Le cinéma n’a pas inventé le star-système. Il n’est pas non plus le premier à avoir apporté à ses artistes une renommée internationale. Anne Martin‑Fugier rappelle ainsi l’accueil enthousiaste que reçurent Rachel, Sarah Bernhardt ou encore Adelina Patti lors de leurs tournées à l’étranger1. Si leurs réputations, par le biais de la presse et de la publicité, précédaient déjà celles-ci, leurs déplacements jouaient néanmoins un rôle déterminant dans leur connaissance par le public, puisque c’est essentiellement grâce à eux que leur art pouvait franchir les frontières. La reproductibilité technique du support cinématographique abolit ces dernières, rendant par là-même inutile – sur le principe – la pratique des tournées, tout en « inventant » un nouveau type de vedette que les Français ne tardent pas à baptiser du nom de star2. Cet anglicisme signale l’association originelle, dans l’imaginaire français, entre ce phénomène et le cinéma américain, plus précisément en l’occurrence hollywoodien.
Si elles n’ont pas à entreprendre de tournées pour être appréciées du public, les stars américaines n’en sont pas moins nombreuses à voyager de par le monde. La France – Paris surtout – accueille ainsi régulièrement des étoiles hollywoodiennes, et ce dès les années 1920, première décennie à voir s’épanouir au cinéma le système des stars3. Quelques-unes viennent tourner un film, comme Constance Talmadge interprète de Vénus de Louis Mercanton en 1929 ; d’autres se produisent sur scène, comme Jackie Coogan à l’affiche de plusieurs music-halls en 1928. La plupart n’ont cependant pas d’engagement et entendent officiellement se reposer. Paradoxalement, ces voyages présentés comme des vacances se muent cependant en purs moments de représentation, révélateurs des fantasmes dont font l’objet ces artistes qui s’offrent pour eux-mêmes à l’admiration du public.
En 1929, ayant vu l’événement se répéter à maintes reprises, Marcel Carné, alors journaliste, décrit celui-ci avec humour :
La gare Saint-Lazare est noire de curieux qui attendent l’arrivée du train venant du Havre. Sur le quai on s’écrase littéralement. Est-ce le Président de la République qui revient d’un long voyage ? Un souverain étranger qui nous rend visite, ou notre ministre des Affaires étrangères de retour d’une nouvelle conférence sur le désarmement ?
Non pas. Les journaux du matin nous apprennent qu’il s’agit tout simplement de l’arrivée parmi nous d’une grande vedette d’outre-Atlantique venue passer ses vacances en Europe4.
L’expression « grande vedette » n’est pas anodine. De fait, ce type de manifestation est réservé à un petit nombre de stars. Comme l’observe Ciné pour tous à l’automne 1921 : « Il n’y a que les “stars” de tout premier plan qui attirent réellement la foule ; ainsi William Farnum, Mary Miles, Maë Murray, Theda Bara sont passées presque inaperçus à Paris… Et même, Norma et Constance Talmadge, l’an dernier5 ». Les recherches menées dans le cadre de cette étude confirment ce constat. Aussi sera-t-il question dans les pages qui suivent des voyages de Douglas Fairbanks et de Mary Pickford (qui se sont rendus pour la première fois en France lors de leur voyage de noces en 1920 et y sont revenus par la suite quasi annuellement tout au long de la décennie), de Charlie Chaplin, de Jackie Coogan, de Fatty, de Gloria Swanson et de Valentino, soit les plus grandes stars américaines de la période.
Pour faire ainsi se déplacer les foules, il faut en effet jouir d’une célébrité qui non seulement dépasse les frontières mais également la sphère de spécialisation où l’on s’est fait connaître, ce que le sociologue Alain Chenu nomme une « célébrité superlative6 ». Sur le plan médiatique, cela se traduit pour les stars de l’écran par une présence au-delà de la presse cinématographique. Au dépouillement de cette dernière s’est donc ajouté celui de la presse généraliste7. Les actualités filmées, quelques photographies d’agence de presse et des récits de voyages publiés par les stars elles-mêmes sont venues compléter cet ensemble.
