Cet événement que peut-être je n’ai pas encore trouvé mais sur la voie duquel je me cherche, n’est pas au prix du travail1.
André Breton
La grâce est un événement. Elle est, dans les règles du jeu, un bouleversement tel que le don, naguère coup interdit, devient plausible. C’est pourquoi, en faisant don, je peux instaurer la grâce comme condition de possibilité de ce geste que je suis en train de faire. Je te donne quelque chose et soudain toi et moi, renonçant aux calculs, nous sommes touchés par la grâce. En échange du service ou de la gifle reçus, plus rien n’est dû. Au lieu de payer en retour, on remercie : on rend grâce. La grâce ressemble donc, de loin, à un salaire, en ceci qu’on la rend en guise de réponse, mais comme ce qu’on a reçu a été donné, forcément on ne répond pas en versant un salaire proprement dit. En réalité, rendant grâce, on ne rend rien de spécial mais on cesse de jouer le jeu ancien de la rétribution. On répond au don en acceptant qu’il ne soit plus question ni de punitions, ni de salaires.
Soit l’Épître aux Romains, 6, 23 : « La mort est le salaire du péché mais la vie éternelle en notre seigneur Jésus-Christ est la grâce de Dieu. » (Vulgate latine : Stipendia enim peccati, mors ; gratia autem Dei, vita aeterna in Christo Jesu Domino nostro.) Le texte repose sur un faux parallélisme illustrant l’abandon, sur le chemin de Damas, des règles du jeu dont nous parlions : la mort était la punition du péché, elle en était le prix ; quant à la vie éternelle, elle est gracieuse, elle ne s’achète pas, elle « n’est pas au prix du travail », comme écrit André Breton. Avec la grâce on sort du régime de la rétribution et ce qui s’impose à l’esprit du lecteur de l’apôtre Paul c’est que le péché n’est pas autre chose que l’exclusivité de ce régime. En état de grâce on prodigue et on reçoit les dons, et c’est cela qui sauve. Or, dans une certaine tradition esthétique européenne l’artiste, en tant qu’artiste, a pu être dit en état de grâce. Dans Rimbaud le fils (1991), puis dans Tablée (2017) Pierre Michon, évoquant plusieurs artistes de la fin du xixe siècle, multiplie les allusions à ce qu’on pourrait appeler le schème de l’incarnation et de la grâce, dont nous allons ici tracer les contours. De fait, Michon n’est pas un théoricien de la grâce. Il emploie peu ce dernier mot et quand il l’emploie c’est surtout, dans ses entretiens, en réponse à son interlocuteur qui le presse. Car Michon tient que son métier d’écrivain vise non pas « la résolution d’une question, mais [sa] mise en circulation2 ». Le Salut, la Grâce, Dieu ? « Je n’emploie pas ces mots, dit-il, pour leur contenu : ils n’en ont pas. » Le Salut, la Grâce, Dieu, ce sont « des mots creux […] comme des tambours3 ».
Donc, voulant savoir de quoi il retourne quant à la grâce chez Pierre Michon, nous pouvons examiner, non pas un exposé théorisant de Michon sur cette notion, mais le texte lui-même comme système de renvois et d’échos, et notamment Rimbaud le fils lorsqu’est mise en scène une incarnation en l’absence de (Dieu le) père. Dans quel sens du nom grâce et du verbe croire rencontre-t-on, chez Michon évoquant Rimbaud, une croyance dans la grâce ? En quoi l’événement rimbaldien se prête-t-il ici à ce lexique emprunté à la théologie chrétienne ?
Vitalie Cuif, la présence rendue au bout de l’absence
Dans Rimbaud le fils, tout commence par la triangulation ambiguë d’une famille monoparentale. Vitalie Cuif, la mère d’Arthur Rimbaud, avait, comme on le sait, perdu son mari. Le postulat de Michon est que la poésie du fils consista à transposer, en vers et sur des pages de cahiers d’écolier, le manque éprouvé par la mère. Dans le cas de la mère, le Dieu d’une religiosité répétitive et triste avait d’abord pris la place du mari absent ; chez le fils, l’activité poétique sera le dépassement inventif et lumineux de ce premier défaut.
Son fils avait trouvé une solution […] et bricolait pour cet incommensurable deuil […] des patenôtres de son cru, de grands morceaux de langue rimée qu’elle ne comprenait pas, […] la marque d’une passion ravageuse ayant oublié sa cause et dépassé son effet, du pur amour sans effet4.
Le fils devenu poète n’éprouve pas personnellement le défaut de son père. Aussi, sa poésie est une mise en scène. Elle n’exprime pas une souffrance vécue par celui qui tient la plume mais elle mime un deuil qu’elle mène à terme en lui conférant une forme nette. Rimbaud tend un miroir à sa mère en interprétant devant elle l’absence éprouvée par elle. C’est pourquoi, d’une part, celui qui poétise ignore l’objet du manque qu’il interprète : au moment où la passion est interprétée, la cause de la passion est oubliée, seule demeure la forme sensible de la passion, le ton passionné ; et c’est pourquoi, d’autre part, le moteur premier de l’interprétation poétique est, en réalité, la mère. La poésie du fils symbolise une souffrance au moyen d’une langue étrangère à la mère et, par conséquent, inintelligible d’elle, mais faite pour la consoler.
D’où l’idée qu’à travers Rimbaud c’est sa mère qui écrit. Lorsqu’il imagine Rimbaud se récitant intérieurement Le Bateau ivre devant l’objectif du photographe Carjat en octobre 1871, Michon affirme que la mère « a écrit cela. Elle a descendu le Parnasse. Le ciel par-dessus est grand comme un père5 ». Par le biais de son fils la mère recouvre ce dont l’effacement du mari l’avait frustrée. Au moyen de cette « thérapie familiale6 » (l’expression est de Jean-Pierre Richard), le trio du fils et des parents est reconstitué.
