Introduction
Si nous nous devons de reconnaître aux théâtres documentaires un grand nombre d’objectifs, ou comme les qualifient Erica Magris et Béatrice Picon-Vallin « d’intentions »1, nous ne pouvons nier à ces formes scéniques, si ce n’est une volonté, tout du moins une tentative de réparation2. Bien que la pluralité sémantique des notions de réparable et d’irréparable ne permette pas d’en donner une acception unique, c’est peut-être dans leur polysémie conceptuelle que se situe leur intérêt dans leur application pour l’étude des formes artistiques et, plus précisément ici, théâtrales. Johann Michel, philosophe et politiste, établit des modèles distincts permettant de saisir l’ampleur de ces notions. En effet, il souligne tout à la fois leurs « marques distinctives3 » et leurs natures similaires : « modèle biologique (la cicatrisation), modèle psychologique (le travail de deuil), modèle religieux (l’expiation), modèle social et moral (l’excuse), modèle juridique (la compensation du dommage)4. » D’après nous, ces modèles n’apparaissent pas comme mutuellement exclusifs, mais permettent au contraire d’appréhender ces concepts dans leur globalité et leur contradiction et, par là même, de faire co-exister la pluralité d’intentions de certaines œuvres documentaires.
S’il est possible d’établir un lien entre représentation et réparation, et bien qu’il apparaisse nécessaire de le remettre en question, il convient de s’interroger : si la représentation fait advenir une forme de réparation, l’irreprésentable est-il intrinsèquement irréparable ? Nous entendons ici la représentation dans son sens strict, c’est-à-dire que nous faisons correspondre la représentation à la figuration ou la reproduction, la rapprochant d’un art réaliste, par opposition donc à toute forme abstraite, symbolique, métaphorique, allégorique… que l’on rapprochera ici de l’irreprésentable, notion elle aussi profondément polysémique, mais à laquelle nous nous permettons, dans le cadre de cette étude, de fixer cette définition. Il s’agira ici de mettre en tension les concepts de réparable et d’irréparable, en regard avec ceux de représentable et d’irreprésentable, en s’appuyant sur plusieurs formes issues des théâtres documentaires, dont Rwanda 94. Une tentative de réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants du Groupov (1999) et Antigone in the Amazon5 de Milo Rau (2023), afin d’éclairer la possibilité d’application de ces notions à la forme théâtrale.
Rwanda 94, œuvre fondamentale du paysage théâtral du xxie siècle, se présente comme un témoignage artistique polymorphe sur le génocide des Tutsis et le massacre des Hutus modérés ayant eu lieu au Rwanda en 1994 et ayant fait des milliers de victimes. Sur scène coexistent et se succèdent Yolande Mukagasana, survivante du génocide, dix musiciens aux origines mixtes et vingt-quatre comédiens rwandais, belges et français. La pièce cherche à rendre hommage aux victimes, mais aussi à questionner et à mettre en lumière l’implication et la responsabilité de l’Europe, et particulièrement de la France et de la Belgique, dans le génocide.
Antigone in the Amazon est construit comme une analogie entre la révolte de l’Antigone de Sophocle et celle de Kay Sara, activiste du Mouvement des Sans-Terre (MST). L’État de Pará se superpose à la Thèbes antique pour faire exister le récit du combat et de la lutte des membres du MST pour préserver la jungle amazonienne et les territoires pillés par les grands groupes industriels. Avec un chœur composé notamment de survivants et témoins du massacre par la police militaire de dix‑neuf activistes lors de la manifestation du 17 avril 1996 et des comédiens brésiliens et européens, Milo Rau mêle les récits et les expériences aux mythes de la culture gréco-romaine pour raconter l’oppression et la révolte.
En nous appuyant sur ces œuvres, nous chercherons à mettre en lumière l’aspect symbolique des formes de réparation que permettent certaines créations théâtrales.
