Les conférences performées, une pratique d'éclaircissement - entretien avec Laurent Pichaud

DOI : 10.54563/demeter.104

Résumés

Cet entretien avec Laurent Pichaud, sur la pratique des conférences performées qu’il développe depuis quelques années, fut réalisé en 2018 par Marion Le Nevet, étudiante en master 2 arts de la scène, parcours « Perspectives critiques », à l’université Rennes 2, dans le cadre de son mémoire de recherche intitulé : « Le statut de l’artiste-conférencier dans la conférence-performance ».

This interview with Laurent Pichaud, on the practice of conference-performance that he has been developing over the past few years, was conducted in 2018 by Marion Le Nevet, a student in Master 2 Performing Arts at the University of Rennes 2, as part of her research paper entitled: “The Status of the Artist-Lecturer in Conference-Performance”.

Index

Mots-clés

entretien, in situ, recherche-création, processus de création

Notes de l’auteur

Réalisé par Skype, le 19 décembre 2018 et revu en mai 2020

Texte

Marion Le Nevet : Quel est le lien entre indivisibilité(s) et Performer la recherche : faire de l'in situ dans l'œuvre de Deborah Hay ?

Laurent Pichaud : indivisibilités est le titre d'un duo que j'ai chorégraphié avec Deborah Hay en 2011. J'en ai fait une version solo, qui s'appelle indivisibilité, et qui est une manière de prendre en compte les matériaux que j'avais fabriqués pour le duo. Quand je fais des performances liées au travail de Deborah Hay, je les appelle soit indivisibilité, soit Performer la recherche ; Performer la recherche est plus un nom générique qu'un titre. Mais en effet, c'est la même famille de projets, qui cherchent à créer des objets un peu hybrides entre la conférence et la performance.

M. Le N. : Il n’y a donc pas de distinction claire entre les deux. Je me demandais ce qui tenait de la création avec Deborah Hay et ce qui tenait à votre travail de recherche.

L. P. : C'est-à-dire que la recherche s'est déployée le jour où je me suis rendu compte que tout mon compagnonnage avec Deborah – que je sois co-chorégraphe, son assistant, ses livres que j’ai traduits, mon travail dans ses archives –, revenait à faire une recherche. Alors qu'avant je ne me l'étais vraiment pas dit. Et puis ça fait partie de mon parcours d'artiste intervenant dans le champ pédagogique au Master exerce à Montpellier, puis à Paris 8. Cela s’est donc plutôt fait empiriquement : j'ai rencontré Deborah, on a fait des choses ensemble, et à un moment donné, j’ai réalisé que je faisais de la recherche. Donc essayons de trouver des formats qui accueillent la multiplicité des points de vue que j'ai sur son travail, sur son œuvre. Et c'est pour ça que je suis inscrit en thèse aussi maintenant.

M. Le N. : Le titre de ces formes dépend-il du cadre, spectaculaire ou universitaire, ou du contexte ?

L. P. : J'ai l'impression, mais c'est très intuitif de dire cela, il faudrait que je vérifie, que j’emploie Performer la recherche comme titre générique quand on me demande des choses dans le cadre universitaire, de type conférence performée dans des colloques ; et quand je suis dans le milieu du spectacle vivant, j'y vais avec un titre de spectacle, donc indivisibilité.

M. Le N. : Vous vous définissez comme artiste chercheur. Où situeriez‑vous votre auctorialité en tant qu'artiste dans votre travail de ces dernières années ?

