En 1933, dans sa thèse de doctorat intitulée L’Esthétique de la grâce, Raymond Bayer écrivait que la grâce « affirme à côté d’une esthétique du facile, une esthétique de l’inespéré1 » ; dans cet équilibre en tension, elle court toujours le risque de se pervertir en mièvrerie d’un côté, en maniérisme de l’autre, mais se donne dans une apparente gratuité et se reçoit comme un don quand l’équilibre s’accomplit. Elle tient alors à l’aisance et à la fluidité d’un mouvement qui paraît s’arracher non seulement à la rigidité mécanique ou heurtée des gestes mais encore au dépassement des limites naturelles, à la pesanteur des corps. Rendant hommage à ce livre, la notice « Grâce/Gracieux » (signée par Francis Bayer) dans le Vocabulaire d’esthétique2 examine à cette aune les arts plastiques, littéraires, musicaux, trilogie encadrée par l’architecture et la danse. Dans l’architecture, la grâce se manifeste en estompant au maximum ce qui évoque la monumentalité, le statisme et la pesanteur3 ; en revanche la danse porte « au plus haut degré de perfection » tous les traits caractéristiques de la grâce, et les élève jusqu’à « une sorte de miracle esthétique naturel ». Un tel miracle où la pesanteur paraît vaincue reprend en le laïcisant (il s’agit d’un « miracle naturel ») le registre religieux dans lequel la Grâce est opposée à la pesanteur comme à la causalité des règles naturelles. Sans rentrer ici dans l’étude de ce registre, on aimerait suivre les suggestions profondes de Simone Weil. Dans La pesanteur et la grâce, elle souligne que la pesanteur n’est pas seulement physique et physiologique, elle est aussi intellectuelle et psychique : « Tous les mouvements naturels de l’âme sont régis par les lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception.4 » Aussi incite-t-elle à une vigilance active pour s’affranchir de cette inertie. Et si elle donne pour exemple de cette « gymnastique de l’attention » les exercices scolaires5, elle choisit aussi à plusieurs reprises celui de la musique de Bach. Elle le déploie alors de deux manières : d’une part, du côté de l’effort requis par l’interprète pour parvenir à l’aisance, « on ne joue pas Bach sans avoir fait des gammes. Mais on ne fait pas non plus la gamme pour la gamme » ; d’autre part, du côté de l’écoute : « Quand on écoute du Bach […] toutes les facultés de l’âme se tendent et se taisent pour [l’]appréhender […]la foi ne doit-elle pas être une adhésion de cette espèce ?6 ». La musique de Bach demande donc à la fois des efforts répétés pour être jouée dans l’aisance et la fluidité qui l’accomplit, et elle engendre une grâce esthétique qui mobilise les facultés de l’auditeur de manière paradoxale (se tendre et se taire) et l’arrache à son inertie.
En s’autorisant de la manière dont la philosophe mobilise la réception esthétique et en infléchissant sa perspective, puisqu’on passera de la sphère religieuse à la sphère esthétique et artistique, on se focalisera sur cette relation centrale entre grâce et pesanteur. Dans cette seconde sphère, on conserve l’idée de Raymond Bayer, selon laquelle la grâce réside dans un équilibre en tension entre deux risques, ce qui contribue à lui conférer dans sa réussite une dimension inespérée ; cela incite à prêter attention à la valeur de l’instant en suspens dans la grâce. Par ailleurs, on note que le privilège conféré à « la fluidité et la légèreté immatérielle » du mouvement gracieux peut induire une hiérarchie plus implicite des arts selon leur aptitude à représenter ou incarner ces mouvements qui paraissent s’affranchir de la pesanteur – c’est le cas dans la notice « Grâce/Gracieux », considérée ici comme témoignage de l’état des théories à un moment donné (1990). On souhaite donc prendre appui sur d’autres arts pour échapper à cette axiologie implicite et pour lier les trois dimensions qu’on veut mettre en valeur, celle d’une libération de la pesanteur physique mais aussi psychique, celle d’une tension en suspens, et celle de la grâce liée à la temporalité de l’instant.