Espace mémoriel et ré-activation du traumatisme : la place des archives
Traumatisme et temporalité plurielle
Il est une évidence qu’il convient malgré tout de reformuler : pour qu’il y ait réparation, il faut qu’il y ait eu trauma. Pour que se manifeste le besoin de réparer, il faut qu’il existe un manque ou une blessure. Le terme trauma (duquel découle celui de traumatisme) signifie, dans sa traduction la plus littérale, « blessure ». Dérivé du grec titrauskô, signifiant trouer ou percer, il renvoie à une altération sur le long terme. Ces termes, dont on retrouve l’origine en médecine, sont compris aujourd’hui dans un sens plus large. Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis écrivent dans leur Vocabulaire de la psychanalyse que le trauma renvoie, dans sa conception plus actuelle, « aux conséquences sur l’ensemble de l’organisme d’une lésion résultant d’une violence externe6 ». Une acception qui existe en écho à celle développée par Freud dans son Introduction à la psychanalyse :
Nous nommons ainsi un évènement vécu qui apporte à la vie psychique, en un temps bref, un si fort accroissement d’excitation que sa liquidation ou remise en état selon la manière normale et habituelle échoue, d’où résultent nécessairement des troubles durables dans le fonctionnement énergétique7.
Le trauma peut exister à l’échelle individuelle ou collective. La tradition théâtrale semble d’ailleurs reposer sur le fait de s’emparer de récits personnels pour permettre ou provoquer l’écho au collectif. Sur la scène contemporaine, certaines formes des théâtres documentaires s’appliquent à révéler l’être au sein du commun, à faire entendre un discours, ou plutôt le témoignage d’une expérience personnelle, et, en ce sens, unique, mais ayant une résonance pour le collectif. Cet effet d’aller-retour intentionnel entre le je et le nous sert à souligner la co-existence de ces deux traumatismes et permet de mettre en lumière leur caractère essentiellement complémentaire. Le traumatisme national par exemple, résultat d’une guerre ou d’un génocide, comme c’est le cas au Rwanda, peut-il réellement advenir sans déclencher autant de traumatismes individuels ?
Le trauma provoque une rupture donc à l’échelle de la personne et de la communauté. Hélène L’Heuillet place également la rupture dans une manifestation temporelle : « Le trauma sépare radicalement un avant et un après8 ». Les théâtres documentaires établissent justement un lien entre cet avant et cet après, ils créent un mouvement d’aller-retour entre le passé traumatique et le présent, qui n’est pas sans rappeler celui de la réparation qui se reconnaît dans un mouvement similaire entre le trauma et ses conséquences. Par ailleurs, au-delà de cette temporalité double, la forme théâtrale suppose une distance entre l’objet dont on parle et le spectacle, induite par le temps de création de l’œuvre. Le geste théâtral implique un recul et une négation de l’immédiateté totale9 et semble ainsi répondre à un premier critère du réparable : le temps, qui apparaît comme une nécessité à la guérison, qu’elle soit physique ou psychique.
Cette temporalité plurielle donne au plateau une valeur d’espace mémoriel, il devient l’espace au sein duquel coïncident la reproduction réaliste d’évènements traumatiques passés et des archives, que l’on appellera ici archives traumatiques et archives du traumatisme. C’est par l’exploitation de ces archives que la scène ancre son discours et son esthétique dans le réel. Ces notions d’archives traumatiques et d’archives du traumatisme entrent en résonance avec l’écriture du traumatisme, telle qu’elle est théorisée par Christiane Page10. Les archives du traumatisme ont une valeur documentaire, elles renvoient à l’utilisation de documents et de recherches et sont présentées comme objectives. Elles servent, le plus souvent, à mettre en scène le trauma collectif, comme c’est le cas dans Rwanda 94, où les images d’archives (ici extrêmement récentes) du génocide, projetées vers la fin du spectacle viennent illustrer l’échelle des évènements, en même temps qu’elles apparaissent pour créer un choc chez le spectateur. Les archives traumatiques se rapportent quant à elles aux témoignages et ont donc une valeur subjective. Cette temporalité, prise entre passé et futur, rappelle là encore la temporalité plurielle de la réparation. Comme l’écrit Jacques Le Goff : « la mémoire ne cherche à sauver le passé que pour servir au présent et à l’avenir11 ».
