Introduction
Cet article prend pour objet d’étude le film Le Cri est toujours le début d’un chant de Clémence Ancelin (2018). Ce documentaire, réalisé avec et par neuf jeunes placés dans un centre éducatif fermé1, raconte le quotidien de ces adolescents multirécidivistes qui ont commis l’irréparable. Dans une forme intimiste et poétique, les jeunes confient leurs visions à propos des mesures d’incarcération qu’ils ont vécues. Et à l’ombre de ces épreuves, ils évoquent leurs rêves d’avenir. Ce travail, en examinant la place occupée par l’activité de création au cours du processus de soin et d’accompagnement des jeunes placés, s’essaye à déployer les modalités réparatrices d’un tel projet de création. La mise en évidence de ces modalités nous mènera à considérer le film en tant que modèle à penser les complexités que le processus de réparation implique.
Comme le développe le philosophe et politiste Johann Michel, la question de la réparation recouvre de multiples domaines, elle « se présente comme un phénomène global de la condition humaine, sans caractère unifié2. » Cette caractéristique nous a poussés à placer cette réflexion à l’intersection de diverses disciplines, afin de faire émerger les nœuds de complexité et les relations qu’implique une démarche se voulant réparatrice. Notre analyse du film s’appuie donc sur une veille documentaire pluridisciplinaire parcourant des ouvrages relevant de l’esthétique, de l’histoire de l’art, de la philosophie, mais aussi des pratiques de l’éducation spécialisée. Cependant, étant donné la complexité du sujet, et afin d’éviter le développement d’une pensée « hors‑sol », il nous a semblé nécessaire d’alimenter notre réflexion de l’expertise d’une praticienne et professionnelle de l’éducation spécialisée. En ce sens, cet article se nourrit du partage de l’expérience de terrain de Rosemarie Kaiser, monitrice éducatrice exerçant depuis 1979 dans divers lieux de vie et centres d’accueil3.
L’enjeu de ce développement est de problématiser et modéliser le milieu de réparation porté par le film. Nous verrons qu’il se caractérise par une dialectique entre ouverture et enfermement. Cette tension sera mise en exergue par l’exploration de trois dimensions. La première se rapporte aux ressorts poïétiques et au cadre mis en œuvre pour la réalisation du documentaire. Nous ferons alors émerger les problématiques attachées à la dimension autoréparatrice4 de ce projet de création pour les jeunes du cef. Il s’agira là de faire saisir les forces limitantes portées notamment par le cadre juridique invisibilisant qu’exigent les lois de la protection de l’enfance et d’analyser le « jeu des masques » mis en œuvre par la réalisatrice pour mener à bien le projet. Forts de ces éléments, en considérant la dimension esthétique, nous prêterons attention à la part du spectateur au sein du processus de réparation. L’étude de la plasticité des masques nous mènera à les saisir en tant que moule d’un cri silencieux, inscrivant le spectateur dans une connexion intersubjective avec les jeunes. Cette approche mènera à préciser les modalités suivant lesquelles, en transgressant l’organisation des traits du visage, les masques crieurs en‑visagent l’irréparable. Enfin, nous proposerons d’ouvrir la réflexion sur l’impulsion portée par le film Le cri est toujours le début d’un chant à inviter le spectateur à reconsidérer sa posture éthique et politique vis-à-vis de ces jeunes et à privilégier un positionnement « au risque de l’autre ». En cela, nous verrons que la dialectique entre ouverture et enfermement s’étend jusqu’à la responsabilité du spectateur considéré en tant que récepteur de la parole des jeunes du cef ; l’accueil de cette parole se révélant primordial au processus d’autoréparation des jeunes et à l’intégration de ces derniers dans l’espace social.
