Le dramaturge Valère Novarina, dès ses premiers écrits pour le théâtre au début des années soixante-dix, déploie un traitement particulier du langage à l’issue duquel il en vient à affirmer que « la grâce est une reconnaissance1. » Elle se rencontrerait notamment dans l’expérience d’une certaine parole au moment de la représentation. Pour comprendre le cheminement de l’écriture novarinienne jusqu’à l’expérience de la grâce au cœur du processus théâtral de cet auteur – de l’écriture à la représentation –, nous commencerons par préciser les spécificités du travail qu’il mène sur le langage et qui relèveraient ce que l’on pourrait appeler la « manière » novarinienne. Cette manière serait à entendre en tant que façon particulière de faire agir l’écriture en plaçant la main et le corps comme outils premiers à l’origine de l’acte d’écrire et non plus la pensée, si ce n’est la « vision » de l’artiste qui y commande. Valère Novarina lorsqu’il s’agit d’écrire mais aussi de mettre en scène ses pièces serait plutôt du côté du retrait, du laisser agir, voire d’une façon de pratiquer l’idiotie en tant que savoir en moins pour qu’advienne un savoir autre. Cet autre type de savoir mènerait notamment le spectateur à éprouver au moment de la représentation et sans qu’il s’y attende, un événement de reconnaissance que Novarina désigne en tant que grâce et, par elle, une expérience de la joie comme en témoigne la citation suivante :
En grec, le mot grâce est tout proche du mot joie : la χάρη est Χαρά. Une irrigation nouvelle. Une pluie qui lave, un retour à la vie. […] en français, le mot grâce est de ceux que l’on hésite à prononcer… La grâce, on l’attend sans dire son nom ; on l’appelle sans jamais la nommer. Je la relie à la joie. […] La grâce sur un spectacle est comme une pluie soudaine, comme quelque chose de la nature qui survient. […] Le spectacle est un corps respiratoire créé par tous qui apparaît, un organisme respirant, un animal… Un jour cet animal se déploie : les acteurs découvrent qu’ils ne l’avaient pas vu. Et soudain, ils comprennent tout. Et soudain les spectateurs se souviennent de la pièce. La grâce est une reconnaissance.2
Pour parvenir à cette reconnaissance en tant que grâce pendant la représentation, nous verrons que le dramaturge procède en amont à des opérations de mises à néant du langage pour que puisse survenir ce qu’il appelle « le drame de la langue française3 ». Il s’agit notamment pour lui de pratiquer ce qu’il appelle le « languisme4 », soit l’invention d’une « langue à un5 » résultant de ce qu’il nomme sa scrupuleuse et méthodique « cure d’idiotie.6 » Rejoignant ce principe, on observe aussi à l’origine des écrits de Valère Novarina la tentative de ne plus chercher à faire œuvre mais plutôt à se désœuvrer dans le geste d’écrire, pour qu’en résulte une écriture qui vient d’elle-même, sans y penser, et qui contribuerait alors à « libérer de la langue7 ». Pour cela, Valère Novarina se contraint à un protocole strict de postures, de répétitions dans l’organisation spatiale et temporelle des moments d’écriture, dans ce qu’il appelle son « ring » ou encore son « atelier » afin de pouvoir, selon ses propres mots, « attaquer8 » la langue et lui faire perdre toute prétention à communiquer ou à juger ce qui est dit. Ces opérations menées sur le langage viennent alors le destituer de ses fonctions communicantes dans le but de mettre en suspens tout jugement de valeur et d’offrir la possibilité d’une écoute différente par un agencement renouvelé des mots, de la syntaxe autant que de la fable, qui en appellent non plus à un certain « bon sens » de l’écoute mais à l’usage de tous les sens. Un faire-corps avec la langue où se jouerait alors une reconnaissance pour le spectateur d’un savoir déjà là mais oublié et qui déboucherait sur une grâce : un allègement, une joie. Ce savoir serait paradoxalement situé du côté d’un non-savoir constitutif de l’avènement du sujet humain et que le travail particulier mené par Novarina sur le langage permettrait de faire advenir, en certains moments de fulgurance, pendant la représentation théâtrale. Il s’agira d’interroger ce phénomène en nous penchant tout d’abord sur les caractéristiques et les enjeux de cette cure d’idiotie pratiquée par le dramaturge en amont de la représentation théâtrale. Dans un second temps, nous préciserons ce qu’il en est de l’épreuve que recouvre pour l’acteur novarinien la mémorisation et l’interprétation des écrits fleuves et équivoques du dramaturge. Enfin, nous observerons ce qu’il en est de la réception par le spectateur de cette écriture devenue parole qui traverse l’acteur et dont l’écoute, parce qu’elle relève notamment d’une épreuve pour lui de docte ignorance9 telle que transmise par le cardinal Nicolas de Cues au xve siècle, semble pouvoir ouvrir sur un moment de grâce.
