C’est toute la musique, même la plus lumineuse,
qui est nocturne en sa profondeur […]
V. Jankélévitch1
Quel est donc cet excédent de forces accordé par la grâce… ?
F. Kafka2
Introduction
S’il est un art qui résiste au discours rationnel et à sa tentative de l’objectiver au moyen du langage, c’est bien la musique dont l’approche quantitative, démarche la plus courante, est loin de rendre compte de toutes ses manifestations. En tant qu’art vivant, elle résiste à la pensée qui, en extrayant cet « objet » de l’expérience vécue, subjective et intersubjective, en dénature les conditions d’existence. Réduire la musique à des données écrites, mesurables, laisse en effet inexploré tout un pan phénoménologique, celui de sa création en acte et de sa réception dans un lieu où le public vient en apprécier la qualité à travers la présence d’interprète(s). Mais comment rendre compte de cette magie musicale et de son effet cathartique ? Existe-t-il un concept susceptible de dire cette beauté du vivant, intimement relié au corps et que les discours des experts (musicologues, philosophes, historiens, analystes) ne parviennent pas à saisir et encore moins à maîtriser ? Leur échec ne viendrait-il pas d’un malentendu théorique consistant à segmenter cet acte fondamentalement unitaire, poétique et qualitatif (affectif au sens premier du terme : être affecté) en une série d’éléments quantitatifs, étrangers à sa temporalité singulière et à sa profondeur insondable, comme si l’on pouvait « (rendre) le mystère d’une forêt en mesurant la hauteur de ses arbres ?3 » Confondre le niveau analytique et « objectif » avec le niveau phénoménologique de la musique (qui englobe la création, l’interprétation et la réception) revient à en nier sa réalité concrète. En tant qu’acte en train de se faire, celle-ci résiste à toute mesure, se montrant rebelle à la musicologie historique et analytique, et par là même à toute science de la musique. Cela pose la question fondamentale : peut-on parler de musique ? Si oui, comment le faire autrement que par métaphore, analogie ou image poétique, évocatrices de la magie de ses charmes ? Car la musique, langage non verbal, nous parle « de ce dont la parole ne peut parler4 » en nous rappelant que ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire5 .
Duende est le mot (intraduisible) trouvé par Federico García Lorca (1898-1936) dans sa conférence de 1933 (Jeu et théorie du duende) pour désigner ce type de phénomène, fluide et insaisissable (comme l’âme, l’énergie ou la musique, autres noms de la grâce dans l’esthétique des xviie et xviiie siècles) qui échappe à la mesure et à l’objectivation scientifique.
Partant du corps vivant, appelé à faire l’épreuve blessante et douloureuse d’une altérité qui le déborde et lui résiste, il questionne, à travers le cante jondo, les fondements de l’art et sa finalité : la recherche de la grâce, non pas au sens d’inspiration, à laquelle elle est associée au début de la conférence de Lorca, mais au sens, précisément, de duende. Telle est l’interprétation libre que nous proposons ici de cette notion, conjointe à l’avènement d’une subjectivité nouvelle qui ne s’invente qu’au lieu même de cette douleur, contraignant le vivant à puiser tout au fond de lui, au secret de la matière et du corps, pour y trouver une puissance de vie. Il réalise alors que se perdre est une grâce et que l’errance est un mouvement nécessaire pour la trouver.
Dans un monde où tout se mesure, reconnaître l’existence d’un incommensurable6 de la grâce dans l’art et dans la musique en particulier, est essentiel aujourd’hui, non seulement sur le plan poétique mais aussi sur le plan politique afin de réintroduire dans nos existences des instants qui y échappent. Finalement, vivre l’expérience de la grâce et la (re)créer en chacun de nous, ne serait-il pas le véritable but de l’art ? La musique, en tant que langage du corps, n’est-elle pas un support idéal ?
La musique, art du fluide
Fluide et libre comme l’air, la musique est un « idéal de l’air vibrant7 » , ondulant comme le vent qui passe et nous raconte l’histoire du monde8. Elle vient de l’univers, selon Debussy, dont la pensée musicale et métaphorique est liée à des phénomènes extra-musicaux (les éléments, entre autres). D’où les titres évocateurs (Ex. Ce qu’a vu le vent d’Ouest, 7è prélude pour piano du Livre I), visant à libérer l’imagination de l’auditeur plus qu’à copier la nature en imitant les sons du vent. Car « Il n’y a pas d’idées dans la musique. Est-ce qu’il y a des idées dans le vent ?9 », demande le compositeur M. Ohana. Le vent est ici une métaphore pour exprimer l’énergie comme on peut le voir dans la peinture où il s’agit de rendre visible des forces invisibles en restituant à travers elles l’énergie d’un paysage : autrement dit, il s’agit de peindre le vent. Identifiée au qi dans l’art pictural chinois, mot équivalent au flux de la vie, l’énergie circule et relie entre eux tous les éléments, à l’image du vent, invisible mais rendu omniprésent dans les mouvements qui agitent les objets et les êtres représentés. Cette pensée du souffle et des flux (et non pas de l’Être immuable) est proche de la musique, porteuse de liens fluides entre les sons et les silences. C’est sur cette base qu’est conçue toute l’esthétique extrême-orientale (picturale et musicale) dans laquelle les sonorités silencieuses prolongent le son musical pour donner une perception fluide de l’espace et du temps, capable de provoquer un moment de grâce d’où naît l’émotion.
Il s’agit-là d’une tout autre façon de voir, d’entendre et de comprendre le monde à travers l’art, commune à Debussy et à ses « héritiers » (Falla, Ohana, Takemitsu entre autres) qui nous ont appris à écouter la vie et la grâce de ses mouvements en toute chose. Mais peut-on penser la vie pour en faire un « objet » d’étude ? Cela revient à la dénaturer (en l’immobilisant) car « la vie n’attend pas, la vie ne réfléchit pas » et demande de « créer vite, grand secret pour créer vivant10 ». Si l’on admet, avec Nietzsche, que « la vie est musique11 » c’est-à-dire « surabondance de vie12 », elle n’a pas à faire penser, il suffit qu’elle force les gens à écouter13 ».