Le film, espace de médiation pour une dialectique entre ouverture et enfermement
Un Cri est toujours le début d’un chant appartient au cinéma documentaire, il prend la forme d’une série d’entretiens des jeunes du cef au cours desquels, encouragés à l’introspection, ils imaginent leur futur et s’expriment à propos des mesures d’incarcération qu’ils ont vécues. La première scène est consacrée à la confection des outils d’expression que sont les masques. On les voit bricoler, découper, peindre et on entend en voix off la loi de protection des mineurs lue par un des jeunes. On comprend alors que les masques permettent de préserver leur anonymat au cours des entretiens qui composent le film. Puis, un carton vient préciser la situation juridique et pénale des jeunes placés. S’ouvre ensuite cet espace d’expression qui alterne des scènes d’intérieur (plans rapprochés des jeunes sur fond noir lors des entretiens, scènes de jeu dans les espaces de détente communs, passages dans les couloirs et dans les chambres des jeunes), mais aussi des scènes d’extérieur (notamment dans le parc autour du centre éducatif, sur le terrain de basket ou autour des grilles délimitant le périmètre du centre). Ces scènes sont accompagnées des voix des jeunes, parfois en off, parfois synchronisées avec les images, par l’intermédiaire desquelles on découvre leur cadre de vie quotidienne.
Les jeunes présents dans le film ont commis de graves délits, il se retrouvent en cef après de multiples récidives et plusieurs séjours en prison. Dans le documentaire, ils évoquent à plusieurs reprises l’importance de « rembourser leur dette » et insistent sur le fait que le cef constitue leur dernière chance sur ce chemin de réparation. Mais le caractère incommensurable des dommages5 infligés par leurs actes revient bien souvent, dans l’esprit de ces jeunes, à considérer leur dette comme irremboursable. En cela, le remboursement de la dette par un séjour en prison n’a que très peu de sens pour eux6. La prison relevant d’une démarche punitive, cette dernière ne permet pas de démêler le nœud problématique qui a causé le passage à l’acte du jeune. Vers la fin du film, un jeune interrogé insiste sur l’isolement et l’inefficacité des mesures pénitentiaires à favoriser la réintégration du jeune à la société : « T’arrives [en prison] tu te sens mal, tu te sens seul, tu te sens délaissé7 », selon lui « les quartiers mineurs et les établissements pour mineurs ça sert à rien8 », tandis que « laisser une deuxième chance9 » ou préférer des mesures d’accompagnement par du sursis ou des travaux d’intérêts généraux, « ça te fait vraiment réfléchir10 ». Ainsi, l’enfermement sans accompagnement ne permet pas au jeune de déconstruire et questionner ses actes, ceci annule tout espoir de réparation et entraîne bien souvent une récidive. Or, envisager la possibilité de réparation des jeunes fait partie du régime de croyance et de la posture d’éducateur spécialisé. Rosemarie Kaiser, lors de notre échange, a insisté sur le fait que, selon elle, le métier requiert cette croyance. « La notion de réparable doit prendre le dessus car, de fait, l’éducateur spécialisé a à faire à des jeunes qui ont déjà connu des souffrances parfois très graves. L’idée de réparation invite à l’espoir d’un mieux-être11. »
Ainsi, lorsque l’éducateur initie un projet, il croit en une réussite réparatrice, même dans les cas où le jeune semble refuser catégoriquement cette option. À partir de là, contrairement au projet punitif d’enfermement et d’isolement en prison, la posture éducative implique une médiation, « un accompagnement éducatif12 ». Il s’agit par cette médiation, de reconnecter13 le jeune à la société, dans un « souci d’autonomisation permanente du jeune14 », en faisant émerger « une parole enfouie15 », « un dialogue perdu16 ».