Pour ce faire, on fera d’abord droit à ces moments particuliers où un corps paraît s’affranchir de la pesanteur. Certes dans la fluidité de leur mouvement, le saut ou l’envol peuvent avoir quelque chose de gracieux, mais on s’intéressera plus encore au moment saisi « en vol », où s’abolissent direction et vectorisation. On défendra l’idée qu’un tel moment peut, sous certaines conditions que nous examinerons, être vu et vécu comme un « instant de grâce ». Cela implique de penser une qualité particulière de grâce qui serait moins liée à la mobilité du corps qu’à un geste en suspens dans l’instant, ce pourquoi on mobilisera ici surtout la photographie en précisant les qualités d’un tel instant. Poursuivant l’enquête, on invitera alors à dialectiser cette opposition entre grâce et pesanteur pour suggérer que la grâce peut naître, non de l’arrachement à la pesanteur, mais du jeu avec elle dans l’art de la suspension. On prendra alors appui sur des performances issues des arts du cirque, lesquelles mobilisent une autre relation au temps présent, que celle de la saisie de l’instant.
Envols, sauts, lévitation
« On s’envole contre la pesanteur, aussi bien dans le monde des rêves que dans le monde de la réalité » écrit Bachelard7. Cela semble relever d’une expérience partageable, qu’elle soit réelle, onirique ou imaginaire. En suivant l’envol d’une mésange ou le vol d’une mouette haut dans le ciel, par projection ou empathie, on peut se sentir libérés un moment des lourdeurs qui nous arriment au sol et, de manière moins littérale, des contingences pesantes de la vie quotidienne ou d’une existence trop prosaïque. C’est sans doute la raison de la grâce très particulière que suscitent certaines de ces visions. De manière plus onirique, elles peuvent aussi être sollicitées et créées par des photographies mises en scène. Ainsi Maia Flore construit-elle des séries photographiques entre rêverie et imaginaire, où sont photographiés des corps (le sien puisqu’elle se met elle-même en scène) s’élevant ou lévitant dans les airs8. Dans des tons pâles à dominante rose, une photographie de cette série montre un corps en lévitation au-dessus d’un lit, dont le drap flotte encore au-dessus comme un dais léger dont joue le vent ; il se gonfle comme une voile et semble attirer dans ses volutes le corps de la rêveuse, ce qui redynamise la posture plus statique du corps lui-même. Ailleurs, le corps s’abandonne à un objet qui l’élève dans diverses positions – l’objet participe soit de l’imaginaire de l’envol, non sans détournement fonctionnel (une toile de parachute ou un léger tissu transparent en gaze ou tulle, ou les cordes de ce qui aurait pu être une balançoire, ou encore des ballons), soit d’un imaginaire plus incongru (une fleur géante, ou des branches, ou encore un abat-jour ou un trois-mâts).
Quelque chose de gracieux résulte indubitablement de cette série, de cette impression de légèreté, de ces corps lévitant ou flottant sans obstacle au-dessus de paysages largement déployés marins, terrestres ou même urbains. Pour autant, peut-on parler de « grâce » ici ? L’effet de légèreté et de « miracle » paraît soigneusement construit par ce registre onirico-imaginaire, par la convocation ludique de l’insolite et même par les couleurs souvent « légères » du dégradé pastel. « L’esthétique de l’inespéré » n’y est pas vraiment, ou s’affadit en gracieux.
On penserait plutôt, et en contrepoint, à Corinne Mercadier faisant voler des étoffes (qu’elle coud dans d’étranges assemblages) et se mettant au défi de les photographier après chaque lancer Une fois et pas plus (selon le titre de la série de 2000-2002)9. Selon ce protocole, une unique photo est donc prise chaque fois de ces étoffes qui flottent ou chutent ; elle saisit des formes inattendues, troublantes, d’autant plus que l’image, d’abord prise en noir et blanc, est rephotographiée au polaroïd ce qui lui donne une dimension un peu spectrale. Emprunté à la Neuvième élégie de Duino de Rilke, le titre de la série reprend le souhait d’habiter l’éphémère et l’irréversible, non sans gravité ; de fait, comme l’écrit la photographe il s’agit de « lier en images hasard et destin, légèreté et gravitation/gravité ».
