De l’espace numérique à l’espace physique et retour : modalités de création et d’exposition dans le travail de Jon Rafman

To and from Social Media, Museum and Gallery : Circulating in Jon Rafman’s Digital Art

DOI : 10.54563/demeter.1152

Résumés

L’artiste canadien Jon Rafman crée des œuvres vidéo avec des images collectées sur internet qu’il expose ensuite dans des galeries et des musées, puis les offre à disposition des internautes sur ses réseaux sociaux. Le visionnage dans la salle physique est une expérience riche, proposant une meilleure qualité d’image et un environnement rappelant les codes de l’histoire de l’art. Le va-et-vient entre virtuel et réel invite le spectateur à penser ses usages de l’image et notamment la représentation et le récit de soi qu’implique leur circulation en ligne.

Jon Rafman is a Canadian digital artist who creates video works using images collected from the internet, which he then exhibits in galleries and museums, before making them available to internet users on his social networks. Viewing them in the physical room is a rich experience, offering better image quality and an environment looking back at the codes of art history. Going back-and-forth between the virtual and the real, his art invites viewers to think about how they use images, particularly self-portraits circulating online.

Index

Mots-clés

Jon Rafman, art numérique, réseaux sociaux, intelligence artificielle

Keywords

Jon Rafman, digital art, net-art, social media, AI

Plan

Texte

À l’automne 2022, l’artiste canadien Jon Rafman expose simultanément à Berlin au Schinkel Pavillon, centre d’art contemporain institutionnel, et à la galerie Sprüth Magers qui le représente, respectivement trois œuvres vidéo sous le titre « Ɛցɾҽցօɾҽʂ and Grimoires » et « Counterfeit Poast ». Les salles sont plongées dans l’obscurité tandis que Punctured Sky (2021) et Minor Daemon, vol. 1 (2021) projettent au mur des images de synthèse doublées d’une voix-off. Les références de Punctured Sky, où un personnage quitte son travail pour enquêter sur un ancien jeu vidéo, sont nombreuses, du film noir au vocabulaire du gaming, aux memes, aux montages low-tech et aux forums de discussion en ligne. La troisième œuvre, Ɛցɾҽցօɾҽ, est exposée sur trois écrans verticaux disposés côte à côte sur les murs d’un couloir séparant deux salles. Elle contient des images que Jon Rafman a postées sur sa page Instagram dans les mois précédant l’exposition. Pour leur forme muséale, il les a animées d’un mouvement lent et énigmatique. Il y a une double existence de l’image, sous forme de publication numérique fixe et en libre accès, et sous forme plastique enrichie, ou pour reprendre la terminologie de l’artiste allemande Hito Steyerl, une image pauvre privilégiant l’accessibilité et une image riche, préférant sa qualité1.

L’installation Counterfeit Poast est une projection vidéo composée de récits de courte durée, postés par des internautes sur des forums, annoncés par des intertitres, lus en voix-off à la première personne par des voix synthétiques, et illustrés à l’écran par des images créées par des GAN (generative adversarial networks-réseaux antagonistes génératifs, forme d’intelligence artificielle créant une image sur la base d’autres images) dont certaines sont imprimées à l’acrylique sur des toiles et sur du papier peint aux murs d’une salle polygonique conçue pour l’exposition.

Quels changements formels sont opérés sur l’œuvre numérique et sur son dispositif lorsqu’elle passe d’un site web à l’espace physique d’un musée ? Qu’en est-il de l’expérience du public dans ces deux configurations ? Comment l’artiste parvient-il à faire corpus de ces médias protéiformes, et quel est le statut de l’image numérique dans son travail ? Nous tâcherons d’apporter des réponses à ces questions en examinant dans un premier temps la façon dont l’artiste s’empare d’éléments langagiers issus du web pour construire un récit. Puis, nous considérerons l’expérience du spectateur/utilisateur qui voit matérialisés et singularisés en tant qu’objets dans une salle dédiée des pratiques confidentielles et collectives. Enfin, nous interrogerons l’échelle et la structure des œuvres afin de situer la pratique de Jon Rafman entre Online et Offline, ligne de partage qui en implique d’autres, comme histoire de l’art et culture numérique.

Surexpositions

Jon Rafman a collecté pour Counterfeit Poast des anecdotes, des conseils, des opinions ou des projets partagés par des internautes dans des forums comme Reddit (créé en 2005) ou 4chan (créé en 2003), très prisés par les partisans de l’alt-right ou droite radicale, aux États-Unis. Dotés de leur langage propre, des néologismes façonnés par détournement ou réappropriation, ces espaces sont également ouvertement dissidents, porteurs d’idéologies extrémistes s’estimant rejetées par les autres médias. Les histoires racontées sont des copypasta, de longs paragraphes que les internautes copient-collent et postent régulièrement sur les forums. C’est cette « face cachée de l’internet » qui intéresse Jon Rafman. Still Life (betamale) en 2013 renvoie au mot très usité sur 4chan betamale (mâle beta), désignant un homme de second rang après le mâle alpha, soit dans une perspective éthologique le plus puissant de l’espèce, identifiable à sa forte musculature, sa réussite professionnelle, sentimentale et économique. Cet idéal-type est parfois qualifié du prénom substantivé chad alors que les filles sont des stacy. Ce langage singulier, qui cite de nombreuses œuvres de culture populaire comme le film Matrix (et son motif de red pill, la pilule rouge, signe d’un éveil de conscience du protagoniste), des jeux vidéo ou des expressions issues de vidéos YouTube, a toujours trait au récit de soi magnifié, au paranormal ou aux affabulations, puisque les internautes, ne s’exprimant pas sous leur identité réelle, se décrivant comme des « betaversions » ou versions-test, usent de l’extravagance d’anecdotes peu crédibles. Mais ils le font entre eux et sous pseudo alors que Rafman les expose sur des installations de grande ampleur. C’est précisément la nature rocambolesque de certains de ces récits et leur capacité à faire langage qui l’inspirent. Counterfeit Poast structure des extraits de publications d’internautes avec des intertitres munis du pseudonyme utilisé par les auteurs. L’artiste reprend des threads sollicitant la curiosité et le débat comme I am a walrus, récit d’un adolescent en surpoids à la dentition proéminente démontrant pourquoi il estime sincèrement être un morse, en écho au film d’horreur Tusk de Kevin Smith, populaire dans la culture geek. Rafman en surexpose la nature sensationnaliste par un usage cinématographique, accompagné de quelques bruitages d’ambiance, achetés sur des bases de données sonores. Le passage à l’espace physique d’exposition s’inscrit dans la continuité d’une visibilité fantasmée par les internautes, et ici mise en perspective.