Concernant Le Cri est toujours le début d’un chant, lors d’une interview, Clémence Ancelin, la réalisatrice du film, raconte que lors de sa première rencontre avec des jeunes placés en cef, l’un d’entre eux l’a interpellée en lui demandant de faire un film sur eux afin de montrer qu’ils ne sont « pas des bêtes sauvages17 » et qu’ils « savent faire autre chose que taper, insulter ou casser18 ». En cela, la réalisation de ce film consiste à aménager, un « espace de parole19 », un espace d’expression pour les jeunes. La circulation du média filmique permet, à cet égard, de contourner la dimension close de l’établissement d’incarcération et favorise la reconnexion, par la parole, des jeunes au monde extérieur et à la société. En cela, le film se fait instrument de médiation. Il est indispensable à la diffusion des témoignages des jeunes tant le dialogue direct avec les personnes qui passent aux abords des grilles du cef est délicat. Une séquence du film expose l’impossibilité de communication avec les promeneurs du sentier avoisinant le centre. Et la récurrence du surcadrage (porté notamment par les plans des caméras de vidéo‑surveillance) et des barreaux qui composent les plans du film accentuent le registre de la clôture20 propre aux lieux d’incarcération. De plus, les gestes et agissements des jeunes à l’intérieur de ce cadre appuient la mise en œuvre d’une « dialectique de la séparation et l’inclusion21 » et insistent sur la volonté des jeunes d’entrer en contact avec le monde extérieur. À titre d’exemple, nous pouvons ici évoquer une série de plans montrant un des jeunes secouant bruyamment les barreaux du portail et faisant les cent pas devant les grilles à la recherche d’un regard venant de l’extérieur dans sa quête de reconnexion avec la société. La quête du dialogue avec l’extérieur se repère aussi dans les interpellations que les jeunes adressent au spectateur, par exemple, un jeune prénommé Djason déclare : « Si vous trouvez que je suis beau, vous pouvez me le dire », et un dénommé Delta de répliquer « Si vous trouvez que j’exagère, vous pouvez me le dire ».
Cette dialectique entre ouverture et enfermement, inclusion et séparation, isolement carcéral et accompagnement éducatif, que nous venons de mettre en évidence, pointe les liens problématiques que les jeunes du cef entretiennent avec le reste du monde. Ceci implique ce que nous proposons de nommer un milieu de réparation. Nous employons ici le terme « milieu » car le processus de réparation engage des relations complexes. En effet, les jeunes du cef font face à deux types de réparation. La première est celle qu’ils doivent aux victimes de leurs crimes et la seconde constitue leur propre autoréparation, cette deuxième forme de réparation est à rapprocher de l’objectif éducatif du cef décrit plus haut. Le film ne travaille pas directement le lien entre l’autoréparation des jeunes et celle qu’ils doivent aux victimes, mais nous comprenons que ces deux formes de réparations sont imbriquées l’une dans l’autre puisque les jeunes, pour se réintégrer dans la société, ont besoin du regard des autres. Le film, en tant que médiateur, constitue donc un élément central dans le processus d’autoréparation des jeunes du cef. En effet, par l’entremise du documentaire, ils peuvent faire entendre leurs voix. Examinons les procédés que le film met en œuvre pour engager le dialogue entre ces jeunes et le monde extérieur.
De l’importance du processus : le jeu des masques, brèche vers un imaginaire réparateur
La séquence inaugurale du film pose la problématique majeure portée par Le Cri est toujours le début d’un chant. Comme nous l’avons évoqué précédemment, le documentaire cherche à ouvrir un « espace de parole » pour que les jeunes se livrent et racontent leurs histoires de vive voix. Mais leur liberté d’expression ne peut être honorée que dans le respect du « droit à l’oubli », loi de protection des mineurs qui consiste notamment à préserver leur anonymat en leur interdisant de montrer leur visage. Tandis que l’on entend en off les voix des jeunes lisant les extraits des textes de loi relatives à la liberté d’expression et au droit à l’oubli, les premières images du film nous montrent le dispositif mis en place par la réalisatrice pour répondre à cette double exigence : les jeunes se confectionnent des masques afin de pouvoir parler devant la caméra, tout en respectant le droit à l’oubli.
