Dans l’histoire de la traduction littéraire en Chine au xxe siècle, L’Amant (1984) de Marguerite Duras occupe une place singulière. D’une part, il figure parmi les rares textes contemporains ayant donné lieu à plusieurs traductions chinoises quasi simultanées : en 1985 et 1986, un an après sa publication en France, on voit paraître en Chine six versions concurrentes du roman français1. D’autre part, l’une de ces traductions, le Qingren de Wang Daoqian, a eu une profonde influence sur de jeunes auteurs d’avant-garde des années 1980, avant de devenir un grand classique de la littérature traduite en langue chinoise. Aujourd’hui, Wang Daoqian et Duras forment, en Chine, un « couple » mythique, au même titre que Baudelaire et Poe en France.
C’est à ces deux aspects du phénomène Qingren que nous nous intéresserons dans cet article. Tout d’abord, nous soulignerons la particularité du contexte des années 1980 dans lequel L’Amant a été traduit et publié en chinois. Puis, à travers la comparaison des traductions qu’en proposent Yan Bao, Li Yumin, Jiang Qingmei et Wang Daoqian – quatre versions pour lesquelles les choix des « positions »2 de traduction sont saillants –, nous mettrons en lumière l’impact de ces différentes approches sur le style de Duras dans les textes traduits. Enfin, à partir des dispositions particulières du traducteur et de l’état du champ littéraire du milieu des années 1980, nous tenterons d’expliquer les principales raisons du remarquable succès du Qingren de Wang Daoqian auprès de l’avant-garde littéraire chinoise de l’époque.
L’Amant traduit dans un contexte particulier
L’intérêt que L’Amant a suscité chez les traducteurs et éditeurs chinois s’explique indéniablement par le fait que le roman de Marguerite Duras a remporté en 1984 le prix Goncourt et que le personnage de l’amant est d’origine chinoise. Mais la parution, en l’espace d’une année, de six traductions différentes d’une seule et même œuvre française contemporaine nous paraît surtout liée au contexte particulier des années 1980. Il s’agit en effet de la seule période, depuis la prise du pouvoir par les communistes en 1949, où un texte littéraire occidental contemporain a pu faire l’objet de plusieurs traductions simultanées : si L’Amant avait paru à l’ère maoïste, il aurait été taxé de « décadent », et censuré ; et si le roman avait été publié après 1992 – l’année de l’adhésion de la Chine à la Convention de Berne –, il n’aurait pas donné lieu à plus d’une version. C’est pourquoi il nous paraît nécessaire de présenter brièvement le contexte de la traduction de L’Amant en chinois, avant de regarder de plus près les textes traduits.
En Chine, les années 1980 sont souvent considérées comme un second âge d’or de la traduction littéraire au xxe siècle. Après la mort de Mao Zedong, le contrôle idéologique sur la production culturelle s’est progressivement relâché. Le champ de la traduction, longtemps soumis à la demande politique, commence à s’autonomiser. Les œuvres littéraires occidentales du xxe siècle, presque entièrement proscrites sous le règne de Mao3, sont traduites et publiées à un rythme vertigineux : environ 7 000 titres paraissent entre 1980 et 19894. La traduction de Duras est tout à fait révélatrice de cette évolution surprenante. Si aucun texte de l’écrivain français n’a été traduit en chinois avant 1980, l’essentiel de son œuvre est présenté aux lecteurs chinois au cours de cette décennie.
L’introduction massive d’œuvres littéraires étrangères en Chine durant cette courte période n’aurait pas été possible sans l’immense travail des traducteurs, dont le statut s’est beaucoup amélioré à partir de la fin des années 1970. Parallèlement au retour de traducteurs âgés, dont la carrière avait commencé avant 1949 et qui avaient été contraints d’arrêter leur activité pour des raisons politiques, on assiste à l’arrivée de nouveaux traducteurs dans le champ : d’abord, des traducteurs issus de la « génération intermédiaire », ayant étudié les langues étrangères durant la « période des dix-sept années » (1949-1966), commencent à enseigner à l’université ou à travailler dans des maisons d’édition après la Révolution culturelle, puis, vers 1985, de jeunes étudiants en langues et littératures étrangères, qui sont parmi les premiers à entrer à l’université après la reprise du gaokao5 en 1977, font leur entrée. Jamais autant de personnes ne se sont investis dans la traduction littéraire. Ainsi, on comprend mieux pourquoi il peut y avoir six traducteurs relevant de trois générations différentes6 qui se lancent presque en même temps dans la traduction de L’Amant.