Les textes auparavant publiés sur internet sont énoncés par une voix de synthèse qui imite le ton et les effets des voix-off de bandes-annonces de films hollywoodiens. Le pseudonyme de l’internaute est mis en évidence à la façon du nom d’un réalisateur à succès, les extraits de ses publications comme des phrases percutantes à visée promotionnelle. En intégrant les pseudos des internautes, Rafman, qui a une formation en cinéma2, leur rend une signature similaire à l’ouverture d’un générique. Il prend au pied de la lettre leur nature d’objets opensource et commente autant la viralité et l’hypervisibilité des expressions et des objets numériques que leur caractère prétendument confidentiel. La fragmentation des informations, des images et des sons est caractéristique de la culture et des médias numériques. Le développement sur les réseaux sociaux de fils d’actualité, de feed, de playlists a rendu familière la présentation défilante des informations, en rupture avec l’apparition de l’image de cinéma, de sorte que « l’écran n’est plus l’espace d’une épiphanie3 ». L’affichage sur les pages d’accueil des mises en ligne les plus récentes, déterminé par un algorithme personnalisé, a habitué l’œil humain à voir des informations cohabiter ou se parasiter. Sur le réseau social TikTok, des vidéos à la durée inférieure à une minute se succèdent d’un mouvement de scroll du doigt vers le haut sans être liées en contenu, pouvant conduire l’internaute à en effectuer un montage mental. Jon Rafman compare l’expérience de la navigation sur internet, le flux continu d’images et d’informations déconnectées les unes des autres, à l’effort de se remémorer un rêve4. L’exposition de segments sélectionnés et agencés en récits dans un musée ou une galerie est alors un moment de remémoration collective.

Jon Rafman, qui estime que « la grammaire et le vocabulaire des coins les plus reculés de la toile forment le matériau le plus riche5 », use de formes visuelles nées sur internet. Nine Eyes, initié en 2012, consiste en la succession de captures d’écran issues du logiciel Google Street View, organisées en récit. Kool-Aid Man in Second Life (2009) se déroule dans le jeu vidéo Second Life, espace dans lequel Rafman dit « toujours retrouver une impulsion narrative6. » Tous ces éléments virtuels montrés dans une salle d’exposition matérialisent un inconscient collectif. Les récits de Counterfeit Poast présentent à des degrés divers des portraits masculins marqués par le mal-être ou la pression sociale, sentiments qu’ils partagent sur des forums. Sigma male routine décrit les journées d’un jeune homme engagé dans l’armée américaine, soumis à un entraînement intensif et aux brimades très violentes du sergent instructeur. L’œuvre tient du documentaire et du journal intime, avec les codes des réseaux sociaux, comme la morning routine (routine matinale). Nombre d’influenceurs présentent sous ce titre leurs merveilleux débuts de journée, tout en bien-être, sport et alimentation équilibrée. Son usage ironique pour montrer une routine contrainte au rythme effréné souligne l’absurdité des projections de l’idéal-type masculin des internautes. GOT REKT ! est une expression venant du gaming. Le participe passé wrecked (brisé), transcrit en SMS en To get rekt (se faire briser) signifie l’échec à un jeu vidéo, par extension l’échec professionnel, amoureux, ou toute contrariété. GOT REKT ! est le récit d’un père de famille ayant investi et énormément perdu dans une cryptomonnaie alternative (alt-coin). Redoutant de l’avouer à son épouse, il se dit victime d’un hypnotiseur, Benny Benjamin, lui ayant promis le succès et l’opulence financière, faisant écho aux personnalités médiatiques comme l’entrepreneur Elon Musk ou l’influenceur Andrew Tate, qui promeuvent à des degrés divers l’émancipation par l’argent. Rafman invente la suite sous forme d’une science-fiction très élaborée et crée un effet-personnage. Il n’est plus possible de déterminer si c’est encore l’internaute qui raconte car le personnage relate avoir eu sous hypnose une vision future de sa vie en 2035, dans une dystopie pessimiste dominée par la crypto. Recueil d’anecdotes relevant du storytelling, les images fixes qui se succèdent évoquent le roman-photo et le film de science-fiction La Jetée de Chris Marker (1962)7. Ce recueil polymorphe aux allures d’assemblage résonne avec la définition du récit selon Paul Ricœur, soit « une synthèse de l’hétérogène », la « prise ensemble » d’éléments épars et leur rassemblement en un tout temporellement cohérent, « ayant un sens que les éléments non configurés n’avaient pas8 ». Un sens émerge pourtant et des liens apparaissent entre les profils et les destins des différents personnages. Les références à l’œuvre de Marker, film liminal du genre, sont tissées à d’autres, issues de The Falls, de Peter Greenaway (1980)9, faux documentaire de portraits de 92 personnages. Les visages y sont individuellement filmés de face, et ils racontent des épisodes de leurs vies marquées par « l’Événement violent inconnu ». L’histoire du cinéma connaît bien ces courts récits d’horreur rappelant des récits mythologiques impliquant des transformations en animaux, mais aussi la chirurgie esthétique10, phénomène selon l’artiste semblable à la pratique vidéoludique de changer l’apparence d’un personnage. Reconnaissant « qu’une grande part de [son] travail relève de l’abject »11, il se réclame de l’esthétique du cinéaste David Cronenberg, dont Videodrome ou Faux-Semblants exhibent les métamorphoses des corps exposés à la technologie, augmentés d’excroissances. Jon Rafman crée avec des bases de données qui n’existaient pas avant 2006, mais sollicite des références esthétiques bien antérieures.