Cette introduction des jeunes dans le film par la praxis confère aux adolescents une posture bricolante. Le chercheur canadien en pédagogie critique Joe Lyons Kincheloe insiste sur l’importance du bricolage pour : « dévoiler de nouveaux points de vue, élargir ou modifier de vieux principes, et réexaminer des interprétations établies22 ». En cela, la poïétique du bricolage, mise en œuvre lors de la fabrication des masques, n’est pas seulement une activité d’exécution imposée aux jeunes, elle implique une dé‑construction de la norme établie et de l’idéal esthétique d’un masque et d’un visage. Les jeunes s’essayent à l’assemblage, au modelage, ils développent une démarche d’expérimentation. Cette posture renforce la place majeure occupée par la dimension processuelle de l’activité de création dans la dynamique autoréparatrice des jeunes. Pour le dire autrement, l’accent réparateur est ici porté par le trajet parcouru, et le processus de création mis en œuvre, et pas seulement par le projet finalisé. Rosemarie Kaiser a évoqué ceci lors de nos échanges, en effet, elle déclare que, lorsqu’elle encadrait des ateliers de pratique :
la priorité était de « faire », de « construire », « d’inventer », et non d’obtenir un résultat qui rentrait dans un cadre de normes telles que l’esthétique ou la proximité avec le réel. Il n’y avait pas de bon ou de mauvais travail, juste du travail créatif, cadencé par l’imagination de chacun et de chacune23.
Outre la séquence de fabrication des masques, certaines autres séquences du film dévoilent le processus de création mis en œuvre, par exemple, en laissant audibles les annonces déclarées avant le début de la prise24. De plus, le gros plan récurrent, cadrant les passages d’interview des jeunes, est remplacé à la fin du film par un plan moyen, cet élargissement du champ révèle les dessous de fabrique du décor du film et appuie l’importance de la déconstruction par le bricolage. Cette approche bricolante souligne sur la nécessité de penser la réparation en tant que processus, le film s’apparente ici à un documentaire sur la fabrique du milieu de réparation des jeunes.
Si, comme nous l’avons évoqué précédemment, un projet éducatif engage des mesures réparantes par l’ouverture d’un espace d’expression pour les jeunes, alors le jeu, en tant que « voie royale à l’expression25 » occupe une place centrale dans le milieu de réparation porté par un tel projet. En effet, dans le film, les jeunes sont invités à incarner un personnage de leur invention, en jouant un rôle, ils effectuent ce que Hélène Chéronnet nomme une « mise en scène du Moi26 ». Le jeu de rôle mis en œuvre par les jeunes autorise l’exploration sensorielle de l’environnement, traduit des représentations intérieures et simule certaines interactions relevant du domaine des relations sociales, mais tout ceci dans le cadre de règles du jeu établies par la réalisatrice et l’équipe éducative du cef. Ceci rejoint ce que Joseph Rouzel évoque à propos de la mission d’éducateur. Selon lui, l’éducateur a pour objectif d’encourager l’intégration du jeune à la société en lui faisant saisir les limites de ses pulsions et acceptant la frustration en évitant les débordements et les comportements non acceptables en société27. Ceci passe par l’établissement de limites fixées par un cadre clair que le jeu, de fait, porte en ses règles. Dans le film, les limites du cadre instauré lors de la réalisation se présentent de manière récurrente. Par exemple, la pratique du texte à trous mise en place par la réalisatrice lors des interviews incarne de manière métaphorique le caractère cadré de l’espace d’expression aménagé pour les jeunes. De plus, dans une scène à la fin du film, Delta se mesure aux limites du cadre et des règles de l’interview filmée, en tapotant sur le microphone à plusieurs reprises, puis en s’empressant de lâcher un « Allez, j’arrête, j’arrête. » Derrière ces mots, nous décelons les consignes et le cadre établis lors du tournage. Enfin, au cours d’une scène, le jeune incarnant le personnage de « Jackpot » au masque bariolé, se joue des limites du cadre de l’environnement de surveillance propre au cef en se déplaçant furtivement pour atteindre l’angle mort des caméras de surveillance et fumer à l’abri des regards.
Mais, par-delà les règles et le cadre qu’il fixe, le jeu permet aussi de « métaboliser28 » des événements du quotidien en expérimentant à nouveaux ces moments de vie, ceci afin que les jeunes puissent se réapproprier leur vécu et s’exprimer à ce propos. En ce sens, le jeu permet « la création d’un espace transitionnel29 », un « espace potentiel30 » entre le joueur et son environnement, son milieu. Rosemarie Kaiser insiste sur l’importance du jeu de rôle et des espoirs qu’il alimente : « En créant son personnage, le jeune rêve et participe activement à une aspiration positive, une envie d’un mieux-être. Il est acteur de sa réparation. Et en y croyant, il la rend possible31. » Dans le film, le jeu de rôle renouvelle le rapport du jeune à son visage et à ses actes. Le personnage de Dyou évoque la possibilité de se défaire de sa « tête de cochon », afin de porter un autre masque. Cette scène participe d’un déploiement de potentialités, d’une réalité alternative, d’un rêve dans lequel, le jeune se déleste de son visage de criminel pour en prendre un autre et faire ainsi chemin vers la réparation. Cette ouverture vers un ailleurs, par l’entremise du masque, participe de la dialectique de l’ouverture et de l’enferment mise en œuvre dans le film.