L. P. : C'est un long parcours. En fait, si je fais ce genre d'objets performatifs de type conférence, c'est parce que ma démarche est celle de l'in situ. C'est-à-dire que l’inscription dans des contextes non artistiques – dans l'espace public, dans des jardins, dans des lieux, des gymnases – ou non dédiés au spectacle vivant – des musées –, m'a fait vraiment réfléchir, et m'a renvoyé à une image de l'artiste très différente que lorsque je faisais des projets sur scène. Sur scène, on est dans un milieu homogène et protecteur, d'une certaine manière. La boîte noire est censée tout accueillir. Quand on fait un spectacle de danse contemporaine autour d'un monument aux morts par exemple, d'un seul coup, le « milieu » qui m'accueille, les passants, les élus à qui je demande les autorisations, me renvoient de manière très différente à ce que c’est qu’être artiste. Et cela m'a énormément enrichi. Quand le champ pédagogique s'est un peu ouvert à moi, je l'ai vraiment investi de tout mon poids d'artiste ; j'ai voulu m'inscrire dedans, tout comme quand je fais une pièce autour d'un monument aux morts. Je réfléchis à ce que réclame le monument aux morts, au geste performatif qu’il attire. Ouvrir des formats de type performatif et de type conférence, pour mettre en partage du savoir est alors ma manière de m’insérer dans le champ pédagogique, de répondre à ce qu’il réclame. Et ainsi mon geste d'artiste s'élargit, d'une certaine manière, en cherchant dans d'autres méthodologies, qui rencontrent mon processus artistique, ou en cherchant dans d'autres formats, qui sont un peu générés par le site qui m'accueille ; c'est comme ça que mon geste d'auteur, d'artiste, se déploie maintenant. Je me sens à la fois beaucoup plus libre, et moins soumis aux codes, aussi, c'est moins formaté. En ce sens-là je suis très content d'investir, en tant qu’artiste, ce genre d'espace. Quand je rigole avec artiste où chercheur, c'est pour mettre le mot « artiste » en avant. C'est à travers l'œil artistique que je fais de la recherche.

M. Le N. : Vous parlez encore de spectacles concernant ces formats, même quand ils se situent dans des contextes universitaires ?

L. P. : C'est très stratégique, j'ai envie de dire. Parfois, dans certains milieux, je ne dis pas que je suis chorégraphe. Je dis que je suis artiste, ou parfois je dis que je suis chorégraphe et plasticien. C'est vraiment une réflexion liée au milieu. Parce que s'annoncer ou s'afficher chorégraphe, selon les espaces ou les contextes, cela peut ne rien vouloir dire. C'est un imaginaire dont les gens sont loin. Je nomme toujours que je viens du champ de la danse mais après, sur les formats, je suis prêt à tout défendre finalement ! Je peux défendre que ça reste du spectacle, mais parfois je préfère dire que c'est de la performance : c'est dans un certain milieu qu'on peut énoncer cela, parce que c'est un certain rapport à l'histoire de l'art. Donc ça dépend un peu du type d'adresse, et de ce que j'ai envie de revendiquer. Mais c'est vrai que, par stratégie, je viendrai toujours proposer une autre porte d'entrée dans un contexte un peu borné. Dans le milieu universitaire, j'affirmerai un peu plus la dimension performative. Dans le milieu du spectacle vivant, j'annoncerai un peu plus, je ferai un peu plus de place au côté chercheur. Cela relève aussi d’une démarche militante, pour essayer de faire bouger les lignes, parce que ce genre de formats n’est encore pas bien reçu. Les milieux demeurent un peu cloisonnés.

M. Le N. : Et votre vision du spectateur, est-ce qu'on peut d’ailleurs vraiment parler de spectateur, dans ces contextes ?

L. P. : Oui... Si vraiment on affine, ce qui m'intéresse dans ces formats, c'est de faire varier les états d'être du spectateur. Par exemple, il y a des moments où je sais très bien que je fais frontalement du spectacle, au sens du code spectaculaire : une frontalité, une division scène-salle. Il y a des moments où je viens troubler ce code, en rendant ma posture plus équivalente à celle des spectateurs : je m'assois au milieu d'eux, je leur parle autrement, je crée une intimité, etc. Dans ces cas-là, je sais très bien que le code spectaculaire est un peu perturbé. Et puis à d’autres moments, je jouerai avec de la conférence pure. Je projette des images, je les commente, je transmets du savoir, de manière frontale et directe. Parfois, je raconte des histoires, je passe par d'autres natures de discours, pour modifier là aussi le type d'écoute. Donc c'est une variation continue d'états, pour que mon adresse et l'écoute, l'attention des spectateurs, évoluent.
Il reste donc dans ces formes du code spectaculaire, même s’il n’y a pas que celui-là. Mais faire varier ce dernier, c’est ce qui m’intéresse et ce que j’ai appris à faire dans l'in situ. On est tous porteurs d'un code que l'on reproduit. Dans l'espace public, s'il y a des gens qui remarquent un danseur, ils vont reprendre le code du théâtre : ils vont créer une distance, ils vont se mettre en face ; je l'ai observé fréquemment. Donc si on a envie de les mettre en cercle, pour faire appel au rituel ou si on a envie de créer d'autres types d'attention dans l'espace public, il faut faire varier les états de corps, qui influenceront les états de spectateur, pour renouveler la frontière entre l'art et la vie. Les spectateurs pourraient ainsi se dire qu’on peut entendre, voir et apprendre des choses de manières très différentes. On n'est pas obligé d'être étudiant pour apprendre, on n'est pas obligé d'être spectateur pour apprécier le spectacle, etc. Ce sont ces codes-là qui sont intéressants. Donc, oui, il y a encore du code spectaculaire, mais est-ce que ce sont des spectateurs ? C'est agréable de varier, aussi. Parfois je dis « spectateurs », parfois je dis « visiteurs », parfois je dis « auditeurs ». Il y a plein de manières de les nommer. Je fais confiance au spectateur, enfin, à sa possibilité d'inventer sa place, aussi. Et donc sa « fonction ».