Écrire en animal pour faire chuter le langage
Dès Le Drame dans la langue française, l’écriture de Valère Novarina se caractérise par une verve jubilatoire élaborée, notamment, à partir de néologismes, d’onomatopées et de libertés syntaxiques dont l’ensemble concoure à un travail poétique opéré sur la langue française. Suivant cette manière de faire, Le Drame dans la langue française invite ainsi le lecteur à faire l’expérience du « languisme » novarinien, expérience qui peut alors provoquer un sentiment d’étrangeté – inquiétant ou réjouissant – que l’on éprouverait soudain au contact d’une langue que l’on avait pourtant l’habitude d’écrire et de parler. Il s’agirait ainsi, pour l’auteur, de nuire aux fonctionnalités communicantes du langage ou offrir à ses lecteurs un dépaysement radical de l’entendement. Le passage suivant peut nous en donner un exemple :
5 avril 1974 : à la page cent de la deuxième version. Indications glaciales : entrée, sortie, coït, entrée, sortie. Irculation du sponxe. Il faut s'assortir d'un matériel pour la liaison des lobes. Traiter les morts par asphyxie, respiration, montée du sponxe à la téééte, prise d'électricité dans les lobes. Il dit que ça dicte. Planche à la personne d'en face, opacité du fort jet. Mon air m'est compté. On fait cette langue où l'air est mesuré, épuisant. Épuise ton air, sac à cornet !10
Comme en atteste cet extrait, Novarina semble rechercher des usages nouveaux du langage et de l’écriture par le biais d’un processus d’épuisement de l’acte même d’écrire. Il précise notamment que « pour bien travailler, il faut avoir l’esprit bien vide11. » L’écriture qui en résulte procède alors d’un refus de style, de mode, de virtuosité et d’ambition à parler de quoi que ce soit en particulier. Sorte d’écriture négative et par-là fertile car réversible, équivoque, plurielle, propice à mettre en lumière des zones habituellement laissées dans l’ombre. Novarina cherche à ne plus savoir écrire sa langue maternelle au profit d’un autre type de savoir par le langage, qui se situerait dans le langage lui-même libéré d’ambitions à dire quoi que ce soit, ainsi que le précise cet autre extrait :
Ça mène à : 1 - Plus du tout écrire le franquon, 2 - Plus le comprendre qu'un peu. 3 - Plus le parler comme l'on. C'est le vrai drame qui se joue ici qu'il faut mettre : le drame de la lng. Dix-neuf d'août : la dictée vient de plus en plus rapide, pressante. On voit, devant, le moment où on ne contrôle même plus la formation des lettres, où ça ne dicte plus des phrases de mots, mais plus que le mouvement des électrocardiaux des plumes qui graffent. Néolographe. Lélectrocution. Rangée des concrets. Ce dix-neuf d'août, on j'arrive presque à écrire qu'à la main, par agitation de la main, sans entendre du tout avec le cerveau et avec le cerveau tout à fait pas là. On j'arrive presque à écrire sourd.12
Il s’agirait dès lors d’une écriture sensationnelle, physique, que Novarina ne vide pas complètement de sens mais qu’il semble plutôt chercher à revitaliser en pratiquant méthodiquement et physiquement l’erreur – grammaticale, syntaxique –, le néologisme, l’épuisement des mots par excès ou accumulation de listes et d’énumérations jusqu’à obtenir une rythmicité de l’écriture, voire une musicalité. Cette pratique physique de l’écriture, qui se pratique selon Novarina « par les oreilles et pour des acteurs pneumatiques13 » – soit des acteurs dont la capacité respiratoire est avant tout mise en avant dans l’interprétation du texte – permettrait pour celui qui en fait l’expérience de rencontrer une sorte d’au-delà du langage situé du côté de l’ineffable, de l’inouï, et dont il s’agit pour Novarina de laisser sourdre la présence invisible mais parfois surgissante au cœur même de la langue. Cette manière de faire peut être rapprochée du théâtre dit de la « voie négative14 » comme le développe depuis une vingtaine d’années la chercheuse, metteure en scène et dramaturge Lydie Parisse. Selon elle, les théâtres de la voie négative se déclinent en tant que « théâtres contemporains issus