L’interrogation à l’origine de cette recherche est pour ainsi dire triviale : que produit la confrontation entre le fantasme hollywoodien des stars et ces mêmes stars « en chair et en os », comme aiment à l’écrire parfois les journalistes ? L’un d’eux constatait au début des années 1930 au sujet du cinéma :
[…] pour les artistes, quel culte ! Leur nom rayonne dans le monde. De véritables passions sont nées. Et c’est là chose miraculeuse, semble-t-il, en ce xxe siècle matérialiste, qu’on puisse encore s’éprendre du reflet d’un être qu’on n’a jamais vu et qu’on ne verra probablement jamais8.
En ce sens, en se penchant sur ces voyages il s’agit de revenir à l’idée même de fantasme en se demandant dans quelle mesure les stars américaines ne sont que des spectres, des fantômes, en scrutant ce que donnent à voir ces moments de supposée manifestation du réel. En d’autres termes, à travers ces documents qui participent, pour les stars, à la construction et l’expression de leurs personae9, on interrogera la manière dont celles-ci façonnent la perception de la réalité jusqu’à se substituer à cette dernière. Dans une perspective culturaliste, le cinéma américain et les imaginaires qu’il véhicule seront abordés ici comme un phénomène social et non sous un angle esthétique (bien que ce phénomène social puisse produire – on le verra – des effets esthétiques). On commencera par envisager la mise à l’épreuve des fantasmes attachés à quelques stars prises individuellement, puis l’on étudiera la manière dont ces voyages contribuent à démultiplier les fantasmes autour de ce qu’est une star en général, avant de voir comment ils opèrent en miroir, entre fantasme de l’autre et fantasme de soi.
Apparitions : la mise à l’épreuve des fantasmes
Ces êtres d’écran sont-ils des êtres de chair ? C’est la question que soulève la rencontre avec chaque star, dont la personnalité cinématographique est confrontée à la personnalité réelle.
Portraits physiques
Cela passe d’abord par leur portrait physique. Confirmation pleine et entière ou rectification : deux cas de figure se font jour en la matière. Douglas Fairbanks illustre parfaitement le premier. Quoique sa taille modeste soit parfois relevée et que l’intensité de son bronzage étonne certains journalistes, l’acteur apparaît semblable à ses personnages. En témoigne le récit par Jean-Louis Croze de son arrivée à Cherbourg en 1921 :
Nous voici devant le paquebot. Tout le monde est sur le pont. Dans l'encadrement d'un hublot apparaît une tête brune, émerveillée d'un bon sourire, une main brandit un chapeau mou. C'est Douglas Fairbanks.
[…] Douglas […] surgit, alerte, trépidant. Il a gardé la fine moustache avec laquelle il a tourné d'Artagnan. […]
Sur le pont, les photographes, les cinématographistes [sic] se sont emparés de leurs victimes. Douglas saute, fait de la barre fixe sur un câble, sans pose, au sens complet du mot. Cet homme est heureux, incontestablement heureux de voir la France, les journalistes. Il le dit, le répète, le prouve10.
Souriant, le corps en mouvement, débordant d’énergie, manifestant ses émotions par ses actions : Douglas Fairbanks correspond exactement aux héros qu’il interprète à l’écran. Il en est de même de Mary Pickford, dont Jean-Louis Croze évoque la « grâce incomparable » et l’« adorable petite main11 ». À cet égard, face à ces deux stars qui semblent habiter le monde réel comme elles animent celui des salles obscures, les journalistes se comportent un peu comme les touristes du jardin zen visité par M. Palomar dans le roman d’Italo Calvino, vérifiant « avec un va-et-vient rythmique de la tête que tout ce qui est écrit sur le guide correspond bien à la réalité et que tout ce que l’on voit dans la réalité est bien écrit sur le guide12 » : les journalistes, ici, semblent vérifier pour leurs lecteurs que tout ce qui fait la personnalité et le charme de Douglas Fairbanks et de Mary Pickford à l’écran les caractérise aussi dans la réalité. Et l’émerveillement opère.
Il arrive au demeurant que la rencontre avec une star oblige à un ajustement entre les films et la réalité qui peut causer, dans un premier temps, des déceptions. Un reporter de Mon Ciné en fait l’expérience lors d’un entretien avec Gloria Swanson à Paris :
La première fois que je vis Gloria Swanson […] je crois bien que je fus stupide. Je la regardai et je vis qu’elle portait une toilette assez simple. Cela dérangea mes idées. Voilà comme nous sommes. Nous voudrions que nos déesses fussent sur la terre, et quand elles y descendent nous regrettons qu’elles ne soient pas demeurées dans l’Olympe13.