Ainsi, le masque se substitue au visage. Il présente, à sa surface, l’image que le jeune veut montrer au spectateur et dont la plasticité32 révèle les marques du modelage dont elle est issue. Étudions dès à présent, les modalités de la médiation qu’engage le visage‑image du masque entre le jeune et le spectateur du film dans le processus d’autoréparation à l’œuvre ici.
Du visage au cri : médiation par l’image du masque
Selon les études à propos du visage, ce dernier, en tant que « support essentiel de communication33 » se présente sous deux aspects, l’un actif, « générateur d’images34 » et l’autre passif, le rapportant à un support. La mobilité de l’expression, la part active du visage, laisse entrevoir les traits caractérisant la personne qui tantôt apparaît et « se retire35 » derrière la face du visage. Au cinéma, les multiples images générées par les visages des acteurs créent l’identité des personnages de fiction. Comme l’évoque la réalisatrice Clémence Ancelin, le respect du « droit à l’oubli » fait émerger une problématique cinématographique très contraignante36 : comment créer des personnages sans montrer leur visage ? Usuellement, les codes du cinéma documentaire font de ces personnes protégées des taches et des silhouettes, ceci prive le spectateur de toute empathie, attachement ou émotion à leur égard. Le choix opéré par la réalisatrice de leur faire porter des masques substitue au visage, une image. Une image façonnée par les jeunes, et qui constitue le visage figé qu’ils choisissent pour prendre la parole face à la caméra.
Les masques que portent les jeunes, au même titre que les masques de théâtre grec, comportent tous une profonde béance en lieu et place de la bouche : la « parole passe à travers de grosses lèvres proéminentes, qui forment un entonnoir faisant office de porte‑voix37 ». En cela, ce sont des masques de parole. Aussi, la majeure partie des masques prennent des traits animaux, l’un d’entre eux représente une tête de taureau, un autre figure un oiseau aux yeux ronds, un masque chimérique se compose à la fois de plumes et d’écailles, un masque aux couleurs criardes arbore d’étranges oreilles pointues. Deux masques ne portent pas de signes animaux, il s’agit davantage de masques-casques. En effet, l’un est gris foncé patiné en gris clair, et l’autre porte des reflets grisâtres sur un fond qui tire vers le doré, ils rappellent à la fois les masques des samouraïs38 et les masques corinthiens en bronze des soldats de la Grèce Antique. Cet imaginaire leur donne une fonction protectrice, mais aussi une mission offensive, car ils peuvent être considérés comme des masques de combat. De plus, la plasticité des masques nous montre les marques, les traces du processus de réparation mis en œuvre lors du bricolage engagé par les jeunes pour la fabrication du film.
Ainsi, le masque est d’une part, la résultante de forces exogènes ou forces extérieures relevant du geste de façonnage, de modelage opéré par les adolescents. Mais il porte aussi des forces endogènes qui renvoient à une virtualité, à la puissance de ce qui est invisible39. Cette virtualité appartient à des dimensions variées, elle peut faire référence à un imaginaire culturel qui viendrait influencer la forme du masque (le masque noir muni de plumes ressemble à ceux de la culture baoulé, celui, haut en couleur, à un masque de super‑héros) ou encore à des images enfouies dans les profondeurs psychiques des jeunes, les ramenant à leur vécu, à leurs blessures internes (le caractère asymétrique de certains de ces masques pourrait être interprété en ce sens).