Ce lien recherché peut aider à appréhender la grâce de l’envol et du saut en les préservant de deux extrêmes. Le premier serait une légèreté ou un envol qui ne seraient que « gracieux » ou charmants comme pourrait l’être le travail de Maia Flore, ou ludiquement efficaces, comme les photos de Philippe Halsman rassemblées dans le Philippe Halsman's Jump Book au cours des années 195010. Pour prendre « au naturel » des personnalités comme Marylin Monroe, Audrey Hepburn ou Anthony Perkins, il les faisait sauter pour capter quelque chose de moins maitrisé11. Le saut éternisé n’est ici qu’un détour et le spectateur a conscience de l’écart fabriqué par la photo, les stars, comme lui, sont soumises aux lois de la pesanteur. À l’autre pôle, le second extrême serait celui d’un envol qui se solderait par une chute fatale ; nulle grâce alors si la loi de la gravité l’emporte et que le saut conduit à la mort – p. ex. celle de Franz Reichelt, inventeur d’un costume parachute dont il voulait prouver les vertus en sautant du premier étage de la Tour Eiffel, et qui s’écrasa au sol ; cette mort fut filmée en direct, et ce fut une première journalistique12. Par le truchement de la photographie et de diapositives, Flying Man (2015) d’Agnès Geoffray décompose et remonte ce film de 1912, accordant une place singulière aux moments de suspens, notamment celui où le corps enjambe la rambarde13. La tonalité est ici trop dramatique pour qu’on puisse parler de grâce. En revanche, je voudrais défendre l’hypothèse que certains moments de suspens permis par la photographie peuvent en relever, en soulignant pourquoi ce medium le permet.
Plongeons et chutes en suspens
En guise de viatique avant sa fermeture définitive et sous le titre « L’envol ou le rêve de voler »14, la Maison Rouge exposait des envols de toutes sortes : appareillés, artificiels, sous psychotropes, ou ratés (avec p. ex. Flying Man). Que l’envol soit littéral, ou métaphorique, l’attention était dans tous les cas sollicitée par ce rêve de voler « contre la pesanteur », pour reprendre les mots de Bachelard, les échecs présents étant dus eux-mêmes à l’inéluctable pesanteur. Le pendant du désir de s’élever serait le risque de (re)tomber et la bipolarité du haut et du bas pourrait se superposer à celle de l’imaginaire et du réel. Pourtant si Bachelard écrit « nous imaginons l’élan vers le haut, et nous connaissons la chute vers le bas », il s’emploie aussi à déstabiliser l’évidence de telles superpositions, ajoutant quelques lignes plus loin « Le haut prime […] le bas. L’irréel commande le réalisme de l’imagination15 ».
De fait, parmi toutes les déclinaisons de l’exposition, certaines s’employaient subtilement à suspendre aussi bien la vectorisation bipolaire du haut et du bas que la bipartition de l’imaginaire et du réel : entre autres, une photo retouchée d’Agnès Geoffray d’une femme flottant à l’horizontale à mi-hauteur, lévitation énigmatique, redoublée par les ombres portées et sans doute celle du porteur effacé (2016)16.
Mentionnons aussi les belles photos, d’Alexandre Rodtchenko (1932) ou de Lev Borodulin (1952 et 1960), de plongeurs saisis en plein saut17. S’élèvent-ils, tombent-ils ? Les photos n’obligent pas le spectateur à choisir, notamment pour celles qui saisissent les corps à l’horizontale, se détachant sur le fond d’un ciel sans repères ou encore sur le fond d’une piscine qui devient un pan miroitant18. Lors de l’exposition, ces plongeons étaient classés dans la section « Exploits ». Cela ne rendait pas vraiment justice à leur grâce particulière car elle émanait moins d’un mouvement sportif particulièrement réussi, que de ce suspens délivré d’amarres et repères. Instant de grâce.
Précisons la qualité de cet instant. Qu’il soit proposé par la photographie ne relève pas de l’accidentel, le medium permet la saisie d’un instant suspendu, retravaillé dans sa découpe, et ainsi décontextualisé et placé dans une atemporalité. Ce n’est pas l’instant fécond (fruchtbarer Augenblick) que théorise Lessing19. Selon lui, la peinture, art de l’espace, ne peut montrer qu’un seul moment de l’action ; pour pallier cette limitation inhérente, elle doit choisir l’instant « fécond » qui sollicitera l’imagination du spectateur et lui permettra de se figurer l’avant et l’après. C’est donc un instant hors temps mais qui permet potentiellement le déploiement du temporel, alors que l’instant de grâce, riche de son indécision, interrompt les chaines narratives et la succession temporelle. Pour autant, ce n’est pas non plus exactement l’instant décisif théorisé par Henri Cartier-Bresson, pour qui la photographie est un art de l’instantané, la capture d’un hapax, de quelque chose qui ne se reproduira plus, même si cet instant capturé peut être ainsi éternisé20. Certes il y a quelque chose de la saisie de l’hapax, dans les photos qu’on vient d’évoquer pour suggérer cet instant de grâce, mais dans ces cas, le photographe ne cherche pas tant à prendre la réalité « en flagrant délit21 » ; la capture d’un réel, découpé et désarrimé d’une logique chronologique et causale, libère le regard et le jugement.