Quelques minutes plus tard, le journaliste est évidemment sous le charme de l’actrice, dont il loue à la fois la grâce exquise et la simplicité. Dans les années 1920, le décalage entre l’image fantasmatique véhiculée par telle ou telle star américaine et cette même star décrite par la presse dans l’intimité va presque toujours dans le même sens : celui d’une simplicité insoupçonnée de certaines vedettes aux allures sophistiquées ou intimidantes. Ce cas est aussi, en un sens, celui de Charlie Chaplin, dont la presse souligne l’élégance et la discrétion, loin de l’exubérance de Charlot.
Que leur rencontre vienne confirmer ou nuancer leurs personae, les descriptions dont font l’objet les stars hollywoodiennes prennent la forme de récits avec force mise en scène. En d’autres termes, le réel n’est pas livré brut mais reconstitué par les journalistes qui le voient au filtre de leur imaginaire. Les stars elles-mêmes jouent du reste souvent avec leur image. Ainsi, lorsqu’il se lève souriant, les poings dressés dans une attitude dynamique, on peut croire que Fairbanks est « naturel » [Figure 1.]. On peut aussi penser qu’avec bonne grâce, il se conforme à ce que le public attend de lui, et qu’il n’ignore pas de surcroît la présence de photographes. Force est de fait de constater que la maîtrise que les stars ont de leur image conduit à brouiller la frontière entre fiction et non-fiction. Une bande d’actualités, réalisée en 1920 lors de la première venue à Paris du couple formé par Douglas Fairbanks et de Mary Pickford, atteste à cet égard l’aisance avec laquelle l’un et l’autre jouent leurs rôles : Mary y minaude, envoyant un baiser à la caméra ou cachant son visage derrière un éventail, tandis que Doug fait des bonds sur place, ou s’amuse à se baisser pour disparaître de l’écran avant de réapparaître, riant et souriant14.
Portraits moraux
Si par leur seule apparence physique, les stars américaines suscitent la plupart du temps la sympathie, ces voyages sont aussi l’occasion de faire montre de leurs qualités morales. Comme l’illustre le récit de la rencontre avec Gloria Swanson précédemment cité, les journalistes insistent souvent sur leur simplicité. Or il ne s’agit pas seulement de sobriété en matière de toilettes. Cette simplicité fait également figure de vertu, œuvrant paradoxalement à l’idéalisation des stars présentées comme des hommes et des femmes sinon tout à fait comme les autres, du moins humains et dans une certaine mesure accessibles. Relatant pour Cinémagazine un déjeuner avec Chaplin, Jean Chataigner évoque ainsi l’amabilité, la modestie voire la timidité du célèbre comique qu’il décrit charmant autant que cultivé, doublant son élégance vestimentaire d’une élégance d’esprit15. Ces traits de caractère sont également observés par Louis Delluc, qui va toutefois jusqu’à parler de la tristesse de Chaplin qu’il juge « très acclamé et peu compris16. »
À l’idéalisation des stars concourt encore une autre vertu cardinale : la bonté. Les vedettes américaines participent il est vrai fréquemment, lors de leurs séjours en France, à des soirées au profit d’œuvres de bienfaisance. En cette décennie post-traumatique que sont les années 1920, ces actions se déploient souvent en lien avec les victimes de la Grande Guerre. En 1921, la recette de la première française du Gosse (The Kid) au Trocadéro, en présence de Charlie Chaplin, est par exemple versée au profit des régions dévastées17. Douglas Fairbanks et Mary Pickford soutiennent également ces dernières par leur présence à plusieurs galas à Paris, mais aussi sur les terres martyres de la Champagne en 1924. À son tour, en janvier 1926, Rudolph Valentino présente l’Aigle Noir (The Black Eagle) au théâtre Mogador au cours d’une soirée donnée au bénéfice de l’« Œuvre des bons enfants » qui vient en aide aux orphelins de guerre18. Deux ans plus tôt, un autre enfant, Jackie Coogan, a offert aux orphelins une séance de cinéma, des jouets et des gâteaux. Paris n’est alors qu’une étape dans ce que Comœdia présente comme « La croisade de Jackie Coogan19 », et qui prend la forme d’un voyage vers le Proche-Orient pour distribuer aux plus jeunes des dons alimentaires d’une valeur avoisinant le million de dollars. La récurrence de ces actions contribue du reste à faire de la bonté une vertu de La star en général, par‑delà les individus particuliers dont les journalistes nous dressent les portraits. Comme le note Edgar Morin dans l’ouvrage pionnier qu’il consacre au phénomène : « La star est profondément bonne et cette bonté filmique doit s’exprimer dans sa vie privée20. »
La confrontation avec chaque star conforte donc in fine l’imaginaire que celle-ci véhicule. Tout se passe en définitive comme s’il était impossible d’échapper aux fantasmes en la matière. Et pour cause : le système médiatique fait pleinement partie du star-système. Toutefois, ces voyages produisent également de nouvelles images qui contribuent à démultiplier les fantasmes autour du phénomène.
