère et fille :

   – Ma mère, dit Aurélia, elle s’appelait Aurélia Steiner.
   […]
   – Steiner Aurélia, dit Aurélia […] (AS, p. 175).

C’est par cette figure de croisement, que le lecteur saisit mieux le sens de cette catabase-anabase effectuée par Aurélia. À ce carrefour des deux Aurélia, il s’agit de choisir d’être une fille à part entière, non la mère ou le double de l’épouse du père. Ces trois soliloques forment une forêt de mots et de phrases qui évoquent par alternance le temps de l’écriture (les lieux de vie d’Aurélia écrivant) et le temps de la remémoration-commération, celui des parents disparus.

En définitive il s’agit pour elle de construire de toutes pièces une scène originaire et de pénétrer au cœur de l’amour parental, dans cet éden précédant sa naissance, avant la catastrophe que représenterait sa venue au monde. Au fantasme originaire de la scène primitive s’ajoute celui du retour au sein maternel. Le cycle des Aurélia Steiner déploie sous les yeux du lecteur un processus endocryptique, l’installation d’une crypte à l’intérieur d’Aurélia qui ne se vit et ne se voit que par les morts gardés intacts.

Cette remontée vers la scène originaire vécue ou non réelle, déclenche une sorte d’écriture blanche, comme l’on parlerait d’une voix blanche, presque atone, ou de mots prononcés par un sourd. La voix d’Aurélia, dans ces trois versions, ouvre une brèche non pas vers une suppression totale de la névrose liée à la survivance, mais vers une mithridatisation de la douleur. Il s’agit ainsi de s’accoutumer à la souffrance qu’engendre l’absence des êtres aimés. Le temps de la scription permet une plongée dans les cryptes et génère une parole vivifiante. Les textes durassiens pourraient alors se lire comme le lieu même du surgissement d’un inconscient du texte, nous invitant à nous mettre, à notre tour, à leur écoute.

Notes

1 Jacques Lacan, « Hommage à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein » [1965], in Marguerite Duras, par Marguerite Duras, Maurice Blanchot, Jacques Lacan et al., Paris, Albatros, « Ça-cinéma », 1975, p. 133 (l’article de Jacques Lacan a initialement paru dans les Cahiers Renaud-Barrault). Return to text

2 Marguerite Duras, « Le bloc noir », La Vie matérielle [1987], Paris, Gallimard, « Folio », 2005, p. 38. Return to text

3 Id., Aurélia Steiner, Aurélia Steiner, Aurélia Steiner, in Le Navire Night et autres textes [1979], Paris, Gallimard, « Folio », 1989, p. 103-176 (dorénavant AS, référencé dans le corps du texte avec le numéro de page). Return to text

4 Marie-Ange Depierre, Paroles fantomatiques et cryptes textuelles, Seyssel, Champ Vallon, 1993. Return to text

5 Jacques Lacan, « Hommage à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », art. cit., p. 133. Return to text

6 Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein [1964], Paris, Gallimard, « Folio », 2004, p. 37. Return to text

7 Serge Tisseron, « Maria Torok, les fantômes de l’inconscient », Le Coq-Héron, no 186, 2006, p. 27-33. Return to text

8 Voir l’article « Scène primitive », in Jean Laplanche & J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse [1967], Paris, PUF, Quadrige, 1997, p. 432-433 ; Jean Bellemin-Noël, La Psychanalyse du texte littéraire, Paris, Nathan, 1996. Return to text

9 Voir Sigmund Freud, L’Homme aux loups [1918], trad. par Janine Altounian & Pierre Cotet, Paris, PUF, « Quadrige », 2009. Return to text

10 Voir Id., Le Petit Hans [1909], trad. par René Lainé & Johanna Stute-Cadiot, Paris, PUF, « Quadrige », 2006. Return to text

11 Sur la textanalyse de Peau d’Âne, voir Jean Bellemin-Noël, Interlignes : essais de textanalyse, t. 1, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires de Lille, « Objet », 1988, p. 39-55. Return to text

12 Voir Nicolas Abraham & Maria Torok, L’Écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987 Return to text

13 Melanie Klein, Deuil et dépression, trad. de l’anglais par Marguerite Derrida, Paris, Payot & Rivages, « Petite Bibliothèque Payot », 2004. Return to text

14 Duras évoque ces événements dans « La pénétration du corps d’Aurélia Steiner », Les Yeux Verts [1980], Paris, Éd. de l’Étoile-Cahiers du Cinéma, « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 1996, p. 91. Return to text

15 Voir Nicolas Abraham & Maria Torok, « Deuil et Mélancolie », L’Écorce et le noyau, op. cit., p. 259-275. Return to text

16 Sur l’absence de sépulture, voir Christine Ulivucci, Psychogénéalogie des lieux de vie : ces lieux qui nous habitent, Paris, Payot & Rivages, « Petite Bibliothèque Payot », 2010, p. 72-79. Return to text

17 Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, « Folio », 1964 ; Le Vice-consul, Paris, Gallimard, 1966. Return to text

18 « Tatiana ne croit pas au rôle prépondérant de ce fameux bal de T. Beach dans la maladie de Lol V. Stein » (Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 12). Return to text

19 Voir Brigitte Cassirame, Marguerite Duras : les lieux du ravissement (le cycle romanesque asiatique), Paris, L’Harmattan, « Critiques littéraires », 2004. Return to text

References

Electronic reference

Brigitte Cassirame, « Crypte et scène originaire dans le cycle des Aurélia Steiner de Marguerite Duras », Cahiers Marguerite Duras, [online], 1 – 2021, Online since 01 janvier 2021, connection on 19 septembre 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/cahiersmargueriteduras/226

Author

Brigitte Cassirame

Université de la Réunion
brigitte.cassirame@univ-reunion.fr