Author's notes

Ce texte fut écrit en 2003 à l'invitation de Thomas Golsenne pour un colloque autour de la grâce organisée à la Villa Médicis où nous étions chacun pensionnaire. Je le donne à relire aujourd'hui, sur l'invitation de Thomas à nouveau, sans en changer un mot - où il m'aurait sans doute fallu tout réécrire d'un autre point de vue, passage du temps oblige.

Text

Ossip Mandelstam, au long d’un texte sur Dante, écrit : « Il faut traverser à la course toute la largeur d’un fleuve encombré de jonques mobiles en tous sens : ainsi se constitue le sens de la parole poétique. Ce n’est pas un itinéraire qu’on peut retracer en interrogeant les bateliers : ils ne vous diront ni comment ni pourquoi vous avez sauté de jonque en jonque. » Evidemment, il y a une certaine bizarrerie à convoquer les jonques, plutôt que les barques mettons, pour parler de Dante. Mais c’est précisément pourquoi il est inutile de s’adresser aux bateliers : ils répondraient en chinois. Autrement dit : la parole poétique naît quelque part à l’étranger, à l’étranger de nous. Bien sûr, ici, en Occident nous disposons d’un mot pour pallier le mutisme des bateliers, le mot inspiration. Inspiration répond à la question des origines du poème. Inspiration dit comment le poème a commencé, comment il s’est poursuivi. Mais le mot inspiration convient et ne convient pas. Car, comme tout mot abstrait, et d’ailleurs comme tout mot en général, c’est aussi un mot qui n’existe pas, qui ne désigne rien, qui reste à remplir. Ce n’est pas le sujet ici, mais je dirais volontiers que la tâche que j’assigne à la poésie est de simplement remplir les mots, même pas les remotiver, juste les remplir, leur donner un sens. Et cela visiblement n’est pas facile. Paul Valéry, qu’on ne peut guère soupçonner de faiblesse analytique, reste lui-même peu disert sur la question de l’inspiration. Dans « Palme », poème autoréflexif sur la naissance du poème, Valéry définit l’inspiration d’un vers : « Viendra l’heureuse surprise ». Définition peu précise mais Valéry avait pris la peine aussi, au tout début du poème, de faire advenir l’ange miraculeux, dispensateur de la grâce : « De sa grâce redoutable / Un ange met sur ma table / Le pain tendre, le lait plat. », c’est-à-dire le poème. La position de Valéry, qui bourre jusqu’à la gueule le mot inspiration de tout un fatras religieux (on trouve aussi dans « Palme » les figures de l’orant, de la sibylle, de l’oracle et des dieux) n’est pas isolé, au contraire. L’inspiration, chez beaucoup de poètes, se tient du côté de l’indicible, de l’inconnu, de la surprise. Elle est un véritable coup de force, une invasion inopinée et indéterminée. D’où qu’assez vite surgissent les dieux, ceux qui nous font la grâce, mais qui prennent du même coup sur eux tout ce que le mot porte de mystère. Puisque l’inspiration est l’affaire des dieux, que pouvons-nous, maigres humains, que la constater ? et renoncer du même coup à la définir. La grâce ne se connaît pas, voilà une certitude, elle s’éprouve, éventuellement elle se prépare. C’est très clairement la position de Ronsard dans un étrange poème (« Le Chant pastoral », 1559) :

Ils (ils désignent Ronsard et Du Bellay) se lavent trois fois de l’eau de la fontaine,
Se serrent par trois fois de trois plis de verveine,
Trois fois entournent l’antre, et d’une basse voix
Appellent de Meudon les Nymphes par trois fois,
Les faunes, les Sylvains et tous les dieux sauvages
Des prochaines forêts, des mons et des bocages,
Puis prenant hardiesse, ils entrèrent dedans
Le sainct horreur de l’Antre, et comme tous ardans
De trop de Déités, sentirent leur pensée
De nouvelle fureur saintement insensée. (Fureur dans le français de la Renaissance désigne l’inspiration, en particulier l’inspiration divine.)