C’est ce que font ceux qui apprennent la musique dans « le rythme éternel de la mer, le vent dans les feuilles, et mille petits bruits qu’ils écoutèrent avec soin, sans jamais regarder dans d’arbitraires traités14 ». Pour parvenir à cette écoute profonde, il faut « se changer soi-même en son en existant en lui15 », arriver « au cœur du son » et « s’identifier avec la force qui croît […] dans un état d’annulation de soi-même […] C’est comme le son, on devient plus grand16. » C’est cela être musicien. Sinon, « on est un artisan de la musique17 », laquelle n’est pas faite pour le papier mais pour les oreilles18. Entendu comme une énergie, le son a un impact sur l’auditeur et son milieu qu’elle dynamise.
Héritiers de Debussy, M. Ohana, G. Scelsi, F-B Mâche ou I. Xenakis et même J. Cage, ont privilégié l’expérience de l’énergie sonore aux formes apprises. C’est pourquoi ces compositeurs se sont opposés à l’analyse musicologique traditionnelle : « Ma musique ne s’analyse pas19 » dira M. Ohana tandis que J. Cage préconisait de « mettre fin à l’étude de la musique20 » comme Debussy (« il faut débarrasser la musique de tout appareil scientifique21 »). Car il y a bien une logique dans cette musique mais il s’agit d’une logique différente visant à rendre sonores les forces insonores, évocatrices d’un espace-temps non mesurable. Ce n’est pas en démantelant les œuvres de ces compositeurs, par une approche fragmentaire et arithmétique, que l’on pourra rendre compte de cette vie propre à la musique, art vivant s’il en est. Finalement, la question, philosophique autant que musicale, est : comment penser la vie dont la musique donne une idée immédiate ?
Grâce de l’énergie : le flow en musique
Cela nous entraîne sur des chemins peu empruntés par les scientifiques en raison du caractère insaisissable de la réalité qu’elle désigne et que certaines traditions ont pourtant valorisé en faisant de la vie, un paradigme22, associée à la beauté et à la grâce, pour apprécier les arts. Tel est le cas au Japon où cette manière de sentir est exprimée dans la langue par les notions de ma, awai, aida23 aidagara24 qui désignent une certaine sensibilité rythmique fluide (très différente de la notion occidentale de rythme) déployé au cœur des arts (musique, danse, théâtre Nô). Ce rythme physiologique, lié à un temps fluide, se retrouve dans le flamenco (ou cante y baile jondo), un art qui s’appuie sur la vitalité humaine pour faire advenir un chant et un geste issus des profondeurs du corps : condition sine qua non pour faire apparaître le duende25, ce moment de grâce qui est le but ultime de la performance.
Dans ces traditions, en quête d’une beauté vivante qui touche tous les arts, la musique, en tant que langage du corps, est plus que tout autre apte à recréer l’expérience de la grâce, à travers l’énergie débordante qu’elle est capable de transmettre par les sons, susceptibles de provoquer l’extase menant à la dissolution du sujet.
Cet état d’extase, accompagné d’un sentiment d’une intense présence au monde, a été qualifié de flow ou expérience-flux par Mihály Csíkszentmihályi26 qui assimile cette grâce de l’énergie à une puissance vitale débordante qui n’a rien à voir avec la mesure mais plutôt avec la démesure et désigne tout ce qui est vivant, mobile, fluide. Décrite comme une expérience inédite d’hyper-concentration, d'absorption totale conduisant à une perception altérée du temps où les émotions se trouvent pleinement coordonnées, le flow nomme un état de grâce caractérisé par un excès de vie susceptible de procurer un sentiment de joie intense.
L’écoute profonde
La pratique d’orchestre permet aussi de le vivre à travers la circulation des fluides de la musique et des organismes vivants qui entrent en interaction avec le milieu ambiant. La qualité sonore dépend ici de la façon dont l’énergie est investie par chacun et requiert son plein engagement pour produire le flux incessant de la musique, constituée par l’ensemble des sons et des silences. À la fois espace d’intimité et lieu de synchronisation de tous les participants, la pratique de la musique en orchestre permet à chacun de réaliser « l’expérience optimale27 » en un ajustement harmonieux avec autrui. Le sentiment d’appartenance à une action commune qui dépasse les frontières du soi pour tendre vers la synchronisation parfaite des sons et des gestes, est un « moment de grâce » où chacun, submergé par l’émotion due à la vitalité de la musique, a l’impression de jouer non seulement sa partie mais celle de tous les autres à la fois. Une subjectivité nouvelle, élargie et libératrice de possibilités de vie, apparaît alors, procurant une joie intense qui donne le sentiment d’exister pleinement, en lien avec soi-même, autrui et la musique.
Lorsque le flux des sons et des silences circule librement entre les musiciens, chacun selon son rythme propre et en harmonie avec les autres, jouer devient un acte de création, libre et spontané. Le lieu où se produit la musique est à la fois centré sur chacun et se déplace sur les autres et elle devient ce liant par lequel chacun se sent accordé.
La pratique d’orchestre permet tout particulièrement d’entrer dans le mouvement corporel de la musique, de faire l’expérience de l’écoute profonde qui donne accès à l’essentiel : ce qui se trouve dans le corps vivant que tous les hommes ont en partage comme le savent les musiciens venant nous rappeler la fonction magique première de l’art qui est transmission d’énergie.
Le compositeur G. Scelsi (1905-1988) a lui aussi découvert une vie dans le son à force de l’écouter en sa profondeur. Car « le son est sphérique mais en l’écoutant il nous semble posséder seulement deux dimensions : hauteur et durée. La troisième, la profondeur […] elle nous échappe28 ». Cela l’a orienté vers une sorte de « mysticisme du son » assumé par le compositeur se complaisant dans l’écoute d’un seul son29 comme Arvo Pärt30, autre compositeur libre et indépendant, enclin à penser que la musique n’est pas seulement « un métier » mais une voie de connaissance liée à la profondeur devenu un acte de naissance psychique.