Manifestations : la démultiplication des fantasmes
Les séjours des vedettes hollywoodiennes donnent lieu à des manifestations à travers lesquelles s’exprime et s’enrichit l’imaginaire qui leur est attaché.
Cérémonial
Leurs arrivées s’accompagnent tout d’abord d’une forme de cérémonial, qui commence par l’accueil de l’artiste au port, à l’aéroport (celui du Bourget) ou plus souvent à la gare [Figure 2a. et 2b.]. La présence d’un comité constitué de journalistes et, parfois, de représentants du cinéma français, donne à l’événement une allure solennelle, tandis que le désordre de la foule qui se presse pour apercevoir la vedette créé un air de fête plus spontané. Ces scènes sont devenues un véritable topos, au point de bientôt nourrir la fiction cinématographique. Marcel L’Herbier s’en inspire par exemple au début du Bonheur (1935) pour introduire le personnage de Clara Stuart (interprétée par Gaby Morlay), star française certes, mais de retour d’Hollywood. Des unes de journaux se succèdent en gros plan pour annoncer l’arrivée de la vedette à 23h gare Saint-Lazare, puis un fondu enchaîné nous conduit sur le quai où se masse une foule en liesse contenue (non sans peine) par les forces de l’ordre. Plusieurs plans nous montrent les mains et les chapeaux saluant en direction du train tandis que règne un intense brouhaha. Une petite fille vient remettre très officiellement un bouquet à l’actrice qui sourit, se laisse photographier et accepte de prononcer quelques mots à la radio avant de partir, dûment accompagnée et protégée [Figure 3a-d.].
Comme le rappelle le film de L’Herbier, le grand nombre de curieux et de curieuses qui se déplace atteste la célébrité de ces vedettes, mais il est aussi le résultat de la communication autour de ces événements. La venue des stars américaines fait régulièrement la une des journaux et des magazines [Figure 4.], la presse livrant volontiers le lieu et l’heure exacts d’arrivée de ces touristes pas comme les autres [Figure 5.]. Un rituel se met donc rapidement en place, brièvement résumé en 1921 par Jean-Louis Croze dans Comœdia :
À la gare Saint-Lazare, une foule énorme attendait nos hôtes. Magnésium, compliments, bravos, rien n’a manqué à la fête, après laquelle Douglas et Mary gagnèrent l’Hôtel Crillon, où ils occupent l’appartement connu sous le nom de « Salon des Batailles », occupé par M. Lansing durant la Conférence de la Paix et, tout dernièrement encore par le général Pershing21.
L’hôtel Crillon, situé place de la Concorde en bas des Champs-Élysées, est installé depuis 1909 dans un bâtiment construit sous Louis xv. La prétendue simplicité des stars américaines s’accommode de fait aisément des hôtels les plus luxueux de la capitale. À chacun de leur passage à Paris, Douglas et Mary retrouvent ainsi leur suite au Crillon, tandis que Chaplin, pour sa part, choisit le Claridge. De même qu’elle annonce leur arrivée, la presse mentionne souvent le lieu de résidence des stars, directement ou en jouant avec les lecteurs, à l’instar de Cinéa-Ciné pour tous signalant que Gloria Swanson loge dans un hôtel « qui domine la Place de la Concorde » et porte le nom de « C.i.lon [sic]22 ».