d’une tradition d’écrivains et d’artistes influencés par le discours mystique et qui finissent par l’employer dans leurs créations littéraires15. » La via negativa rejoint la théologie mystique formulée par Denys l’Aréopagite au vie siècle de notre ère16, qui distingue notamment deux types de théologies. L’une positive où Dieu se donne en tant qu’objet de connaissance humaine, l’autre négative qui admet le divin comme objet de connaissance intrinsèquement inconnaissable. En suivant ces considérations, la théologie négative reconnaît l’échec du langage autant que de l’image à pouvoir proposer une expérience du divin authentique au profit d’une logique dite apophatique. La démarche artistique de Valère Novarina s’apparenterait à cette logique selon une volonté « d’accéder sans intermédiaire à l’ineffable en pratiquant la perte17 » afin de favoriser, pendant l’acte d’écrire mais aussi pendant la représentation, « le moment, l’instant d’apparition, la parole phénomène, la lumière18 », comme il l’écrit dans cet extrait du Théâtre des paroles :
Je voudrais qu’on éteigne la lumière sur le théâtre maintenant et que tous ceux qui savent, qui croient savoir, reviennent au théâtre dans le noir, non pour encore et toujours regarder, mais pour y prendre une leçon d’obscurité, boire la pénombre, souffrir du monde et hurler de rire. Souffrir du mètre, du temps, des nombres, des quatre dimensions. Entrer dans la musique.19
L’obscurité renverrait ici à une sorte de plongée en ignorance pour le spectateur, comme s’il s’agissait de rendre incompréhensible le sens du spectacle, de ce qui se passe sur scène et de ce que cela dit par les seuls principes de l’analyse théorique. Ne plus chercher à comprendre, pour « tous ceux qui savent », relèverait ainsi d’un autre type d’apprentissage que Novarina appelle « une leçon d’obscurité ». Cette leçon n’est pas sans évoquer le principe du non-savoir comme « art d’ignorer » dont Nicolas de Cues, en 1439, théorisait les principes dans sa Docte Ignorance20. On peut rappeler que la Docte ignorance de Nicolas de Cues hérite de la pensée du Pseudo-Denys l’Aréopagite, dont l’œuvre posa notamment les fondements de la théologie dite « négative ». Celle-ci rejoint la distinction qu’opère le Pseudo-Denys entre théologie mystique et symbolique, la première relevant d’une connaissance de Dieu la plus élevée qu’il soit dans la mesure où elle correspondrait à une révélation secrète qui ne peut en passer ni par les mots, ni par la compréhension. La théologie mystique, dont on peut lire le bref traité dans Les Noms divins21, permettrait alors d’exercer « une fonction de purification et d’élimination, qui doit dégager Dieu de tout ce que recèlent encore de limité, de dégradant et d’anthropomorphique nos meilleures qualifications intelligibles22. » Cette conception théologique sera rejointe par Nicolas de Cues et sa Docte ignorance, traité dans lequel le théologien, dix siècles après le Pseudo-Denys, précise que la sagesse suprême découlerait d’une pratique du non-savoir elle-même issue de la mise en suspens de tout jugement aussi bien pratique que théorique. Une opération de destruction des faux-semblants qui renvoie aussi à la dimension socratique du non-savoir, dont le philosophe Jean-Paul Resweber précise qu’elle consiste à pratiquer un « questionnement radical qui met en question les savoirs objectifs et le sujet qui les questionne23. » Et c’est précisément lorsque coïncident savoir et ignorance que peut advenir la docte ignorance, laquelle « convoque le désir de l’ignorant et du savant pour en faire le moteur de la connaissance et de l’inconnaissance24. »