Liée à l’écoute de la vie en toute chose, la musique est une manière de saisir l’énergie des choses, toujours en transformation comme dans le rêve. D. Diderot et J.-J. Rousseau (cf. ses Rêveries : la cinquième en particulier), l’avaient déjà observé, envisageant l’existence d’un autre régime de la pensée qui ne passerait pas d’abord par la raison mais par le corps vivant, espace de vibrations et de touchers intérieurs, d’où naîtrait le sujet comme le suggère Lorca. Dans ces expériences où le corps est traversé par des gestes issus des profondeurs de l’être, la conscience de soi disparaît mais c’est au profit, paradoxalement, d’un renforcement du sujet qui se sent « augmenté » par un sentiment intense d’exister qui accroît sa puissance de vie. C’est ce que va explorer le sinologue Jean-François Billeter dans son approche du geste « parfait » (1989, 2019), dont la grâce est le fruit d’un jeu avec les forces (internes et externes) proche de celui évoqué par Lorca dans sa conférence de 1933 sur le duende.
D’une éthique de la grâce
Tous deux évoquent une altérité avec laquelle joue l’interprète ou le créateur, en livrant un combat acharné qui le conduira à ce moment de grâce désigné comme la finalité même de l’art. En résonance avec ces auteurs, Georges Didi-Huberman, un aficionado, montre comment cette altérité se manifeste dans le cante jondo par un soulèvement de tout le corps, connecté à une profondeur insondable. Un chant inédit en émane, aux sons noirs, dépourvu de toute intention esthétique ou volonté de « faire art ». Ce qu’il exprime c’est une énergie d’insubordination et d’insoumission (celle des peuples en souffrance ou celle évoquée par Henri Michaux qui rejoint ici Lorca) plus proche du cri que du chant. Le but est de se libérer, de s’émanciper, et non pas d’exposer son chant « comme un bibelot dans une vitrine, comme un vêtement dans un défilé de mode ou comme une performance dans une galerie d’art contemporain31 ». L’avènement de ce duende issu des profondeurs inconnues d’un corps qui se révèle éminemment actif et vivant, provient des motions et é-motions intérieures, des désirs les plus extrêmes, puisés « dans les demeures du sang32 ». Cela n’a rien à voir avec la transcendance (religieuse) ou l’idéal artistique, à savoir l’ange et la muse de Lorca, observe Didi-Huberman ; cet art-là « doit sa force de soulèvement à la profondeur même de son duende en tant que désir d’être libre ».
Nous retrouvons cette même finalité chez Jean-François Billeter (2019) dans son analyse du geste artistique en train de se faire et dont la source, quand elle vient d’en bas, est une force et une ressource pour le corps qui a le pouvoir de combiner et « d’intégrer » toutes les sensations, mouvements, émotions, enfouis au plus profond pour obtenir la grâce d’un geste libre. Cette perfection du geste, créatrice d’un sujet libre qui se sent unifié, est le fruit d’une « mobilisation de la totalité des facultés, des ressources et des forces, connues et inconnues de nous qui portent notre activité (non consciente) d’où surgit le nouveau33 ». Billeter appelle corps cette activité non consciente qui porte notre activité consciente34. Un changement de « régime » (comme dans un moteur) de l’activité entraîne une modification dans son rythme, constate Billeter, qui met au jour deux grands ordres d’activité : inférieur (quand l’action est intentionnelle et consciente) et supérieur lorsque toutes les ressources du corps étant mobilisées, le geste paraît naturel et spontané, tout en étant le produit d’une technique maîtrisée. Mais pour atteindre la grâce d’un geste « parfait » qui se fait de lui-même, « sans effort » tout en étant le résultat d’une technique et d’un jeu avec les forces, dont on a fait l’épreuve (au sens propre comme au figuré) il faut oublier son savoir. L’oubli résulte de la maîtrise et c’est seulement lorsque les forces profondes du corps prennent le relais que la conscience peut oublier de diriger les opérations et s’oublier elle-même35. C’est pourquoi, « en poésie, le non-savoir est une condition première » affirme Bachelard36. Mais ce non-savoir n’est pas l’ignorance il est un « dépassement difficile de la connaissance37 », condition première pour nous faire voir et d’entendre tout « en nouveauté38 », en s’abandonnant à l’expérience. Autrement dit, il s’agit d’un autre savoir, un savoir des gestes et non pas des idées comme l’exprime ici le poète R-M Rilke :
Pour écrire un seul vers, […] il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin […] Il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour [...] Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts […] Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier […] et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers39.
C’est dans la nuit du corps que la pensée commence et se développe, par l’intégration de tous ces éléments épars, appelés à s’associer pour produire une synthèse ayant pour effet l’intensification de l’activité. C’est elle qui est première (par rapport à la conscience), le sujet naît d’elle et en elle affirme Billeter40. Selon lui (et Rilke qui en a eu l’intuition) il existe bien une intelligence du corps capable de renforcer notre puissance d’agir par la perception des changements de régimes de l’activité pouvant atteindre un niveau supérieur d’intégration (appelé « régime céleste »). C’est alors que surgit un geste « parfait » dont la grâce est le fruit d’une nécessité intérieure et d’un élan spontané. Ainsi, la réalité a lieu en nous, c’est nous qui la produisons au sein de notre activité qui, selon le régime atteint, nous permet de voir et d’entendre avec plus (ou moins) d’acuité. Cela modifie radicalement le rapport au monde comme le savent les peintres et les musiciens dont la passion consiste à perfectionner cette activité qu’ils sentent en eux pour nous donner à voir et entendre le monde.