Plusieurs des histoires ne présentent pas de dénouement clair ni de relation entre elles. Counterfeit Poast est une œuvre ouverte. Jon Rafman résiste à la structure téléologique et monocausale du récit et au muthos théorisé par Ricœur, selon lequel « une action est une et complète si elle a un commencement, un milieu et une fin12 ». Les images fixes ne restent à l’écran que très brièvement, appelant réflexion sur la mémoire et l’illusion. The Travelling Salesman présente un personnage qui parle d’un film de cinéma intitulé The Travel Man, dans lequel Kevin Costner aurait joué, comme « d’un film hollywoodien correct13 », mais s’étonne que personne dans son entourage ne semble s’en souvenir. Dans Punctured Sky, le protagoniste est seul à se remémorer un jeu vidéo de son enfance et enquête pour en trouver trace. Ces deux œuvres évoquent l’effet Mandela, selon lequel un important groupe de personnes partage le souvenir d’un événement qui ne s’est jamais produit. Lorsque le personnage retrouve enfin le jeu vidéo et le lance, il fait face à un écran noir. Dans I gaslit my girlfriend, un jeune homme raconte qu’il a accidentellement écrasé le chien de sa compagne avec sa voiture et en a soigneusement dissimulé le corps, avant de procéder à la manipulation cognitive dite gaslight. Il prétend qu’il « ne savait même pas [qu’ils avaient] un chien » et lui fait croire qu’elle a fabulé l’existence de l’animal. Hypnose dans GOT REKT !, perte de mémoire, déjà-vu, mensonge, tous les segments de Counterfeit Poast impliquent le spectateur dans un espace critique face à l’écran de cinéma ou d’ordinateur en tant qu’instrument du brouillage de la réalité qu’encouragent l’obscurité, l’immobilité et l’inhibition lui étant imposées. Cette représentation de l’écran de cinéma comme espace d’hypnose semble le résultat ou le châtiment de la « pulsion scopique », ce « désir de voir sans limite […] dont la cause, et la conséquence se confondent dans le même mouvement, qui est d’exiger que tout devienne visible14 ».

En somme, l’exposition de cette œuvre sur grand écran dans une salle de musée reprend les codes du visionnage d’un épisode de série comme Black mirror ou d’un court métrage dans une petite salle d’art et d’essai, avec une sollicitation de l’esprit critique du spectateur. Le passage du numérique à l’espace physique s’opère par un retour aux sources des arts de l’image en mouvement et un effet mémoire. À l’instar du théoricien des médias Lev Manovich qui considérait que l’informatique constituait le nouvel esperanto visuel que le cinéma n’était pas parvenu à atteindre15, Jon Rafman estime que le langage des jeux vidéo16 est pour aujourd’hui ce que celui des mythes gréco-romains a été dans le passé, un référent commun17. Les memes sont « ce qui se rapprocherait le plus d’un langage et d’un discours universels18 ».

De l’internet interlope à la salle dédiée

Les jeux vidéo, comme les forums de discussion, ont leur langage. Ces espaces peuvent être très confidentiels et relever d’une sous-culture, n’ayant pas vocation à être largement diffusée. Certaines formes visuelles et narratives issues d’internet au contraire sont totalement virales. Dans Counterfeit Poast (contrefaçon), la correspondance quasi-systématique des images avec la voix-off (quand un mot est prononcé, une image l’illustrant s’affiche à l’écran) résonne avec le genre de vidéos YouTube intitulées a song but every word is a Google image ou a song but every word is an AI generated image. Comme l’indique son titre, cette tendance collective vise à illustrer les paroles d’une chanson au mot près, par une image récoltée sur Google Images, ou, dans son format plus élaboré, générée par une intelligence artificielle. Le résultat est un clip homemade, composé d’une succession très rapide d’images sur cadence de la musique, sorte d’usage mainstream de l’ut pictura poesis. Cette pratique a connu le succès par l’utilisation de paroles de chansons contenant une quantité très importante de mots, ou au rythme très rapide, comme Rap God, du rappeur américain Eminem, qui en un peu plus de six minutes prononce 6150 mots, soit autant d’images mises les unes à la suite des autres dans la vidéo Rap God but every word is a Google image. Ces pratiques numériques et collectives initiées dans la seconde moitié des années 2010 coïncident avec le développement d’outils facilitant le recours au montage ou aux intelligences artificielles, notamment par des plateformes en libre accès comme ImageGPT, développée par la société californienne OpenAI.

En projeter les récits sur grand écran dans une salle de musée produit chez le spectateur l’impression d’une intrusion dans des cultures et des esthétiques de niche tels que les fan-arts mis en ligne sur le site DeviantArt, les dessins de fétichistes furries ou de hentaï, ou les memes controversés des fils de discussion de Reddit ou 4chan. S’attachant « à construire de nouveaux et riches mondes virtuels19 », Jon Rafman dit s’intéresser « à la collision entre le high et le low20 ». Il cite indifféremment le philosophe allemand Walter Benjamin, le peintre flamand Jérôme Bosch, ou des jeux vidéo comme les Sims ou Dark Angel, adapté de la série éponyme de James Cameron21. La collision engendre un foisonnement visuel, un feuilletage de références à la culture classique comme à la pop culture sur lequel insiste le dispositif de l’exposition « Counterfeit Poast ». À la galerie Sprüth Magers, figure une pièce octogonale aux allures de sanctuaire ou de chapelle, qu’on associerait plutôt à la peinture religieuse de la Renaissance, et qui dit tout l’intérêt de Jon Rafman pour « le mariage des extrêmes et la coexistence d’opposés dans un même espace22 ».

Figure 1

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Jon Rafman, Counterfeit Poast, Installation view, Sprüth Magers, Berlin, September 17–October 29, 2022. Courtesy the artist and Sprüth Magers

Photo: Timo Ohler

Ces deux expositions s’inscrivent en toute cohérence avec le corpus de Jon Rafman, qui dans Still Life (betamale), en 2011 faisait défiler à l’écran des images de toiles de maîtres italiens et flamands de la Renaissance, des extraits de jeux vidéo et de vidéos virales. La forme et les outils sont inscrits dans leur époque (les GAN, la capture de mouvement), mais le récit produit multiplie les emprunts à des mouvements picturaux (le Surréalisme, la Renaissance) et à des genres cinématographiques (le roman-photo, le film noir). La nouveauté d’un outil numérique comme matériau de création n’implique pas toujours l’émergence d’une forme artistique inédite. L’entrée au musée manifeste cette empreinte de formes narratives ou stylistiques antérieures : l’œuvre d’art porte les stigmates du passage du temps.