Outre les traducteurs, les éditeurs et les revues ont également beaucoup contribué dans les années 1980 à l’essor de la littérature traduite. Avec la réorientation de la politique culturelle, on assiste à la naissance d’un marché éditorial concurrentiel. S’il n’existait que deux maisons autorisées à publier des traductions littéraires durant la période maoïste, vers la fin de la décennie, le nombre des éditeurs qui s’investissent dans ce domaine s’élève à une quarantaine. Un foisonnement similaire est observé en ce qui concerne les revues littéraires. À la suite de la réapparition en 1978 de Littérature mondiale (Shijie wenxue), l’unique revue de littérature étrangère paraissant avant la Révolution culturelle, sont créés, entre 1979 et 1989, une vingtaine de périodiques qui accordent une place majeure à la traduction. Il n’est pas étonnant que, parmi les six maisons d’édition qui ont traduit L’Amant, quatre d’entre elles (deux maisons d’édition et deux revues) aient été fondées entre 1978 et 1985.
À la différence de la période maoïste durant laquelle la traduction est presque entièrement soumise à la demande politique, mais aussi de celle d’après 1992 où il ne sera plus possible de publier des traductions concurrentes d’une même œuvre contemporaine, et où le monde de l’édition sera dominé par le pouvoir économique, les années 1980 correspondent, en Chine, à un moment où le champ de la traduction parvient à un degré d’autonomie et à un dynamisme jamais dépassé depuis. C’est dans ce contexte socio-culturel particulier que paraissent les six traductions chinoises de L’Amant.
Le devenir du style de L’Amant dans les traductions
Il convient de souligner dès à présent que L’Amant se trouve en complet décalage avec la production romanesque chinoise de l’époque par son style, notamment en raison de la voix narrative si singulière. Dans ce roman français, les répétitions sont omniprésentes, ce qui constitue déjà « une transgression par rapport à l’usage linguistique attendu dans la prose littéraire, et en particulier dans le récit romanesque »7, mais ce qui surprend davantage, c’est que Duras associe dans son texte deux types de phénomènes de reprise a priori fondamentalement opposés. D’un côté, on trouve des répétitions figurales (anaphore, épiphore, anadiplose, etc.), qui relèvent d’un style élevé, d’une littérarité classique, et de l’autre, des répétitions « gauchissantes »8, qui sont largement inspirées du discours oral spontané, et donc en rupture avec les codes classiques de la prose littéraire. Ce croisement entre répétitions, empruntées pour les unes à la « belle langue » et pour les autres à la parole vive, constitue l’un des traits les plus originaux de l’écriture durassienne, dans la mesure où il contribue de manière significative à mettre en scène une voix narrative hybride, presque paradoxale, à savoir une voix à la fois lyrique et tâtonnante.
Par rapport à l’écriture de Duras, les traducteurs chinois se positionnent de manière contrastée, si bien que chaque version de L’Amant fait percevoir un style différent. C’est à travers la mise en regard du traitement des répétitions dans les traductions de Yan Bao, Li Yumin, Jiang Qingmei et Wang Daoqian, que nous mettrons en évidence ce qu’il advient du style de Duras dans chacun des quatre textes traduits ici considérés.
L’approche standardisante de Yan Bao
Nous prenons le parti de qualifier l’approche de Yan Bao de « standardisante » dans la mesure où le traducteur recourt dans son texte au respect des règles du chinois standard moderne9. Pour le chinois moderne, les normes du bien écrire ont fait l’objet d’une recodification après la prise du pouvoir communiste. Le 6 juin 1951, Le Quotidien du Peuple publie un éditorial intitulé « Utiliser correctement la langue de notre patrie, lutter pour défendre sa pureté et sa santé ! »10, et fait paraître des extraits du Traité de grammaire et de rhétorique de Lü Shuxiang et Zhu Dexi. C’est le début des campagnes de standardisation du chinois moderne. Dans cet ouvrage, les deux grammairiens énoncent les trois règles fondamentales qu’il faut désormais respecter, la clarté, la concision et la fluidité11. L’approche de Yan Bao correspond à un respect scrupuleux de ces principes. Dans son texte, le traducteur a en effet tendance à ramener les répétitions durassiennes vers des formes valorisées par la rhétorique du chinois standard, ce qui le conduit à opérer un certain nombre de rectifications sur le texte original.