On entend facilement la généralisation du rythme ternaire du poème (gestes, actions, divinités convoquées par ex.). Cette répétition du trois fait signe à la fois vers des formes très simples de la superstition presque populaire (dont les poètes ne sont pas exempts dans leur pratique d’écriture) et à un autre niveau (plus sérieux évidemment, mais est-il plus vrai ?) vers le chiffre de la trinité. Père, fils, saint esprit, et on sait qu’esprit et inspiration ont au moins des rapports étymologiques. Notons d’ailleurs que les poètes devant le temple de l’inspiration sont deux déjà et qu’ils leur manquent donc précisément le troisième terme. Ce que me semble dire ce texte est donc ceci : l’inspiration, la rencontre avec les dieux, si elle est un mystère, ne doit pas être, pour autant, laissée au hasard. Elle apparaît clairement comme le résultat d’un rite d’initiation, c’est-à-dire d’une décision. La position ronsardienne est loin d’être isolée. En fait, on la retrouve aux trois grands âges de l’inspiration, trois âges où l’inspiration eut une importance comme motif, pratique et théorie. L’Antiquité d’une part, la Renaissance donc, le Romantisme et le post-romantisme enfin. A sa manière, dans sa correspondance, Rilke ne cesse de dire que pour accueillir l’ange suprême de la parole, il n’y a qu’une seule solution : se retirer dans la solitude, le silence, l’effacement comme être humain, se laisser happer par l’Ouvert. Bref se préparer à la grâce. (On sait d’ailleurs que la grâce lui arriva effectivement ainsi puisqu’il écrivit les Elégies de Duino et les Sonnets à Orphée, en quelques jours après des années de silence.)

Il est vrai qu’on pourrait aujourd’hui avoir tendance à balayer rapidement ces dieux de l’inspiration, eux qui sont devenus de pauvres dieux à leur tour, mais ce serait à mon avis aller trop vite en besogne. Car enfin si les dieux ont survécu si longtemps dans le poème, et parfois survivent encore chez quelques poètes tardifs, alors qu’ils se sont éclipsés depuis des siècles du monde des choses, c’est sans doute qu’ils ont (ou ont eu) un travail spécifique à faire dans le poème, qu’ils disent quelque chose de lui.

Donc : que disent les dieux ?
Ils disent d’abord que la poésie s’est assujettie à un modèle de fonctionnement foncièrement oral. Je ne veux pas dire que la poésie fut une activité orale à l’origine, et qu’elle en a gardée trace, qu’en elle par exemple le jeu des sonorités serait plus important que dans la prose. Je veux dire que pendant longtemps la poésie n’a cessé de se penser comme une modalité de la parole plutôt que de l’écriture. Car le propre de la présence des dieux, ou de Dieu, c’est bien de se transmettre par la voix ou par le son. Le premier oracle de Grèce, on s’en souvient, se communiqua par le bruissement des feuilles d’un chêne de Dodone. Et Leopardi des siècles après l’entend encore : « Et comme j’entends le vent / bruire parmi les feuilles, cet / infini silence-là et cette voix / je les compare. » (L’Infini).

Il faut bien entendre la force de la position des inspirés : la poésie selon eux s’écrit depuis la parole et contre l’écriture, elle la répudie. Répudiant l’écriture, elle répudie du même coup le discours et la raison, la rhétorique et les jeux de langage. La rhétorique comme dans le Chant pastoral de Ronsard vient avant l’inspiration, après il n’est plus temps. La poésie inspirée s’extrait en fait hors du langage, même si c’est utopiquement. Ce qu’elle cherche, c’est un sens, mais un sens qui n’est pas construit, un sens qui est immédiatement et d’un seul coup donné. Un sens qui est l’évidence même. Et c’est cette voix qu’il faut conquérir, la voix de l’évidence, la grâce si l’on veut, celle du rossignol, du vent, des champs éparpillés de fleurs, qu’importe ensuite les goûts spécifiques de chacun.