Or, d’après Michon, c’est un pan entier de la poésie française du xixe siècle finissant qui s’expliquerait par la déshérence de ceux qui n’avaient pas pris part à la révolution de 18487. Le cas de Rimbaud n’est pas isolé. Ces « fils navrés de la troisième génération » vont hypostasier la vacance dont leur situation historique est tissée pour se bricoler, selon le même stratagème que Rimbaud, une présence nouvelle8. Aussi, comme le note Annie Mavrakis, « en Rimbaud la négation […] s’est fugitivement renversée en affirmation9 ». Permutant le négatif et le positif, c’est toute une génération qui s’emploie à dynamiser une dépression ; et de cette dialectique la photographie offre, chez Michon, un modèle. L’opération poétique consiste à mettre en scène un état de manque. Le symptôme exhibé est donné pour la preuve que quelque chose manque, même si on ne sait plus ce que c’est : Michon l’appelle « le père » mais l’appellation est presque arbitraire car historiquement il est précisé dès la première page de Rimbaud le fils que le père Rimbaud était un « fantôme, dans le purgatoire des garnisons lointaines10 ». Le père n’est qu’un nom. Le geste poétique est donné comme une preuve du manque d’on ne sait pas quoi exactement. En un tour de passe-passe dont Michon souligne le caractère charlatanesque, la poésie, suggérant que quelque chose manque, substitue le poème à l’objet manquant, lequel, en réalité, était nul et non-avenu11. Les prétendues preuves d’un manque, occupant tout l’espace du fait de la gesticulation à laquelle Rimbaud se livre, remplacent ce qui manque, au point que la définition de ce qui manque non seulement peut être oubliée, mais cesse d’avoir la moindre importance.
« C’était pour ça qu’il faisait la gueule12. » Lorsqu’il se fait photographier par Carjat, Rimbaud fait la gueule, expression qui insistera comme un leitmotiv dans Rimbaud le fils. Or, ce qu’on observe ici, c’est la « ruse » de Michon, son « côté roublard » comme écrit Dominique Viart13. Le parler trivial, avec ses expressions empruntées, parler par lequel est tourné en dérision le beau style personnel de ceux qui prétendent au statut de grands écrivains, permettrait en effet, à certains moments cruciaux, de produire du sublime. De fait, on voit bien que quelque chose ne va pas, mais on ne devine pas ce que c’est – d’où le sublime. Rimbaud présente le symptôme d’un manque de façon à ce que le manque en question sollicite entièrement l’attention du spectateur, mais qu’importe ce qui manque ? Le symptôme positif du manque (l’air boudeur) a occulté l’objet manquant (le père), de sorte qu’il l’a remplacé. L’absence de père (selon une terminologie à connotation psychanalytique), ou de quoi que ce soit dont le nom est celui de l’inconnu, cette absence est mise en scène et se donne en tant que présence actuelle d’un désir absolu. « Le père est assimilé à un mort que son absence rend d’autant plus présent14 », note Ivan Farron.
Or, ce désir de rien de spécial, maintenant très ardent, est au principe du salut par la poésie : Michon, on l’a vu, parle d’un « pur amour ». Telle serait donc la solution inventée par Rimbaud et par ceux de sa génération : le défaut (de père) est changé en présence (du fils) qui boude.
Alors tout va très vite. Privilégiant une « temporalité épiphanique, qui concentre de longues durées dans l’instant décisif », la critique a pu soutenir que Michon met en scène « la grâce d’une incarnation15 ». Nous verrons en quoi cette formule est plus que métaphorique. La scène naguère vacante est brusquement occupée jusqu’à la saturation. Sur les images réalisées par les photographes de l’époque, les indices se multiplient, aussi manifestes qu’énigmatiques : « La cravate penche un peu, mais tout y est, linge, cirage, et le gibus, le grand cylindre sur la tête de la poésie en personne, […] tout l’appareil des fils navrés de la troisième génération16. »
La cravate de travers n’est assurément pas un défaut, elle est un comble. À ce défilé somme toute conventionnel d’hommes vêtus élégamment elle ajoute la touche de pathétique qui en fait un spectacle total. Dans ce déploiement de deuil la nullité du père défunt est perdue de vue. La mère de Rimbaud peut être contente de son fils.
Hystérie et ontologie négative
Or, le mécanisme de cette substitution à laquelle procède le poète requiert, pour fonctionner, la mise en œuvre d’une ontologie négative. C’est sur elle que nous devons nous arrêter avant de montrer comment la grâce peut faire irruption sur la scène de la poésie.