Si le musée est lieu de patrimoine et de mémoire, l’œuvre numérique joue aussi de la perte ou du vertige du souvenir. Pour animer les traits des personnages, l’artiste a recours à une application mobile de facetracking utilisant les mouvements de son propre visage. Ces applications sont une déclinaison low-tech des outils utilisés au cinéma et dans la conception de jeux vidéo. L’algorithme induit des fonctions et des conditions qui font en sorte que dans une sélection d’images, certaines propriétés formelles, visuelles ou chromatiques soient reconnues et intégrées à l’image générée ou écartées. À la différence d’autres intelligences artificielles, les GAN sont un type de réseau de neurones artificiels qui manipulent des images et non des chiffres. Le résultat de ce machine learning est une image ressemblant aux images sources, une variante qui en a des propriétés, mais n’y est pas identique. Les spectateurs, s’ils ont l’habitude de naviguer sur internet, peuvent trouver des repères, une ressemblance entre les images de chiens d’I gaslit my girlfriend et les nombreux memes mettant en scène des bichons frisés, images que le GAN a probablement utilisées. Textes et images font naître un sentiment étrange de déjà-vu, de souvenir ou du rêve apprécié par les surréalistes Yves Tanguy ou Max Ernst. Les objets maladroitement disposés dans l’espace, les contours approximatifs sont visionnés dans un dispositif rappelant la salle de cinéma et mettant le spectateur en position silencieuse « du dormeur et même de l’état post-natal23 ». L’espace matériel produit des jeux d’écho entre le processus de création des GAN et l’expérience du spectateur. Cerné de murs, il laisse un espace vide pour l’entrée et la sortie des visiteurs, néanmoins visuellement plein puisqu’il donne directement sur l’écran de projection dans la pièce adjacente. Le visiteur qui se tient au centre de la chapelle se trouve entièrement environné d’images, quelle que soit la direction vers laquelle il se porte. S’il tourne sur lui-même, l’espace immersif lui apparaît comme un flux d’images animées par les mouvements de son propre corps. Cela le conduit à procéder à des associations des images, à un montage fugitif et éphémère, qui n’existe que dans son espace mental et dans son champ de vision pour une durée limitée. Chaque spectateur peut avoir une expérience différente, mais le processus d’association des images est le même. L’effet de désorientation cognitive et spatiale produit par l’œuvre brouille les repères du spectateur dont « les processus de perception […] sont constamment fragilisés et perturbés24 » comme face au groupe du Laocoon ou à L’Ange du Foyer de Max Ernst. Dans Sigma Male Routine apparaissent des légumes inconnus, qui empruntent leurs formes à des concombres ou à des courges mais ne correspondent à rien d’existant. Des morceaux de viande ont des yeux ou des bouches apparentes. Ces méprises fréquentes du GAN, associant une partie d’une image source avec un visage humain, révèlent la fragilité de l’équilibre de son protocole, mais renforcent surtout l’aspect monstrueux des images qui en résultent, dérangeantes par leur déséquilibre spatial et tridimensionnel ou par le décalage qu’elles présentent avec la fonction qu’on leur connaît. Dans I gaslit my girlfriend, une voiture a une géométrie irrégulière, les portes déséquilibrées par rapport aux fenêtres. Un plan montrant la banquette arrière dévoile qu’elle est plus anguleuse aux extrémités qu’elle ne devrait l’être et ne permet pas de s’y installer. L’assemblage de plusieurs formes produit une impression de familiarité dissonante. Une erreur de discernement du GAN a pour résultat que les cils du visage féminin pleurant le chien mort se confondent avec l’œil du chien, cerné de poils, en une métamorphose ovidienne involontaire. Des chiens aux pelages violet et bleu sont dotés de membres ou d’yeux en surnombre, ou d’une partie de visage déplacée. Du morse qui se lave les dents au protagoniste de I gaslit my girlfriend au visage déformé d’horreur rappelant le Saturne dévorant ses enfants de 1823 de Goya, les images sont constamment troubles parce que l’artiste choisit ostensiblement de ne pas rectifier l’erreur numérique. L’outil numérique sert l’hommage aux monstres aux visages difformes de l’histoire de l’art qui assure la transition de l’espace numérique à l’espace physique du musée. Si l’on admet avec Arthur Danto que « l’intentionnalité » à la différence de « l’interprétation » permet d’identifier entre deux objets identiques celui qui est une œuvre25, c’est bien à une expérience critique et esthétique qu’est convié le spectateur de l’œuvre exposée.

Figure 2

Figure 2

Jon Rafman, Counterfeit Poast, Installation view, Sprüth Magers, Berlin, September 17–October 29, 2022. Courtesy the artist and Sprüth Magers.

Photo: Timo Ohler

Changement d’échelle

Diffusée sur un écran d’ordinateur ou de téléphone portable, l’image numérique est plus petite que celui qui la regarde. Il peut changer de fenêtre sur son navigateur, baisser ou couper le son. Il garde un contrôle (ou illusion de contrôle puisque la fréquentation des réseaux sociaux peut être considérée comme une pratique addictive) alors que le dispositif audiovisuel d’art contemporain doté d’un écran de projection et de haut-parleurs de cinéma, tel que proposé par une galerie d’art, requiert son attention. Le flux d’images en haute résolution et de grand format, dans une salle tamisée, est clairement différent de la prolifération d’images et de micro-évènements esthétiques ou informationnels (notifications, pastilles, changement de luminosité de l’écran) à la surface d’un écran d’ordinateur ou de téléphone. Lorsqu’on tient l’image entre ses mains sur un petit dispositif, il est nécessaire pour que celle-ci fonctionne de « se construire un espace imaginaire, une bulle existentielle26 » dans laquelle on s’isole du monde, et qui demeure fragile. Si cette bulle peut être partagée dans une salle, elle demeure relativement individuelle et intime lorsqu’on regarde l’image sur un dispositif mobile27. À l’inverse, dans un dispositif immersif, la confrontation à l’image n’a plus rien d’intime, et « il n’y a plus de hors champ. Tout est dans le cadre et les cadres sont partout, avec les écrans qui les font voir28 ». Aussi, dans son exposition, la grammaire du langage intime est mise en tension avec la grammaire de l’espace visuel. Cette configuration de l’exposition relevant « d’une topologie de l’hyper-visible » répond au « désir presque intarissable de consommer le monde à travers les images29 ». Elle crée chez le spectateur un sentiment d’extime puisque tout est soumis à la vue de tous, et que l’espace n’a plus rien de familier : « les expositions défamiliarisent les contextes locaux en révélant leur dispositif30 », à l’instar du « cinéma des attractions » élaboré par le théoricien des médias Tom Gunning. Ce cinéma qui « précéderait la domination du cinéma narratif31 » s’adresse directement au spectateur, particulièrement sensible dans la chapelle recouverte de motifs créés par des GAN.