Montaigne livre une description assez drôle du poète inspiré : « Le poète, dit Platon, assis sur le trépied des Muses, verse de furie tout ce qui lui vient à la bouche, comme la gargouille d’une fontaine, sans le ruminer et poser, et lui échappe des choses de diverses couleurs, de contraire substance et d’un cours rompu. (…) C’est l’originel langage des dieux. » (Essais III, 9) Je ne suis pas sûr que cette description soit très favorable au poète, mais ce qu’on y entend c’est que le dire du poète relève de la non-préméditation (lui échappe), de la variabilité (diverses couleurs), de la contradiction (contraire substance) et du chaos (cours rompu). C’est-à-dire peut-être de la puissance de la parole, peut-être de la grâce oraculaire, mais certainement pas de la raison. Le poète inspiré est étranger aux soucis de la pensée humaine. Il ne pense pas, il parle. Et au fond Mandelstam dit-il autre chose quand il soutient qu’il faut traverser le fleuve à la course et peut-être en tout sens, Mandelstam dit-il autre chose que : la poésie est cette errance du verbe, elle est cet égarement volontaire. L’errance est une figure essentielle de la poésie des inspirés parce qu’elle indique que le poète n’est pas maître de son parcours, que c’est à force de ne pas décider, d’aller à l’aveuglette, qu’on a des chances d’être surpris par la source de la parole. « Errant par les champs de la grâce / Qui peint mes vers de ses couleurs. » écrit Ronsard. A qui Du Bellay répond, Du Bellay qui est un poète qui refuse la grâce : « Et c’est pourquoi, Seigneur, ayant perdu la trace / Que suit votre Ronsard par les champs de la Grâce / Je m’adresse où je vois les chemins plus battus. » L’inspiré est un isolé, un solitaire, un qui doit s’enfoncer dans les déserts des forêts pour rencontrer, seul à seul, les dieux dispensateurs. Le non-inspiré marche lui de concert avec le peuple.

L’errance est donc toujours une aventure solitaire, la grâce est l’affaire d’un seul, comme pour cet Aède aveugle de Hölderlin, qui marche sans savoir où, qui cherche. Au fond, il y a un véritable principe de passivité dans la poétique des inspirés. Ce qu’ils veulent, c’être être possédés, c’est être conduits, c’est ne plus devenir que la voix de quelque chose qui les dépasse, un principe de certitude, de savoir, d’énonciation. L’Aède aveugle dit bien, parlant de son maître : « De force où il va, il m’entraîne, et lui, si sûr, je le suis à tâtons. » Rilke théorise aussi cette profonde passivité du poète à partir de la figure de l’amoureuse délaissée et surtout de l’amoureuse fidèle à son délaissement, figure qui hante toute son œuvre. L’amoureuse rilkéenne qui n’est plus que sa souffrance, qui n’a pas d’autre volonté que cette souffrance, finit par rejoindre le sein de la nature compatissante, comme il est dit dans les Elégies, c’est-à-dire le lieu même de la génération, de l’inspiration, que Rilke appelle « l’élan ». C’est dans l’expérience de l’acédie que l’amoureuse « devient plus qu’elle-même ».