Platon, dans le Sophiste, établit l’être du non-être. Contre Parménide il soutient que le non-être est17. Où il faut entendre, par exemple, qu’un cheval n’étant pas un âne, être un cheval c’est ne pas être un âne : pour se stabiliser, l’être de chaque réalité s’adosse à d’autres êtres qui ne sont pas lui. Dans le cas de Rimbaud envisagé par Michon, l’être se reconnaît à l’intensité d’une présence. En effet le poète, non pas spécule sur l’être théoriquement, mais invite à éprouver qu’il est sous la main et, pour ainsi dire, qu’il est donné. Or, ne livre ainsi sa présence et, par conséquent, ne manifeste son être, que cela qui continue d’être désiré au moment de se trouver sous la main. Le poème est alors le nom de ce présent dont un surcroît de désir marque l’accomplissement de la présence. En admirateur de Rimbaud, René Char le marquait avec cette formule : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir18. »
Est vrai l’être qui, au moment de se donner, attise encore le désir par le manque qu’il creuse. L’être vrai, c’est-à-dire, pour le poète, l’être susceptible d’une présence intense, est celui dont la flamme se prolonge et perdure dans une soif qu’aucune chose particulière n’étanche. Revenant au Sophiste par le biais de ce motif métaphysique de la présence, on peut convenir avec Platon que le secret de l’être est le non-être. Chez Michon le manque, cette signature poétique de l’être, est mis en scène de façon à ce qu’il devienne la preuve de la présence d’un être qui, au fond de lui-même, se replie sur son non-être. Or, cette procédure par laquelle le défaut d’être est donné dans une présence infiniment plus intense que celle de l’être premier – père évanescent et dont on manquait au moment où l’être fit retour, une telle procédure est hystérique. L’hystérique est celui qui prétend faire jaillir l’être à partir de son propre état de manque. À force de mimer le manque, il parvient à créer l’effet d’une présence qui se donne et par cet effet un être se trace, mais c’est un être en creux, un être négatif, un être dont le secret est le non-être. La poésie hystérique, ou poésie de la présence, a pour propriété de vivifier le désir jusque dans l’actualité de ce qui se trouve sous la main. Elle célèbre l’être dans toute la gloire de sa présence ; mais comme c’est, en fin de compte, toujours du non-être que, par elle, est célébrée la présence, alors on peut lui trouver un tour franchement comique, et c’est ce que fait Michon, car ce qu’elle déploie, cette poésie, ce sont des simulacres, et tout le monde le sait, à commencer par le poète, quoique, dans son hystérie, il feigne de l’ignorer.
En ce sens Michon ne croit pas vraiment à l’épiphanie dont Rimbaud lui offre le spectacle, ce qui n’empêche qu’il la salue avec ferveur. Laurent Demanze parle d’une « ambivalence entre foi et mécréance19 » chez Michon. Et Ivan Farron insiste : « À la posture romantique du poète inspiré en quête de grâce souvent adoptée par Michon s’oppose l’attitude distanciée d’un écrivain flaubertien conscient de ses effets20. » Cependant, que la poésie déploie des simulacres, cela ne veut pas dire que les signes y seraient en eux-mêmes plus spécieux ou plus vains qu’ailleurs. Tout signe est à distance de ce dont il est le signe ; tout signe s’inscrit dans une différence ; l’être se signale toujours et nécessairement par ce qu’il n’est pas. Si les simulacres de la poésie hystérique ont de quoi amuser Michon et son lecteur, c’est plutôt parce que la différence à l’œuvre dans la signification est regardée par Rimbaud le fils comme le moyen efficace d’une fin. Pour faire advenir l’être dans l’intensité d’une présence qui se donne vraiment, il faudrait et il suffirait que soient produits des signes d’absence. Comme à la Salpêtrière ces patientes qui, à la même époque, adoptaient devant l’objectif de Charcot des postures passionnées, le poète rimbaldien est un acteur qui ne s’avoue pas tel : c’est assez drôle.
La seule procédure de vérification qui vaille, c’est la mimique. Sur la scène de la poésie l’être est montré par elle comme un lapin par la prestidigitation. La vérité de l’être étant le non-être, on exige seulement, pour que ce soit donné pour de vrai, que ce soit bien mimé. Mieux c’est mimé, plus c’est vrai, comme si le mime pouvait contraindre l’être à se donner dans la présence. Cet usage du signe comme instrument performatif d’une venue à l’être est comique parce que le monde y est pris pour un théâtre. Dans le passage suivant, Michon parle de Carjat mais ce qu’il dit du photographe vaut également pour Rimbaud, que Carjat, à cet endroit, est en train de prendre en photo : « Son vœu le plus cher au-delà des apparences était qu’on le prît pour un poète, car il se croyait tel et donc était bien tel véritablement21. »
Dans la perspective d’une ontologie négative, celui qui mime bien ce qu’il n’y a pas, rendant évident le défaut, fait advenir le don. Non pas l’être apparaît si on prend la peine de le faire voir, mais l’apparence, cette enveloppe, est immanquablement grosse de l’être. Aussi, pour que quelque chose se donne il n’y a qu’à attendre en faisant des simagrées dont Michon se plaît à souligner la force comique. Ici, il parle des « fils » de la génération de Rimbaud : « En attendant, ils se faisaient photographier22. » Pour être, il faudrait d’abord apparaître, et non pas l’inverse. La semblance serait un moyen valable du don de l’être : il y a vraiment lieu de rire. Brandir un signe déclencherait, pour quelques élus, le don d’une présence. Je fais le poète « et donc » j’en suis un, comme dit Michon. Ainsi, les photographies du temps de Carjat parlent « de la grâce qui a manqué aux futurs anonymes23 », mais non pas à Rimbaud, comme le remarque Annie Mavrakis.
Incarner pour mieux oublier
Une femme souffre de l’absence de son mari. Or voici que, par son activité poétique, le fils de cette femme occupe la place du mari. Mieux, il l’incarne. Au prix d’un détour dialectique dont la procédure est inspirée de la photographie, le fils réalise une présence dans le lieu même où le père est en train de perdre toute détermination.