Cette pratique de l’écriture où il s’agirait pour l’auteur de ne plus penser à ce qu’il écrit mais plutôt de se laisser surprendre par ce qui vient au moment du geste d’écrire, comme submergé, renvoie aussi aux propos de Jeanne-Marie Bouvier de la Motte, plus connue sous le nom de Madame Guyon (1648-1717), célèbre mystique chrétienne. Autrice d’une quarantaine d’ouvrages dont Torrents spirituels25 publiés entre 1704 et 1790, elle précise que nombre d’entre eux furent écrits dans un état second, dans le seul mouvement de l’inspiration et jamais relus ni corrigés par souci de ne pas céder à l’amour-propre. Cette proposition peut rejoindre l’attitude de retrait et de « laisser écrire » que Novarina observe au moment d’écrire, lui-même précisant avoir trouvé dans la manière dont Madame Guyon écrivait une façon qui n’était « pas étrangère à la [s]ienne26 ». Il cite à ce propos les passages suivants, dans lesquels Madame Guyon précise qu’il lui vient parfois « un si fort mouvement d’écrire qu’[elle] ne [peut] y résister », ou encore qu’« en prenant la plume [elle ne savait] pas le premier mot de ce qu’[elle voulait] écrire27. » De même pour Novarina, il s’agirait au moment d’écrire de ne surtout pas être un sujet qui pense ceci ou cela et qui le dit, mais d’« utilis[er] la langue française comme un animal28 ». Relevons la citation suivante qui précise avec les mots de l’auteur cette opiniâtreté à saper le langage pour qu’advienne, par la force brute de mots extraits de leur champ de signifiance habituel, un accès renouvelé au visible qui serait obtenu par la soustraction d’un savoir positif vers une sorte de non-savoir :
Il avait utilisé le langage comme un animal, il avait renoncé à sa tête, renoncé d’être, par la langue, le maître des choses. Il s’était défendu de nommer quoi que ce soit. Pour aller aux choses, pour descendre, voir plus bas. (…) Tout faisait bloc, il avait perdu en grande partie la mémoire, la faculté de s’orienter, mais en revanche il jouissait d’un nouvel organe, d’un nouveau sens, d’un œil pour apercevoir dans la nuit, d’une vue aveugle, aiguë, crépusculaire, d’un œil noir. 29
Utiliser le langage comme un animal reviendrait alors pour Novarina à adopter une attitude similaire au personnage de l’idiot que Nicolas de Cues fait dialoguer avec un philosophe dans Idiota de sapienta, traduit par La Sagesse selon l’idiot30. Ce sont deux attitudes face au savoir qui permettent au Cusain de définir l’idiot en tant que « figure tierce et neutre », « soucieux de rendre compte de son expérience sans se réfugier dans des ratiocinations théoriques ou dans des observations pratiques non questionnées », notamment en pratiquant « la mise en suspens de tout jugement31 ». De même, pour produire cet effet, le dramaturge creuse des béances dans le langage pour faire place aux sous-entendus, à l’équivoque et aux ressouvenirs du lecteur, soit à la mémoire singulière des mots qui se sont gravés en chacun de nous au fil du temps et qui sont autant de traces inscrites dans le corps. Ces traces de sens et de mots sont aussi des invitations faites au lecteur, au spectateur ainsi qu’à l’acteur de « faire sienne la parole du poète32 » bien que cette opération relève, avant tout, d’une épreuve.
Lorsque la parole devient un fluide : l’acteur en état de grâce
Tout comme le dramaturge lorsqu’il écrit, l’acteur doit à son tour subir une épreuve de chute par le langage, à l’instar de certaines des caractéristiques de la mystique énoncées plus haut, cherchant à atteindre, par l’abandon d’une langue, une « percée33 ». Percée qui serait aussi à mettre en rapport avec le phénomène d’une langue – en l’occurrence ici la langue française – qui chez Novarina est comme poussée « hors d’elle » afin que nos représentations habituelles du monde soient menées à leurs extrêmes, jusqu’à la défiguration et à la perte de tout repère ou identification fixe entre le mot et la chose, quitte à provoquer sur le corps de l’être parlant – et en premier lieu sur celui de l’acteur –, des sensations éprouvantes lorsqu’il s’agit de s’attaquer à son texte, de le mémoriser et de l’interpréter. C’est notamment le témoignage d’André Marcon, comédien interprète de L’Animal du temps. Après avoir mené au point extrême sa capacité de mémorisation et d’interprétation du texte dans la première partie du Discours aux animaux34, il évoque la mise en lumière d’un sens profond, une respiration qu’il parvient à intégrer, à comprendre et par laquelle « soudain, tout s’éclaire35 ».