M. Le N. : Concernant plutôt vos intentions, et le processus de création, vous parliez d’« esthétique du déceptif1 » au sujet de votre travail chorégraphique. Est-ce que vous pensez que cette notion-là est toujours présente dans vos propositions actuelles de recherche-création ?

L. P. : Le déceptif, c'est vraiment un terme des années 1990, pour moi. C'est la manière dont certaines critiques de danse de l'époque ont pu qualifier la « non-danse ». Le déceptif, c'était justement une manière de décevoir les attentes spectaculaires. Donc, en regard de ma réponse précédente, on pourrait dire qu'il y a du déceptif, même si ce n’est plus un mot que j'emploie vraiment. Cependant, je cherche bien à « stimuler » l'attention, et pour cela il faut perturber des repères, il faut créer de la surprise, aussi pour moi, en scène. Me mettre dans des situations que je ne maîtrise pas, afin que celui qui est avec moi en tant que spectateur commence aussi à jouer un autre jeu. Chaque projet invente dès lors un type d'adresse. Ainsi le déceptif, s'il est encore présent, c'est dans cette optique-là, de dynamiser, perturber, recomposer des codes que l'on connaît tous, et qui sont « dominants » parce que tellement ancrés dans les pratiques. « Être spectateur, c'est être assis, en face, à une certaine distance, être dans le noir, ne pas considérer son propre corps, etc. » C’est le code spectaculaire dominant, et pour la recherche, il y en a un aussi : des colloques, derrière la table, le micro, des gens qui prennent des notes... Voilà, c’est ce qu'on reproduira, on se prédisposera à ça, parce qu’en plus cela fonctionne. Quand je parle du code dominant, ce n'est pas un code à détruire, c'est juste celui qui nous a formé, et avec lequel j’ai un peu envie de jouer. D’ailleurs j’en ai besoin : il est le référent que je décode, justement. D’autre part, les lieux, les sites réclament des choses. Quand je fais une performance dans un amphithéâtre à l'université de Rennes, ou dans une galerie d'art à Nantes, alors que c'est une conférence performée à chaque fois, le lieu, l'architecture du lieu, m’imposent d’en jouer. Je ne peux pas reproduire in extenso quelque chose, parce que la disposition même des spectateurs, des visiteurs, bouge. À Nantes, j'ai opté pour un paysage humain. Tout le monde était assis par terre, et moi-même je pouvais jouer des codes spectaculaires en étant debout, en dansant autour, au milieu. Par moments, j'étais au sol, à parler, dans une forme de connivence. Il faut tout réinventer, à chaque fois. Mais ça c'est le plaisir de l'in situ, aussi. Donc c'est à la fois s'aménager le site, et s'aménager dans le site, puis adapter les outils de la conférence performée au site.

M. Le N. : Ce qui m'avait frappée la première fois que je vous ai vu, et que j’ai retrouvé dans les réponses des spectateurs à mon questionnaire, c’est la clarté de vos interventions, leur aspect didactique. Est-ce que cela répond à une volonté de transmission ?