Jacques Derrida fait observer que « chaque événement signifiant est un substitut […]. La structure du ‟à la place de” […] appartient à tout signe en général24 ». Rimbaud, à force de faire signe vers son père, se substitue à lui et l’anéantit. De l’absence de son père il fait, en effet, la condition de sa propre activité significative. Déploiement de signes qui s’imposent à l’attention, la poésie du fils Rimbaud ne peut exister que sur fond de Rimbaud père absent, la première étant tout d’abord ce qui fit signe vers le second. Cependant, on peut dire aussi que le fils incarne le père en ceci que, désignant son père forcément absent du fait qu’il est signifié, finalement il réalise le non-être de son père, c’est-à-dire qu’il porte l’écœurante et vague nullité du père absent à un tel degré de manquement qu’elle finit par briller de tous ses feux. Incarner le père, c’est le signifier avec suffisamment d’intensité pour qu’en fin de compte, au douloureux flou de son absence, soit imprimée la forme convaincante du non-être. Et de fait, l’homme épousé jadis par Vitalie Cuif ne se signalait pas par l’éclat de sa présence à l’époque où sa femme et lui se fréquentaient : il était « un fantôme », écrit Michon25.
Donc, l’ancienne présence du père était le commencement de son absence. Seul est susceptible de présence vraiment donnée l’être comme non-être parce que seul l’être comme non-être est apte à susciter désir et nostalgie. Or, l’incarnation est cette précipitation par laquelle une absence douteuse, tournant d’un coup au non-être, se met, par-là, à faire signe nettement. D’où l’étonnante soudaineté de l’épiphanie rimbaldienne. « L’œuvre se donne pour Michon comme un fait accompli, presque à son insu26 », remarque Annie Mavrakis. Celui qui écrit creuse une absence, mais le don d’une présence comme aboutissement de ce travail de creusement est un événement qui ne se décrète pas. Il échappe à la décision délibérée.
L’absence du père ne se change pas directement en présence. Pour se changer en présence elle a besoin d’en passer par la signification : le poème (pour reprendre la terminologie de René Char) est requis pour que la présence, au lieu de dégénérer en absentéisme et s’évanouir, prenne assez de relief pour soudain s’accomplir. C’est le signe qui, désignant le père, met son absence en vedette, offrant à la frustration et au manque un espace où se retourner. Car une fois désigné, le père apparaît comme le non-être du signe puisqu’il est, lui le père, ce que le signe n’est pas. Donc le signe, se faisant voir, attire l’attention sur lui-même. Ce faisant, il expose dans la même présence à la fois le non-être du père, et son être de signe. Aussi, c’est parce que le fils fait signe, ou encore parce qu’il fait de la poésie, que l’absence du père devenu non-être du signe actuellement sous la main, devient présence brusquement donnée.
À la fin du xixe siècle, le suaire de Turin fut pris en photo. Le négatif offrit une version positive des traits du Christ, lesquels auraient été d’abord enregistrés en négatif sur le tissu, selon la croyance des fidèles. Dans le texte de Michon, allusion est faite au voile de Véronique, un autre linge ayant, suivant une procédure analogue, gardé trace de la Sainte Face27. Pourquoi cette mention d’une relique ? Dans Rimbaud le fils, des fils sans père ont recours à la photographie. Pour eux, elle est intéressante à deux titres. D’abord l’image photographique relève du régime de la preuve. Étant une empreinte, elle fait plus vrai que n’importe quel rapport de témoin. Puisque ces fils se disent des poètes, il faut qu’ils le prouvent. La photographie participe d’une rhétorique de l’attestation qui n’est pas à négliger dans l’optique du boniment et de l’escamotage poétique dont s’occupe Michon. De plus, la photographie met en œuvre une dialectique permettant de changer l’absence en présence selon la méthode que nous avons vue. Or, cette présence de l’être comme non-être va de pair, dans le cas de Rimbaud, avec une pratique du signe absolu c’est-à-dire du signe gracieux. La figuration présente d’une absence devenue pur non-être grâce à l’activité poétique implique en effet la pratique du signe absolu, et c’est par elle que, dans l’atelier de l’artiste, la grâce va faire irruption.
« Dans mon idée, un texte littéraire est une chose intouchable : quelque chose comme une totalité close sur elle-même, une réalité autoréférée, […] fermée peut-être sur son autisme28 », déclare Michon dans un entretien. C’est parce que Rimbaud, faisant « la gueule », fait signe sans faire signe vers rien de spécial, que, d’une part, il réaliserait le don d’une présence, et que, d’autre part, il connaîtrait littérairement ou artistiquement la grâce. On repère aisément le lien entre les deux. La gueule que fait Rimbaud est gracieuse dans la mesure où personne ne sait exactement pourquoi il fait la gueule. Rimbaud fait la gueule pour rien, si bien que jamais on ne se détournera de la gueule qu’il fait pour porter son attention sur les raisons de cette moue incongrue. On restera focalisé sur Rimbaud, fils sans père et signe en quoi la désignation n’a pas de terme assignable. On n’ira pas voir au-delà de lui ce qui, par lui, est désigné. Rimbaud restera présent à jamais, le signe qu’il fait et qu’il est – ou l’incarnation qu’il réalise – résistant mordicus au déchiffrement.
Car Rimbaud n’a pas de raison particulière de faire la gueule. En tout cas Michon n’attribue aucun mobile à un mécontentement si apparent. Et c’est peut-être cela, faire la gueule : on ne fournit pas d’explications quand on la fait.