Pour cela, et ainsi que le précise la comédienne Claire Sermonne qui a joué L’Historienne dans Le Vivier des noms36, Novarina invite ses comédien. ne. s à se faire idiots afin d’en savoir « tous les jours un peu moins que les machines37 », tout comme à ne plus chercher à penser le texte ni à se penser en train de le dire, dans une forme de transport hors de soi pour l’acteur. Cette idiotie de l’acteur renvoie donc à une pratique en « négatif » du texte, qui consisterait à ce qu’aucun ne comprenne le sens de ce qu’il doit apprendre par cœur mais cherche plutôt à se mettre à l’épreuve de lui-même jusqu’à l’épuisement, par une traversée de la complexité du texte en acceptant d’y chuter, d’échouer, de rater. Cette idée s’accorde aux propos de Claude Merlin, interprète en 1997 de la pièce L'Avant-dernier des hommes38 et qui dit avoir éprouvé, au moment de sa mémorisation de son texte, « l’angoisse de la chute », angoisse pendant laquelle il aurait ressenti « la perte de sa relation avec le texte et avec la terre39 ». Cependant, il semblerait qu’en dépit de cette épreuve le comédien ait éprouvé aux suites des représentations de la pièce « l’envie de la reprendre, de recommencer le chemin et de le conduire plus loin40. » Les propos d’un autre acteur qui collabore depuis plus de trente ans avec Valère Novarina, Dominique Parent, témoignent aussi de ce phénomène, lorsqu’en 1989 le dramaturge le choisit pour interpréter Vous qui habitez le temps41 et que cette première collaboration prit la forme d’un défi pour le jeune comédien que Dominique Parent était alors. De fait, il dit avoir été dans la nécessité de « faire preuve de ressources personnelles intenses pour mémoriser son texte », en traversant pendant les semaines de répétitions de « longs moments de désarroi », lesquels favorisèrent cependant « l'illumination » lorsqu'il parvint, au fil des jours et « par un profond travail du corps », à se frayer « des passages de reconnaissances dans l'architecture des mots42 ». L’acteur pratique alors son texte au corps, comme s'il parcourait « un sentier abrupte et difficile » au terme duquel il se découvre « joyeux et comme délivré43 ». On retrouve ce surprenant constat chez de nombreux autres comédiens et comédiennes44 ayant joué dans plusieurs des créations de Valère Novarina et qui attestent avoir vécu une sorte de révélation issue de beaucoup de « sueur et de fatigue » jusqu’à ce que « le courant passe45. » René Loyon décrit cette expérience comme « moment où quelque chose bascule » pour le comédien, sans savoir l’expliquer véritablement si ce n’est que ce moment s’approcherait de la « transe » mais aussi d’une « confuse cuisine interne46. » Ce point de basculement serait une autre des manifestations de la grâce dans le théâtre novarinien, une grâce qui surviendrait lorsqu’après avoir été travaillé au corps par les méandres de son texte, l’acteur rencontre ce que Novarina appelle un « accord juste avec le temps47 », situé « entre le non-savoir dont [il] procède et le non-savoir auquel il retourne48 ».
Cet instant serait, dans le théâtre novarinien, un moment de grâce, soit de reconnaissance inédite pour l’acteur qui parvient à intégrer son texte selon un geste qui lui devient propre, une façon à lui de parler la parole et qui lui confère dès lors un surcroît d’être par l’épreuve préalable d’une perte. Cette perte s’obtient du côté de la docte ignorance, puisqu’il s’agit là aussi de ne plus chercher à comprendre ce qu’il fait ou dit mais de se laisser porter par le rythme de son texte afin de l’intégrer et d’y trouver sa propre marche.