Dans Antigone in the Amazon, Milo Rau fait reproduire aux activistes du Mouvement des Paysans Sans-Terre (MST) la manifestation meurtrière du 17 avril 1996 dans l’État de Pará, durant laquelle 19 militants ont été assassinés, victimes d’une répression violente par la police militaire. Le 17 avril 2023, les activistes du MST, organisent la manifestation annuelle en hommage aux victimes. Les membres du MST et ceux du NTGent12 choisissent cette manifestation pour reconstituer les événements de 1996, à partir des témoignages des survivants. Au matin du 17 avril 2023, la police brésilienne intervient de manière imprévue pour l’interdire. Cette interdiction (non scénarisée) est finalement levée grâce à l’intervention d’une dirigeante du MST, Maria Raimunda, qui négocie avec la police pour permettre à la manifestation et à la reconstitution d’avoir lieu. La reconstitution du massacre opéré en 1996 par la police militaire et interprétée ici par des comédiens et des membres du MST, a ainsi finalement lieu, en 2023, devant des policiers brésiliens venus encadrer la manifestation et dont la présence n’était pas attendue. Cette reproduction de l’évènement est filmée et projetée ensuite sur le plateau. Une forme de ré-activation du souvenir s’opère alors sur la scène. Le trauma est repris à l’identique, il est répété, vécu une nouvelle fois, son statut s’inscrit dans une forme d’ambiguïté conceptuelle : tout à la fois fiction (la manifestation n’a pas lieu comme la première fois, elle est jouée), réalité (pour la représenter, il faut malgré tout la reproduire, elle existe donc dans sa nouvelle forme et fait advenir une réalité par la rencontre d’imprévus – comme la présence de la police) et archive traumatique (puisque la reconstitution s’appuie sur des témoignages). L’interprétation de l’utilisation de ces images peut être double. D’un côté, le reenactment (à comprendre dans le sens de reconstitution) de la manifestation et des violences qui l’ont suivie paraît réactiver un trauma, le remettre au-devant de la scène psychique, déclenchant chez les interprètes (eux-mêmes victimes, témoins ou descendants et héritiers de la lutte) des émotions vives et des réactions fortes. De l’autre, il permet de mettre des images sur un évènement qui n’en disposait pas et fait ainsi état d’archive. En combinant la ré-activation du passé, sa remise au présent, et l’espace mémoriel par l’utilisation d’archives, le théâtre inscrit sa pratique dans une réponse au devoir de mémoire. Un devoir de mémoire qui participe à la volonté politique de ne pas oublier :
Dire en public les souffrances subies et les crimes perpétrés sous le régime d’apartheid par des êtres humains, entendre des individus reconnaissant les crimes commis contre d’autres individus avait pour but de rendre désormais impossible tout déni de responsabilité pour le passé. Il s’agissait donc, en en faisant le deuil, d’empêcher la négation du passé13.
Bogumil Jewsiewicki donne ici un nouveau critère pour faire advenir la réparation auquel la forme théâtrale participe indéniablement : la reconnaissance du réel.
Espaces mémoriels : entre réactivation et commémoration
La question de la mémoire est un enjeu majeur de la fin du xxe siècle et s’impose dans l’espace théâtral. La scène en tant qu’espace mémoriel entretient alors un rapport évident avec la mort. L’espace mémoriel est à la fois un lieu de deuil et un espace permettant de faire exister les fantômes. « Citer, disent les kabyles, c’est ressusciter14 », comme le dit la formule employée par Pierre Bourdieu dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 1982. La mort est entendue comme le plus grand irréparable. C’est la limite absolue de la restitution : on ne peut rendre une vie arrachée. Pourtant, l’espace théâtral semble exister ici comme une parenthèse à cette affirmation. Franck Bouchard écrit que « la technologie produit toute une population spectrale15 » ; ne peut-on pas élargir cette idée à l’œuvre théâtrale ? En convoquant les morts au plateau, en les citant ou en leur donnant corps, ne leur octroie-t-on pas une certaine existence ? Limitée certes et sous une autre forme, mais ne les fait-on pas réapparaître aux yeux du monde ? Dans Rwanda 94, l’omniprésence des morts est rendue évidente dès le dramatis personæ dans lequel on retrouve « le chœur des morts16 » et les « fantômes électroniques17 ». Dans la mise en scène, la séquence Mwaramutse convoque cette « population spectrale ». La séquence s’ancre dans une situation fictive : en 1995, des visages anonymes perturbent les ondes des télévisions du monde entier à l’heure des journaux télévisés. Les fantômes viennent interrompre la diffusion télévisuelle des programmes habituels pour « demander quelque chose », comme semblent le constater les journalistes. Un écho direct à l’ambition du projet du Groupov, tel qu’il est présenté par Jacques Delcuvellerie :
Le projet s’était donné une ambition claire, la seule à laquelle peut oser prétendre un spectacle, devenir le lieu d’une réparation symbolique. Claire, peut-être, mais non pas simple. Définir ainsi l’objet de Rwanda 94 suppose que nous nous sentions dans un devoir de réparer. Envers qui ? Les morts d’abord. L’œuvre nous est commandée par les morts, un million de morts. Voilà notre sentiment de base. D’où l’on comprend, au fur et à mesure des « états de travail », la présence de plus en plus sensible du chœur, par exemple18.