L. P. : Oh oui, bien sûr. Je dirais que c'est le service minimum de la conférence, qui permet ensuite de retenir quelque chose. Après le mystère, la manière de dire les choses autrement qu’en suivant le mode didactique habituel, voilà ça c'est mon jeu. Mais quand il y a vraiment une dynamique conférencière, c'est le minimum, pour moi. Et puis cette clarté n'est pas donnée. C'est un travail. C'est un travail qui se joue dans l'éclaircissement des idées, dans la mise en scène des idées, dans la dramaturgie des idées. Il y a une mise en condition, aussi, d'un état d'écoute, d'un état d'attention. Donc c'est toujours le travail, on va dire, du conférencier et du performeur, qui cherche à rendre clair ou à éclaircir les choses.

M. Le N. : Ce didactisme ou cette lisibilité permettent-ils malgré tout une perception sensible de votre travail ? Est-ce que ça n'engendrerait pas une scission entre le pédagogique et l’artistique ?

L. P. : C'est intéressant parce que j'ai déjà reçu ce genre de remarque, et je pense que, par exemple, le milieu artistique va dévaluer le pédagogique et le milieu universitaire pourrait dévaluer le côté performatif. Mais ça c'est du code, enfin c'est là où le code dominant nous domine, encore. Mélanger deux espaces séparés ne pourrait rien créer d'autre que l’un des deux, amélioré ou perverti. Cela veut bien dire qu’il reste des présupposés à faire bouger. Et si je veux le faire, ce n’est pas pour révolutionner le monde, mais parce que c'est quand même fascinant ce que la méthodologie universitaire fait mûrir du processus artistique et vice-versa. Il y a énormément de ponts et, ce sont des évidences, il y a énormément de créativité dans la recherche et il y a de la conceptualisation, de la théorisation dans la pratique chorégraphique. Réfléchir à ces pratiques, se rendre compte de ce que l'on fait… c’est un enrichissement de constater comment on est travaillé par ce qu'on fait et par ce qu'on cherche à créer.

M. Le N. : La dimension esthétique et sensible a-t-elle la même importance dans votre travail que la part didactique ?

L. P. : Oui, et puis je pense qu'on peut faire du didactique sensible, tout autant que du didactique conceptuel ou froid. Le didactique n'existe pas en tant que tel, c'est un outil parmi d'autres. Et le performatif est un outil parmi d'autres. Ce sont des couleurs, des tonalités, qui s’imposent selon le format, le site, la commande. C'est un rapport de porosité. Après, si j’ai une pensée ou un soin du didactique ou de la clarté, c'est aussi lié aux projets in situ. En particulier dans l'espace public, où on rencontre des passants qui ne sont pas forcément au courant de ce qu’est l'art contemporain ou des dernières réflexions en cours dans ce domaine. Il faut faire un effort pour parler, se faire comprendre, cohabiter et collaborer avec des passants qui peuvent nourrir le processus sans le savoir. Et cela résulte aussi du plaisir de la rencontre, de l’envie de viser l'intelligence sensible chez le spectateur. C'est aussi une manière de déjouer certains codes, notamment le code spectaculaire du danseur virtuose qui séduit le spectateur, et dont j’ai hérité. Et le spectateur séduit à son tour le danseur virtuose et aime aller lui dire : « Oh c'est génial comment vous êtes différent de moi ». J'ai voulu déconstruire cela, et cette dimension didactique, ce « prendre soin de comment on dit des choses simples même pour énoncer des choses compliquées » y participe. Je fais aussi confiance au sensible puisque je ne propose jamais une conférence conférence. Je crois que j'en serais incapable. Je fais alterner des moments de diverses qualités à un spectateur pour qu'il entende et ait le temps de s’imprégner de références qu’il ne connait pas. Par exemple, je m'arrête de parler d’un seul coup, je rentre dans un état de danse, les spectateurs ne comprennent plus ce qui se passe ; c'est une manière – je le sais – de les saisir et de leur laisser le temps d’assimiler des informations et du sensible. Après chacun fait son chemin avec. Et je pense que la clarté d'une énonciation, elle est aussi importante que la clarté d'un geste. Donc c'est toujours bizarre quand les gens opposent ces dimensions. Finalement, pourquoi on ne parle pas d'un geste didactique de danseur ? La clarté pour moi, c'est un contrat.

M. Le N. : Dans les « ateliers du regard » et les Jeux chorégraphiques, il y a la recherche d’un spectateur actif. Est-ce que vos performances de recherche-création sont encore un moyen d'obtenir cette participation du spectateur ?