Dans notre premier exemple, Duras s’inspire d’un phénomène typique de la communication orale spontanée, la rectification, marquée par des allers-retours sur l’axe syntagmatique :
1. Parce qu’il ne sait pas pour lui, je le dis pour lui, à sa place, parce qu’il ne sait pas qu’il porte en lui une élégance cardinale, je le dis pour lui (A12, p. 55).
Yinwei ta bu dongde [ziwo biaoxian], wo yao zhan dao ta de diwei ti ta shuoming, ta bu zhidao ta de shenshang you zhe yi zhong youya fengdu, wo ti ta shuo-chulai le13 (YB, p. 123).
(Parce qu’il ne sait pas s’exprimer, je dois l’exprimer à sa place, pour lui, il ne sait pas qu’il porte en lui une allure élégante, je l’ai dit pour lui.)
Dans la traduction de Yan Bao, on observe la mise en œuvre des deux opérations de rationalisation et de clarification14 qui concourent à remettre de l’ordre dans un énoncé sans doute jugé maladroit. En ajoutant « ziwo biaoxian » (« s’exprimer »), le traducteur complète et explicite la première proposition, inachevée dans l’original. En supprimant la première occurrence du segment « pour lui » et la deuxième occurrence de « parce que », les « redites » sont évitées : l’impression d’un discours qui hésite, se cherche, donnée par la répétition, le remaniement, de l’original, disparaît dans le texte chinois.
Dans l’exemple suivant, ce n’est plus une reprise « gauchissante » qui fait l’objet de la rectification, mais un énoncé où apparaît une répétition figurale (en l’occurrence, une épiphore) :
2. Très vite dans ma vie il a été trop tard. À dix-huit ans il était déjà trop tard (A, p. 9).
Shengming buting de liushi, shunxi zhijian [yiqie] [dou] tai wan le. [Ganggang] shiba sui jiu yi weishi tai wan le15 (YB, p. 93).
(La vie coule sans s’arrêter, en un clin d’œil tout a été trop tard. À dix-huit ans seulement, il était déjà trop tard.)
Ces deux phrases se situent à l’ouverture du troisième paragraphe du roman. Dans le texte français, le passage reste ambigu : on ne sait pas à ce stade exactement de quoi il est question, et ce n’est que plus loin lorsque la narratrice développe son propos sur ce « vieillissement brutal » qu’elle aurait subi très jeune, que ces premières phrases rétrospectivement s’éclaircissent. Pour atténuer la brutalité de cette ouverture in medias res, sans doute jugée un peu déconcertante pour le lecteur chinois, Yan Bao part du syntagme « dans ma vie », et le développe en une phrase autonome, « shengming buting de liushi » (« la vie coule sans s’arrêter »), qui sert de justification à la répétition de « trop tard ». Il ajoute en outre trois termes (« yiqie », « dou » et « ganggang ») afin d’expliciter le sens des deux propositions et de renforcer la logique de leur enchaînement.
Ici, la répétition de l’original est conservée, rendue par la reprise de « tai wan le ». Cependant, les modifications opérées par Yan Bao conduisent à un changement de rythme. Dans l’original, les deux phrases se composent chacune de onze syllabes et présentent donc un strict parallélisme au niveau prosodique. Cette régularité rythmique et la répétition épiphorique concourent à produire un effet poétique, une forme de lyrisme empreint de nostalgie tout à fait caractéristique des répétitions figurales durassiennes. Dans la traduction, comme les deux phrases ne sont plus de longueur identique, l’effet lyrique de l’original est atténué.
En proposant une interprétation de L’Amant qui vise avant tout la « clarté », la « concision » et la « fluidité », prônées par les grammairiens du chinois standard moderne, Yan Bao fait disparaître les reprises « gauchissantes » et atténue le lyrisme des répétitions figurales. Il escamote ainsi l’une des caractéristiques les plus saillantes du style de Duras, si bien que le lecteur chinois perçoit moins dans son texte l’originalité de la voix narrative portée par le roman français.