Ces indiscrétions permettent aux fans (auxquels s’agrègent des curieux) de venir saluer les artistes américains ou de les attendre à leur sortie [Figure 6.]. Elles témoignent en outre des probables interactions entre les journaux français et le personnel chargé d’assurer la publicité autour des stars, que celles-ci soient indépendantes (à l’instar de Chaplin, Fairbanks et Pickford) ou attachées à un studio (comme Gloria Swanson, liée de la fin des années 1910 au milieu des années 1920 à la Paramount).
D’autres moments de rencontre et de célébration viennent ponctuer ces séjours en France. Les soirées de gala au profit de bonnes œuvres ont déjà été évoquées. La presse ou la profession cinématographique organisent aussi régulièrement des banquets pour fêter la venue de ces hôtes prestigieux. À l’été 1920, Comœdia est par exemple à l’initiative d’un déjeuner en l’honneur de Douglas Fairbanks et de Mary Pickford réunissant de nombreuses personnalités du monde artistique et littéraire parisien, illustrant une nouvelle fois la part active prise par la presse française dans la promotion des stars. L’idée est d’ailleurs reprise quelques mois plus tard lors de la visite du comique Fatty23, d’autres banquets suivant tout au long de la décennie. Aboutissement de ce processus de reconnaissance quoiqu’elles gardent un caractère exceptionnel, des décorations officielles sont parfois remises à certains artistes. C’est le cas en 1921 à l’issue de la soirée de présentation du Kid au Trocadéro qui voit Chaplin élevé au rang d’officier de l’Instruction Publique par le Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux‑Arts24, une décoration que reçoit à son tour Douglas Fairbanks en 1924.
Ce cérémonial investit un imaginaire antérieur à l’apparition des stars de cinéma. Il rappelle non seulement les tournées des plus célèbres vedettes de la scène, mais il fait aussi écho aux visites officielles des souverains étrangers [Figure 7.]. La gestuelle des artistes face à leurs admirateurs mime au demeurant celles des rois et des reines saluant la foule massée pour les voir [Figure 8a-b.]. Le parallèle entre les stars américaines et les Grands de ce monde est du reste fréquemment souligné par la presse. Comme ces derniers, les stars en voyage et – soi-disant – en vacances sont en représentation, mais contrairement à eux elles ne représentent aucun pays sinon Hollywood, la terre de tous les fantasmes dont elles sont comme une preuve d’existence.
Puissance
L’enthousiasme des foules lors des apparitions publiques des stars américaines frappe vivement l’imagination des contemporains. De ce point de vue, le séjour parisien du couple Fairbanks-Pickford à l’été 1920, qui a valeur d’événement inaugural (c’est le premier à être ainsi médiatisé) n’a probablement jamais été dépassé. La visite des deux artistes aux Halles a particulièrement marqué les mémoires25. Comœdia raconte :
Une foule de trois mille personnes, depuis longtemps massée, accrue de minute en minute, s’ouvrit devant l’auto, char triomphal, où bientôt, toute une cour de photographes, de gamins, de jeunes femmes, prit place, à côté de M. et Mme Fairbanks. […]
Il y eu bien, un instant […] un service d’ordre organisé par les Forts, dont les chapeaux gris, les faces rubicondes, la plaque de cuivre amusa beaucoup la petite Majesté. Mais le service de désordre l’emporta et l’assaut fut donné de l’auto, aux cris de : « Vive Douglas ! Vive Mary ! »
Ce fut alors l’avalanche des cartes postales, des carnets, des albums, brandis par cent mains vers une seule, celle qui signait, puis-je dire, à tour de bras ! […]
Les épaules de Douglas servirent de refuge ou plutôt de passerelle à Mary, au-dessus du flot humain dont les vagues ne connaissaient, à deux pas des étals et des boutiques, que la hausse d’enthousiasme et de bousculade26 !
Ce récit est corroboré par les actualités filmées27, ainsi que par une série d’impressionnantes photographies de presse montrant le couple happé par la marée humaine [Figure 9a-c.].