C’est plus sensible encore dans la série Pleasures and Terrors of Levitation d’Aaron Siskind. Il photographie aussi des plongeons mais ce sont ceux de simples amateurs22. La qualité du plongeon, la virtuosité dans le sport importent nettement moins que le soin mis à capter ce moment exact où les corps semblent léviter et danser dans le ciel ; en outre, la qualité de la série ne tient pas seulement à cette décisive question temporelle, elle tient également à l’idée de les isoler sur un fond recadré et d’effacer ainsi le contexte et les coordonnées spatiales.
Je photographiais ces divers sauts dans le lac Michigan, et au départ le résultat me parut sans intérêt. Mais en parcourant les planches-contacts, je tombai sur quelque chose qui me captiva. Cela me rappelait les états oniriques : ces hommes flottaient. Puis le mot « lévitation » me vint à l’esprit. Ce titre m’aida à définir le degré de réalisme avec lequel il fallait les représenter. Je ne voulais pas trop de détails dans les personnages. Je les photographiai généralement comme des ombres. Je savais aussi qu’il me fallait un espace neutre, un espace carré, vide, infini.23
Pour préciser la qualité de grâce que je cherche à appréhender, il faut faire droit à ce choix de Siskind de situer ses figures dans un « espace carré, vide, infini ». Un tel carré abolit les délimitations (il est infini), les repères (il est vide) et le sens (direction et finalité) ; à l’inverse beaucoup des photos de plongeons d’Alexandre Rodtchenko ou Lev Borodulin intègrent les bords de la piscine, voire des personnages assistant au saut, ce qui oriente évidemment la lecture et l’interprétation24. Siskind, lui, par cette décontextualisation de la photographie, invite le spectateur à suspendre à son tour son jugement, il convertit l’instant de grâce saisi en un état énigmatique de grâce ou de ravissement où la temporalité s’abolit puisqu’on ne sollicite ni l’avant ni l’après. Un parallèle serait ici tentant avec le dessin Le rapt de Ganymède de Michel-Ange, offert à Tommaso Cavalieri (avec pour pendant Le supplice de Tityus). Parmi deux versions assez différentes25, la seconde retiendra davantage notre attention parce qu’elle fait de l’étreinte un moment suspendu entre ciel et terre, entre divin et terrestre. Sans rentrer dans l’étude de ces dessins beaucoup commentés26, on attirera l’attention sur le bel abandon de Ganymède, ses bras reposant sur les ailes de l’aigle, sa tête au-dessus de son encolure. L'aigle comme le jeune homme semblent dans l'instant éternisé de leur étreinte, hors du monde et hors d'eux-mêmes. Contrairement à d'autres, Michel-Ange aurait ici estompé le sol terrestre et le terme céleste du transport amoureux, alors que les copies d’après Michel- Ange seront plus injonctives, réaffirmant le mouvement ascensionnel et fixant le sens, dessinant avec plus d’évidence le chien au sol pour indiquer qu’il s’agit de quitter un corps trop charnel27.
Dans le prolongement de ce parallèle anachronique, on pourrait penser que la grâce relèverait certes du sentiment de l’exception du miracle, mais qu’un tel sentiment peut être aussi totalement désindexé de la référence divine. Une des photos de Siskind est à cet égard remarquable, elle saisit un plongeur ouvrant les bras comme s’il déployait des ailes angéliques mais, contrariant cette assimilation facile, il reste résolument humain grâce à ce « degré de réalisme » ajusté que mobilise le photographe. Ainsi la pilosité des aisselles n’est pas du tout gommée et par ailleurs le reste du corps ramassé sur lui-même indique son propre centre de gravité et redonne l’impression de pesanteur dans le saut28.
À partir de la poïétique construite par Siskind advient la possibilité d’un état de grâce créé pour le spectateur par l’ambivalence décisionnelle : dans le plongeon, le corps semble chuter, dans la chute le corps semble en lévitation. Le titre participe lui-même d’une décontextualisation sémantique et d’une ambivalence, la joie du plongeon sur un bord de lac se métamorphose en Pleasures and Terrors of Levitation. Le récepteur éprouve ainsi à son tour le suspens de ses repères (orientation dans l’espace et le temps, sens assigné). Sans garantie, il se peut alors qu’il soit à son tour délivré de ses pesanteurs intellectuelles. Simone Weil décrivait ainsi « la lecture » (terme qui chez elle recouvre un jugement de valeur ou une interprétation) : « La lecture – sauf une certaine qualité d’attention – obéit à la pesanteur. On lit les opinions suggérées par la pesanteur (part prépondérante des passions et du conformisme social dans les jugements que nous portons sur les hommes et sur les évènements)29. »
Rassemblons les points qui importent pour clore l’étude de cette série de Siskind. La série résulte d’un travail artistique mais est de part en part esthétique au double sens de l’effet produit sur le spectateur et de la volonté explicite de ce dispositif et protocole sériel30 ; la décontextualisation délivre le spectateur de la bipolarité du haut et du bas, le travail sur le « degré de réalisme » permet d’éviter d’être soit dans le seul onirisme d’un imaginaire reconstruit (ce qui était le cas des photographies de Maia Flore évoquées plus haut), soit dans le réalisme de l’exploit d’un geste sportif, ou d’un acte héroïque.