L’approche « classiciste » de Li Yumin
Face au texte de Duras, notre deuxième traducteur ne prend plus comme référence les normes du chinois standard moderne, mais les canons de la littérature classique. Dans sa version de L’Amant, nous observons un phénomène assez général, d’archaïsation, qui touche des énoncés très divers, y compris les passages qui contiennent des répétitions.
Reprenons d’abord cet exemple de l’épiphore que nous venons d’évoquer :
3. Très vite dans ma vie il a été trop tard. À dix-huit ans il était déjà trop tard (A, p. 9).
Suiyue qu, he congcong, jiu-mao-nan-xun. Shiba sui jiu yi bu-kan-huishou16 (LYM, p. 7).
(Les années se sont écoulées, si précipitamment, difficile de retrouver le visage du passé. À dix-huit ans, déjà trop douloureux de regarder en arrière.)
Du même passage ambigu, Li Yumin propose une adaptation libre. Le syntagme « trop tard » est rendu de deux façons différentes, d’abord par « jiu-mao-nan-xun » (« difficile de retrouver le visage du passé »), puis par « bu-kan-huishou » (« trop douloureux de regarder en arrière »), deux expressions à quatre caractères, héritées du chinois classique17. Si le traducteur n’a pas conservé l’épiphore initiale, il introduit, en revanche, une répétition absente de l’original, « congcong » (« précipitamment »), une réduplication lexicalisée (appelée dieyinci), dite de type AA, souvent employée dans la poésie classique chinoise. À côté de ces formes vieillies, Li Yumin utilise deux termes typiques du chinois classique, le verbe « qu » (« s’écouler ») et l’adverbe « he » (« tellement »)18. Tous ces procédés concourent à tirer le texte français vers une forme de poéticité plus proche du classicisme chinois.
Pour illustrer cette tendance à l’archaïsation chez Li Yumin, l’exemple suivant nous semble encore plus parlant :
4. Mais moi je sais que ce n’est pas une question de beauté mais d’autre chose, par exemple, oui, d’autre chose, par exemple d’esprit (A, p. 26).
Nous avons ici à nouveau affaire à une répétition-rectification, qui porte des marques d’oralité. Et même une structure aussi étrangère aux canons du chinois classique donne lieu, chez Li Yumin, à une réinterprétation archaïsante :
Ran’er wo qingchu, zhe bu shi zise de yuangu, er shi bie you yuanyin, kending bie you yuanyin, bifang-shuo shi yinghui ba19 (LYM, p. 16).
(Néanmoins je sais que ce n’est pas lié à l’allure-apparence physique, mais à autre chose, certainement à autre chose, par exemple, à l’intelligence-perspicacité.)
Dans ce bref passage, les traits archaïsants sont multiples : ils touchent d’abord le lexique, avec des termes tels que « zise » (« allure-apparence physique ») et « yinghui » (« intelligence-perspicacité »), typiques du chinois classique20, mais ils concernent également le niveau syntaxique. Pour rendre le syntagme « d’autre chose », Li Yumin utilise la tournure « bie you yuanyin », qui appartient à un état passé de la langue chinoise. En effet, l’emploi adverbial qui est fait du morphème « bie » dans cette construction, courant dans la syntaxe du chinois classique, n’est plus attesté dans la grammaire du chinois moderne21.
Le traitement que Li Yumin réserve aux répétitions durassiennes n’est pas sans impact sur le style de Duras dans le texte chinois. Le recours fréquent au lexique et aux constructions syntaxiques perçus comme « datés » donne au texte traduit une coloration archaïsante, ce qui crée une voix narrative très éloignée de celle mise en scène par Duras dans le texte français.
En dépit de leurs différences, Yan Bao et Li Yumin optent tous deux pour la position « cibliste ». Soucieux de ne pas trop heurter leur lecteur dans ses habitudes, ils imposent au texte de Duras toute une série de modifications qui le ramènent vers des formes de discours plus familières au locuteur du chinois. Les deux traducteurs que nous allons considérer, Jiang Qingmei et Wang Daoqian, s’engagent, eux, dans la voie opposée, celle des « sourciers »22 : s’appuyant au maximum sur l’élasticité de la langue, ils transforment le chinois pour lui permettre d’accueillir en son sein les particularités formelles du texte original.