Ceci nous mène à considérer le masque comme un moule40 opérant la rencontre entre ces forces actuelles et virtuelles. Les jeunes façonnent les masques pour se cacher et pouvoir prendre la parole devant la caméra, mais le masque n’est pas seulement un cache, il révèle une part du regard que le jeune porte sur lui‑même. Le masque impose ainsi une tension dialectique entre objet de dissimulation et de révélation qui l’inscrit dans un paradoxe de sens. L’image qu’il arbore et substitue au visage du jeune derrière le masque peut ici être qualifiée de symptôme41. Nous référons cette approche à la pensée de l’image du philosophe Georges Didi‑Huberman qui, en s’appuyant sur l’approche freudienne, considère l’image comme un symptôme42. Selon lui, l’image est surdéterminée, elle ne représente pas une forme mais elle présente un conflit de sens. Pour étayer son propos, il donne l’exemple de l’image du corps hystérique qui porte simultanément les marques de l’agresseur et de l’agressé.
Si l’on considère la dimension symptomatique du dernier masque qui apparaît dans la séquence introductive, sa forme ouvre à une ambiguïté intéressante. La larme que le jeune peint avec application sur la joue du masque pourrait rappeler celle du personnage de pantomime Pierrot, un clown triste, assez naïf et en manque d’amour. Mais, la présence de la larme pourrait tout aussi bien se rapporter à la signification populaire de la perte d’un frère d’arme ou d’un aveu pour avoir commis un assassinat ou encore d’une envie de vengeance. Dans cet exemple, le masque cache le visage, mais révèle aussi, par l’ambiguïté symbolique de la larme sur la joue du masque, à la fois la larme chaude des pleurs silencieux renvoyant à la tristesse de la victime et la face irréparable du crime commis. Ainsi, le masque, en tant qu’image symptôme, contient un nœud d’intensités et de forces contraires.
Nous proposons de saisir ces masques comme moules d’un cri, dont ils propagent l’énergie marginale. En effet, le cri « est intensité43 », il déborde44 et transgresse l’organisation sociale et codifiée du visage. Nous réfèrerons ici à l’approche deleuzienne du visage, le philosophe rapporte cette organisation à ce qu’il appelle « visagéification45 » et insiste sur la part de celle‑ci dans la fonction sociale du visage. En cela, les masques guerriers et les masques aux traits animaux du film portent en leur surface des cris animaux et des cris de guerre des jeunes. La face crieuse des masques que ce film présente au spectateur affiche leur marginalité par cette transgression. Cri de colère, cri de peur, cri de haine contre l’injustice dont les jeunes estiment avoir été victimes, autant de cris portés par les masques qui condensent la violence de leur vécu.
Aussi, le cri titre le film, mais bien davantage, il constitue les fondations de la scène d’exposition du documentaire. En effet, les premières images du film montrent la fabrication d’un masque et tout particulièrement, le modelage de la bouche du masque crieur46. Filmés en gros plan, les doigts d’un jeune du cef sculptent la forme des lèvres du masque à l’aide de morceaux de ce qui ressemble à du polystyrène. Au cours de la fabrication, la bouche tordue du masque naît d’un sourire coupé en deux, dont il en retourne la moitié, afin d’obtenir une béance heurtée. Dans le gros plan suivant, d’autres doigts découpent au scalpel la bouche grande ouverte d’un autre masque. Ce n’est qu’après ces deux bouches que d’autres éléments du « visage » composant le masque sont montrés (sourcils, nez, orifices pour les yeux…). Ceci marque l’importance de la bouche et de la parole et, surtout, de la béance portant le cri du film. De plus, le film se clôt en une série de plan fixe sur les orifices hurlants des masques vides posés sur un fond noir. Mais, ce cri reste silencieux, il n’est pas poussé par les voix des jeunes, il reste rentré dans la fixité de l’image portée par le masque, seuls les râles soufflés par les instruments à vent de la bande son du film brisent le silence de cette scène.