Il en va de même dans le travail beaucoup plus récent de Denis Darzacq, La chute31, qui paraît pourtant très différent : il ne photographie pas des plongeurs inconnus, mais des danseurs de hip-hop avec lesquels il collabore et à qui il demande de faire des figures qu’il photographie. Les photos sont des témoignages de rencontres et d’instants réels, il ne les manipule pas, il ne les décontextualise pas. Au contraire il joue du contraste entre le mouvement libre du danseur et la rigidité d’un environnement urbain fait de barres et de verticales.
Pourtant la manière même dont Denis Darzacq en parle autorise le rapprochement avec la série de Siskind :
Entre pesanteur et gravité, j’ai réalisé des photographies en suspension dans une architecture générique et populaire […] je décide d’ajouter une interrogation sur le devenir du mouvement, faire comme si les personnages étaient suspendus dans l’air, créant comme une respiration dans la trajectoire.
La respiration n’est pas que « dans la trajectoire », elle est aussi dans « la lecture » que l’on fait de la photo, ici encore libérée de la reconstitution narrative d’un avant et d’un après, et de l’assignation à un seul sens. Comme précédemment, on se demande si les corps s’élèvent ou chutent. Dans tous les cas, la série court-circuite volontairement la possibilité d’en rester à une seule dimension ; ces jeunes de Bobigny ou d’ailleurs qui disent souvent qu’on les « laisse tomber », sont aussi capables de cette très impressionnante énergie requise par les figures acrobatiques du hip-hop ou de la breakdance. Darzacq en prend acte sans la magnifier pour elle-même (on ne voit pas l’effort, on voit rarement les visages et quand on les voit ils semblent le plus souvent inexpressifs, on ne voit même pas les risques pris dans ces postures). Il met surtout en acte un renversement des perspectives, au sens propre mais aussi au sens plus figuré : les corps sont souvent saisis à l’horizontale comme en lévitation devant des structures urbaines (murs, dallage, palissades) qui bouchent l’horizon. Contre l’uniformité et la grisaille de leur environnement (« une ville sans qualités, ni atroce ni merveilleuse » écrit l’artiste), contre ce quadrillage des dalles urbaines, des barres d’immeubles et des vies, se joue une subversion étonnante des places dans la saisie des postures sans que soit occultée la vulnérabilité (La chute). Dans l’une de ces photos, le renversement se fait presque oxymorique : alors que le corps est en déséquilibre, son ombre portée propose une course allègre et bondissante.
Il faut, écrit Denis Darzacq « que les photographies restent ouvertes. […] On peut faire une quantité de lectures des mêmes images. Elles sont comme un millefeuille. »
La comparaison avec la série Pleasures and Terrors of Levitation permet encore de préciser le propos. Dans les deux cas, le suspens saisi par le photographe parait libérer les corps des lois ordinaires de la pesanteur ; en revanche, les photos de Darzacq ne sont pas « gracieuses ». Certes, comme celles de Siskind elles peuvent donner à voir un « instant de grâce », même si le rappel omniprésent de cet environnement statique contredit cet « équilibre constamment ondoyant et flexible » qui est l’une des propriétés de la grâce dans les arts plastiques, selon la notice du Vocabulaire d’Esthétique ; de même, la danse photographiée n’a pas « la fluidité et légèreté quasi immatérielle » qui en faisait l’art gracieux par excellence selon la même notice. Je soutiens pourtant que ces photos paraissent affranchir le sujet photographié de la pesanteur physique et suscitent une libération de ces pesanteurs intellectuelles que stigmatise Simone Weil ; en ce sens, elles offrent bien la chance d’une grâce. Pour les deux photographes, Siskind et Darzacq, la rigoureuse construction artistique opère de manière paradoxale : la découpe et la saisie d’un moment séparé de la dynamique globale du mouvement (plongeon ou danse) ouvre la mobilité de jugement.