Ce phénomène d’intégration est devenu un paradigme pour Billeter qui nous invite à être plus attentifs aux variétés rythmiques de nos formes d’activité, aux passages de l’une à l’autre, autrement dit, à la dimension musicale de nos existences : « La grâce est le passage inopiné à un régime supérieur de l’activité qui semble miraculeux à celui qui agit aussi bien qu’aux autres41 ». Or, cette grâce est en chacun de nous et dépend de nos seules ressources, de notre capacité à perfectionner cette activité que nous sommes et non pas d’une force extérieure, transcendante comme dans la religion (Dieu). « L’esprit ne descend plus sur nous mais se forme en nous, de bas en haut. La dimension d’inconnu est au fond du corps et de son activité, elle n’est plus quelque part au-dessus42 » affirme Billeter qui parvient à la même conclusion que Didi-Huberman et Rilke.
Accéder à ces ressources inconnues du corps vivant est le but ultime de la performance des cantaores en quête du son de l’âme43 qu’ils mettent une vie entière à chercher avec pour seule ambition de libérer par le chant tout cette é-motion contenue et ainsi, apprendre à se connaître. Le duende est le terme choisi par Federico García Lorca pour évoquer la grâce de ce geste de profonder, terme emprunté à l’alchimie et nécessaire à la rêverie selon Bachelard (« La rêverie il faut la profonder »44) comme aux arts de « la jondura » (profondeur) évoqués par Lorca. Il perçoit dans cette catégorie populaire et immémoriale du duende à la fois le fondement et la finalité de l’art dont il va élaborer une théorie générale en distinguant cette notion de l’inspiration représentée par les figures de l’Ange et de la Muse.
Je donnerai ici quelques exemples de créateurs appartenant à l’une de ces trois catégories proposées par Lorca, afin de dégager la spécificité de l’art issu du duende (de nature éthique et non pas esthétique) ainsi que son importance aujourd’hui, tant sur le plan artistique que sur les plans éthique et philosophique.
L’Ange
Proche étymologiquement du feu follet, nous dit Lorca, le duende n’est pas sans rappeler le monde des « esprits » auquel accèdent les sorciers et les chamans des traditions extra-européennes au moyen de la musique. Il s’agit d’un « pouvoir mystérieux que tout le monde ressent et qu’aucun philosophe n’explique45 ».
Insaisissable et intraduisible comme l’expérience qu’il tente d’évoquer, le duende, nécessite d’habiter la profondeur (jondura) nous dit en substance Lorca, et non pas de rester à la surface en attendant passivement l’apparition de l’Ange, « prêt à déverser sa grâce et à lui dicter les formes ». Ici, le mot « grâce » est synonyme d’inspiration reçue de l’extérieur sous la forme de la figure de l’Ange ou de la Muse : « L’ange et la muse viennent du dehors ; l’ange donne des lumières et la muse des formes […] Le poète reçoit des normes dans son bosquet de lauriers46 ».
Or, ce que tente d’approcher Lorca, c’est le moment unique de lutte avec son duende, donnant lieu à l’acte de création artistique et de co-naissance de soi :
Tout homme, tout artiste, qu’il s’appelle Nietzsche ou Cézanne, chaque échelle qu’il monte à la tour de sa perfection, a pour prix la lutte qu’il entretient avec son duende, pas avec son ange comme on a pu le dire, ni avec sa muse47.
C’est cet instant unique, fruit d’une mobilisation des seules ressources du corps vivant (et non pas d’un ailleurs) que nous interprétons librement comme le véritable moment de grâce auquel aboutit la démonstration de Lorca qui suggère (sans jamais le dire) l’existence implicite d’une autre forme de grâce, éminemment active, fondatrice de sa théorie sur l’art. Pour la comprendre, il est nécessaire de faire la distinction avec l’inspiration, passive, reçue d’un ailleurs qu’il suffit d’écouter pour être guidé dans une création réalisée (presque) sans effort : « L’ange guide et soigne… il défend et protège… Il annonce et prévient… L’ange éblouit mais il vole au-dessus de la tête de l’homme, il est par-dessus, il déverse sa grâce48 ». Telle est la manière de composer de G. Scelsi pour qui « les choses arrivent au moment voulu […] qu’elle soient entendues ou pas49 », guidées par les anges comme l’indique son livre au titre éloquent : Les anges sont ailleurs… De même, c’est à cette figure de l’Ange, très présente dans l’opéra contemporain (où elle est le signe, avec les spectres, d’une certaine dissolution du sujet) qu’Olivier Messiaen va consacrer son opéra pour signifier la montée de la grâce chez Saint-François (1983), une œuvre phare pour la compositrice Kaija Saariaho, inspirée par cette thématique dans son propre opéra : L’Amour de loin, 2000.
Mozart fut aussi l’un de ceux qui semblent avoir été guidé par l’Ange tout comme Scelsi. Il a témoigné de son expérience de création, toujours réalisée d’un seul trait selon ses dires, une fois les idées mûries dans sa tête. S’imposant soudain comme des étincelles, celles-ci viennent se cristalliser en une vision globale et intérieure de l’esprit. C’est alors que se produit le moment de grâce où il entend en imagination « non plus ceci après cela mais soudain tout à la fois », n’ayant plus ensuite qu’à écrire sous la dictée de l’inspiration : « Cela est un régal ! Embrasser de l’ouïe tout à la fois c’est ce qu’il y a de mieux50 » affirme Mozart qui témoigne de la joie consubstantielle à l’expérience de la grâce qui, pour être ressentie, ne doit pas être voulue. Il suggère toute la vanité d’une approche segmentaire du phénomène musical, fondamentalement unitaire, rebelle au découpage analytique. Laissant venir les pensées et les sensations sans les provoquer, la grâce est « qualité pure51 » et tend à effacer la discontinuité pour « donner de l’unité aux actions les plus variées52 ». Cette tendance à développer une écoute globale peut s’expliquer par la capacité de l’oreille à synthétiser plutôt qu’à analyser ce qu’elle entend, ce en quoi elle se distingue de la vue.