Le cri participe ainsi du milieu de réparation porté par ce film et s’inscrit dans la dynamique de ce que le chercheur en psychologie Serge Tisseron appelle « l’extime47 ». Il écrit que l’extimation est : « le processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d'autrui afin d'être validés48 ». Serge Tisseron propose ce terme en s’appuyant sur le travail de Jacques Lacan, selon lui, rien n’est jamais ni public ni intime, ni ne relève strictement d’un « dehors » ou d’un « dedans », mais s’inscrit dans un schéma relationnel complexe fondé sur le modèle du ruban de Möbius. Ce ruban modélise la complexité caractéristique du milieu de réparation à l’étude ici. L’extime élargit au plan psychologique la dialectique entre ouverture et enfermement que nous décrivons ici. Dans le film, les images du générique de fin soutiennent cette dynamique d’extimation. En effet, cette scène montre l’ensemble des masques, laissés là, vidés du corps et du visage de leur porteur, il ne reste des jeunes, que le moule de leur cri. Le refrain du chant du générique entonne : « je commence à me reconnaître », comme pour faire saisir une reconnexion des jeunes à eux-mêmes et au monde, une réparation potentielle.
Risquer, en‑visager l’irréparable : un cri est toujours le début d’un chant
Ainsi, le cri porté par les masques vides initie le début d’un chant à l’adresse du spectateur. Cet air tisse, par un processus d’extimation, une connexion intersubjective entre les jeunes et le spectateur du film. La réplique énoncée par le personnage de Reda abonde en ce sens, elle invite le spectateur à faire un pas vers l’altérité et à se risquer au doute : « À tous ceux qui font la justice […] ouvrez bien grand les yeux, ayez toujours un doute, tous les Reda, tous les Karim, tous les Sofiane ne sont pas forcément coupables ». Ici il est question de l’injustice et des jugements discriminatoires que les jeunes ont subis. Par cette réplique, le film invite le spectateur à adopter la posture risquée de l’éducateur. En effet, qu’il y ait culpabilité ou non, l’éducateur doit, selon Joseph Rouzel, adopter une posture de soin « au risque de l’enfance49 ». Celle-ci consiste à accepter les actes irréparables des jeunes pour préférer, à la posture punitive, un processus de soin, certes « risqué », mais qui fait le pari d’une réparation par l’acceptation de l’irréparable. Le professionnel de l’éducation ayant fait ce travail d’acceptation transmet cette posture au jeune. Rosemarie Kaiser a évoqué cela lors de nos échanges :
Dans certaines situations, pour le jeune, se projeter dans une réparation, quelle qu’elle soit, apparaît complètement impossible à envisager. L’éducateur interviendra à ce moment-là dans un accompagnement qui consistera à l’aider à accepter l’irréparable. L’irréparable peut devenir réparant à partir du moment où il est accepté. Mais il n’y a jamais aucune garantie de réussite50.
Cette dernière phrase pointe la prise de risque du métier d’éducateur. Cependant, il importe d’adopter ici une posture de vigilance quant au point de vue de l’éducatrice que nous avons interrogé. En effet, il ne faudrait pas simplifier ou idéaliser la puissance réparatrice du film en omettant de considérer l’esprit critique du spectateur. Le film documentaire réalisé par Avi Mograbi et intitulé Z32 (2008)51 problématise explicitement cet aspect et peut nous aider à préciser notre étude. Z32 met en scène un soldat israélien qui mène un processus d’autoréparation en cherchant à se faire pardonner de ses crimes. Afin de maintenir son anonymat, le soldat s’exprime derrière un masque généré numériquement. Ceci pose d’une part le problème de la transmission d’émotions à un spectateur, tout en gardant secrète l’identité de la personne qui s’exprime à l’écran. Mais, d’autre part, le film questionne la limite de la liberté d’expression. En effet, tout au long du film, le réalisateur lui‑même énonce, face à la caméra, ses doutes éthiques quant au choix du sujet de son documentaire : la parole d’un criminel est‑elle entendable ? Le cri des jeunes récidivistes est-il acceptable par le spectateur de cinéma ?
Dans Z32, le masque se décline en trois versions. S’apparentant tout d’abord à une tache floue laissant seulement les yeux et la bouche du soldat nets, il prend ensuite la forme plus lisse d’un aplat couleur peau couvrant son visage, tandis que l’ultime version du masque, par trucage numérique, donne des traits plus humains à son porteur. La plasticité du masque qu’engagent ses multiples versions file la complexité des préoccupations éthiques et artistiques inquiétant le réalisateur. Les divers masques présentés sont à saisir comme des essais, des tentatives de liaisons, des ponts jetés par le réalisateur entre le spectateur du film et le criminel.