Les poètes plus contemporains, qui se réclament du chant inspiré, ont été extrêmement sensibles à cette inféodation du sujet à une extériorité dominante. Il ne s’agit plus pour eux de seulement se laisser errer dans les champs, comme Ronsard, Hölderlin, ou encore Baudelaire (« Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse / S’élancer vers les champs lumineux et sereins », « Elévation »). Il ne s’agit plus de prendre acte de la métaphore figée des champs comme d’un lieu sans chemin, d’un lieu de cueillette indéterminée, d’un lieu de production anarchique, substantielle et nourrissante d’herbes et de fleurs (de fleurs de rhétorique, ça va sans dire, et de champs qui sont des chants). Il s’agit de prendre acte que l’inspiration réclame non seulement un isolement, une démondialisation si j’ose dire, mais aussi une désubjectivation totale. De ce point de vue, le mouvement est plus radical que celui des surréalistes, qui en assimilant inspiration et inconscient, ont simplement délocalisé le sujet. Les contemporains soutiennent : ce n’est pas moi qui trouve l’inspiration par hasard ou par préparation, ce n’est même pas moi qui suis trouvé par elle, c’est non-moi qui devient un autre part. Mandelstam le dit. Paul Celan le dit explicitement : « Tu t’étends vers dehors / par dessus toi, / par dessus toi vers dehors / s’étend ton destin // cela aide au déracinement de la langue / aussi à midi, dehors. » On a affaire à un poème qui est entièrement construit sur le mouvement : s’étendre, vers, dehors, par dessus, déracinement, midi (qui indique le mouvement du temps) et même destin (qui ici évoque probablement le destin d’errance des juifs). Finalement les deux choses fixes sont : langue et toi. Mais de toi à la trouvaille de la langue, il y a mouvement d’extraction, de sortie. C’est aussi ce qu’affirme Dominique Fourcade, un des rares poètes français contemporains à se réclamer franchement de l’inspiration, dans une formule lumineuse : « Nous les poètes, les meilleurs d’entre nous du moins (entendre : les inspirés) sommes des femmes ». Cela veut dire : nous ne sommes pas seulement pénétrés par la parole, nous sommes aussi l’épouse de la parole, et l’épousant, nous avons perdus notre nom dans ce mariage.

L’inspiration est donc devenue cette errance absolue mais reste bien sûr une question : comment s’égare-t-on dans le langage, jusqu’à en sortir, jusqu’à quitter l’écriture, jusqu’à produire un poème qui ne soit que l’acte de son dire, que l’effectuation de sa grâce ?

La première stratégie est celle que dépeint Montaigne, celle qui est par force la plus visible : le poète peut choisir de parler, de se laisser parler à n’en plus finir, de proférer ad libitum. Il y aura toujours un moment (fatigue, lassitude) où c’est un autre qui parlera en lui, à moins qu’il n’atteigne lui-même une autre langue. C’est cette opération que dépeint Claudel, par exemple, dans un poème au titre programmatique : La Muse qui est la grâce. Donc Claudel dit : « O Muse, il sera temps de dormir un autre jour ! Mais puisque cette grande nuit toute entière est à nous, / Et que je suis un peu ivre en sorte qu’un autre mot parfois / Vient à la place du vrai, à la façon que tu aimes / Laisse-moi avoir explication avec toi. » On dit : ivre de paroles, et c’est exactement l’image que veut donner Claudel du poète. Le poète est celui qui a perdu le contrôle, qui ne se retient plus, qui n’a plus connaissance de lui-même, qui délire. Il est celui qui est dehors et qui doit mimer dans le langage cette dépossession. Et c’est ainsi qu’il pourra plaire à la grâce ou l’atteindre. On dit souvent de Paul Valéry, contemporain de Claudel, qu’il en est aux antipodes, poétiquement parlant. Mais dans « Palme », Valéry témoigne qu’il a exactement la même conception de l’inspiration, comme à la fois agitation, affolement et abondance : « Calme, calme, reste calme ! / Connaît le poids d’une palme / Portant sa profusion. » (Cette répétition triple de « calme » chez Valéry évoque même rythmiquement l’ouverture du poème de Claudel : « Encore ! Encore la mer qui revient me rechercher comme une barque, / la mer encore qui retourne vers moi à la marée de syzigie. » etc. On sent bien comment rythmiquement la parole dans l’un et l’autre cas fait pression à l’ouverture de la bouche.)