L’approche littéraliste de Jiang Qingmei
Par rapport au texte de Duras, Jiang Qingmei adopte une position « littéraliste », la plus extrême des positions « sourcières ». Dans son Qingren, on observe en effet une forte tendance à calquer, autant que faire se peut, son texte sur celui de Duras. Face à une phrase qui comporte un phénomène de reprise, la traductrice s’efforce de conserver le nombre, l’ordre et la forme des unités répétées, quitte à transgresser les conventions rhétoriques voire les règles syntaxiques du chinois.
Le littéralisme de Jiang Qingmei se manifeste d’abord par sa prédilection pour le calque. Pour se faire une idée de la manière dont elle procède, considérons l’exemple suivant :
5. À force de voir, peut-être, de voir un ciel jaune et vert de l’autre côté de la plaine, elle traverse (A, p. 107).
Youyu kandao le, keneng, kandao le pingyuan nabian conglüse de tiankong, ta chuanguo le senlin23 (JQM, p. 149).
(Ayant vu, peut-être, ayant vu un ciel vert-poireau de l’autre côté de la plaine, elle a traversé la forêt.)
Le texte français présente un exemple typique de répétition-relance : le fil syntaxique du discours est momentanément interrompu par le modalisateur « peut-être », qui oblige la narratrice à reprendre le segment « de voir ». Face à cette phrase, Jiang Qingmei conserve non seulement la répétition du verbe « voir », rendue par la reprise de « kandao le », mais également l’insertion du mot « peut-être », traduit par « keneng », entre virgules, au milieu des deux occurrences du terme répété. La traduction terme à terme ainsi opérée pose un problème qui n’existe pas dans le texte original. En effet, le choix que fait Duras d’insérer l’adverbe « peut-être » entre virgules, après la première occurrence de « voir », s’il n’est pas habituel, n’empêche pas la compréhension. Dans le texte chinois, en revanche, le segment auquel se raccroche « keneng » est beaucoup plus difficile à identifier. Même à l’oral, on a du mal à imaginer un enchaînement de ce type. En calquant sa phrase sur celle de Duras, la traductrice produit en chinois un texte qui déconcerte bien plus son lecteur que ne le fait Duras. C’est sans doute la raison pour laquelle les autres traducteurs ont renoncé à conserver l’ordre des mots de l’énoncé français. Lorsque le calque s’avère impossible, Jiang Qingmei recourt à un autre procédé, celui de l’« équivalence formelle »24. C’est ce que nous observons dans l’exemple suivant :
6. Elle hurle, la ville à l’entendre, que sa fille est une prostituée, qu’elle va la jeter dehors, qu’elle désire la voir crever et que personne ne voudra plus d’elle, qu’elle est déshonorée […] (A, p. 73).
Ta houjiao zhe, jiao de quan cheng dou neng tingjian, shuo tade nü’er shi ge jinü, shuo yao ba ta reng dao waimian, shuo ta xiang kandao ta si, shuo shei ye bu hui zai yao ta, shuo ta shen-bai-ming-lie…25 (JQM, p. 140).
(Elle hurle, la ville à l’entendre, dit que sa fille est une prostituée, dit qu’elle veut la jeter dehors, dit qu’elle désire la voir crever, dit que personne ne voudra plus d’elle, dit qu’elle est déshonorée…)
La répétition de « que », phénomène assez fréquent chez Duras, pose un problème tout à fait particulier aux traducteurs chinois, puisqu’il n’existe pas de morphème jouant un rôle équivalent dans la langue cible. Cela explique pourquoi la reprise de « que » est si rarement rendue dans les autres versions de L’Amant. Il n’y a guère que Jiang Qingmei qui s’efforce aussi fréquemment de la mettre en avant dans son texte. Devant l’impossibilité de trouver une unité correspondant à « que » en chinois, la traductrice choisit de lui substituer le verbe de parole « shuo » (« dire »), répété cinq fois, ce qui contrevient aux conventions rhétoriques du chinois standard moderne. Dans le discours rapporté en chinois, il est en effet d’usage de ne pas répéter le verbum dicendi tant que l’énonciateur cité ou la modalité qu’il choisit pour s’exprimer (hurler, murmurer, etc.) ne change pas. Dans la phrase de Jiang Qingmei, la reprise de « shuo » constitue de ce point de vue une forme de surmarquage, qui peut paraître relativement lourde au lecteur chinois.