Le meme ou vidéo virale est un visionnage éphémère et de peu d’importance, ouvrant à des associations d’idées vers d’autres objets. En revanche, le visionnage d’un récit construit et mis en scène dans un centre d’art implique un sens de circulation et un espace d’assise prédéfini. En passant du forum de discussion en ligne à l’espace physique de la galerie, l’image numérique devient un objet. Bien que plongé dans l’obscurité, l’écran de projection de Counterfeit Poast est un objet distinguable pour le spectateur. L’image numérique est à la fois un objet et un environnement. Le spectateur peut y marcher et en a une conscience et une expérience physiques. En révélant ainsi « sa propre stratégie de dispositif », l’exposition se donne à voir au spectateur et « s’expose elle-même avant d’exposer quoi que ce soit d’autre32 ». Selon Bruno Trentini « le fait que l’œuvre soit de l’art et porte sur l’art entraîne des boucles autoréférentielles33 » et c’est aussi ce qui fait de l’expérience esthétique une « expérience dynamique34 ». La galerie particulièrement consacre l’œuvre en objet d’intérêt remarquable pour de potentiels acheteurs. En agissant comme ambiance insérée dans un centre commercial, elle se fait à la fois texte et contexte et nourrit la critique du postmodernisme portée par des auteurs comme Fredric Jameson, qui estime que les objets encouragent « l’esthétisation de la réalité35 » comme commodité.

Figure 3

Figure 3

Jon Rafman, Ɛցɾҽցօɾҽʂ and Grimoires, Installation view, Schinkel Pavillon, Berlin, September 15, 2022–January 22, 2023. Courtesy the artist and Schinkel Pavillon

Photo: Frank Sperling

Une image créée par un internaute à l’aide de GAN sur ImageGPT, puis mise en ligne sur le site de partage de fan-arts DeviantArt est du régime de l’anecdote : elle peut disparaître, être happée dans le flux d’images similaires. Une image créée avec un outil similaire par Jon Rafman, imprimée et isolée, exposée dans un centre d’art, est énoncée selon une forme noble et a un effet d’arrêt sur image valorisant. D’un visionnage sur internet à une déambulation dans un espace physique fait passer d’une vision distraite (gaze) à une attention concentrée, mais aussi plus coercitive (glance)36. La pièce polygonale créée par Jon Rafman en forme de chapelle bouscule aussi la distinction entre « les spectacles basés sur des images fixes et des spectateurs libres de leurs mouvements dans l’espace, et les spectacles fondés sur des images mobiles et des spectateurs fixes37 ». L’artiste joue du caractère commercial de la galerie Sprüth Magers, rappelant que si le mécénat a pu financer des œuvres spécifiques à un espace, comme les Scrovegni faisant décorer leur chapelle par Giotto, aujourd’hui les images et les espaces circulent selon les lois du marché. Thomas Elsaesser note que la spécificité du site a été « sacrifiée lorsque les images sont devenues séculaires au profit d’un marché38 ». En immobilisant des images éphémères et mobiles, Jon Rafman s’inscrit contre les opinions d’artistes ou théoriciens qui considèrent comme la net artist russe Olia Lialina que « les conférences sont le seul moyen de produire quelque chose d’intéressant sur du net-art offline », et regrettent « l’espace limité » que serait le musée où l’exportation « d’œuvres et d’idées dans le monde offline » aurait pour effet de les transformer en « commodités au profit de vieilles institutions39 ». Cette aversion pour l’exposition d’œuvres pensées pour internet dans un musée ou une galerie s’appuie aussi sur le fait que le dispositif prend le dessus sur le contenu. L’aspect séduisant des moniteurs est à la fois la condition pour une exposition en galerie et le cache-misère des limites d’une exposition en dehors du web. Notant que la même chose s’est produite pour la vidéo, Lialina indique que « l’aspect ordinaire des ordinateurs aux câbles apparents rompt avec les élégants moniteurs généralement utilisés dans les expositions40 ». Pour entrer au musée, une œuvre pensée pour internet doit y être présentée sans reproduire le dispositif domestique de l’internaute (un simple ordinateur portable sur un bureau) mais lui proposer une expérience de spectateur, qu’accompagnent un riche écrin technologique et un espace qu’il ne peut avoir chez lui. Le fait est que Jon Rafman n’est ni complètement un artiste de net-art, ni complètement un artiste audiovisuel. Il manipule et intervertit les codes de ces deux formes et en joue d’un espace à l’autre. En 2009, dans un article sur la reconnaissance d’œuvres de net-art par les institutions culturelles, Christiane Paul considérait qu’il n’existe alors plus de « forme pure » du net-art dont l’existence serait réservée à un unique site, et « qu’il est aujourd’hui très commun de croiser le chemin d’une œuvre néomédiatique ayant une composante d’internet, qui existe sur des moniteurs mobiles, et une composante d’installation qui peut être présentée dans l’espace d’une galerie41 ». En exposant une même œuvre selon différents dispositifs à la fois sur internet et dans un espace d’exposition, Jon Rafman prouve que cette articulation est possible, mais requiert une reconfiguration des conditions de présentation.