On pourrait alors faire deux objections à nos études de cas et à notre hypothèse. Premièrement, la grâce ne pourrait être dans un moment arrêté puisqu’une de ses principales caractéristiques est l’aisance du mouvement, deuxièmement nos exemples ne donneraient pas à vivre l’heureuse évidence avec laquelle nous accompagnons le mouvement gracieux. Selon Bergson, « nous trouvons une aisance supérieure aux mouvements qui se faisaient prévoir, aux attitudes présentes où sont indiquées et comme préformées les attitudes à venir32 », la grâce en résulterait en entraînant « une espèce de sympathie », et non un vacillement de nos jugements. Sans nier ces habituelles caractéristiques et leur possible pertinence dans certains cas, plusieurs réponses peuvent être apportées à ces objections. Premièrement, rappelons que le geste au repos peut, lui aussi, être gracieux ; la notice du Vocabulaire d’Esthétique parle d’ailleurs d’attitude gracieuse en spécifiant qu’une attitude peut se définir « comme un geste arrêté ou un mouvement figé dans le repos ». Deuxièmement, précisons que dans les exemples évoqués précédemment, la saisie de l’instant du suspens se découpe ou opère sur l’imaginaire implicite du mouvement. C’est en ce sens qu’on défend l’idée d’un instant de grâce non comme pétrification immobile, mais comme l’efficace d’un moment suspendu qui mobilise nos capacités imaginaires. Enfin et surtout il importe certainement de ne pas limiter la grâce à des propriétés qui l’affadiraient ou la ruineraient en prévisibilité, on y perdrait « l’esthétique de l’inespéré ». On se gardera de réduire en ce sens la pensée de Bergson qui spécifie que « la grâce préfère les courbes aux lignes brisées », parce que la ligne courbe « change de direction à tout moment, mais que chaque direction nouvelle était impliquée dans celle qui la précédait33». Il cherche donc à appréhender à la fois l’adhésion sympathique que favorise l’anticipation, et l’imprévisible changement qui n’est ni brusque ni saccadé, mais répond à la « création continue d’imprévisible nouveauté 34» que le philosophe défend dans toute son œuvre.
Au-delà de cette distinction entre geste et attitude, au-delà de l’opposition entre le statique et le dynamique, et surenchérissant sur la dimension de l’imprévisible qui est inhérente à la grâce, je suggère de penser que certaines photographies de gestes en suspens favorisent une dynamique intellectuelle et imaginative. L’acte poïétique donnerait à voir l’affranchissement apparent de la pesanteur physique, tout en désarrimant le spectateur des pesanteurs intellectuelles, des bipartitions (haut/bas, avant/après) qui ordonnent une « lecture », pour le dire avec Simone Weil, et imposent un sens (direction et signification). Le mouvement serait redonné dans cette liberté suspensive qui favorise et mobilise interprétation et imagination.
Pour autant, cette polarité de la grâce et de la pesanteur ne risque-t-elle pas d’enfermer dans une autre bipartition, statique à son tour ? Il reste un pas à faire pour la dialectiser et penser l’engendrement réciproque des deux.
La grâce de la suspension
Leonard de Vinci pourrait être un lointain guide sur cette voie. Dans de longs passages des Carnets, il essaie de théoriser l’engendrement réciproque de la pesanteur et de la légèreté.
La légèreté naît de la pesanteur, et réciproquement ; payant aussitôt la faveur de leur création, elles grandissent en force dans la proportion où elles grandissent en vie, et elles ont d’autant plus de vie qu’elles ont plus de mouvement35.
Cela mérite attention pour trois raisons au moins, parce que Bachelard prend soin de citer cet extrait dans La Terre et les rêveries de la volonté (et le fait précisément pour ouvrir le chapitre qu’il consacre à la « psychologie de la pesanteur »), parce que la notion de légèreté a pu être associée à la leggiadria et celle-ci à la grâce à la Renaissance italienne36, enfin parce que Léonard ajoute l’idée que cette co-production peut être aussi construite : « La légèreté ne se produit que conjointement avec la pesanteur, et la pesanteur avec la légèreté. Ceci peut être provoqué37».