La présence de ces foules est un élément déterminant pour comprendre ce qui se joue lors des voyages des stars américaines en termes de fantasmes. D’une part, elle témoigne de la renommée de ces vedettes et de la curiosité qu’elles suscitent auprès de leurs contemporains, désireux de voir en vrai les séduisantes ombres de l’écran. D’autre part, elle nourrit à son tour de nouveaux fantasmes, ou plutôt elle alimente une théorie qui repose sur un fantasme : la théorie du cinéma comme art des foules et le fantasme de la foule comme être collectif né d’une dépendance mutuelle de ceux qui la composent28. Ces voyages confortent ainsi une conception de la réception filmique qui, comme l’a montré Emmanuel Plassereau29, a longtemps empêché les Français de penser le public dans sa complexité. Ils tendent également à prouver, dans l’imaginaire des contemporains, que le cinéma américain est le cinéma par excellence, puisqu’il est le seul capable de mobiliser de telles foules30.
Compactes et désordonnées, celles-ci se distinguent de celles qui assistent sagement aux défilés des puissants. Davantage encore que ces dernières, elles fascinent et, en dépit de leur caractère joyeux, font peur. Dans le livre de souvenirs qu’il publie à la suite de son périple en Europe en 1921, traduit en français en 1928 sous le titre Mes voyages, Chaplin décrit à plusieurs reprises l’oppression ressentie face ou au milieu de la foule venue l’acclamer partout où il se rend. Voici le récit de son arrivée à Calais, qu’il espérait en toute discrétion ayant pris soin de ne pas prévenir la presse :
Le bateau entre au port et je vois les quais couverts de monde. J’ai été trahi ! Chapeaux brandis, baisers décochés, acclamations. Des acclamations dont je ne saisis que le son, du fait qu’elles sont en français et que ma connaissance de ce langage est notoirement insuffisante.
« Vive Charlot… Bravo Charlot… »
Je suis « charloté » par toute l’assemblée. Curieux ce parler étranger ! […] Ils m’assiègent en foule et réclament des autographes. Du moins je le suppose, du fait qu’ils me collent des albums sous le nez […]. Je souris cependant. Dieu bénisse ce vieux « sourire de circonstance » puisqu’ils ont l’air de l’aimer31 !
Appels à la raison
Ces manifestations d’enthousiasme ne dérangent pas seulement – parfois – ceux qui en font l’objet. Des voix s’élèvent en effet dans la presse pour appeler à la raison. Ces discours restent généraux, comme lorsque Mon Ciné se réjouit, sans citer de noms, que « les artistes américaines en France » (c’est le titre du texte) soient « fort vexées de l’indifférence dudit public [le public français]32 ». Une star suscite cependant de très nombreux commentaires sur le caractère excessif de la ferveur qui l’entoure. Il s’agit de Jackie Coogan. « Disons-le tout net : l’accueil que Paris vient de faire au bébé de dix ans qui nous arrive d’Amérique a quelque chose d’affligeant » commente ainsi Maurice Reclus dans Le Temps33, résumant le sentiment de nombre de ses confrères. La cible de ces critiques est le star-système appliqué aux enfants, mais la portée de la dénonciation est plus globale. Les cachets faramineux du « Kid » et la manipulation des foules par une publicité américaine massive et ingénieuse en sont les deux principaux volets, en une sorte de « Halte aux fantasmes ! » très virulente, à la hauteur de l’idolâtrie dont le jeune garçon fait l’objet.
Au sein du flot de reportages auxquels celle-ci donne lieu en 1924 se trouve, largement reproduit dans la presse et diffusé aux actualités, un portrait du petit Jackie Coogan photographiant les journalistes [Figure 10a-b.]. Cette image soulève incidemment une question au cœur de tous ces voyages : qui regarde et fantasme qui ?
Miroirs : du fantasme de l’autre au fantasme de soi
La venue des stars hollywoodiennes s’inscrit dans la longue histoire des relations culturelles entre la France et les États-Unis. Le « miroir américain34 » que ces invités tendent à leurs hôtes se réfléchit toutefois dans un miroir français où eux-mêmes se contemplent.
La France vue par les stars américaines
À travers leurs déclarations et leurs récits de voyage, les artistes américains expriment leurs propres fantasmes sur le pays qui les accueille. Leur vision de la France – qui n’est souvent qu’une étape dans un circuit européen – est la plupart du temps cantonnée à Paris et conforme à quelques clichés touristiques toujours en vigueur de nos jours. En témoigne une interview de Maë Murray par un journaliste de Ciné-Miroir :
Je lui parle de Paris, où elle vient pour la première fois. Ah ! Paris, elle l’adore : comment a-t-elle pu se passer jusqu’ici de Paris, des Parisiens ! Paris, c’est pour elle une révélation, c’est toute la beauté du monde, c’est toute l’élégance, c’est la ville de la femme, de la femme élégante comme Maë Murray, et les Parisiens, si enthousiastes, si gentils35.