Johann Michel établit un lien direct entre deuil et réparation : « La cicatrisation est à la réparation du vivant ce que le travail de deuil est à la réparation du psychisme19. » Le deuil existe comme une réponse à une perte et l’espace mémoriel sur la scène contemporaine se révèle comme sa manifestation artistique. Ainsi, l’espace théâtral apparaît comme une objection à l’irréparable, voire peut-être une première expérience de réparation, tels les morts20 de la manifestation de 1996 qui se relèvent après le massacre et chantent avec les survivants à la fin de la reconstitution de la manifestation dans Antigone in the Amazon.
Auto-réparation et hétéro-réparation : l’ambivalence du témoignage
L’acteur-témoin
Au-delà de l’espace mémoriel qu’elle convoque, il apparaît pertinent de faire ici un parallèle entre la scène théâtrale et la scène juridique, entre le spectacle et le procès. « Les victimes, encore une fois – on le découvre à la lecture de récits de vie poignants, établis ou prononcés par les familles lors de l’instruction – veulent être entendues, crues et in fine “réparées” certes pécuniairement mais aussi par la clôture d’une ou des injustices jamais reconnues21 », écrit Pascal Plas. Si l’on a déjà établi que la scène participe à la reconnaissance du passé, de l’évènement traumatique, le témoignage théâtral aurait une capacité similaire à répondre à cette recherche de réparation, puisqu’il permet, lui aussi, aux victimes d’être entendues. S'il est impossible pour le théâtre de remplacer la justice, l’art semble exister ici comme une réponse face au déni de justice, il donne un espace symbolique aux victimes que la justice ignore, qu’elle refuse d’écouter ou qu’elle ne peut entendre. C’est le cas par exemple pour Rwanda 94, dont la création commence avant la signature du Statut de Rome en 1998 établissant la Cour pénale internationale (CPI), dont le mandat est de mener des enquêtes et de juger les individus accusés des crimes les plus graves de la communauté internationale (crime d’agression, crime de guerre, génocide et crime contre l’humanité). Le témoignage est donc apparu sur la scène théâtrale à un moment où la justice semblait vouloir créer une distance entre la victime et son trauma, préférant un énoncé des faits plutôt que de leurs conséquences affectives, et se concentrant, surtout, sur les auteurs des crimes, en se désintéressant des victimes, comme le rappellent Pascal Plas, Jean‑Baptiste Jeangène Vilmer et Antoine Garapon dans leurs études respectives22. La CPI est créée comme une tentative de renverser cette tendance. Comme Svetlana Alexievitch l’explique à propos de son travail littéraire23, le rôle de l’art est de lier l’histoire et les émotions qui l’ont peuplée, de remettre l’humain au cœur du récit. Peut-être le théâtre entretient-il les mêmes velléités dans son rapport à la justice.