Dans ce sillage, il s’agira moins de s’envoler ou de lutter contre la pesanteur que de jouer avec elle pour « provoquer » cet engendrement réciproque. La grâce naîtrait de ce jeu dans la pleine conscience de ce qu’il implique, sollicite et permet, sans en mésestimer les risques. Elle ne résulterait ni de l’aisance fluide d’un mouvement suivant un élan dynamique qu’on pourrait ainsi anticiper par sympathie, pour le penser dans les termes bergsoniens, ni de l’immobilisation ou de « l’instant de grâce » saisi et arrêté, mais du mouvement qui s’accomplit dans la conscience aiguë et attentive de cette relation à la pesanteur.
La démarche de Chloé Moglia pourrait s’inscrire dans cette quête et ce jeu où s’allie légèreté et poids. Elle évolue à plusieurs mètres du sol suspendue à de longues tiges – arceau métallique ou filin d’acier courbé ou spiralé –, le long desquelles elle se déplace lentement en se tenant par une ou deux mains, par les jambes, par tel angle du corps (le creux des aisselles ou la pliure de l’aine), elle peut s’y enrouler ou même s’y allonger. Performance singulière qui mêle indissociablement la puissance du corps et sa vulnérabilité. Horizon, créé en 2013 puis filmé pour Arte en 2020 à Camaret-sur-mer38, peut donner la mesure des territoires ainsi explorés. J’emploie l’expression au pluriel pour ne pas réduire sa pratique à un parcours spatial, fût-il à cinq ou six mètres de haut sur une petite parcelle de l’arceau dressé devant la mer et la verticalité des vestiges du manoir de Saint-Pol-Roux. De fait, le territoire est aussi celui d’un corps se mouvant et redessinant l’espace par l’air et la gravité, il est encore celui de l’espace intérieur ouvert par la vigilance à ce qui advient et à ces paramètres rendus sensibles dans l’extrême dépouillement, la lenteur et la retenue des déplacements proposés. Le spectaculaire, l’acrobatique et l’exploit sportif ne sont pas ce qui l’intéresse39 – circassienne et formée au trapèze, elle a d’ailleurs décidé de se passer de cet objet comme de tout ce qui aurait induit par avance des figures spectaculaires ou des attentes chez le spectateur. Inversement ce qu’elle pratique dans cette tension exacerbée où légèreté et gravité se redéfinissent mutuellement et s’engendrent, ce qu’elle souhaite donner à vivre au spectateur, c’est « une attention amoureuse au monde qui élève l’acuité » 40.
La grâce ressentie alors pourrait provenir d’un partage de l’attention et du suspens, partage avec le spectateur suspendu à son tour à son évolution, partage avec d’autres artistes dans les œuvres qu’elle propose en collaboration. Ainsi dans la Spire, le long d’une monumentale spirale en filin d’acier en trois boucles successives, six artistes suspensives se déplacent, s’approchent les unes des autres, se croisent, voire même s’enlacent, mêlant force et douceur. Avec l’accompagnement d’une création musicale en live, les six interprètes élaborent ainsi un autre espace-temps41.
Précisons à nouveau ce qui pourrait spécifier une telle grâce par comparaison et différence. Ici comme précédemment, elle relève du suspens, suspens des cadres et des repères (la décontextualisation opère ici aussi d’une certaine manière par le retrait des objets attendus pour libérer les attentes), mais ce suspens ne résulte pas d’un moment découpé, saisi et isolé. Il tient au contraire au tempo du mouvement, qui paraît très lent. C’est lui qui permet à l’artiste l’attention exacte à ce qui se déploie (le vent, l’air, la gravité), c’est lui qui permet au spectateur de vivre à son tour quelque chose de cette attention sans qu’il ait pu l’anticiper ou l’imaginer dans d’autres contextes, sans qu’il puisse anticiper les gestes – Chloé Moglia s’attache à retirer leur élan, pour qu’on ne sache pas où ils mèneront. Une autre différence notable est que les sauts ou plongeons, photographiés en plein mouvement, donnaient « comme » un sentiment d’apesanteur et paraissaient s’affranchir de la gravité ; Cholé Moglia au contraire, travaille toujours avec la conscience de son axe de verticalité (« dès que mes pieds décollent du sol, un axe de verticalité s’impose » dit-elle42) et de la gravité (aux antipodes de ce qui se joue pour les astronautes en réelle apesanteur qui ne perdent la possibilité de diriger leurs mouvements, faute de gravité et d’axe). Pour ces raisons, la réception est bien différente des cas précédents, la performance n’ouvre pas ce millefeuille d’interprétations sollicité par Denis Darzacq, encore qu’elle ne porte aucun « message » ou discours univoque et qu’elle interdise les assertions tranchées par des alliances inédites entre légèreté et poids, fragilité et