L. P. : Oui, complètement. Quand je dis que je cherche à stimuler des états d'être spectateur différents, il s’agit encore une fois d’un contrat entre le spectateur et moi. Mais c'est un contrat où je cherche à stimuler quelque chose, je cherche à stimuler un état d'attention ou une mise en expérience physique, intellectuelle ou sensible. Je m'appuie éminemment sur cette dynamique, ou cette expérience, tout comme j'essaie de la créer pour moi performeur-conférencier.
La pensée n'est pas tout le temps linéaire. Elle fonctionne aussi par association d'idées, avec des rêves, des digressions, en des étapes très diverses. Le mouvement de la pensée ne passe pas que par un langage logique et un plan toujours pré-conçu. Donc jongler avec ces manières de mettre en mouvement la pensée me semble opportun dans un champ où on a envie d'articuler des idées et des intentions. Les formats ou les types d'adresse sont ainsi des moyens de stimuler des mécanismes réflexifs chez le spectateur. En ce sens-là, j'espère qu'il fait son chemin, qu'il fait un chemin en tout cas.

M. Le N. : J'observe qu'il y a des publics un peu différents selon les contextes. Est-ce que vous vous adaptez en fonction du public ?

L. P. : Oui, bien sûr. C'est le minimum, là aussi. Je n'ai pas d'attentes, je suis plutôt en attente d'être à l'écoute. On ne sait jamais. Je veux dire, je peux être dans un colloque où on croit que les gens sont savants, et puis en fait ils n'y connaissent rien à la danse contemporaine. Donc, il va falloir aussi trouver les mots de ça. Je peux être dans une situation tout public, et les gens justement sont très ouverts. Et dans ces cas-là, il y a des expériences que des milieux savants n'accepteraient pas de faire. On a tous nos a priori, et c'est là où mes outils de performeur sont utiles. C'est-à-dire que je réceptionne une qualité d'écoute et je vois où il ne faut pas trop aller, où il faut prendre plus de temps, etc. Comme je ne suis plus du tout dans le code spectaculaire, avec les spectateurs dans le noir et moi éclairé et ébloui, je vois les choses. Et je sais que les gens se voient être regardés : c’est une communication tellement utile et tellement agréable, en plus. Encore une fois c'est un jeu d'équivalence. Bien sûr je suis la force invitante, bien sûr ils se prédisposent à m'écouter, mais je vais vers eux, au sens d'être à l'écoute, de prendre un certain soin, ou même de les perturber. Il y a souvent de l'humour aussi ; c'est un outil qui m'importe. C'est une manière de créer la rencontre, d’y prédisposer. Parce qu'il y a des spectateurs qui ont certaines attentes et qui se rendent vite compte qu'elles ne seront pas comblées. Soit ils partent, soit ils boudent et cela on le sent aussi.

M. Le N. : Quand vous préparez une intervention, vous le faites en considérant ces a priori ?

L. P. : Je n'ai pas le choix. Soit je me stresse à ce sujet, soit je travaille les outils qui prédisposent à une certaine attention et à une certaine réactivité. Mettre des sièges ou pas, des tapis au sol, c'est une manière de rendre tactile le rapport à l'écoute qui va venir. Ensuite, la nature de l'écoute, je ne la connais pas. Mais au moins c'est une manière de créer, de « prédisposer » : de me prédisposer et de prédisposer les spectateurs...

M. Le N. : Est-ce que vous cherchez intentionnellement certains contextes de représentation ou en évitez-vous certains ?

L. P. : Parfois, je n'ai pas le choix. Quand j'ai le choix, j'ai besoin de comprendre le contexte, justement, ou le public. Par exemple là, un ami chorégraphe qui a un poste d'enseignant dans une école d'art à Clermont-Ferrand m'a invité pour faire une conférence et j'avais le choix entre une grande salle de type atelier d'école d'art mais un lieu passant, ou un amphithéâtre. Et en le faisant parler, en éclaircissant un peu le public concerné, je me suis dit : vu là où ils en sont, vu là où j'en suis, il vaut mieux que je prenne la galerie. Et j'ai créé un dispositif particulier dans la galerie. Donc je n'ai pas de préférence puisque cela fait partie de mon jeu que de m'amuser avec les contextes. Si le contexte est un peu trop codé, bien sûr je le pousserai du coude. Je m'amuserai pour vraiment ne pas subir le code, mais je m'appuierai également dessus. Ceci dit, c’est vrai que les lieux sur‑codés ne sont pas les plus intéressants pour moi.