Jiang Qingmei préserve la plupart du temps toutes les caractéristiques des phénomènes de reprise présents dans L’Amant – et cela, qu’il s’agisse de répétitions figurales ou « gauchissantes ». On pourrait donc s’attendre à ce que, dans sa version, la voix narrative du roman français soit bien rendue. Mais paradoxalement, nous avons remarqué que le décalque minutieux qu’elle opère à partir de chaque répétition durassienne ne débouche pas sur la constitution d’un réseau aussi saillant que dans l’original. En raison de la distance typologique entre le français et le chinois, le principe de correspondance terme à terme appliqué presque mécaniquement à tous les éléments du texte de Duras conduit, au contraire, à une altération sensible des proportions : des formes non marquées dans L’Amant, parce qu’elles sont inhabituelles en chinois, passent au premier plan dans cette version, et masquent ainsi la surreprésentation des répétitions. L’approche littéraliste, en étrangéisant le texte dans sa globalité, ne parvient pas à restituer le caractère lyrique et tâtonnant de la voix narrative originale.
L’approche moderniste de Wang Daoqian
Par rapport à l’approche littéraliste de Jiang Qingmei, le positionnement de Wang Daoqian apparaît plus central : il consiste à rechercher dans la langue de traduction « les mailles, les trous par où elle peut accueillir – sans trop de violence, sans trop se déchirer »26 les particularités du texte étranger. En effet, si pour rendre compte des répétitions durassiennes, Wang Daoqian s’écarte régulièrement des normes rhétoriques du chinois, il ne transgresse jamais de manière trop ostensible sa syntaxe. Nous proposons d’appeler son approche « moderniste », dans la mesure où elle s’emploie à renouveler les emplois en discours de la langue chinoise par l’implantation méthodique de formulations allogènes sélectionnées dans l’œuvre originale. Lorsqu’on parcourt verticalement son texte, on constate que ce que Wang Daoqian a traduit, ce ne sont pas des répétitions isolées, mais des catégories générales de reprises, qu’il a très probablement identifiées comme des traits saillants du style de l’autrice, et qu’il cherche à traiter de façon systématique. Ceci est particulièrement vrai pour certains types de répétitions, dont il ne se contente pas de reproduire la distribution factuelle, mais qu’il fait proliférer dans son texte jusque dans des passages où elles n’apparaissent pas chez Duras. En démultipliant ces formes de répétitions, Wang Daoqian met en avant dans son Qingren une voix à la fois lyrique et tâtonnante, en total décalage avec celle qui domine le roman chinois de l’époque.
Pour introduire de nouvelles répétitions dans son texte, Wang Daoqian invente de multiples procédés. Nous nous contentons ici d’en présenter deux. La première technique, que nous appelons « dissociation syntaxique », a essentiellement vocation à faire apparaître des « répétitions renforcées », porteuses d’une gradation sémantique, dans des passages de L’Amant qui n’en comportent pas. C’est le cas, par exemple, dans la traduction qu’il propose de l’énoncé suivant :
7. Elle ira une dernière fois au barrage (A, p. 36).
Ta you dao dadi qu le yi ci, zuihou yi ci27 (WDQ, p. 25).
(Elle est allée au barrage encore une fois, une dernière fois.)
Dans le texte français, le mot « fois » est conjointement déterminé par l’indéfini « une » et par l’adjectif « dernière ». Wang Daoqian démantèle cette structure, traduit une première fois le nom associé à l’indéfini seul, puis le répète une seconde fois avec l’adjectif : « yi ci, zuihou yi ci » (« une fois, une dernière fois »). L’introduction d’une répétition renforcée, avec l’apparition dans le segment final de la phrase d’un adjectif à valeur superlative, a pour effet de mettre l’accent sur la nature de ce voyage – le voyage d’adieu de la mère à la terre des barrages – et participe d’une dramatisation de l’expérience subjective.