Rimbaud réalise une présence car la façon dont, faisant la gueule, il fait signe, empêche le spectateur qui le voit de se détourner de lui : il est un acteur d’une présence extraordinaire. Or, la gueule ainsi entendue est gracieuse en ce qu’elle n’est la rétribution d’aucun service. Elle se donne comme un pur cadeau. « À certains moments de grâce, chez les grands écrivains, quelque chose parle29 », affirme Michel Prat. Mais on ne sait pas ce qu’est ce quelque chose. Certes celui qui fait la gueule fait signe, mais de quoi son signe est-il le signe ? « On n’en sait rien30 », comme dirait Michon. Rimbaud fait la gueule un peu comme Don Juan, chez Molière, donne un louis d’or à un pauvre. Pas plus l’or donné par Don Juan que la gueule faite par Rimbaud n’est un salaire. On ne saura jamais en réponse de quoi l’un est donné et l’autre faite. C’est pourquoi les deux sont des signes tels que la signification, en eux, reste en suspens. Bien sûr ils sont des signes, c’est-à-dire qu’ils sont « à la place » (Derrida), mais le complément du nom s’est égaré en chemin. Occulté dans ses déterminations du fait de la signification elle-même, le père absent est réellement devenu la présence éblouissante du fils qui fait signe. Est-ce une « épiphanie » ou une décevante vision spectrale, c’est-à-dire « quelque chose de mort mais de revenant31 » ? Tout dépend du degré de la croyance qu’on y accorde. Michon, qui lui-même joue à y croire, ne tranche pas : l’art « est une imposture, mais nous n’avons que ça32 ». Dans le texte de Michon, le père est tellement absenté qu’on ne sait même plus comment il s’appelait. Aussi, le regret provoqué chez la mère par le défaut de mari a pris, dans la figure du fils, un tour dynamique qui le fait ressembler à un désir : « Colère et charité », écrit Michon, sont « mêlées dans un même mouvement s’enlevant d’un seul jet33 ».
Cette façon, pour le signe, de faire oublier l’absence de ce vers quoi il est fait signe en prêtant à l’absence la forme nette du non-être, c’est l’incarnation34. Rimbaud le fils n’est pas le tenant-lieu de son père absent. Il incarne l’absence avec une précision formelle qui fait oublier qui est absent. Du coup, on dirait qu’il n’y a que cette présence d’un signe qui n’est signe de rien de déterminé. Et la grâce tient justement à la gratuité de ce signe donné à la place de rien.
Cependant, la grâce de la moue faite par Rimbaud comporte, chez Michon, des connotations christologiques qu’on ne peut pas considérer comme une simple façon de parler. Quelle orientation donnent-elles à la notion de grâce telle que Michon la fait jouer ?
Mimer l’état de grâce
On sait que l’image, dans le christianisme, a été promue parce qu’en son occasion pouvait se supposer une transcendance. Le signe visible a été prisé parce qu’il exalte l’amour, loin de tenir sa valeur de ce qu’il désignerait et auquel il pourrait se substituer comme une pièce d’or, lors d’une transaction, vaut par les biens qu’elle permet d’acquérir. Mais de quoi le signe visible exalte-t-il l’amour ? Il exalte un « pur amour », selon l’expression de Michon, et c’est dans le vide ainsi creusé que censément Dieu se donne, hypostasié dans le Fils. Dieu ne s’achète pas au moyen d’espèces sonnantes et trébuchantes. Il ne s’agit pas non plus d’acquérir la plénitude de sa présence en monnaie de désintéressement. On est en état de grâce ; aussi, toute mobilisation de moyens en vue d’une fin est exclue. On aime absolument : ce désintéressement est plénitude. La mutation du vide en plein n’est prévue dans aucun contrat. Elle est gracieuse.
Soit, de Maître Eckhart (le mystique rhénan), ce passage du traité « Du Détachement » : « Le cœur détaché ne désire rien et il n’a rien non plus dont il voudrait être libéré35. » La liberté ici consiste en vacance36. On est libre sans être libéré de rien en particulier. Mais il y a plus. Si l’âme singulière parvient à la vacance, alors « elle perd son nom : Dieu la tire si complètement en lui qu’elle est en elle-même anéantie37 ». Le détachement gracieux est un renoncement non seulement à poursuivre tout objet de désir, mais aussi à endosser l’être propre de celui qui ne désire plus rien. Le point important pour nous, c’est que s’humilier de la sorte c’est accéder au divin : « Le détachement mène à la déification38 », écrit Libera dans son commentaire sur Eckhart. Quand survient la grâce, on fait plus que donner tout ce qu’on a, on donne ce qu’on est, et cette ultime offrande s’appelle la fusion en Dieu de l’âme singulière. Chez Michon, cette offrande a lieu et Carjat en est l’opérateur, lui qui « annule, mais glorifie dans l’éclat d’une lame de lumière le corps de tous ceux qu’elle a frappé39 ». Se faire photographier c’est se donner soi-même pour rien. C’est pourquoi non seulement l’écrivain connaît, d’après Ivan Farron lisant Michon, une « oscillation entre honte inextinguible et rêve de salut40 », mais il fait se superposer entièrement la honte, qui marque l’annulation de la singularité individuelle, et le salut. On fait son salut en s’annulant, et inversement. Aussi, chez Pierre Michon, « l’artiste ne fait que chuter41 », comme l’écrit Dominique Viart. La misère et la grâce vont ensemble42.