Des études menées par des neurologues sur les effets artistiques53, ont montré que la perception globale et instantanée d’atmosphère est typique de la perception musicale. Cette perception périphérique, inconsciente et non focalisée, engage la totalité du corps et sa participation intégrale alors que l’assujettissement de l’œil à la perspective l’empêche de voir et de percevoir le caractère multi-perspectif de l’espace, immédiat et atmosphérique comme le fait l’oreille. D’où l’intérêt des compositeurs du xxe siècle pour cette dimension « imprévisible », devenue une composante du son54.
Ainsi, nous aurions tous des capacités de synthèse insoupçonnées, une perception polyphonique dont se servent les musiciens et les poètes dans leur création : « Chez moi la perception est dépourvue de tout objet clair et défini, explique F. Schiller. Les choses ne prennent forme que dans un second temps. S’impose d’abord à l’esprit une atmosphère musicale particulière. C’est après que vient l’idée poétique55 ». Ce mode de pensée et de perception vague, intuitif voire inconscient et essentiellement polyphonique, serait le signe d’une véritable recherche créative selon les neurologues enclins à penser que « le degré d’ambiguïté de certaines œuvres est un facteur essentiel de grandeur56 ». Cette créativité ne s’appuie pas sur une attention focalisée, claire et univoque, comme dans le cas de l’inspiration de la muse, mais au contraire, sur une vision globale inconsciente amenée progressivement à se révéler et permettant à un créateur de visualiser toute l’œuvre à venir en une seule fois. Ce qui pourrait expliquer le phénomène d’audition globale à l’origine de la création chez Mozart (et bien d’autres).
Il existerait ainsi une forme d’intelligence « atmosphérique » gouvernée par l’hémisphère droit du cerveau, qui nous permettrait de saisir immédiatement l’atmosphère sensorielle et la tonalité affective d’une situation ou d’un milieu, comme le font les artistes, enclins à sentir-penser l’espace en termes qualitatifs et multi-perspectifs. La musique, en tant que milieu, nous incite, plus que tout autre art, à développer ce « sixième sens », atmosphérique, qui privilégie la perception intuitive à l’analyse formelle57. Cette impression de « fluidité voilée » que l’on ressent à l’écoute de certaines œuvres qui nous font perdre les repères de la musique (thème, mélodie, harmonie, rythme, polyphonie) nous plonge dans une atmosphère de dissolution des formes et de tonalités indéfinies comme dans le prélude pour piano de Debussy Brouillards (Cahier II, 1).
La Muse
Contrairement à cette manière flottante de procéder, le rôle de la muse, venue d’Ailleurs comme l’Ange, est d’éveiller l’intelligence, qui, selon Lorca, est l’ennemie de la poésie58 :
[…] parce qu’elle limite trop, parce qu’elle élève le poète sur un trône et lui fait oublier qu’il peut être mangé par les fourmis ou qu’il peut lui tomber sur la tête une grande langouste d’arsenic contre laquelle les muses qui vivent dans leurs monocles ou dans la rose de laque tiède du petit salon ne peuvent rien59.
Les exemples abondent en musique où l’on trouve aisément ces « traqueurs d’idées, qui possèdent un arsenal puissant, un système de pensées, des références cataloguées et des techniques nombreuses ». Telle est la musique dodécaphonique, représentée en France par Pierre Boulez (1925-2016), qui a connu de son vivant des jours glorieux. D’autres contemporains sont restés relativement méconnus ou « mal-entendus » comme F.-B. Mâche (1935-) ou M. Ohana (1913-1992) qui classe les compositeurs selon deux catégories : celle de l’inventeur et celle de l’oiseleur. Le(s) premier(s) « éprouvent irrésistiblement le besoin de s’expliquer » tandis que les autres « délèguent aux sons ce qu’ils pensent avoir à dire ». C’est à cette deuxième catégorie (l’oiseleur) qu’appartient M. Ohana, cherchant à apprivoiser les sons par une écoute animale du monde (conservée par certaines traditions) guettant le moment propice où la musique se manifestera. Car « les sons ont des secrets » et la mission de l’artiste est de nous en révéler certains aspects, en désignant des zones d’ombre tout en veillant à « entretenir les mystères et les ténèbres qui assurent la survivance de l’espèce60 » et où la science n’entrera jamais. Ce combat demande de la patience pour préserver un espace protégé, tissé de silences chez l’oiseleur qui pour charmer a dû conclure un pacte avec le temps : il sait attendre et retenir les sons captifs au prix d’une longue recherche, difficile et éprouvante. Car il faut guetter le moment de grâce où, guidé par une force mystérieuse et inconnue de lui, il va donner vie à son œuvre et la partager (l’idée ayant suffisamment mûri) ; tandis que l’inventeur, dans sa quête des formes et des structures d’une musique calculée et essentiellement écrite pour le papier, « ne ramène que des proies sans vie61 ».
S’inscrivant dans la tradition musicale du Sud, celle des musiciens espagnols qui ont toujours su selon lui « se maintenir dans une zone où l’instinct dicte à l’intellect62 », M. Ohana fut particulièrement sensible au mystère du flamenco qu’il a essayé d’approcher à la suite de Manuel de Falla et de C. Debussy, fascinés eux aussi par cet art et passés maîtres dans l’exercice de la magie évocatoire des sons : « Tout ce qui a des sonorités noires a du duende63 », affirme Lorca qui reconnaît là le signe de l’art véritable, sa substance même, issue des profondeurs du corps vivant. Les monstres, rencontrés par Goya dans ses « peintures noires » à ce niveau de profondeur, brisent son style et le forcent à peindre « avec ses genoux et avec ses poings dans d’horribles noirs de bitume64 ». Ainsi, l’artiste ne fait qu’extérioriser les forces qui nous tourmentent et nous aide à les vaincre en les représentant par les tons noirs. Mais comment vivre dans ces ténèbres aux couleurs d’abîme qui nous abîment ? S’il est vrai que la profondeur est un acte de naissance psychique, elle est liée à l’impression d’une couleur et/ou un son qui créent un espace et un temps nouveaux : l’espace-temps du gouffre65 entrevu par l’artiste gagné par la grâce et qui, au terme de sa performance, trouve le noir, le vide, la mort d’où va jaillir la puissance de vie.