M. Le N. : Vous semblez faire vos choix de dispositifs scéniques, de scénographie un peu au dernier moment en fonction du lieu. Ainsi, il y a de l’inconnu et vous conciliez les informations que vous avez eues avant et ce que vous découvrez sur le moment ?

L. P. : C'est ça faire avec le réel. Ce qui m'intéresse, c'est de m'inscrire et de dialoguer avec le réel. Inventer avec les moyens du bord, c'est vraiment un des plaisirs de l'in situ. C'est aussi une pensée quasiment économique et écologique. Ne rien importer dans un lieu, ne pas transformer le lieu, ne pas le « phagocyter », comme je dis, ne pas le transformer en théâtre. Faire avec les éléments et les habitants au sens générique du terme. Les étudiants d’une école d'art, on pourrait les appeler des habitants : ils connaissent le site, moi je ne le connais pas. Donc faire avec leurs éléments, c'est aussi une manière de créer une connivence et de mettre en perspective ce qu'ils connaissent ou qu'ils croient connaître. Il y a tellement de manières d'aménager un espace. Parfois, j'ai des accessoires, qui sont liés à la forme. Par exemple à Nantes, au Grand Huit, l'extincteur, les fanions sont des éléments constitutifs de indivisibilité. Mais ce sont des accessoires mobiles, pas une scénographie à reproduire. J'ai donc besoin de passer du temps dans le lieu pour me l’approprier, pour avoir de nouvelles idées et pour en adapter de plus anciennes qui sont propres à cette forme spectaculaire. Il y a par ailleurs des choses qui se décident au dernier moment, en passant par la dramaturgie. J'ai des intentions, une chorégraphie d'intentions, de « Qu'est-ce que je veux dire ? ». Après l'ordre, et le reste, va s'inventer au fur et à mesure. Il y a des séquences flottantes, que j'ai envie de tester mais qui n'appartiennent ni à un plan ni à un ordre prédéfini. Donc je ne sais pas exactement à quel moment je vais les placer, et c'est le site qui m'y aide. Je me rappelle que par exemple à Paradise, à Nantes, c'est la circulation dans l'espace qui m'a donné le « plan » de la conférence. On m'a vite dit qu'il y avait beaucoup de monde qui allait arriver, et j’ai compris que je n’allais pas pouvoir énormément bouger. J'ai placé les vidéoprojecteurs en conséquence, et j’ai décidé que j'allais faire tel circuit dans la galerie. Et ça m'aide aussi en plus, parce que c'est une mémoire. Parfois, je n’ai pas mémorisé l'ordre des séquences, parce que je n'en ai pas eu le temps ou n’ai pas « répété ». Si je sais où je fais ce que je fais et si je mémorise le trajet, je serai beaucoup plus libre. Ma partition sera beaucoup plus claire à investir dans le présent. Je sais que je peux m'appuyer sur le lieu à tel et tel moment.

M. Le N. : Vos formes évoluent selon les contextes, mais aussi selon votre progression dans votre recherche, semble-t-il. Est-ce que vos formes performatives sont pour vous plutôt des préalables ou des traces de votre recherche ? Est-ce qu’elles peuvent survivre à votre recherche, qui sera close par la publication de votre thèse ?