Donc, au bout du renoncement gracieux on rencontrerait Dieu, nom donné à une plénitude donnée dialectiquement : « Être vide de toutes les créatures, c’est être plein de Dieu43 », écrit Libera. Mais ce retournement d’une vacance en plénitude affecte aussi le signe. Dans l’économie du don gracieux qui nous occupe, on ne peut pas dire que le signe visible désigne quelque chose (Dieu, ou le père), car depuis longtemps on a renoncé à désigner quoi que ce soit ; on fait signe, pourtant ; et c’est en faisant signe à vide, en quelque sorte, qu’on parfait son détachement. Or, le comble de la vacance, et aussi de l’humiliation, c’est l’incarnation, le mot kénôse en grec embrassant le geste de vider et celui d’humilier. Voici ce que Marie-José Mondzain écrit dans son étude sur la théologie byzantine au siècle des iconoclasmes : « Le verbe a illuminé une chair. L’incarnation, appelée “sarkôse”, est également désignée par le terme de “kénôse” […] à partir des textes pauliniens. Quand le verbe s’est fait chair, il s’est vidé44. » Dans la poésie de Rimbaud lue par Michon, la structure d’une vacance qui se change en plénitude est constamment à l’œuvre. Il s’agit de faire son salut dans l’abstraction du monde. Comment cela se passe-t-il ? Dans les poèmes de l’enfance rimbaldienne, Michon observe que « le miracle n’eut pas lieu, […] la colère » n’ayant pas « trouvé encore son rythme propre et comme consubstantiel, ce rythme juste grâce à quoi elle s’échange en charité sans s’émousser d’un poil45 ». Mais plus tard fut inventée la moue boudeuse et ce qui s’ensuit, et alors le miracle eut lieu, ou du moins devint hautement crédible. Michon imagine cette scène de Jugement : « Chacun de ces fils boudeurs attendait qu’un père vienne ratifier sa bouderie à lui, le tirer du lot, l’élever à sa droite sur un trône invisible ; chacun voulait se soustraire à la société civile, n’être pas là, régner comme en creux46. » Ceux qui boudent affichent leur détachement. La moue boudeuse se donne pour l’ultime signe avant qu’il ne soit renoncé strictement à toute signification. En tirant la gueule, Rimbaud et ses amis paraissent donc suivre ce conseil que Jésus, chez Eckhart, donnait à ses disciples : « Dépouillez-vous […] de tout ce qui est image et unissez-vous à l’essence sans image47. »
Il faut se détacher, s’abstraire, se soustraire ; mais en premier, il faut bouder. La bouderie sert de preuve qu’on est sur la bonne voie. La différence entre Michon et Eckhart c’est que, pour celui-là, le fils fait semblant d’être touché par la grâce. C’est d’abord cela, la ruse selon Michon. Le fils affecte le détachement et c’est une ficelle pour accéder à une plénitude. Et c’est pour cela que la photographie lui est utile : il a besoin d’un public. « Il est bon que la cravate penche48 », estime Carjat ; et Rimbaud, lui aussi, juge excellente l’idée de la cravate puisque, sur son portrait pourtant longuement posé, celle-ci est laissée en biais.
Pareille à une lumière tombée du ciel à travers la verrière de Carjat, la poésie a l’air d’incarner et d’humilier, et donc de vider – comme la lame d’une guillotine vide le condamné de son être propre, mais c’est un brillant effet de mise en scène : « La poésie ça descend, […] c’est une pente dégringolée à vide qui vous amène dans un hôtel de Bruxelles – ou à Guernesey […], souverain, magique, charlatan49. »
Dans Rimbaud le fils, Michon a présenté la poésie rimbaldienne comme une mystification qui force l’admiration. Avec Tablée, il reviendra sur le motif d’une figure gracieuse qui n’est là pour rien, mais alors il mettra l’accent, dans la création artistique de la fin du xixe siècle, sur ce qu’on pourrait appeler, d’après Lacan, une tendance psychotique. La comparaison entre Rimbaud et Manet fait voir que la peinture, art non verbal, permet, aux yeux de Michon, d’approcher l’utopie d’une incarnation que la littérature mimait.
Surenchère de don avec Édouard Manet
Tablée est l’évocation du tableau Au Café que Manet peignit en 1878, soit sept ans après que Carjat eut tiré le portrait boudeur de Rimbaud. On y voit, parmi les clients d’un débit de boissons, une jeune fille mutique. Or, Michon lui trouve une « aura » et une « posture divine » :
La jeune fille toute seule, le sphinx, règne aussi, et magistralement. Elle ne fait pas de sociologie. […] Elle fait le vide. Elle est à elle-même son propre signe – elle est le signe. Elle est verticalement comme engouffrée en elle-même, comme tombant et toute droite dans cette chute interminable. Sa solution, son règne, c’est le solipsisme : je me suffis à moi-même, je suis le monde50.
Est signe ce qui, désignant un autre que soi, est comme mis au service de cet autre. Cependant Manet, sous la plume de Michon, abolit cette aliénation. Le signe accède alors à une divine liberté par le biais d’une extinction de la transitivité dans la désignation. Cette dernière, en principe, instrumentalise ce qui fait signe ; mais au signe divinisé reviendrait la même souveraineté que Maurice Blanchot, citant Héraclite (fragment B93, Diels), attribuait à l’oracle de la Pythie : « Le Seigneur dont l’oracle est à Delphes n’exprime ni ne dissimule rien, mais indique51. » L’oracle signifie (sêmainei), mais manque au verbe le complément d’objet : jamais on ne saura vers quoi au juste l’index est ou n’est pas pointé, jamais on ne se détournera de lui après en avoir proposé une interprétation univoque. Donc, présenté absolument, le signe irradie, et c’est ce qui fait de lui, quand on le voit en peinture, une variation sur le thème du Christ. « Courbet, Fantin-Latour, Degas, Manet surtout », écrit Michon dans Tablée, se souviennent de « la Tablée de Judée […]. L’aura qui, d’après Walter Benjamin, est tombée, l’aura est bien là pourtant […]. Oui, en fin de compte », Au Café « représente une tablée et une aura52 ».