Mais le poète inspiré n’est pas forcément bavard, généreux, loquace, et il arrive que la « gargouille de la fontaine » n’émette qu’un bref filet d’eau. Car à la parole déliée s’oppose la figure, aussi forte, du silence inspiré, du bruissement, de l’à peine perceptible prononciation du poème, de la simple comparaison entre le silence du monde et le silence de la voix comme disait Leopardi. Il y a au fond deux façons de rejoindre les dieux, soit de les laisser venir en nous, soit de les rejoindre là où ils sont. Si L’Antiquité ou la Renaissance avaient sans doute assez de foi pour croire pleinement à la possibilité de l’enthousiasme, au « est deus in nobis » d’Ovide (il y a un dieu en nous), les Romantiques, et post-romantiques, moins certains que les dieux n’avaient pas quitté le monde, ont souvent préféré la stratégie de les rejoindre. Comment rejoint-on les dieux dans leur immense silence bruyant ?

– Soit on choisit la mort, l’absolu silence et en même temps l’absolue proximité, comme l’Empédocle d’Hölderlin qui saute dans l’Etna (« j’y consens, comblé », dit-il) après avoir offert un repas aux Muses pour les remercier de l’avoir « aimé en grâce ». (ou Baudelaire)

– Soit on s’approche plus tranquillement des choses, et on tente de s’y assimiler. C’est la raison pour laquelle la poésie inspirée, contrairement à ce qu’on pourrait croire, manifeste un amour démesuré du sensible. Elle n’est pas du tout du côté des dieux pour fuir le monde, elle est de leur côté, vraiment au plus près, parce qu’ils sont les choses. C’est d’ailleurs la probable raison de la survie du pluriel : « les dieux », même au cœur de l’ère chrétienne. Dieu dit peut-être quelque chose du principe créateur, mais il ne dit rien de la multiplicité, de la richesse du monde. Le poète inspiré connaît la profusion. Les dieux sont le signe du débordement et du multiple qu’ils habitent.

Les deux solutions (la mort ou la vie) ne sont d’ailleurs pas antinomiques, mais la seconde est la plus exploitée, parce qu’elle ne contraint pas au silence absolu et autorise encore le poème. On pourrait citer ici, puisqu’on y est, la si belle « Ode à un rossignol » de Keats qui propose une sorte de réconciliation entre les deux stratégies : le plein et le vide. Keats dit clairement que devenir la voix du rossignol est ce mourir à la parole, à l’humanité, qu’il souhaite. Devenir la sublime fragilité de ce chant, de ce chant nocturne qui plus est, car le rossignol ne chante que la nuit, devenir cette mélodie flottante et d’origine invisible comme émergeant du noir et y revenant, telle est pour Keats le paradis essentiel du poème, la grâce qu’il peut offrir. Il est cette mort à soi, cette métamorphose en l’autre, qui n’est pas une mort au monde, mais au contraire une naissance dans les choses.

C’est là le véritable cadeau des dieux. La sortie hors de l’écriture réconcilie avec les choses parce que l’écriture divise là où la poésie par la parole rassemble, recoud. C’est ce que dit clairement Erasme dans son Eloge de la folie : il évoque les heureux habitants de l’Age d’or et dit « quels besoins auraient-ils eu de grammaire, quand tous parlaient la même langue et que l’unique finalité du langage était de permettre la communication. » Il faut entendre ici grammaire au sens d’écriture, d’univers de l’étude et du livre, qui vient s’opposer à l’immédiateté de la parole, à son accès direct aux choses. Les humains de l’âge d’or étaient comparables aux dieux : ils vivaient dans un monde immédiat, transitif, où la communication était simplement établie de tous à tous, de tous à tout. Les poètes inspirés veulent être comparables à ces humains-là. Ils veulent une langue sans grammaire, une musique muette, des mots sans voix qui donnent accès au grouillement des choses : tel est le paradoxe de la poésie inspirée, tel le rêve étrange de sa conciliation impossible, sa démesure par quoi elle a besoin des dieux si elle veut atteindre à son paradis puisqu’il lui faut produire l’impossible : une voix incertaine, ni pleinement humaine, ni pleinement inhumaine, une langue déracinée, un endroit où « les mots se taisent ».