Dans Le cri est toujours le début d’un chant, nous avons considéré les masques en tant que moules du cri des jeunes. Or, même silencieux, le cri projette les profondeurs de l’intime à la surface du masque, à la vue de tous. Il est un mode de liaison à l’altérité, il relie les subjectivités, établit une connexion intersubjective52 entre l’intimité d’une émotion tragique, et les mécanismes de l’empathie positionnant le récepteur du cri dans une posture éthique et politique spécifique53. En cela, le cri porté par les masques exhibe la face irréparable du processus de réparation et encourage le spectateur à un positionnement éthique « au risque des autres54 ».
En faisant ici référence au travail d’Isabelle Stengers, nous modélisons l’acceptation de l’irréparable par l’entremise de ce que la philosophe appelle des « affects tentaculaires55 ». Elle travaille cette pensée tentaculaire à partir des propositions de Donna Haraway56 et fonde ce positionnement philosophique sur le modèle des tentacules d’un poulpe qui goûtent, touchent et se laissent à leur tour toucher par l’environnant. Selon elle, les affects tentaculaires nous mènent à nous laisser affecter, nous laisser toucher par l’autre et, ainsi, en opérant un déplacement au risque de l’autre, nous poussent à renouveler notre posture éthique et notre rapport au monde. Afin d’étayer son propos, la philosophe évoque l’exemple des travaux issus de l’anthropologie contemporaine57, mais il nous a semblé pertinent de rapprocher ce modèle de circulation par l’affect tentaculaire aux propositions offertes par le film documentaire à l’étude dans cette réflexion. En effet, comme énoncé précédemment, les masques crieurs, en en‑visageant l’irréparable, invitent le spectateur à se laisser affecter, à se laisser toucher par l’autre. Cette circulation intersubjective irrigue le milieu de réparation déployé dans le film.
Conclusion
Cette réflexion a révélé le rôle d’instrument médiateur que tient le film au cours du processus d’autoréparation des jeunes du cef. De plus, le masque, en s’insérant entre le spectateur et le visage du jeune et son intériorité psychique, porte un cri, qui en tant que force d’expulsion jette un pont intersubjectif entre les jeunes du cef et le spectateur. Le cri des jeunes placés tombe alors au fond de la psyché du spectateur, là, il se multiplie et résonne en un début de chant58. Le film colporte ce chant et, par les médiations successives évoquées plus haut, en‑visage l’irréparable, il invite ainsi le spectateur à mesurer l’importance de ce que Johann Michel nomme l’a‑réparable59. Ce terme désigne la reconnaissance du caractère incommensurable de la blessure et l’impossibilité d’un retour à l’état initial.
Ainsi, le chant réparateur qu’entonne le film ne s’attache pas à « extirper le mal […] en tentant de modifier, par un pouvoir séducteur ou autoritaire, tout être humain qui ne correspond pas aux normes qu’une théorie, un praticien ou une société a pu bâtir60 », mais présente, en plaçant la dimension processuelle au centre du film, une réparation en train de se faire, qui, de fait, implique toujours le risque de son échec. En cela, le film constitue un geste mineur61 qui, en adoptant une posture « au risque de l’autre », implique un déplacement une dé-construction de certains « principes normatifs ». Ce geste mineur, par l’accueil de la « parole enfouie » des jeunes invite le spectateur à une mise en travail de son propre rapport à la norme. Dans le film documentaire Le cri est toujours le début d’un chant de Clémence Ancelin, le déploiement du milieu de réparation s’opère suivant une dialectique de l’ouverture et de l’enfermement. Cette mise en tension est permise par la circulation de la parole sous diverses formes (dialogue, cri, chant). Comme une pulsation extime, l’accueil de la parole des jeunes par l’entremise du film leur fait une place dans l’espace social. En réussissant cet objectif éducatif, elle engage les jeunes sur le chemin de la réparation.