Une différence entre le Rimbaud de Carjat et la jeune fille peinte par Manet est cependant que, de la seconde, il n’est à aucun moment question du père. Ni elle n’a son père auprès d’elle, ni elle ne l’a perdu. Ainsi s’accomplit une plénitude qui, chez Rimbaud, restait imminente. Maintenant l’enfant nouveau a vraiment annulé et remplacé le père d’autrefois. Le signe qui, par nature, se substitue à ce qui n’est pas là, paraît à présent maintenu dans une insolite absence de toute absence, laquelle relève de ce que Lacan appelait une « forclusion du signifiant » et qu’il associait à la psychose53. Comme si le signe avait perdu sa capacité à renvoyer ailleurs l’attention que d’abord il a attiré sur lui-même – comme s’il avait cessé d’être l’embrayeur d’une métaphore, on n’a plus idée de l’absence du père absent. Son nom à son tour s’est effacé. Telle est la « carence de l’effet métaphorique54 » décrite par Lacan.
Rimbaud, avec son stratagème photographique et son obsessionnelle intériorisation du regard de sa mère, permettait à Michon de dévoiler une machinerie dont la vocation était un effet de grâce. Le laisser-aller boudeur qu’il trouvait à Rimbaud était une astuce : « Tous ces Rastignac de l’au-delà rongeaient leur frein derrière de petits sonnets obscurs et des conduites magiques55. » Quant à la jeune fille de Manet, drapée de solitude et d’insondable naïveté, elle se détourne de tout public. Son indifférence est un autre trait qui distingue son attitude à elle, de celle, obstinément provocatrice, de Rimbaud. Michon radiographie d’ailleurs le silence de la jeune fille en lui prêtant les mots suivants, qu’il assortit aussitôt d’un commentaire :
Je ne souffrirai pas pour vous, je ne vous souffrirai pas. Je vous ai éclipsés, je règne. C’est la posture divine, la meilleure pour régner, imparable. Elle offre le profil, le côté opaque de l’être, celui dont on frappe les effigies des médailles, celui des dieux de l’Égypte56.
Comme un Christ peint, Rimbaud fixait son spectateur : la jeune fille reste de profil. On la voit mais on n’est pas son public. Visibilité dénuée d’intention, pareille à celle du vestige, du rocher, de l’astre.
Dans l’impressionnante proximité de Rimbaud se lisait comme à livre ouvert l’absence (paternelle) dont elle avait fait sa matière, la moue exprimant la précarité du travail dialectique. Chez Manet on remarque au contraire une ataraxie supérieure. La figure ne paraît pas en représentation. Peinte, elle abandonne au vent du désert sa surface sans profondeur cachée. Donc Manet proposerait un horizon délivré du point de vue d’un quelconque observateur sur un quelconque objet à observer. S’accomplirait alors un déploiement qui n’est pas celui d’un objet placé dans un champ visuel. L’opposition du sujet qui regarde et de l’objet regardé n’est plus à l’ordre du jour. Chez Manet la sérénité règne, celle-là dont Heidegger parle lorsqu’il demande ce « qu’est […] cette ouverture en elle-même, si nous laissons de côté le fait qu’elle peut aussi apparaître comme l’horizon de notre pensée représentative57 ». Structurée comme la Contrée (Gegend) ou comme la Libre étendue (Gegnet) selon Heidegger, la surface picturale fleurit dans une paix du signe qui s’appelle en allemand Gelassenheit et qu’Alain de Libera, se souvenant de l’auteur d’Être et Temps au moment de commenter Eckhart, qualifie de « détachement », de « délaissement » ou encore de « laisser faire58 ».
Chez Rimbaud le signe était insignifiant en ce qu’il réclamait pour lui l’attention exclusive du spectateur. La fureur avec laquelle Rimbaud faisait signe avait un but, que Michon mettait au jour : elle visait à ce qu’on n’allât pas chercher de quoi Rimbaud était le signe. Chez Manet, de nouveau le signe est insignifiant, mais cette fois au sens où l’image est laissée à l’abandon. À aucun spectateur, maternel ou autre, elle ne défend l’accès d’un père défaillant dont la défaillance, justement, est un supplice. L’image de la jeune fille, on risquerait de ne même pas la remarquer si Michon ne braquait sa lampe sur elle. Pareille à un dieu de profil sur la paroi d’un tombeau pharaonique, elle n’est pas conçue pour un public. Aussi, quand on la regarde, on est stupéfié. Un signe se trace alors qu’il n’est même pas fait signe.
On dirait que, chez Manet, aucune visibilité n’est voulue par personne. Aussi, on passe « du vouloir à la sérénité59 » (selon une autre expression empruntée à Heidegger). L’horizon d’où émerge la figure peinte est celui d’une pure attente et non celui d’une activité de représentation : « Nous ne devons rien faire, seulement attendre60. »
Sur le portrait fait par Carjat, ce fils qui, boudeur, s’incarnait sous les yeux de sa mère était un effet d’art humain, trop humain, et à usage humain. Le fils était en somme fabriqué au moyen d’un jeu d’acteur adroitement mis en scène. C’est pourquoi Michon considérait la filiation rimbaldienne comme une supercherie : car chacun sait qu’un fils, cela ne se fabrique pas. Mais avec Manet il faudrait admettre que l’enfant est « engendré, non fait61 », comme l’écrivent les auteurs du symbole de Nicée. N’étant pas le produit d’une fabrication, il pourrait être dit consubstantiel au père. L’enfant est le même que le père. Aussi, du père, il n’est plus question comme d’un autre que l’enfant. Tout comme le père, l’enfant est là depuis toujours. Cette explication, qui permet de justifier l’expression par laquelle s’ouvre l’Évangile selon Jean : « au commencement était le Verbe », s’applique à la présence de la jeune fille du café, libre variation sur le thème du Fils (à en croire Michon). Sa présence de signe mystérieux est antérieure à l’art de la représentation. Elle ne signifie pas quelque chose qui aurait été là avant.