Et c’est sans doute là qu’on atteint la grande contradiction de la poésie inspirée, contradiction qu’avait déjà aperçue Du Bellay sur « son chemin plus battu ». En se rapprochant des dieux, la poésie inspirée échappe à la communauté humaine, elle va chercher quelque chose que les hommes n’atteignent pas et que le poète, peut-être ou presque, a obtenu et qu’il leur tend. Mais c’est finalement par isolement que le poète atteint au partage. Le monde commun n’est un monde commun que pour lui seul, la grâce est singulière ou plutôt elle est scindée en deux : des dieux au poète, du poète au peuple. La fin de la séparation qui hante la parole inspirée, la globalité heureuse que disent tant de poètes, est rendu impossible par le statut même du poète. Cette posture n’était sans doute pas problématique pour un poète antique, chez qui l’acte poétique avait encore à voir avec le statut du vates, c’est-à-dire avec l’acte du devin (vates en latin ancien signifie indifféremment devin et poète). Dans l’ode inaugurale des quatre livres des Odes, Horace soutient sans ambages la séparation du poète d’avec le peuple. Décrivant les activités du peuple, il le cantonne à des activités horizontales : balayer le grain, labourer, fendre la houle, cueillir le raisin, suivre le sanglier. Le poète (Horace utilise le terme vates plutôt que celui plus neutre et technique de poeta, hérité du grec), le poète est le seul à habiter un monde organisé verticalement. Le lierre, les astres, le haut des airs le rapprochent effectivement, topologiquement, des dieux. Il est un juste intermédiaire spatial. Mais cette bonne conscience s’effritera dès la Renaissance : les six premiers sonnets des Regrets de Du Bellay ne cessent d’accumuler des dénégations de hauteur. C’est au plus bas qu’il veut être : « je me contenterai de simplement écrire », il parle de sa « fureur plus basse », de ses vers comme de « papiers journaux », de « prose en rime ou de rime en prose », il dit qu’il ne veut s’occuper ni du ciel ni d’abîmes, jusqu’à l’aveu final : « et les muses de moi comme étranges s’enfuient. » De fait les poèmes qui suivront seront les plus mondains qui soient, les plus dans le monde et le moins chez les dieux. Du Bellay refuse l’inspiration (partant il refuse l’amour pétrarquisant qui avait alors partie liée à l’inspiration) pour se tenir au plus près du monde. On peut sans doute comprendre son goût pour le sonnet encomiastique ou son goût pour la citation des noms de ses contemporains au sein même du texte comme un parti pris du monde d’en bas. Le dernier tercet du dernier sonnet des Regrets a de ce point de vue valeur de retournement ironique :

Elargissez encor sur moi votre pouvoir,
Sur moi qui ne suis rien : afin de faire voir
Que de rien un grand roi peut faire quelque chose

La thématique est encore celle de la passivité du poète, de son inexistence par lui-même, mais le pouvoir est ici rabattu sur le champ politique, plutôt que versé au bénéfice des divinités. La grâce, si grâce il y a, ne peut être qu’entièrement politique.