L. P. : C'est une belle question. Pour moi ces temps performatifs, c'est comme les temps de documentation d'un travail artistique. Je pense à tout un programme que j'avais mis en place avec Anne Kerzerho, qui est la directrice pédagogique au Master exerce. Quand j'étais directeur du Master exerce, on avait voulu faire un travail sur la singularité de l'écrit d'un artiste chorégraphique. On pensait la question de l'écriture. Et j'avais proposé, un peu instinctivement parce que je me rendais compte que ça résonnait avec mes propres pratiques artistiques, la question de la temporalité. À quels moments on écrit par rapport au temps du studio, au temps du travail. On avait organisé quatre grands temps dans l'année. Le premier, c'est quand on écrit avant, c'est-à-dire quand on fait une note d'intention. Quand on écrit une partition, qui va être jouée après. Quand on écrit un manifeste. C'est avant, c'est un programme. On avait appelé ça un Écrit programmatique. Quand on travaille, quand on écrit pendant le travail dans le studio de danse, au même moment que les répétitions, il y a d'autres formats d'écrit. Il y a les journaux de bord, il y a des poèmes, il y a des prises de notes mémorielles, etc. Il y a la partition qu'on écrit pendant, pour mémoriser. On avait appelé ça des Écrits sensations. On écrit au moment même où dans le corps, on est dans le travail. Puis il y a l’écriture après, courante dans le domaine de l'art visuel, ou des arts plastiques. C'est l'Écrit documentation, qu'on connaît le mieux. On écrit après, on documente une pièce ou une performance parce qu'elle n'a été jouée qu'une seule fois et qu’on a envie d’en laisser des traces. Enfin, il y avait une dernière nature d'écrit, que l’on avait appelée les Écrits-objets : ce sont les livres d'artistes, c'est-à-dire des formats éditoriaux, qui sont aussi une écriture graphique. Qui viennent supporter, dire quelque chose du chorégraphique, qui sont un objet libre mais pensé d'une certaine manière. Ou bien les textes que des chorégraphes écrivent mais qui sont autonomes, peut-être des textes qui sont dits sur scène. C'est un objet en soi. Pour répondre à ta question, les projets que je fais sont dans ces dynamiques-là. Ils m'aident à tester des choses. Donc parfois, ils sont pensés avant le passage à l'acte. Mais entre ce que je voulais faire, ce qui se fait et la réception, ça me met au travail. Parfois, je prends des sujets là où j'en ai besoin, là où j'ai traversé quelque chose, et c'est peut-être en ce sens-là, à ce moment-là que le didactique peut arriver. J'ai compris des choses, j'ai appris des choses et je cherche un format pour les restituer de manière un peu documentaire au spectateur. Donc ces formats ont cette valeur de documentation par rapport au travail expérimental de la recherche. Si je prenais deux exemples : le format de Rennes est un format documentaire. C'étaient des choses que j'avais testées, je voulais être très simple. Faire quelque chose de basique. C'était une forme de documentation, une forme d'auto-présentation de quelque chose que je savais déjà. indivisibilité à Nantes est un format plus sensation. J'avais une partition mais les timings, les durées, ce que j'allais dire, les mots que j'allais employer : c'était beaucoup plus flottant, plus expérimental. Je me suis mis dans un état de disponibilité pour pouvoir les dire comme je les sentais, suivant aussi la réception que je pouvais percevoir. Là, je dirais que je me mets au travail au moment où je le fais et je découvre ensuite, a posteriori, ce que cela a éclairci dans la recherche. Ainsi, oui, ces formats-là de conférence performée appartiennent à un certain timing de la recherche. Et c'est de manière assez consciente, mais ta question me permet de le formuler. C'était inconscient mais je me rends compte que c'est un implicite chez moi.

M. Le N. : Est-ce qu'on peut parler de jeu ou d'interprétation dans vos performances ?

L. P. : Pour qui ?

M. Le N. : Pour vous, selon toutes les formes ?

L. P. : Oui bien sûr, il y a du jeu à tous les sens du terme, il y a le jeu au sens du ludique et puis il y a du jeu métaphorique, quand on parle du jeu entre deux meubles ; il y a de l'espace. Quand je parle d’élaborer des dramaturgies qui font varier des états d'être, des séquences qui permettent des états d'être spectateur ou des états d'être performeur différenciés, je crée du jeu justement. C'est une qualité de transition que je mets en jeu. Donc oui, il y a du jeu. D'interprétation oui parce que c'est rare de dire deux fois la même chose de la même manière. On interprète bien quelque chose, on est bien en dialogue avec un réel qui de toute façon nous échappe. La réalité, on y accède en interprétant ce que l'on voit, ce que l'on croit voir. Il y a de l'interprétation, c'est évident. Plus les formats sont in situ, plus il y a de l'interprétation.

M. Le N. : Est-ce que vous parleriez d'appropriation, voire de détournement de la recherche par l'art et de l'art par la recherche ?