Toute la musique pour guitare de M. Ohana est conçue à partir de « ces sons noirs » chargés de magnétisme que les guitaristes de flamenco font surgir d’instinct de leur instrument. Se vivant comme des intermédiaires, sorciers ou chamanes, ayant pour mission de « conjurer les forces paniques qui existent en tout individu66 » (et non pas comme des inventeurs), ces musiciens (Ohana, Falla, Debussy) ont en commun avec les cantaores cette quête de la profondeur insondable de l’être liée à celle, tout aussi insondable, de l’art et de la musique, devenue un jeu avec les forces en prise avec cette « jondura » d’où provient le duende
C’est pourquoi il faut « chasser l’ange, et renvoyer la muse d’un coup de pied » pour « réveiller le duende, dans les dernières demeures du sang ». Car « c’est avec le duende, que l’on se bat vraiment 67 ». Lui seul permet d’accéder à des dimensions inconnues du corps, transcendantes mais dans une transcendance qui se produit au sein de l’activité du corps et de ses différents « régimes » comme nous l’avons vu précédemment. Ce moment de grâce est miraculeux car l’être (souffrant) voit renaître ses facultés et sa capacité de produire des synthèses nouvelles à partir de l’instant présent. C’est pourquoi ce jeu, en tant que jeu avec les forces, qualifie la musique, dotée d’une puissance de vie apte à nous faire vivre l’expérience du duende, autre nom de la grâce chez Lorca (une grâce « andalouse ») dont la spécificité sera développée plus loin et qui est le fonds commun de tous les arts vivants selon lui, dans l’interprétation que nous proposons ici.
Duende
« Chaque art en possède un, de forme et de genre différents68 » mais là où il trouve le plus d’espace c’est dans la musique et dans la danse, des arts « qui ont besoin d’un corps vivant69 » pour en manifester les forces, assure Lorca ; et il cite pour preuve aussi bien Bach et Falla (interprétant au piano l’une de ses œuvres) que la Niña de los Peines. Dans toute création en acte, pour que surgisse le duende, il faut y mettre sa peau et être soi-même bien vivant70, que l’esprit fasse corps avec la chair. Car ce n’est pas à la volonté consciente que revient le privilège de créer mais à ce corps vivant, mobilisé tout entier dans l’acte de création. Le duende ne se trouve pas dans la gorge du cantaor. « Le duende vous monte en dedans, depuis la plante des pieds71 ». Après un silence rituel, qui plonge l’auditoire dans une expectative portée à son comble, la Parole surgit : une parole qui se situe au-delà du langage, semblant très éloignée du chant et pourtant proche, accompagnée de la performance d’un(e) danseur(se) qui s’agite en frappant le sol. Comme les gestes antiques du deuil qui sont à l’origine de beaucoup de chants et de danse, ce Thrène (lamentation funèbre) vient nous rappeler la vérité profonde de toute tragédie, celle-là même qui a donné naissance à la musique : tentative de lutte contre les forces de destruction qui se mettent en travers de la route des humains.
C’est aussi en termes de musique que Valère Novarina, homme de théâtre, metteur en scène et peintre, a témoigné de sa propre expérience d’écriture et de création, proche de celle du duende. Selon lui, il n’y a pas de différence entre écrire une pièce et faire de la musique, d’où l’expression de « théâtre des oreilles » pour désigner sa propre création en ce domaine. Selon lui, la véritable Parole (qu’il distingue de la « communication ») surgit d’une source profonde, musicale, inconnue du corps caché, du corps sanglant72 indissociable de l’esprit car il s’agit d’une impossibilité vitale. Le même vent de l’esprit passe dans le corps des cantaores qui vont le chercher jusque dans les « demeures du sang » au prix d’un combat acharné, pour faire sortir le chant de l’autre, sis à l’intérieur de ce corps blessé, offert au public qui assiste à cette lutte à mort. Car pour trouver le duende, nulle voie n’est indiquée à l’avance, il n’existe « ni carte ni ascèse73 ». Tout ce que l’on peut savoir, c’est qu’il « brûle le sang, qu’il épuise, qu’il rejette toute la douce géométrie apprise ». Autrement dit, il s’appuie sur la douleur humaine « qui n'a pas de consolation74 ». Cette valeur donnée à la douleur et à la blessure comme condition sine qua non de la venue de la grâce rappelle singulièrement la philosophie de Nietzsche dont le cœur se consumait par le duende nous dit Lorca75. Partant du corps vivant et de sa vulnérabilité fondamentale, (plutôt que de l’égo cartésien ou le sujet transcendantal kantien visant la maîtrise de soi et du monde) Nietzsche a démontré toute la puissance de vie (ou « volonté de puissance ») de ce corps exposé sans cesse aux blessures du dehors et livrant un combat permanent avec les forces pour s’inventer et se réinventer sans cesse au lieu même de cette douleur qui l’affecte. Selon Nietzsche, c’est bien la blessure qui force le vivant à créer des formes de vie nouvelles et façonne ce qu’il appelle « la grande santé », capable d’activer des forces et des ressources inconnues à la seule condition d’être blessé. Tel est le nouveau « sujet » nietzschéen qui se constitue dans l’épreuve de la douleur et/ou de la mort, cette altérité radicale qui lui résiste et le déborde, mais avec laquelle il faut composer pendant toute sa vie. C’est pourquoi il faut demeurer vulnérable et sans défense, « au bord de la plaie76 » pour que le duende surgisse, transformant la voix en « un flot de sang, digne, par sa douleur… d’un Christ de Juan de Juni77 ».