Ce statut contradictoire du poète, dont du Bellay ne veut pas, qui serait homme du peuple et en même temps homme des dieux, pareil aux autres et pourtant à part, hantera largement le xixe siècle, beaucoup plus largement qu’on ne peut s’en faire ici l’écho. Pour ne pas multiplier les références qui sont déjà foison, je m’en tiendrai aux deux poèmes déjà cités, « Palme » de Valéry et « la Muse qui est la Grâce » de Claudel. Valéry semble accepter sans ambages la séparation. La dernière strophe de Palme, après que l’inspiration (« l’heureuse surprise ») est survenue, dit « Qu’un peuple à présent s’écroule (…) qu’il se roule sur les fruits du firmament. » En gros, et autrement dit : que le partage ait lieu. Il n’est pas complètement clair dans le poème si le peuple est celui des mots qui viennent après le silence de l’inspiration, ou celui des lecteurs. C’est peut-être les deux, mais quoiqu’il en soit il est clair en revanche que l’inspiration éclate pour le poète dans un autre monde, dans « l’azur » où il patiente. C’est bien ce qui pose problème à Claudel. La Muse qui est la grâce, long poème organisé en plusieurs strophes et antistrophes, est un véritable poème dramatique au sens où le poète et la muse y prennent tour à tour la parole et s’affrontent autour d’un désaccord central. Contrairement à toute attente, le poète demande à la muse qui est la grâce d’attendre, d’attendre encore un peu : « Va-t-en de moi un peu ! laisse-moi faire ce que je veux un peu ! » ou bien « Ne me montre point / Cette lumière qui n’est pas pour les fils de la terre ». La grâce, elle, essaie de s’imposer au poète hautement récalcitrant. La question est évidemment : comment et pourquoi un poète peut-il refuser la grâce pour une fois prête à la plus extrême générosité ? Claudel donne plusieurs réponses mais qui toutes se rapportent à une seule : il ne veut pas ne pas appartenir à la société des hommes et il sait que la grâce est un abominable exil : « O Passion de la parole ! ô retrait ! ô terrible solitude ! ô séparation de tous les hommes ! » Et quand Claudel dit Passion de la parole, il dit bien sûr amour de la poésie, mais il dit avant tout souffrance de la poésie, il dit avant tout passivité : il dit, lui comme les autres, lui après tous les autres, que la poésie inspirée réclame d’être avant tout réceptacle involontaire du monde. Or Claudel, consul de France en Chine au moment où il écrit ses vers, rêve d’autre chose, il rêve d’être un homme social : « Laisse-moi être nécessaire, supplie-t-il la Muse, laisse-moi remplir fortement une place reconnue et approuvée, / comme un constructeur de chemins de fer, on sait qu’il ne sert pas à rien, comme un fondateur de syndicats ! » Il veut faire un poème qui soit un poème technique, un poème social, un poème transformateur, usinier et industriel. Il ne veut pas se contenter d’un poème qui soit jouissance de la matière, il veut un poème qui soit torsion et forage et malaxage de la matière. Or la grâce, dit-il, sépare. Comment finit ce poème de combat ? Par une répudiation de la Muse : « Va-t-en ! Je me retourne désespérément vers la terre ! Va-t-en ! tu ne m’ôteras point ce froid goût de la terre » (au passage, on voit bien comment ce matérialisme démesuré a pu plaire à Francis Ponge). Et, à la place de la Muse, le poète décide de prendre femme. Tandis que Fourcade choisira, plus tard, de devenir femme, de perdre son nom dans celui de la grâce, Claudel tire une femme des ténèbres, la remonte vers lui, et lui donne un nom qui est son nom d’homme social. C’est entre ces deux voies que le poète doit choisir : de qui exactement veut-il porter le nom ?

References

Electronic reference

Stéphane Bouquet, « Inspirés, expirez », Déméter [Online], 9 | Hiver | 2023, Online since 04 mai 2023, connection on 06 novembre 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/1083

Author

Stéphane Bouquet

Stéphane Bouquet a publié plusieurs livres de poésie ou autour de la poésie (Les derniers en date, Vie commune et Le Fait de vivre, Champ Vallon, 2016 et 2021, et La Cité de Paroles, Corti, 2018). Il est aussi l’auteur de quelques récits (dont Agnès & ses sourires, Post-éditions, 2018).
Il a proposé une traduction de divers poètes américains, de tendance à la fois lyrique et urbaine, dont Paul Blackburn, James Schuyler et quatre livres de Peter Gizzi.
Il participe en tant que dramaturge aux créations chorégraphiques de Mathilde Monnier. Et collabore régulièrement au théâtre avec Robert Cantarella qui a monté sa première pièce Monstres.

Copyright

CC-BY-NC