Les exemples de ce type sont nombreux chez Wang Daoqian. Il ne s’agit pas d’une figure qu’il crée de toutes pièces, mais qu’il emprunte directement à Duras, ainsi qu’en attestent les deux passages suivants de L’Amant :
8. On regardera une fois encore vers le Siam, une dernière fois (A, p. 36).
9. Il attend que le petit frère ose dire un mot, un seul mot (A, p. 99).
Cette technique permet aussi au traducteur d’introduire de nouvelles anaphores, une autre forme de répétition fréquente chez Duras :
10. Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé (A, p. 9).
Zhege xingxiang, wo shi shichang xiangdao de, zhege xingxiang, zhiyou wo yi ge ren neng kandao, zhege xingxiang, wo que conglai buceng shuoqi28 (WDQ, p. 6).
(Cette image, je pense souvent à elle, cette image, je suis seule à la voir, cette image, je n’en ai jamais parlé.)
Dans l’exemple qui nous occupe ici, le texte original ne compte pas de répétitions. Wang Daoqian décompose les différents rapports de détermination qui impliquent simultanément l’unité « image » dans l’énoncé français et les traite séparément dans le texte traduit : cela lui permet de créer la répétition ternaire du syntagme « zhege xingxiang » (« cette image »), sur laquelle il opère une triple dislocation à gauche pour parvenir à une anaphore. Certes, l’opération est plus complexe que dans l’exemple précédent, mais elle procède fondamentalement de la même intention : accentuer le lyrisme de l’œuvre originale.
Si Wang Daoqian s’appuie principalement sur la « dissociation syntaxique » pour généraliser dans son texte des répétitions figurales, il recourt régulièrement au « dédoublement sémantique » pour introduire de nouvelles répétitions-reformulations, qui contribuent à mettre en avant les effets de tâtonnement ou de ressassement du texte d’origine.
Considérons ces trois extraits de L’Amant :
11. Ce jour-là dans cette chambre les larmes consolent du passé et de l’avenir aussi (A, p. 58).
Natian, zai nage fangjian li, liulei kuqi jing dui guoqu, dui weilai, dou shi yi zhong anwei29 (WDQ, p. 39).
(Ce jour-là, dans cette chambre, verser des larmes, pleurer, constitue, pour le passé comme pour l’avenir, une sorte de consolation.)
12. Elle le savait, savait qu’il avait peur (A, p. 45).
Ta jiu yijing zhidao ta xin-you-suo-ju, youdian pa, zhe, ta shi zhidao de30 (WDQ, p. 31).
(Elle savait déjà qu’il avait de quoi craindre, qu’il avait un peu peur, cela, elle le savait.)
13. C’est pourquoi, cette image, et il ne pouvait pas en être autrement, elle n’existe pas. (A, p. 17)
Suoyi zheyang yi ge xingxiang bing bu cunzai, zhi neng shi zheyang, bu neng bu shi zheyang31 (WDQ, p. 12).
(C’est pourquoi, cette image n’existe pas, cela ne pouvait être que comme ça, cela ne pouvait pas ne pas être comme ça.)
Dans ces trois phrases, en rendant le nom « larmes », le syntagme « avait peur » et la proposition « il ne pouvait pas en être autrement » respectivement par « liulei kuqi » (« verser des larmes, pleurer »), « xin you suo ju, youdian pa » (« avoir de quoi craindre, avoir un peu peur ») et « zhi neng shi zheyang, bu neng bu shi zheyang » (« cela ne pouvait être que comme ça, cela ne pouvait pas ne pas être comme ça »), le traducteur introduit trois répétitions-reformulations absentes de l’original.
Là encore, il ne fait qu’amplifier une forme de reprise présente dans L’Amant. On en veut pour preuve les trois énoncés suivants, tout à fait caractéristiques de l’esthétique durassienne de la vocalité :
14. Ce corps était finalement plausible, acceptable (A, p. 120).
15. Le bruit de la ville est si proche, si près (A, p. 55).
16. Je lui dis que cette violence de mon frère aîné, froide, insultante, elle accompagne tout ce qui nous arrive, tout ce qui vient à nous (A, p. 68).
À partir de quelques opérations relativement simples, Wang Daoqian fait proliférer dans son texte certaines catégories de répétitions caractéristiques du style de Duras. Il accentue ainsi la dimension lyrique et tâtonnante de la voix narrative de L’Amant, mais qui est en rupture avec l’accent mis sur l’héroïsme et le collectif dans les romans de la période maoïste. De là provient sans doute le remarquable succès qu’a rencontré sa traduction auprès de l’avant-garde littéraire chinoise des années 1980.