Mais si la vie contient en elle-même des possibilités infinies, si elle est créatrice de formes, pourquoi l’associer à la mort dans le duende ?
Lorsque la Muse voit arriver la mort, « elle lui ferme la porte » tandis que l’Ange vole en cercles lents nous dit Lorca78, le duende, en revanche, ne vient pas s’il ne voit pas la possibilité de mort. C’est dans cette blessure qui ne se ferme jamais, dans cette douleur sans consolation, que réside la grâce du duende révélatrice de la singularité de tout être humain. Mais cette lutte pour l’expression peut avoir un caractère mortel : c’est ce drame sur des formes vivantes que donnent à voir les arts de la jondura, et que le duende se charge de « faire souffrir » en opérant sur les corps vivants. Car si tous les arts et tous les pays peuvent accueillir le duende, c’est l’Espagne, « un pays de mort. Un pays ouvert à la mort79 » qui l’incarne. En témoignent les rites du Vendredi Saint ou de la corrida qui assurent son triomphe au milieu de la vie.
C’est alors que l’on touche au cœur de la vérité artistique : le duende montre que dans tout art véritable, il s’agit de jouer sa vie pour donner à vivre.
Tel est le sens de l’art tauromachique, dont s’inspirent la danse flamenca et le cante jondo. Ici, le rythme est un risque et fait partie intégrante de la performance chez ces artistes qui engagent leur vie dans chaque geste pour ne pas mourir dans le combat mené avec l’altérité radicale (le taureau ou la mort). C’est là le « fonds commun incontrôlable et vibrant de son, de toile et de mots80 » à tous ces artistes animés de duende, tendus vers un dépassement de soi que Nietzsche appelle « Volonté de puissance ». Il a insisté dans sa philosophie tragique sur la nécessité de la mort et de la destruction de soi pour pouvoir atteindre ce but car « ainsi le veut la loi de la vie, la loi du nécessaire dépassement de soi, appartenant à l’essence de la vie81 ». L’interprète est libre de laisser résonner les sons et les pas de danse jusqu’à ce moment décisif, vécu comme un instant de grâce par le cantaor (chanteur) alors prêt à lancer à l’auditoire son chant profond, proche du cri des hommes lorsqu’ils ne possédaient pas la parole.
De même, « le théâtre est le ring de l’acteur et le lieu de sa lutte contre lui82 », affirme Novarina afin de laisser advenir cette parole issue des profondeurs du corps et non pas de la tête. Il s’agit de « descendre toute la chair jusqu’en bas devant tous tout au fond par où passent la lumière et la voix83 » pour trouver en nous, très au fond, « un autre que nous-même, accueilli et manquant, dont nous avons la garde secrète, dont nous gardons le manque et la marque84 ». Ce travail avec l’altérité (commun à l’art jondo et à la pratique alchimique) fait du théâtre, un « théâtre des oreilles », ouvert à la musique de la parole c’est-à-dire à la musique de la lumière :
Qu’on éteigne la lumière… pour prendre une leçon d’obscurité, boire la pénombre… Entrer dans la musique85.
Car « dans la matière, tout au fond, il n’y a pas de protons mais la musique86 ». Sa profondeur insondable nous plonge dans une nuit du langage propice à l’expression de la véritable Parole recherchée par Novarina qui fait le lien entre la nuit et la musique, prise pour modèle en sa capacité de dire cette part obscure qu’aucune science ne pourra jamais éclairer.
L’analphabétisme de la grâce
En nous révélant cette expérience d’intuition unifiée, libératrice de forces vitales, les créateurs nous font partager l’expérience de la grâce qui n’a besoin que du corps vivant pour s’exprimer. L’un des points communs à tous ces témoignages de créateurs est l’obligation de ne pas penser uniquement avec sa tête mais avec tout son corps, corroborant la thèse de l’existence d’une pensée du corps87. Car « les pensées émises par les têtes seules s’épuisent vite88 » nous dit Novarina, qui a recours au corps vivant et à ses ressources inconnues pour faire advenir l’état de grâce propice à l’acte de création. Ainsi, il se voit comme « un porteur d’ombre », comme « quelqu’un qui a été doué d’ignorance et qui voudrait l’offrir à ceux qui en savent trop89 ». Dans cette même interview du 21 mai 2021 il explique sa méthode qui se réfère à cette « ignorance » comme à une nécessité vitale : « J’ai toujours pratiqué la littérature comme une cure d’idiotie et je m’y livre laborieusement, méthodiquement, quotidiennement comme à une science de l’ignorance ». Pour y parvenir, Novarina pratique la méthode de l’épuisement, propice à ce « dépassement de soi » qu’il cherche à atteindre pour rencontrer l’altérité : « … pour me tuer et mettre au travail autre chose que moi, aller au-delà de mes propres forces jusqu’à ce que ce ne soit plus moi qui dessine, écrive, parle, peigne… » Et il confie : « mes livres se sont faits tout seuls. Je n’ai jamais écrit aucun de mes livres », suggérant ainsi que c’est cette altérité en lui, sise dans le corps, qui s’est acquitté de cette tâche.
Cette expérience d’idiotie a pour but de faire taire la conscience pour laisser venir ce qui vient d’en bas, tous ces éléments épars qui seront bientôt rassemblés par un régime supérieur d’intégration (Billeter) dans un geste à la fois spontané et maîtrisé mais dans l’oubli nécessaire de cette maîtrise ; ce n’est qu’à cette condition que le geste est libre car il a le pouvoir de développer toutes ses facultés et ses forces pour engendrer une nouvelle puissance (ou bonheur) d’agir (mot qui désigne l’œuvre de l’activité que nous sommes, et non pas l’action).