Figure 4

Figure 4

Jon Rafman, Ɛցɾҽցօɾҽʂ and Grimoires, Installation view, Schinkel Pavillon, Berlin, September 15, 2022–January 22, 2023. Courtesy the artist and Schinkel Pavillon

Photo: Frank Sperling

Cette tension évoque aussi « la vision frontale et la vision de l’intérieur42 » théorisées par Boris Groys et les deux types d’attention identifiés par Jonathan Crary dans Techniques of the Observer. La vision perspective place l’emphase sur l’observateur à la fois comme récepteur et comme organisateur de la représentation, alors que la vision stéréoscopique présuppose que l’observateur se trouve non pas devant la scène, mais plutôt contenu en son sein43. Jon Rafman se joue de ces oppositions et propose à son public une expérience qui inclut les deux types de vision. La désorientation que peut ressentir le spectateur dans cet environnement immersif est nuancée par la fixité des tableaux devant lesquels son œil peut se stabiliser. Le spectateur peut s’asseoir ou s’allonger sur le sol de moquette grise de l’espace où est projeté Counterfeit Poast, ou sur un banc face à l’écran. Dans la chapelle, le sol est recouvert d’une matière synthétique du même motif que celui recouvrant les murs et le plafond. Pour Punctured Sky, plusieurs fauteuils et chaises longues dessinés par l’artiste font face à l’écran de projection. Inconfortables, ils rappellent au spectateur qu’il a un corps. Les installations audiovisuelles de Jon Rafman imposent ouvertement une expérience bien différente de l’usage domestique d’internet. Lorsqu’un utilisateur scroll sur son téléphone portable pour faire défiler des images ou des vidéos, il peut oublier son corps et son environnement. L’expérience de l’écoulement du temps dans un espace d’exposition est plus éprouvante, physique. Le paradoxe de l’observation d’images sur un téléphone ou un ordinateur, déjà observé au cinéma, est que le spectateur-utilisateur est confronté en continu à des formes connues, des visages et des identités familiers. Pourtant, il s’abstrait de la réalité extérieure, puisqu’il évolue dans un espace virtuel, où ses capacités cognitives et de perception sont entièrement sollicitées. Son esprit est inondé d’images à traiter (flood visuel) au point, comme l’utilisateur d’un dispositif de réalité virtuelle (VR), d’effacer les contours extérieurs de l’image. Une des passerelles entre le réel et le virtuel serait la réalité augmentée, mais ce n’est pas le choix de Rafman qui compartimente et commente les espaces. Jon Rafman perçoit en internet un reflet, une description interprétative du monde réel, comme en témoignent de façon littérale Nine Eyes ou Kool-Aid Man in Second Life qui semblent contempler la réalité à travers un filtre numérique. Citant, en bon spectateur de Matrix, le philosophe Jean Baudrillard, il estime que « nous vivons aujourd’hui dans une hyper-réalité, et ne pouvons distinguer la réalité de la simulation de réalité44 ». En exposant ses œuvres numériques dans des espaces matériels très codifiés, il propose une réflexion sur l’hyper-réalité, en écho à Baudrillard, considérant que « de médium en médium le réel se volatilise » et que le réel « n’est plus du réel puisqu’aucun imaginaire ne l’enveloppe plus45 ». Ce simulacre a aussi des conséquences sur l’expérience du spectateur, dans la mesure où, selon les termes de Bruno Trentini, « l’illusion se joue du dynamisme pour donner lieu à une expérience esthétique46 ». Aussi, le dynamisme atteint par l’expérience interprétative du spectateur risque de disparaître au profit d’une expérience illusoire exclusivement visuelle qui relève du simulacre.

Jon Rafman fait grand usage des réseaux sociaux, qui font partie intégrante de son processus créatif. Il est actif sur tous les réseaux, des plus anciens aux plus récents, qu’il liste sur son site internet (Tumblr ; Instagram ; Twitter ; Vimeo ; YouTube ; TikTok). Sur Instagram, il poste régulièrement des photos, jusqu’à une dizaine de publications en quelques jours. On y trouve nombre d’images issues de ses œuvres exposées à Berlin, Counterfeit Poast et Ɛցɾҽցօɾҽ, avant leur présentation au public. En 2012, le projet Nine Eyes est partagé sur sa page Tumblr avant de connaître une exposition en galerie. En 2009, l’artiste crée un site entier consacré au projet Kool-Aid Man in Second Life, qui comprend une présentation de l’œuvre, de la documentation, et une mise en contexte, soit une exposition numérique qui anticipe toutes les expositions virtuelles et viewing rooms. Un post du 24 mars 2022 montre un amas de morceaux de viande avec des yeux et une bouche humaine, images intégrées à Ɛցɾҽցօɾҽ et exposées au Schinkel Pavillon ou à la galerie Sprüth Magers quelques mois plus tard. Rarement accompagnées de légende (ou d’une légende cryptique), elles ne peuvent être perçues comme un work in progress qu’a posteriori car elles ont la forme d’un simple partage d’une image. L’internaute qui navigue sur la page Instagram de Jon Rafman ne sait pas toujours ce qu’il regarde, ni même que Rafman est un artiste s’il y arrive par hasard. La page pourrait relever du shitpost, pratique consistant à poster beaucoup de messages ou d’images, généralement humoristiques. Instagram est pour Rafman un espace de travail autant que d’exposition. Publier des images sur les réseaux sociaux alors qu’il est en train de travailler sur l’œuvre met certaines formes à l’épreuve, intègre les réactions d’internautes, sans que ceux-ci sachent qu’il s’agit d’une œuvre en devenir. Instagram est extension de l’atelier ou de la table de montage, le laboratoire d’élaboration des formes numériques. En raison de la prolifération des publications, la frontière entre œuvre, étude préparatoire à l’œuvre, publication anodine, étape dans le processus de création, ou teaser pour une œuvre à venir est floue.

Lorsque les expositions sont achevées, Rafman rend leur documentation intégralement accessible sur sa page YouTube. La vidéo Dream Journal, exposée en 2019 à la Biennale de Venise, est en ligne dans sa version complète en juillet 2021. Ainsi, l’artiste ne compromet pas l’exposition ni la mise en marché des œuvres, qui repose en grande partie sur leur existence physique sous la forme d’installation, et ferme dans le même temps la boucle du processus créatif dont le lieu d’émergence initial est internet. Une fois exposées et consommées dans la sphère de l’art contemporain, les images lui sont rendues dans un mouvement organique, créant un énième simulacre destiné à se répandre Online.