Beauté, élégance, femme, plaisir pourrait-on ajouter encore avec Chaplin, pour qui Paris est « le dernier mot en fait de plaisirs ! », même s’il ajoute aussitôt avoir « l’impression qu’il lui est arrivé quelque chose, – quelque chose que l’on tâche de dissimuler en culbutant de plus haut que jamais dans le rire et les chansons36 ». Chaplin semble faire allusion ici à la guerre encore très proche, dont la capitale française chercherait à oublier le souvenir en s’étourdissant dans les fêtes37. Cette remarque empreinte de gravité et de mélancolie est révélatrice du regard que l’acteur porte sur la ville, où se mêlent ses propres fantasmes et une attention à ce que ceux-ci pourraient l’empêcher de voir.
Le thème de l’amitié franco-américaine revient, plus ou moins explicitement, de voyage en voyage, en particulier lors des venues de Douglas Fairbanks et de Mary Pickford. Le couple n’est pas avare en effet en déclarations d’amour envers la France, dans les journaux mais encore à la radio où, en 1924, Fairbanks adresse quelques mots en français aux auditeurs du poste du Petit Parisien [Figure 11.]. Chaplin est pour sa part non francophone et rencontre de grandes difficultés à communiquer avec ses hôtes, un point sur lequel il insiste à plusieurs reprises dans son livre38.
À l’instar de Chaplin, Rudolph Valentino (mais est-ce vraiment lui ?) a rédigé des souvenirs de son voyage sur le continent européen en 1924. André Tinchant, journaliste à Cinémagazine, prend connaissance de ce texte paru sous forme de feuilleton dans la presse américaine et déclenche alors une polémique sur la francophobie supposée de l’acteur [Figure 12.]. Il reproche à celui-ci certains de ses propos sur la France, dont le contenu est à peu près résumé par la citation suivante : « Depuis mon débarquement à Cherbourg, j'ai appris combien de choses américaines sont supérieures à ce qu'on trouve en Europe : les chorus girls […], les femmes, le théâtre, la nourriture39 ». Dénonçant la mauvaise foi de Valentino et son ingratitude envers ses hôtes, Tinchant voit dans ces remarques la revanche mesquine d’une star blessée dans son narcissisme, le public français ayant été nettement moins démonstratif que son homologue anglais dont l’acteur venait de faire la connaissance.
Cet article fait réagir les lecteurs du magazine, qui soutiennent le journaliste. René Clair prend cependant la défense de Valentino dans une lettre publiée deux semaines plus tard, dans laquelle il entreprend de démontrer au contraire la francophilie de « l’Amant du monde40 ». Six mois s’écoulent ensuite avant que Mon Ciné ne débute à son tour la publication – en français – d’un récit de voyage attribué à Valentino [Figure 13.]41. Il s’agit vraisemblablement42 d’une traduction du texte américain, remanié de sorte à en éliminer les passages qui avaient le plus choqué. Fin 1925 enfin, la star au faîte de sa gloire revient en France, et Cinémagazine publie à cette occasion un court texte faisant son éloge sans détour. Retour est fait à cette occasion sur la polémique passée, à laquelle il est mis un terme en ces mots :
Je n'avais même pas lu les articles incriminés, nous déclara Valentino avec son fin sourire ; vous pensez donc à quel point je fus surpris et attristé lorsque je lus Cinémagazine !
Dites bien à vos lecteurs que j'aime la France, qui est ma seconde patrie. J'y reviens toujours avec le plus grand plaisir et ne laisse jamais passer l'occasion de traverser la « mare aux harengs »43.
Finalement, que Valentino soit francophobe ou francophile importe guère. Ce que nous révèle avant tout cette affaire, c’est la susceptibilité des Français et les fantasmes qu’ils nourrissent sur eux-mêmes, présents en filigrane dans la plupart de ces textes.