Les témoins, sur scène, ont un double statut. Bien qu’ils ne soient pas acteurs, leur intervention sur le plateau, le temps de la représentation, face à un public, leur confère, aux yeux même des spectateurs, ce statut d’acteur. Mais ils sont là pour faire valoir leur témoignage, pour le faire entendre. Ils ont alors une place ambivalente, ce double statut, celui d’acteur-témoin, qui les place à la frontière entre représentation et revendication. Ce double statut se rapporte à celui qu’ils tiennent lors d’un procès, tel que le souligne Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : « De simple témoin, la victime devient un acteur à part entière24 ». Cette formule établit elle-même un lien direct avec le théâtre. Sur la scène, l’acteur-témoin acquiert même un statut triple, puisqu’il est aussi archive traumatique : « aujourd’hui où les archives font partie intégrante non seulement de nos identités, mais du flux même de nos vies, se déclinent au présent et dans le corps même des individus (“archives vivantes”)25 ». Quand Yolande Mukagasana prend la parole au début de Rwanda 94, elle dit : « Je ne suis pas comédienne, je suis une survivante du génocide au Rwanda, tout simplement. C’est ça ma nouvelle identité26. » Cette phrase ne nie pas la pluralité de son statut théâtral au moment de la représentation, mais ancre son identité dans le réel, dans la réalité de son propos. « Je ne veux ni terrifier ni apitoyer, je veux témoigner. Uniquement témoigner27 », ajoute-t-elle à la fin de son monologue. La nécessité du témoignage apparaît comme une dénonciation, mais elle va au-delà.
Réparation et catharsis
La réparation psychologique exige un travail de mise en récit des traumatismes. Le théâtre est une expérience de réception collective de récits intimes. Si le concept de catharsis trouve son origine dans le théâtre, il est repris par la psychanalyse qui s’en empare et se l’approprie. Breuer puis Freud reprennent le terme de catharsis pour définir un effet recherché par la psychanalyse et qui ne peut advenir que par la formulation du traumatisme. La catharsis existe donc dans les spectacles documentaires dans toute sa dualité sémantique : dans sa conception psychologique, à destination de l’individu qui témoigne et se livre à un procédé se rapprochant de celui de la psychanalyse, et dans sa conception théâtrale, à destination du public. Le témoignage a cela d’intéressant qu’il existe donc dans une certaine ambivalence : il convoque tout à la fois l’auto-réparation et l’hétéro-réparation. L’auto-réparation, que Johann Michel définit dans le cadre biologique, existe quand il n’y a aucune intervention extérieure ; le témoignage, dans une certaine mesure28 et lorsqu’on le compare au processus psychanalytique, répond à ce critère. Cependant, du fait de sa présence sur un plateau de théâtre et du rapport que cela induit avec le public, il agit aussi comme hétéro-réparation. Sur le sujet d’abord, sur les spectateurs ensuite.
En justice, la réparation implique des bénéficiaires et des créanciers. Alors que la conception juridique de la notion implique un aspect punitif, sa conception psychologique, comme sa conception biologique d’ailleurs, ne sous-entend pas d’implication directe pour le coupable ou le responsable. En cela, nous pouvons proposer que la réparation, si réparation il y a, doit être comprise dans le modèle artistique, en excluant celui de la justice rétributive29, tout en faisant co-exister d’autres modèles. La réparation telle qu’on l’entend ici, comme par ailleurs la résilience, s’attache aux conséquences et non au geste, à la blessure et non à l’attaque. Si comme l’écrit Jeangène Vilmer : « la réparation ne répare pas, elle soulage seulement. La victime continue d’être victime, même après la réparation30 », le théâtre, plus encore peut-être que la justice, la biologie ou la psychologie, ne peut faire advenir qu’une réparation, non partielle mais bien symbolique.
Il convient par ailleurs de s’interroger sur la nature représentative du témoignage. Le témoignage est rarement, au théâtre, accompagné d’images figuratives, soit illustré par la scène. Se reposant sur la force narrative de son discours, comme c’est le cas dans Rwanda 94, ou s’appuyant sur des idées et des symboles, comme dans la Trilogie de l’Antiquité de Milo Rau, le témoignage occupe sur la scène documentaire une place particulière. Mais si les seules images attachées au témoignage sont les images mentales produites par le spectateur, peut-on pour autant qualifier le témoignage d’irreprésenté ? Et son propos d’irreprésentable ?
Que peut le théâtre ?