Conclusion

Ainsi, de l’exposition en ligne à l’exposition en galerie ou musée, la perception de l’œuvre change ; accompagnée d’un appareillage complexe qui se démarque de l’usage commun, souvent ludique, d’un téléphone portable ou d’un ordinateur, elle acquiert une matérialité imposant une expérience sensible au visiteur qui n’est plus internaute mais spectateur. Exposer une image numérique populaire selon les modalités d’un dispositif immersif spectaculaire, qu’il soit celui du cinéma ou de l’installation d’art contemporain, a pour effet de la magnifier. Jon Rafman confère à des formes dérangeantes le traitement d’un triptyque flamand ou d’un retable exposé dans une chapelle toscane, faisant convention esthétique universelle. Un espace de forme similaire, la chapelle Rothko à Houston, lieu de spiritualité ouvert à toutes les confessions, produisait déjà le même effet sur les toiles de Mark Rothko accrochées sur ses murs. Exposées dans de tels lieux, les peintures de Mark Rothko comme les images imprimées de Jon Rafman sont dotées d’une spiritualité qui déjoue, dans le cas de Rafman, leur qualité de formes numériques populaires relativement mineures – ou en font les mysticismes d’aujourd’hui, car les forums fonctionnent sur la crédulité, pour ne pas dire la foi. Le dispositif des œuvres de Jon Rafman exposées au Schinkel Pavillon accorde notamment une grande importance à l’écrin matériel et à lassise confortable du public, en concordance avec la représentation de lobjet dart et du musée. Si l’œuvre sur les réseaux sociaux a une visibilité large et éventuellement virale, l’œuvre dans l’espace fermé d’une pièce dédiée à son exposition arrête le regard et le temps, exige une appréhension plus lente et attentive que sur un écran privé. Rendant hommage au cinéma et à l’histoire de l’art, l’œuvre numérique se construit avec des outils et un langage d’aujourd’hui sur des codes d’hier, ce qui assure les conditions de sa transition de l’écran individuel à la salle collective. En outre, Rafman assure le lien entre numérique et physique par la réflexion que son corpus engage sur notre perception confuse du virtuel et du réel. L’espace muséal qui accompagne le regard du spectateur le contraint mais le responsabilise. L’image « riche » est à ce prix.

1 Hito Steyerl, « In Defense of the Poor Image », e-flux, 2009, [consulté le 12 février 2023].

2 Entretien de l’artiste avec Hans Ulrich Obrist lors de la DLD Conference 19, mise en ligne sur la page YouTube « DLD Conference » le 20 janvier 2019

3 Francesco Casetti, The Lumière Galaxy. Seven Keywords for the Cinema to Come, New York, Columbia University Press, 2015, p. 12. Toutes les

4 Entretien de Jon Rafman avec Aleph Molinari et Olivier Zahm, PURPLE Magazine, n° 37, automne 2022. Toutes les traductions sont de l’auteur.

5 Claire Koron Elat, « Finding Romance in the Grotesque : Jon Rafman », 032c, 16 septembre 2022. URL : https://032c.com [consulté le 18 juin 2023].

6 Site internet du projet http://koolaidmaninsecondlife.com [consulté le 12 février 2023].

7 Communiqué de presse de l’exposition de l’artiste à la galerie Sprüth Magers, septembre 2022.

8 Annik Dubied, « Une définition du récit d’après Paul Ricœur », Communication, vol. 19, n° 2, 2000, p. 45-66.

9 Ibid.

10 Claire Koron Elat, op. cit., non pag.

11 Entretien de Jon Rafman avec Aleph Molinari et Olivier Zahm, op. cit.

12 Paul Ricœur, Temps et récit II : La configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, 1984, p. 41.

13 Texte du personnage dans l’œuvre.

14 Jean-Louis Comolli, Jouer le jeu, Lagrasse, Verdier, 2022, p. 46.

15 Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias, Dijon, Les presses du réel, 2001.

16 Claire Koron Elat, op. cit., non pag.

17 Entretien de Jon Rafman avec Aleph Molinari et Olivier Zahm, op. cit., non pag.

18 Ibid., non pag.

19 Claire Koron Elat, op. cit., non pag.

20 Ibid. non pag.

21 Ibid., non pag.

22 Ibid., non pag.

23 Jean-Louis Baudry, « Le dispositif », Communications, n° 23, 1975, p. 59.

24 Bruno Trentini, op. cit., p. 87.

25 Arthur Danto, La transfiguration du banal, Une philosophie de l’art, Paris, Seuil, 1981.

26 Francesco Casetti, op. cit., p. 48.

27 Ibid., p. 71-72

28 Jean-Louis Comolli, op. cit., p. 12.

29 Tom Gunning, « An Aesthetic of Astonishment : Early Film and the (In) Credulous Spectator » [1989], Viewing Positions. Ways of Seeing Film, Linda

30 Boris Groys, « Curating in the Post-Internet Age », e-flux, Journal 94, octobre 2018, p. 3.

31 Tom Gunning, op. cit., p. 121. L’auteur ajoute dans « The Cinema of Attractions : Early Film, Its Spectator and the Avant-Garde » que ce cinéma « 

32 Boris Groys, op. cit., p. 3.

33 Bruno Trentini, Interpréter l’art. Dynamisme et réflexivité de l’expérience esthétique, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 13.

34 Ibid., p. 16.

35 Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la Logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2011 p. 43.

36 Francesco Casetti, op. cit.,p. 49.

37 Ibid., p. 71.

38 Thomas Elsaesser, « Media Archaeology as a Symptom », New Review of Film and Television Studies, 2016, p. 199.

39 Olia Lialina, « All You Need is Link », trad. du russe vers l’anglais par Alya Ponomareva, 2000, non pag. URL : rhizome.org. [consulté le 2 juin

40 Ibid., non pag.

41 Christiane Paul, « Context and Archive : Presenting and Preserving Net-based Art », Net Pioneers 1.0. Contextualizing Early Net-Based Art, Dieter

42 Boris Groys, op. cit.,p. 3.

43 Jonathan Crary, Techniques of the Observer. On Vision and Modernity in the Nineteenth Century, Cambridge, The MIT Press, 1990.

44 Claire Koron Elat, op. cit., non pag.

45 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 11.