Le succès du Qingren de Wang Daoqian
Si les autres versions de L’Amant parues au milieu des années 1980 n’ont pas attiré beaucoup d’attention, celle qu’en propose Wang Daoqian a eu un accueil très favorable auprès des romanciers d’avant-garde de l’époque. Parmi beaucoup d’autres, l’écrivain Wang Xiaobo a réaffirmé à plusieurs reprises sa dette à l’égard du traducteur :
Il me semble que c’est en lisant Qingren que j’ai compris ce qu’est l’art du roman moderne, que c’est en lisant la traduction de Wang Daoqian que j’ai compris ce qu’est la langue littéraire de la Chine d’aujourd’hui32.
Le succès du Qingren de Wang Daoqian auprès de ces jeunes écrivains émergents ne nous paraît pas surprenant : il est directement lié à la qualité de cette traduction. Comme nous l’avons montré supra, parmi les quatre traducteurs ici considérés, Wang Daoqian est le seul à avoir réussi à rendre le style du roman original. Il serait néanmoins intéressant de nous pencher sur les raisons de sa remarquable sensibilité littéraire en tant que lecteur et de son exceptionnelle virtuosité en tant que traducteur.
Pour répondre à cette question, trois éléments au moins méritent d’être soulignés. Il s’agit tout d’abord de sa familiarité avec l’œuvre de Duras. Parmi les six traducteurs chinois de L’Amant, Wang Daoqian est celui qui connaît le mieux l’écriture de l’autrice, dans la mesure où il est son premier traducteur et spécialiste en Chine33. Son talent de poète, ensuite, doit être mentionné. Comme bon nombre d’écrivains de sa génération, Wang Daoqian, poète lorsqu’il était jeune, a dû abandonner la plume après 1949 pour raisons politiques. La traduction constitue donc pour lui une manière détournée de poursuivre sa carrière littéraire. Sa qualité de poète lui autorise sans doute une plus grande liberté vis-à-vis du texte original et lui permet de développer une approche novatrice. Enfin, il entretient un rapport particulier à la langue chinoise. Né en 1921, Wang Daoqian figure parmi les derniers intellectuels à avoir appris le chinois classique de manière méthodique, mais il fait également partie des témoins de l’occidentalisation du chinois écrit dans les années 193034. La langue chinoise qu’il a connue est ainsi beaucoup plus souple et plus riche que celle à laquelle ont pu avoir accès ses collègues plus jeunes. C’est une des raisons pour laquelle il peut jouer habilement avec les limites de l’acceptabilité aux différents paliers intervenant dans la codification de l’expression dans la langue cible.
Mis à part la qualité indéniable du texte traduit, la reconnaissance du Qingren de Wang Daoqain par les romanciers d’avant-garde n’est pas sans lien avec l’état particulier du champ littéraire de l’époque. Au milieu des années 1980, on assiste en effet à une « révolution » littéraire, avec l’entrée en scène d’un groupe de jeunes auteurs qui remettent en cause les conceptions esthétiques traditionnelles, selon lesquelles « “la littérature est l’instrument de la lutte des classes”, le réalisme étant le seul mode de création autorisé, et la description du héros ne pouvant être conçue que comme un panégyrique »35. À la recherche d’innovations formelles, ces écrivains tournent leur regard vers la littérature occidentale du xxe siècle, massivement introduite en Chine à partir du début des années 1980. Ignorants des langues étrangères pour la plupart d’entre eux, ils privilégient logiquement les traductions qui préservent le mieux les spécificités stylistiques de l’original. En introduisant dans son texte une voix narrative singulière, tout à fait inhabituelle dans la production romanesque chinoise de l’époque, Wang Daoqian montre à ces jeunes auteurs qu’une nouvelle langue littéraire chinoise est possible, et que le roman peut aussi être un genre de l’intime, porté par une voix originale.
De ce point de vue, le succès du Qingren de Wang Daoqian peut également s’expliquer, pour appliquer les termes de Bourdieu à la traduction, par « la rencontre entre l’intention subversive du [traducteur] et les attentes [particulières] d’une fraction des [lecteurs] »36, décrite comme caractéristique des « transformations radicales » survenant dans un champ littéraire ou artistique.