De l’importance des symboles
En limitant l’acception de la représentation à la reproduction scénique d’images réalistes, nous limitons aussi sa capacité de réparation. Dans son étude de la cure shamanistique, Claude Lévi-Strauss insiste sur l’importance de la symbolique pour la réparation psychique ou psychologique :
Dans cette hypothèse, ou dans toute autre du même type, la cure shamanistique et la cure psychanalytique deviendraient rigoureusement semblables ; il s’agirait chaque fois d’induire une transformation organique, consistant essentiellement en une réorganisation structurale, en amenant le malade à vivre intensément un mythe, tantôt reçu, tantôt produit, et dont la structure serait, à l’étage du psychisme inconscient, analogue à celle dont on voudrait déterminer la formation à l’étage du corps. L’efficacité symbolique consisterait précisément dans cette « propriété inductrice » que posséderaient, les unes par rapport aux autres, des structures formellement homologues pouvant s’édifier, avec des matériaux différents, aux différents étages du vivant : processus organiques, psychisme inconscient, pensée réfléchie. La métaphore poétique, fournit un exemple familier de ce procédé inducteur ; mais son usage courant ne lui permet pas de dépasser le psychisme. Nous constatons ainsi la valeur de l’intuition de Rimbaud disant qu’elle peut aussi servir à changer le monde31.
Le symbole, l’allégorie ou la métaphore peuvent se retrouver dans la polyphonie scénique, et font appel à une réception différente de celle convoquée par les propos politiques intrinsèques à la création documentaire. L’un semble appeler la compréhension intellectuelle, l’autre l’interprétation sensible. La co-existence d’images réalistes et d’images symboliques, en addition aux images mentales qui peuvent résulter des témoignages donnés au plateau, permet de faire coïncider plusieurs niveaux de réception. Selon Lévi-Strauss, la symbolique peut faire advenir la cure, au même titre que la représentation réaliste, voire même elle permettrait une réparation plus totale en permettant de révéler un inconscient. En s’appuyant sur des structures reconnues à l’échelle de la communauté, ou, de manière plus exacte, du collectif, on peut émettre l’hypothèse selon laquelle la symbolique a un pouvoir plus important sur la réparation d’un groupe, d’un ensemble. Dans ses Notes sur le théâtre documentaire, Peter Weiss souligne la nécessité du théâtre documentaire à dépasser l’intention politique pour pouvoir faire œuvre32. Ce qui fait d’ailleurs écho aux propos de Lévi-Strauss à propos de la cure : « la forme mythique prime le contenu du récit33. » Le réel n’est pas forcé de se limiter au concret. Et les frontières des formes documentaires sont assez larges pour accepter, au-delà de la symbolique ou de l’allégorie, l’analogie, comme c’est le cas dans Antigone in the Amazon.
Le mythe, tel qu’il est utilisé ici par Milo Rau, permet de convoquer des références communes pour raconter une histoire qui dépasse l’individu. L’interpénétration entre récit mythologique et archives crée au plateau un entremêlement entre fable et réel. Comme il le faisait déjà dans Orestes in Mosul, Milo Rau se sert ici du mythe d’Antigone pour nourrir l’imaginaire et mettre en avant des problématiques contemporaines et concrètes. L’intemporalité du mythe vient souligner l’aspect circulaire que prend l’histoire qui repose sur une même structure qui semble se répéter inlassablement. Pour Paul Ricœur, « le mythe veut atteindre l’énigme de l’existence humaine à savoir la discordance entre la réalité fondamentale – état d’annonce, statut de créature, être essentiel – et la modalité actuelle de l’homme, en tant que souillé, pécheur, coupable34 ». En croisant les mots de Sophocle et ceux des activistes du MST, Milo Rau dénonce les rapports de force et fait l’éloge de la révolte, inscrivant ainsi complètement son œuvre dans la dualité formulée par Ricœur.
L’Antigone de Milo Rau, interprétée par l’activiste Kay Sara, fait advenir l’auto-réparation et l’hétéro-réparation, comme nous l’établissions plus haut. Le mythe, en procurant des références communes, et un récit fondateur, permet une identification collective des publics européens, non seulement à la figure antique, mais aussi à sa contrepartie contemporaine. Ainsi, nous pouvons établir que la dimension archivistique et purement documentaire d’un spectacle, n’est pas la seule façon de faire advenir une réparation. Cependant, sans le concret du discours, sans son ancrage dans le politique, que répare-t-on ? Qu’y a-t-il à réparer ?
L’irréductible irréparable
Selon Alexandre Gefen, on demande aujourd’hui :
à l’écriture et à la lecture de réparer, renouer, ressouder, combler les failles des communautés contemporaines, de retisser l’histoire collective et personnelle, de suppléer les médiations disparues des institutions sociales et religieuses perçues comme obsolètes et déliquescentes à l’heure où l’individu est assigné à s’inventer soi-même35 .