force. En revanche, elle suscite le partage avec le public par active empathie. Pour autant, l’ambition n’est pas de solliciter ses craintes ou son admiration, il n’y a nulle revendication de la prouesse – encore qu’elle soit chaque fois effective – nulle exhibition du danger pour lui-même. Même si l’artiste n’oublie jamais la présence du risque, elle y répond par une vigilance accrue intensifiant sa présence à l’instant, et le spectateur éprouve à son tour cette vigilance grâce au tempo et à l’imprévisibilité des attitudes qu’elle développe43. Extraordinaire à regarder, la performance ne se présente pourtant jamais comme surhumaine. On se souvient du nageur que Siskind photographiait de telle sorte que sa pilosité démente la figure angélique, d’une autre manière l’artiste de la suspension contrecarre les figures du miraculeux, ou d’une légèreté céleste ; s’il y a là une possible transcendance, ce serait en conservant le dynamisme du verbe « transcender », sans l’arrêter et le fixer dans le transcendant ou le divin, sans l’assimiler non plus à une auto-transcendance ou à une héroïsation, ce serait alors une transcendance pleinement immanente : effort persévérant pour transcender les contraintes que l’on prend en compte, vigilance reconduite dans la conscience constante du risque, nécessité d’une attention travaillée aux éléments et à l’environnement. C’est donc bien d’une « attention amoureuse au monde » qu’il s’agit. Cette attention permet également, et différemment, de retrouver les combats de Simone Weil contre la pesanteur intellectuelle. La philosophe souhaitait s’en délivrer par « une méthode » de l’attention, tout en stigmatisant l’obstination qui la rendrait stérile et en prônant une nécessaire ouverture à la disponibilité. D’une autre manière et dans un tout autre registre, Chloé Moglia distingue la concentration de l’attention. La première est focalisée, parfois nécessaire mais tout à fait insuffisante puisque, pour être efficace, elle doit être circonscrite. Elle pourrait même devenir dangereuse car, à trop se concentrer sur tel mouvement, le muscle peut se tétaniser (la concentration pourrait donc relever d’une pesanteur intellectuelle et créer une « pesanteur physique »). À l’inverse, il faut se défaire des crispations, corporelles mais aussi mentales, et s’exercer à la pratique d’une attention qui, libérée de focale, ouvre nos sens (vue, ouïe et proprioception) et nous lie intensément à l’instant présent et à la présence de notre environnement, dans l’intensité d’un être au monde. Comme l’écrit l’artiste :
Je m’attarde particulièrement sur les courbes de densité et d’évanescence, de poids et de légèreté, en lien avec un espace temps dilaté. J’essaye de placer un cadre d’observation et d’attention pour percevoir les plus infimes détails. La pratique de la suspension, qui souligne/dessine le paradoxe de la force et de la fragilité est un moyen efficace d’accroître l’intensité du vivant dans l’ici et maintenant. Je l’utilise comme générateur de sens et de densité44.
Si l’on peut penser que sa pratique relève d’une « esthétique de l’inespéré » pour le dire avec Raymond Bayer, ce n’est pas en pensant cet « inespéré » comme quasi divin ou surhumain, mais en pensant l’inespéré comme un épanouissement inescompté de l’humain dans la relation au monde qui l’environne, cet inescompté ne relève pas du miracle mais de l’exercice et de la vertu reconduite de cet affinement de l’attention. Bergson, dont on croyait s’être éloigné, écrivait : « Supposez qu’au lieu de vouloir nous élever au-dessus de notre perception des choses, nous nous enfoncions en elle pour la creuser et l’élargir. Supposez que nous y insérions notre volonté et que cette volonté se dilatant, dilate notre vision des choses45 » il y aurait là, poursuivait-il, une philosophie qui ne sacrifierait rien à l’abstraction conceptuelle. Dans une autre perspective, la grâce de l’art pourrait être de permettre semblable enfoncement dans le présent et la perception, semblable dilatation des facultés, par la pratique de la suspension, par l’empathie participante du spectateur.
Au terme de l’enquête qui a mené des envols, aux plongeons, aux sauts, aux chutes, aux lévitations et aux suspensions, concluons par l’espoir d’avoir convaincu que la notion de grâce méritait d’être elle-même dilatée et étendue par les caractéristiques étudiées : ni simple gracieuseté, ni simple fluidité d’un mouvement, ni simple légèreté, elle peut aussi relever du suspens. Un tel suspens construit poïétiquement et ressenti esthétiquement, jouant avec la pesanteur physique, déjoue la pesanteur intellectuelle et, nous en libérant, nous allège.