46 Bruno Trentini, op. cit., p. 16.

Bibliographie

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Bruno Trentini, Interpréter l’art. Dynamisme et réflexivité de l’expérience esthétique, Paris, L’Harmattan, 2016.

Notes

1 Hito Steyerl, « In Defense of the Poor Image », e-flux, 2009, [consulté le 12 février 2023].

2 Entretien de l’artiste avec Hans Ulrich Obrist lors de la DLD Conference 19, mise en ligne sur la page YouTube « DLD Conference » le 20 janvier 2019. Toutes les traductions sont de l’auteur, sauf mention contraire.

3 Francesco Casetti, The Lumière Galaxy. Seven Keywords for the Cinema to Come, New York, Columbia University Press, 2015, p. 12. Toutes les traductions sont de l’auteur.

4 Entretien de Jon Rafman avec Aleph Molinari et Olivier Zahm, PURPLE Magazine, n° 37, automne 2022. Toutes les traductions sont de l’auteur.

5 Claire Koron Elat, « Finding Romance in the Grotesque : Jon Rafman », 032c, 16 septembre 2022. URL : https://032c.com [consulté le 18 juin 2023].

6 Site internet du projet http://koolaidmaninsecondlife.com [consulté le 12 février 2023].

7 Communiqué de presse de l’exposition de l’artiste à la galerie Sprüth Magers, septembre 2022.

8 Annik Dubied, « Une définition du récit d’après Paul Ricœur », Communication, vol. 19, n° 2, 2000, p. 45-66.

9 Ibid.

10 Claire Koron Elat, op. cit., non pag.

11 Entretien de Jon Rafman avec Aleph Molinari et Olivier Zahm, op. cit.

12 Paul Ricœur, Temps et récit II : La configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, 1984, p. 41.

13 Texte du personnage dans l’œuvre.

14 Jean-Louis Comolli, Jouer le jeu, Lagrasse, Verdier, 2022, p. 46.

15 Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias, Dijon, Les presses du réel, 2001.

16 Claire Koron Elat, op. cit., non pag.

17 Entretien de Jon Rafman avec Aleph Molinari et Olivier Zahm, op. cit., non pag.

18 Ibid., non pag.

19 Claire Koron Elat, op. cit., non pag.

20 Ibid. non pag.

21 Ibid., non pag.

22 Ibid., non pag.

23 Jean-Louis Baudry, « Le dispositif », Communications, n° 23, 1975, p. 59.

24 Bruno Trentini, op. cit., p. 87.

25 Arthur Danto, La transfiguration du banal, Une philosophie de l’art, Paris, Seuil, 1981.

26 Francesco Casetti, op. cit., p. 48.

27 Ibid., p. 71-72

28 Jean-Louis Comolli, op. cit., p. 12.

29 Tom Gunning, « An Aesthetic of Astonishment : Early Film and the (In) Credulous Spectator » [1989], Viewing Positions. Ways of Seeing Film, Linda Williams (dir.), New Brunswick, Rutgers University Press, 1995, p. 125.

30 Boris Groys, « Curating in the Post-Internet Age », e-flux, Journal 94, octobre 2018, p. 3.

31 Tom Gunning, op. cit., p. 121. L’auteur ajoute dans « The Cinema of Attractions : Early Film, Its Spectator and the Avant-Garde » que ce cinéma « met l’emphase sur la présentation » et « affiche la visibilité de son dispositif ».

32 Boris Groys, op. cit., p. 3.

33 Bruno Trentini, Interpréter l’art. Dynamisme et réflexivité de l’expérience esthétique, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 13.

34 Ibid., p. 16.

35 Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la Logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2011 p. 43.

36 Francesco Casetti, op. cit., p. 49.

37 Ibid., p. 71.

38 Thomas Elsaesser, « Media Archaeology as a Symptom », New Review of Film and Television Studies, 2016, p. 199.

39 Olia Lialina, « All You Need is Link », trad. du russe vers l’anglais par Alya Ponomareva, 2000, non pag. URL : rhizome.org. [consulté le 2 juin 2023].

40 Ibid., non pag.

41 Christiane Paul, « Context and Archive : Presenting and Preserving Net-based Art », Net Pioneers 1.0. Contextualizing Early Net-Based Art, Dieter Daniels & Gunther Reisinger (dir.), Berlin, Sternberg Press, 2009, p. 107.

42 Boris Groys, op. cit., p. 3.

43 Jonathan Crary, Techniques of the Observer. On Vision and Modernity in the Nineteenth Century, Cambridge, The MIT Press, 1990.

44 Claire Koron Elat, op. cit., non pag.

45 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 11.

46 Bruno Trentini, op. cit., p. 16.

Illustrations

Figure 1

Figure 1

Jon Rafman, Counterfeit Poast, Installation view, Sprüth Magers, Berlin, September 17–October 29, 2022. Courtesy the artist and Sprüth Magers

Photo: Timo Ohler

Figure 2

Figure 2

Jon Rafman, Counterfeit Poast, Installation view, Sprüth Magers, Berlin, September 17–October 29, 2022. Courtesy the artist and Sprüth Magers.

Photo: Timo Ohler

Figure 3

Figure 3

Jon Rafman, Ɛցɾҽցօɾҽʂ and Grimoires, Installation view, Schinkel Pavillon, Berlin, September 15, 2022–January 22, 2023. Courtesy the artist and Schinkel Pavillon

Photo: Frank Sperling

Figure 4

Figure 4

Jon Rafman, Ɛցɾҽցօɾҽʂ and Grimoires, Installation view, Schinkel Pavillon, Berlin, September 15, 2022–January 22, 2023. Courtesy the artist and Schinkel Pavillon

Photo: Frank Sperling

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Référence électronique

Adrian Fix, « De l’espace numérique à l’espace physique et retour : modalités de création et d’exposition dans le travail de Jon Rafman », Déméter [En ligne], 10 | Été | 2023, mis en ligne le 01 octobre 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/1152

Auteur

Adrian Fix

Adrian Fix est doctorant au département Film Studies de King’s College à Londres et chargé de cours en Histoire de l’art contemporain à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Son projet de thèse porte sur les politiques d’acquisition, d’exposition et de conservation des nouveaux médias dans trois collections muséales européennes.

adrian.fix@kcl.ac.uk

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