La littérature, comme le théâtre, ne peut plus, dans sa conception contemporaine, se contenter de critiquer le monde, de le commenter, elle doit avoir un effet sur ce dernier. Cependant, si on entend le terme de réparation comme une réparation totale, il nous faut reconnaître que celle-ci est impossible. Il existe indéniablement un irréductible irréparable. Il faut donc accepter que la réparation se situe à mi-chemin entre rêve et tentative.
« Il est désormais établi que les victimes de violations graves et massives de droits de l’homme ont droit à une réparation dont on distingue en général cinq formes […] : la restitution, l’indemnisation, la réhabilitation, la satisfaction et la garantie de non-répétition36 », écrit Jean‑Baptiste Jeangène Vilmer. Le théâtre ne peut faire advenir aucune de ces formes de réparation, prises en charge par la justice. Or, il apparaît que ces formes de réparation, au-delà du fait qu’elles sont établies de manière arbitraire, sont extrêmement limitées, car : « le fait de dédommager, indemniser, compenser est l’aveu même de l’impossibilité de réparer, c’est-à-dire rétablir37 ». Si on estime que la cicatrisation est une réparation, il nous faut accepter que la cicatrice demeure ; si on regarde le travail de deuil comme une réparation, on ne peut nier que le manque existe : il faut reconnaître que l’irréparable hante le réparé. Lutter contre l’irréparable, c’est lutter contre le temps. Le traumatisme est irréparable, dans le sens où il a existé, sa cause ne peut être effacée. À partir du moment où il est impossible de revenir sur le passé, de défaire ce qui a été fait, la seule réparation possible est symbolique ; au même titre alors peut-être que celle qu’offre le théâtre.
Conclusion
On ne peut nier la volonté des théâtres documentaires de penser (et par là même de panser) les fractures sociales et les ruptures anthropologiques du monde contemporain. Nous avons pu démontrer que les théâtres documentaires font bien advenir une certaine forme de réparation, en répondant à certains des critères établis par Johann Michel dans son ouvrage. Cependant, il apparaît indispensable d’interroger les notions de représentable et d’irreprésentable mis en tension dans cet article avec les concepts de réparable et d’irréparable : en effet, elles semblent réduire notre compréhension du fonctionnement de la capacité de réparation et l’exclusion de la symbolique semble réduire l’effet attendu par la cure psychique.
Johann Michel effectue un déplacement de la question qu’il apparaît nécessaire de souligner : « Passer de la question “que peut-on réparer ?” À celle “que doit-on réparer ?”, voire “a-t-on le droit de réparer ?” permet d’interroger ce qui tient lieu de cette évidence38. » C’est d’ailleurs à cette question que semble répondre Kwame Anthony Appiah39. D’après lui, la tentative de réparation peut apparaître comme une négation de la gravité des faits et il serait nécessaire d’accepter le caractère irréparable des crimes pour reconnaître tout à fait leur existence et leur impact.
« L’essentiel des réparations est alors moins de réparer le passé – tâche peut-être impossible – que de réparer le désespoir, le principal ennemi de la politique40. » Et c’est peut-être à cette forme de réparation que s’attache le théâtre. Le théâtre réparerait non pas le crime ou le traumatisme (ou seulement dans une certaine mesure), mais bien notre capacité à le penser. Antoine Garapon souligne notre droit de demander réparation, comme pour faire valoir le traumatisme, mais notre impossibilité à l’obtenir. En s’emparant des notions de réparable et d’irréparable, le théâtre permet un rapprochement entre représentation et réparation, la seconde ne pouvant advenir, si elle advient, que par le biais de la première. Les luttes des survivants du génocide au Rwanda et celles des activistes du MST au Brésil doivent exister sur les scènes occidentales. Mais doit-on prétendre réparer ? Ne peut-on pas laisser exister les traumatismes et lutter pour qu’ils ne se reproduisent pas ? Le regard posé sur le trauma n’est-il pas plus intéressant si on accepte son irréparable ? Faut-il vraiment ériger de nouveaux bâtiments sur nos ruines ?