Notons aussi que le dramaturge ne dirige pas ses acteurs mais plutôt écoute la circulation interne de la parole entre eux afin que celle-ci « sonne vrai49 ». Novarina pratique ce que l’on pourrait alors qualifier de parole « incisive » sur le plateau, dans le but que ses interventions – plus que des indications de jeu –, provoquent chez ses comédien. ne. s le déplacement de leurs systématismes au profit d’une compréhension instinctive des rythmes du texte, de sa respiration et de son mouvement. Au moment des répétitions, le dramaturge travaille ainsi du côté de la circulation de la parole dans l’espace, cherchant par là une justesse qui n’est plus à entendre du côté du sens de ce qui est dit mais plutôt des sens, des directions que vont prendre les acteurs dans leurs façons de lancer le texte et de le faire circuler dans l’espace scénique, tout comme d’en sortir et d’y entrer afin que survienne avec ses camarades de jeu un accord juste.
Pratiquer le texte novarinien pour l’acteur relève donc de l’épreuve mentale autant que physique, comme en témoignent les nombreux comédien. ne. s ayant travaillé avec l’auteur. Il en est également ainsi d’André Marcon, interprète en 1986 du vertigineux Discours aux animaux50. La pièce, qui nous offre la chute libre du comédien parmi les flux et les reflux du langage, a pour sujet un homme qui « parle à des animaux et à des choses dont on ne parle pas. De ce que nous vivons, par exemple, quand nous sommes portés à nos extrêmes, écartelés, dans la plus grande obscurité et pas loin d’une lumière, sans mots et proches du dénouement51 ». André Marcon témoigne qu’au terme du désespoir et du découragement qu’il éprouva lorsqu’il dut travailler son texte, il se résolut à ne plus chercher à comprendre celui-ci et que c’est au moment où il accepta de se laisser agir par le texte que soudain, tout s’est éclairé. Il parle alors d’un phénomène de compréhension qui dépassait l’intelligible des mots et des phrases, soit d’une sorte de compréhension interne – si ce n’est intime – du tissu textuel et de sa respiration avec lesquels l’acteur ne faisait plus qu’un.
Dès lors, serait survenue pour Marcon la possibilité d’une grâce au moment de ce point de basculement de l’obscurité vers la lumière. Une grâce qui serait un dévoilement du sens opéré par l’intellect de l’acteur depuis la sensation du texte, et par lequel il aurait pu « subir un allègement » en « un éclair d’extrême joie ou d’extrême peine le (…) délivrant un instant de [sa] vie machinale52. » Ce serait par la répétition et le toujours recommencé à chaque fois différemment qu’est la représentation théâtrale – ou le travail de l’acteur avec son texte, ou de l’auteur avec son écriture –, que pourrait survenir ce moment où soudain, parce que l’on vient de faire un pas de plus parmi l’accumulation des actes, des scènes et des mots, quelque chose chute et, pour reprendre Novarina, « nous porte au-delà53 ». C’est ce qu’il s’agira d’observer dans un troisième moment qui portera sur les effets attendus – mais qui peuvent rater – au fil des opérations menées par Novarina depuis l’écriture jusqu’au jeu de l’acteur, vers ce qu’il appelle un allègement subi par le spectateur54 et qui serait un moment de grâce comme avènement d’une reconnaissance.
De la docte ignorance à la grâce comme événement de reconnaissance
Nous l’avons vu, l’écriture novarinienne et le jeu de ses acteurs œuvrent par le langage aux court-circuitages des habitudes langagières du spectateur afin d’y creuser une place vide pour qu’advienne autre chose : de l’inouï, de l’insu, de l’invisible. Ainsi se rencontrerait, pendant le spectacle, ce qui n’aurait pas dû se rencontrer à cette place tout comme ce qu’on n’attendait pas ou plus, selon une pure contingence non maîtrisable et qui peut rater. Ce dont procède la docte ignorance novarinienne, c’est ainsi d’une sorte de mise en branle des habitudes langagières du spectateur pour que s’opère paradoxalement en lui, au moment de cette mise à l’épreuve, ce que Jean-Paul Resweber appelle « un éveil de l’intellect à ses capacités, à son vouloir et pouvoir propres » qui suppose alors un « sujet en devenir55 ». Dès lors, le non-savoir tel qu’il se pratique dans le théâtre novarinien offrirait aux spectateurs la possibilité d’accéder à la reconnaissance selon laquelle la parole peut être libérée de ses fonctions uniquement communicantes en offrant au sujet qui parle la joie de se dire et, en se disant, de cultiver un désir qui « ne cesse de se transformer en se ressourçant au lieu de ses possibilités56 ». La docte ignorance permettrait ainsi de déployer sur le spectacle ce dont Novarina parle dans notre citation introductive : une grâce comme reconnaissance pour le sujet spectateur d’un désir inédit qui peut être le désir de savoir, désir de vérité et par lui, rencontre avec une forme de sagesse qui se situerait par alternances « de lumière et d’ombre, de surgissement et d’enfouissement, de clarté et d’obscurité » ouvrant cependant, et parce qu’elle en passe par une épreuve d’ignorance, sur « la saveur du savoir57 ».