De cet autre savoir, celui des gestes et non pas des idées, a témoigné S. Mallarmé dans une lettre à son ami Lefébure dans laquelle il décrit une expérience de fatigue et d’épuisement de son corps ayant paradoxalement abouti à l’écriture d’un poème une fois mobilisées des forces inconnues puisées au tréfonds de lui-même. Il en tire cette leçon : « Je crois que pour être bien l’homme […] il faut penser de tout son corps […] les pensées partant du seul cerveau… passent et s’en vont sans se créer [...] j’essayai de ne plus penser de la tête, et je raidis tous mes nerfs de façon à produire une vibration […] j’ébauchai tout un poème longtemps rêvé90 ». Cette grâce du moment survient de manière inattendue là où l’on se sent le plus perdu et qu’on a abandonné tout raisonnement rationnel. S’il est vrai que se perdre est une grâce, cela nécessite de « faire le vide », de mobiliser d’autres forces, inconnues, au fond du corps vivant et non pas dans la conscience, secondaire dans ce processus. Car « ce qui se fait » ce ne sont pas les idées fabriquées par le cerveau mais l’activité d’un moi qui pense de(puis) tout son corps et jouit d’elle-même.
C’est donc d’une disposition intérieure et non pas d’un savoir savant que naît l’expérience de la grâce, dans l’activité du corps et son écoute profonde, qui donne naissance à la conscience. Cela nous fait comprendre que la démarche artistique repose sur d’autres bases que la pensée scientifique dont elle se tient éloignée comme l’a bien vu Debussy pour qui la musique n’a pas à faire penser, mais à faire écouter91 ou Scelsi qui affirme dans son Octologo : « Ne pas penser/ laisser penser/ ceux qui ont besoin de penser…/ Ne rien vouloir…/ Faire de l’Art sans art…/ N’amoindrissez pas le sens de ce que vous ne comprenez pas »92. Et il confie aux deux journalistes venus l’interviewer : « Toute ma musique et ma poésie ont été faites sans penser93 ». Selon ce compositeur, l’homme participe à la vie de l’univers qui est vibration comme le savent ceux qui sont restés à l’écoute des éléments et des phénomènes sensibles. C’est cette perception directe, préréflexive et synesthétique, que nous avons perdue en perdant le monde selon l’anthropologue David Abram : « sous l’influence de la technique alphabétique, le langage a commencé à se séparer du flux animé du monde94 » ; un monde désormais objectivé, mécanisé par la modernité occidentale qui, en absolutisant la raison, la science et la technique en a fait un objet d’exploitation, nous privant de ce lien sensible avec notre milieu.
Dans la continuité de cette réflexion s’inscrit l’écrivain et poète espagnol José Bergamín (1895-1983) pour qui « l’alphabétisme est l’ennemi de la poésie95 » (tout comme l’intelligence l’est de la poésie selon Lorca). Et il évoque l’existence d’un « analphabétisme de la grâce » à propos de la poésie espagnole dont les racines se trouvent selon lui dans le langage populaire andalou, fait de sons et de gestes, transfigurés en art par les cantaores, appelés à retrouver dans cette nuit du langage et du corps, le savoir des gestes, mais aussi une certaine philosophie « ténébreuse » évocatrice de G. Bruno et de Nicolas de Cues (cf. la Docte ignorance). C’est pourquoi « l’homme cultivé ne comprend rien au cante jondo : il ne voit que quelqu’un donner de la voix et des cris mais avec précision, une véritable précision fatale, exacte96 ». Car ici, tout réside dans le rythme et le geste qui donnent à cet art du souffle et du cri, sa musicalité essentielle. C’est la même chose pour l’art tauromachique dont la profondeur est intimement liée à la destruction ou à la mort et la mise en œuvre d’un rythme d’une précision absolue, recommencée à chaque instant. Didi-Huberman voit en lui « le paradigme absolu d’un analphabétisme de la grâce qui saurait danser autour de sa propre mort97 ». Ce que Bergamín nous révèle c’est la musicalité essentielle de cet art caractérisé par le rythme, le cri, le silence, le souffle, les gestes précis issus des profondeurs de l’être.
Conclusion
Finalement est-ce encore de l’art, cette plainte douloureuse d’un homme qui adresse des cris au silence pour témoigner de l’inconsolable douleur humaine ?
Ici apparaît la condition éthique de l’art qui est aussi un lieu de séjour, une manière d’être (ethos) et d’habiter le monde en étant présent aux êtres, aux choses et à soi-même. Cette condition éthique repose ici sur un paradoxe : c’est du fonds du désespoir que surgit ce vent de l’esprit, montrant que le dialogue avec les forces n’a rien à voir avec l’esthétique. La musique en manifeste la présence (accompagnée de la danse) pour nous aider à mieux habiter nos profondeurs en lien avec l’espace résonant de leurs cris. En nous mettant en contact avec la mort (l’altérité radicale rendue ainsi familière) avec laquelle ils dansent et chantent pour y puiser leur puissance de vie, les cantaores viennent nous rappeler la tragédie de l’existence humaine en déployant une immense énergie, tant physique que psychique, pour que l’on puisse l’accueillir. En ce sens, « toute musique est nocturne en sa profondeur » et le noir est sa basse fondamentale. Elle nous conduit à descendre dans nos propres abîmes pour y découvrir l’être noir qui sommeille afin de transformer en lumière l’ultime profondeur. Expression de la lutte contre les forces de destruction qui se mettent en travers du chemin des humains, le duende est ce moment de grâce emblématique de la présence de la mort dans la vie que nous font voir et entendre les cantaores en puisant dans l’espace du dedans des ressources et des forces inconnues. Ils viennent aussi nous rappeler que « tout ce qui finit et commence, la naissance qui est mort98 » appartiennent au royaume de la musique. C’est pourquoi l’aube et le crépuscule sont des moments privilégiés pour la venue du duende car ils traduisent le déclin de la lumière (ou la raison) au profit de l’ombre (l’intuition) souveraine dans l’improvisation des cantaores et plus efficace que tous les mots de la philosophie pour dire le véritable sens de l’art : « tragédie qui se surmonte pour parvenir à la joie99 ».