Dans Maîtres et Serviteurs, Michon écrit que la peinture, par la « perfection du geste », a pu donner lieu à une « Révélation directe62 ». Rimbaud metteur en scène de sa propre parole et de sa propre face s’adressant au public produisait un effet de fils : il était un poète c’est-à-dire un auteur de poèmes mais aussi, au sens étymologique, un fabriquant, un technicien du spectacle, et, en tant que tel, il donnait le change, il mimait la grâce, il était comique. La jeune fille de Manet, et Manet avec elle, connaissent l’engendrement. C’est cela qui, sans doute, vaut à cet enfant peint sa féminité. La présence de la jeune fille relève d’une mise au monde, voire d’une parthénogénèse. Cependant, le ton employé par Michon a son importance : « C’est la posture divine, la meilleure pour régner, imparable. » Quand il fait parler la figure, Michon fait avouer au tableau ce que le peintre taisait. La jeune fille, on l’a dit, regarde ailleurs. Elle apparaît alors sub specie aeternitatis. Donc c’est par un surcroît de renoncement que Manet entend sortir de la dialectique de l’absence et la présence donnée. Cette épiphanie séduit Michon, qui résiste pourtant à la séduction en dénonçant, au fond, l’ultime trouvaille technique, la trouvaille « imparable », non pas inventée par l’enfant, pour le coup, car la jeune fille ne demande rien à personne, mais par le peintre.
Michon voit dans Rimbaud le fils, puis dans Manet le peintre d’images pieuses les hérauts d’une ouverture et d’une grâce d’abord esquissée, puis advenue ; pourtant, même la peinture si vraisemblable de Manet, Michon s’en écarte finalement par ce rire ambivalent, à la fois admiratif et incrédule, à quoi son écriture invite. « On doit être ironique avec ce à quoi on croit63 », déclare Michon dans un entretien. Comme lorsque, juste avant le réveil et rêvant encore, on se rend compte qu’on rêve, ainsi, évoquant la peinture de Manet, Michon prend conscience de la ruse du peintre au moment où ses effets sont en train de se dissiper.
Grâce et ruse
La description par Michon de la poésie rimbaldienne et de la peinture de Manet conduit à voir dans les années 1870 le moment où s’invente un ensemble de procédures où le xxe siècle bientôt s’illustrera, et que Michon, en fin de parcours, héritera64. Pour ne citer qu’un exemple, dans la pratique des objets-fées de Roger Caillois il s’est agi de sauver la nature sensible en se dégageant du technicisme moderne, lequel incite à tout regarder sous l’angle des moyens et des fins. Au fond, Caillois recueille des objets manufacturés dans le même état d’esprit où Manet, par sa peinture, accueillait la jeune fille du café : il les maintient dans « un mystérieux isolement65 ». Comment s’y prend-il ? Il les détourne de leur fonction, les empêche de faire de la sociologie, comme dirait Michon ; il ignore l’usage auquel ils furent destinés, il s’ingénie à ce que cet usage soit perdu de vue. Alors les objets annoncent « une fertilité vacante, désaffectée, libre66 ». Errants parce qu’abandonnés, donc rendus à leur sérénité (Gelassenheit) et à leur naturalité, ils deviennent indéchiffrables. Caillois écrit à leur sujet qu’ils « ne signifient rien qu’eux-mêmes. Le discours auxquels ils invitent reste silencieux et il naît d’une taciturnité toujours nouvelle, surprenante67 ». Il faut que ce qu’il y a se donne pour rien. À cette condition la grâce peut advenir encore et toujours. Michon le confie dans un de ses entretiens : « La littérature est une forme déchue de la prière, la prière d’un monde sans Dieu68. »
Mais au-delà d’une telle mise en perspective historique à laquelle Michon procède, il est remarquable que l’auteur de Rimbaud le fils conserve à l’égard de la littérature l’attitude ambivalente que résume le terme de ruse. Michon croit-il pour de bon à la grâce sécularisée dont les artistes auraient fait leur miel depuis que fut proclamée la mort de Dieu au xixe siècle ? Cela importe peu, car ce qui compte, c’est le geste d’écrire. En tant qu’il paraît parfois tenir un discours sur la grâce, Michon n’a de cesse qu’il ne l’ait démystifiée. Cependant l’écriture qui s’empare de lui quand il traite de la grâce suggère qu’il connaît lui-même des moments de grâce. Michon sait que « le roi vient quand il veut », selon le titre d’un recueil de ses entretiens : « le roi, c’est-à-dire la littérature, ou le sens, ou le vrai69. » De fait, ce que Jean-Pierre Richard appelle la « vivacité orale » ou encore la « véhémence anaphorique » des phrases de Michon témoigne de ce qui, dans Rimbaud le fils, est par ailleurs mis en doute par le contenu discursif de son propos70. Une manière d’affirmer que la grâce n’est qu’un effet d’art semble attester, contre le discoureur, que la grâce est plus que cela. La figure de l’auteur qui s’amuse de l’espèce d’hystérie qui s’empare de Rimbaud et de sa génération, cette figure s’en amuse avec une telle verve, qu’elle paraît connaître un état de grâce. Ce n’est pas tant que Michon défende un dogme de l’inspiration (car d’une part Michon ne se veut pas théoricien et, d’autre part, quand Dieu est absent, par qui au juste être inspiré ?), mais c’est que pratiquement l’hystérie rimbaldienne est la seule position tenable. Nous sommes embarqués et il n’existe pas d’alternative. Michon dira : « L’art n’est rien, mais nous n’avons que l’art71. »
La ruse tiendrait alors à cette contradiction entre discours et écriture, propos (critique) et geste (artistique). Dans un aveu qui paraît lui échapper comme un lapsus, Michon, fils en déshérence, témoigne de ce que discursivement il met en doute : le pur événement de la grâce.