L. P. : Pour moi il s’agit de dialogue entre les deux, c’est l'endroit où je travaille. Il y a de la créativité dans la recherche, il y a de la créativité dans l'art mais elle ne se fabrique pas de la même manière ou elle ne se fabrique pas avec les mêmes outils. Simplement, voir comment les outils de l'une peuvent intéresser l'autre, c'est stimulant. Il y a des choses qui sont exactement similaires mais qu’on nomme différemment. Ainsi, ce sont des exemples que je donne souvent : on parlera d'un plan d’un côté et de dramaturgie de l'autre côté mais franchement, on désigne un même processus.
Il s’agit de mise en dialogue, je ne sais pas comment le dire autrement. Détournement ou appropriation peut-être, mais pas au sens territorial. Il y a détournement et assimilation du code, mais sans savoir ce que cela va permettre. Je n'ai pas fait encore de bilan personnel de ce que suscitent ces formats que je suis en train d'inventer. Ils m'aident en tout cas, c'est une pratique. C'est comme prendre des notes. Faire des conférences performées dans des contextes très différents, essayer de parler de choses simples ou complexes, parce que ma recherche autour de Deborah est assez complexe, ça me fait des petits espaces, comme quand on essaie d'écrire un petit bout de paragraphe un peu clair. C'est une pratique d'éclaircissement.

M. Le N. : Vous qualifiez plutôt votre travail de conférence performée. Je dis pour ma part conférence-performance. Est-ce que vous attachez de l'importance à ces dénominations ?

L. P. : Non. Dans ma thèse, je vais faire des choix. Pour l'instant, je navigue. Par exemple il y a quelque chose qui flotte en ce moment, et je ne sais pas si je vais en faire quelque chose, un peu comme ce jeu artiste « où » chercheur. Je me suis dit : pourquoi je n'inverse pas ? Pourquoi on dit toujours thèse-création, pourquoi on ne dit pas création-thèse ? Alors conférence performée, encore une fois, là c'est stratégique. Je prends la dénomination passe-partout, et je ferai mon truc à moi. Ce n'est pas encore codé. Conférence d'artiste…, tout ça n'est pas encore normalisé. Je n'en fais pas une question, je n'en ai pas besoin. Je n'ai pas besoin d'un slogan. Par contre, à un moment donné, je formulerai certainement où je voulais aller. Mais pour l'instant je suis dans le chemin, donc je ne sais pas. Il y a quelque chose de nouveau qui se dit, qui me fait dire : j'ai fait des projets dans des musées, j'ai fait des projets dans des gymnases, j'ai fait des projets dans l'espace public, là je suis en train de faire un projet dans une thèse. Je joue, je fais bouger, je fais des analogies. Penser la thèse comme un site, comme un contexte, ça c'est dynamique parce que ça ne veut rien dire pour l'instant. C'est dynamique parce que ce sont mes pratiques qui sont en jeu, c’est programmatique. Conférence performée, c'est un nom un peu générique. Qu’est-ce qu’il y a d’autre ? Conférence-action, conférence-performance. C'est vrai que la nuance est assez importante. Conférence performée, il y a un premier substantif puis un attribut. Conférence-performance c'est comme artiste-chercheur. Il y a deux entités équivalentes. Pour l'instant je prends le plus facile, le plus usité.

1  Julie Gouju et Laurent Pichaud, « À l'œuvre », Recherches en danse, n° 2, 2014, p. 3. URL : http://journals.openedition.org/danse/781 [consulté le

Notes

1  Julie Gouju et Laurent Pichaud, « À l'œuvre », Recherches en danse, n° 2, 2014, p. 3. URL : http://journals.openedition.org/danse/781 [consulté le 19 janvier 2018].

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Référence électronique

Marion Le Nevet, « Les conférences performées, une pratique d'éclaircissement - entretien avec Laurent Pichaud », Déméter [En ligne], 5 | Été | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/104

Auteur

Marion Le Nevet

Titulaire d’un master 2 en arts de la scène et du spectacle vivant de l'université de Rennes et d’un doctorat en chirurgie dentaire obtenu à l'université de Nantes en 2012, Marion Le Nevet est l’auteure d’un mémoire intitulé « Le statut de l'artiste-conférencier dans la conférence-performance », dirigé par Bénédicte Boisson et soutenu en 2019. Elle est également rédactrice culturelle et dramaturge.

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