D’excès en surplus jusqu’à la page blanche, l’écriture novarinienne sur le mode de la docte ignorance procéderait par soustraction de l’intelligence afin que survienne une défaite de la pensée qui rabat les cartes et oblige l’individu – acteur ou spectateur – à interroger ce qu’il sait ou croit savoir. Et ce lieu de questionnement autant que d’enseignement, dans le théâtre novarinien, se situe dans la parole. Une parole épuisée qui confine à des expériences limites, tant physiques qu’intellectuelles pour l’acteur et le spectateur, revitalisée dès qu’il s’agit de la mettre en corps, de la jouer et finalement de la partager. Il faut s’y risquer, donc, car elle n’est pas à comprendre avec la tête seule mais avec le corps tout entier et le savoir qu’elle peut dévoiler n’est pas garanti. Cette parole peut d’ailleurs s’avérer exaspérante pour certains spectateurs qui préfèrent quitter la représentation discrètement ou avec fracas. D’autres s’endorment et se laissent bercer par le flot des mots. Ce n’est pas une parole facile mais sinueuse et fluide à la fois, tout comme le savoir qu’elle contient. En cela, la parole novarinienne telle que travaillée du côté de la docte ignorance implique que celui qui la pratique – en la parlant ou en l’écoutant – vienne éprouver ce que Jean-Paul Resweber décrit comme « lecture patiente des signes, des symboles et des conjectures qui transforme la docte ignorance en une quête modeste et patiente de la sagesse58. »
Autrement dit, la reconnaissance à laquelle semble nous conduire le théâtre de Novarina serait celle d’un non-savoir comme savoir que chacun posséderait enfoui en soi mais auquel il s’agit de retourner par cette mise à l’épreuve du langage. Un non-savoir comme possibilité toujours laissée ouverte, qui empêche sa limitation définitive mais appelle plutôt à en savoir davantage, à creuser toujours plus loin sans le refermer. D’où cette idée du non-savoir comme désir de savoir et dont l’expérience se situe dans le champ de la parole et du rapport que chacun entretient avec elle.
Finalement, cette reconnaissance donnerait lieu à un état de grâce pour le spectateur, pendant certains instants du spectacle, soit aussi à un allègement qu’il subit dans la mesure où il ne s’y attend pas, notamment au moment où il accède à ce « savoir le plus élevé qui se situe à mi-chemin d’une compréhension totale et d’une totale incompréhension59. » Cette reconnaissance, non seulement pourrait être l’origine d’une certaine joie, si ce n’est d’un rire jubilatoire, mais permettrait aussi au spectateur de faire l’expérience d’un autre type d’intelligence. Cette intelligence serait celle d’un homme qui « dénué de préjugé, sait que la vérité dépend des différentes perspectives que l’on adopte (…) et que, par conséquence, l’intelligence dépend de la capacité que nous avons de faire varier indéfiniment notre regard sur celle-ci60. » Ce principe de mise en suspens du jugement mais aussi de mise en mouvement de notre rapport au monde généré par la parole novarinienne permettrait alors, mais sans le garantir, d’accéder à la mystérieuse sagesse de l’idiot dont parle Nicolas de Cues, sagesse comme reconnaissance d’un non-savoir constitutif de l’être humain et qui, chez Novarina, revêt la dimension d’une grâce, d’une joie, et peut-être d’un gai savoir.