La France rêvée par les Français
À travers ces récits de voyage se dessine en effet le portrait d’une France centrale dans le monde, séduisante et accueillante, suscitant chez ses invités prestigieux un amour et une admiration à la hauteur de ceux dont ces derniers sont l’objet. Si les Français célèbrent les vedettes hollywoodiennes et leurs mérites, ils attendent de fait en retour que celles-ci reconnaissent la beauté et la grandeur de leur pays. Dans les années 1920, la France est loin d’avoir fait le deuil de sa puissance, et elle se perçoit toujours – entre autres – comme un leader inégalé sur le plan culturel, rayonnant par son patrimoine, ses traditions, son théâtre (que Valentino avait semblé dénigrer), sa littérature (Douglas Fairbanks rappelant par exemple à maintes reprises qu’Alexandre Dumas est son auteur préféré) et bientôt à nouveau, espère‑t‑on, son cinéma. Ce dernier est ainsi omniprésent dans les propos des stars et leurs échanges avec leurs hôtes. À cet égard, si nombreux sont les actrices et les acteurs américains à déclarer projeter de tourner en France, rares sont ceux à franchir le pas44. Le contraste entre les intentions affichées et la réalité agace d’ailleurs certains journalistes, qui reprochent aux stars de ne pas tenir une promesse qui aiderait pourtant grandement le cinéma français en lui ouvrant les portes du marché outre-Atlantique. Il n’en reste pas moins que les visites des artistes américains, telles qu’en rend compte la presse hexagonale, procèdent à un adoubement réciproque, bénéficiant autant à l’image de la France qu’à celle des stars. L’accueil de ces dernières, le regard qu’elles portent sur ce qui les entoure servent en effet la promotion de lieux et d’éléments emblématiques de la culture française (depuis les monuments historiques45 jusqu’aux grands restaurants, en passant par la mode et les spectacles), confortant une vision largement fantasmée du pays et, surtout, de sa capitale.
Concluons. Que produit la confrontation entre le fantasme hollywoodien des stars et ces mêmes stars « en chair et en os » ? Au terme de ce parcours, la réponse paraît évidente : encore plus de fantasme, du moins pour le plus grand nombre qui n’assiste à cette confrontation que par médias interposés. Rouage essentiel du star-système, ces derniers travaillent en effet un imaginaire qui filtre et recouvre la réalité. Ces voyages confortent donc les représentations véhiculées par les artistes américains, qui apparaissent individuellement à la hauteur de l’image qu’ils renvoient à l’écran (les écarts observés œuvrant dans le sens d’une plus grande proximité avec les spectateurs), alors même que le standing de leurs conditions de séjour et les attentions dont ils font l’objet tendent à prouver qu’il s’agit, en tant que stars, d’êtres exceptionnels. Force est de constater à ce titre que les super‑stars, dont il a été question ici, ont conduit à façonner l’imaginaire de La star en général à partir de réalités qui ne concernaient en vérité qu’une petite poignée d’individus.
L’étude du récit et de la médiatisation de ces séjours met en évidence à quel point, dès que l’on touche aux stars américaines, on entre dans le domaine de la représentation et de l’imaginaire. La puissance du star-système hollywoodien repose de fait largement sur sa capacité à brouiller les frontières entre monde réel et monde rêvé. Tout en semblant apporter la preuve qu’il existe au fondement du phénomène un substrat de réel, ces voyages participent à cet égard d’une entreprise de fictionnalisation des stars. Si bien que les fantasmes, en définitive, ne prennent chair que pour mieux nourrir les rêves.
Entre tournée artistique et séjour diplomatique, la venue des stars américaines fait de celles-ci des attractions tout en les érigeant en monuments. Les stars intimident, irritent parfois, mais inspirent le plus souvent la sympathie pour peu qu’elles renvoient à leurs hôtes l’image qu’ils fantasment d’eux-mêmes. Elles attisent au demeurant la curiosité au-delà du cercle de leurs fans, des cinéphiles, et sans doute même des spectateurs. La ferveur qu’elles suscitent manifeste leur importance sociale et culturelle, et par là-même celle du cinéma au succès duquel elles contribuent. La capacité de ce dernier à toucher un public immense à l’échelle internationale, phénomène absolument inédit alors par son ampleur, prend ainsi corps à travers ces photographies de foules compactes venues saluer les héros descendus de l’écran. Largement diffusées, ces images alimentent de la sorte le fantasme de la puissance du cinéma américain. Mais s’agit-il seulement de fantasme ?