He who gets slapped est le titre d’un film de Victor Sjöstrom sorti en 19241. Dans le film, celui qui prend des baffes c’est Paul Beaumont, un scientifique qui s’apprête à annoncer ses découvertes devant le collège de l’Académie des Sciences de Paris. Au dernier moment, son protecteur le Baron Régnard s’attribue sa recherche. Paul Beaumont tente de protester publiquement. Mais le Baron le réduit au silence en lui donnant une gifle, ce qui provoque l’hilarité de la salle. Le soir même, Paul Beaumont reçoit une seconde gifle, de la part de sa femme Marie, qui le quitte pour… le Baron Régnard. Paul Beaumont se fait alors clown de cirque et sous le pseudonyme de « lui » ou « celui », he, rejoue chaque soir sur la piste l’humiliation qu’il a vécue.
Réduite à un simple pronom, la personne de Paul Beaumont disparaît derrière le personnage de clown. La périphrase qui le désigne, « Celui qui prend des baffes », en fait une figure doublement traumatisée. Un clown dont on traumatise le corps, qu’on frappe, qu’on ligote, qu’on bâillonne, qu’on piétine et à qui on arrache le cœur. Mais en 1924 la psychanalyse est passée par là et « Celui qui est frappé » est aussi représenté comme un clown à l’esprit traumatisé, captif de sa prison psychique, condamné à rejouer inlassablement la même scène traumatique.
L’exemple du clown de cinéma incarné par Lon Chaney est le point de départ d’une interrogation : quelle est cette drôle de pratique qui consiste à prendre des torgnolles, des coups de poing, des coups de pied aux fesses ? Quelle est donc cette étrange figure défigurée que semblent nous présenter les clowns ? Pour creuser la question, cet article postule une figuration clownesque du traumatisme, c’est-à-dire un certain mode de représentation de la violence par les clowns, étrangement indissociable de leur nez2.
Pour mener l’étude, des numéros joués à plus d’un siècle d’écart seront comparés. Dans un premier temps, c’est le duo formé par Foottit et Chocolat au tournant du siècle qui nous intéressera. Il permettra d’observer la façon dont un certain trauma physique, à la manière d’un stigmate, leur colle à la peau. Dans un second temps, trois productions clownesques contemporaines seront analysées. Elles permettront de suggérer que la représentation physique de la violence a aujourd’hui été évacuée au profit d’une figuration plus psychologique du trauma, apparaissant cette fois sous la forme du symptôme.
Cette comparaison permettra, sur le plan dramaturgique, d’explorer l’idée que si les corps des clowns semblent incarner une vulnérabilité extrême – une surexposition à diverses manifestations physiques et psychiques de la violence –, ils présentent en même temps une fragilité paradoxale – sur les modes de la résistance ou de la survivance. Sur le plan politique, elle permettra aussi de confronter deux types d’altérité : du clown comme élément étranger au corps social – la victime des entrées clownesques –, au clown comme l’autre à l’intérieur de soi – l’aliéné psychiatrique aux personnalités multiples.
Le nez cassé de Chocolat
Si on en croit Tristan Rémy, généralement considéré comme une référence en la matière3, Chocolat aurait, aux côtés de son partenaire Foottit, formé le premier duo-star de l’histoire du clown. Ensemble, ils auraient modernisé le jeu clownesque en popularisant la « comédie de claques4. »
En réalité, comme l’ont montré des travaux plus récents5, Chocolat a rencontré le succès bien avant son association avec Foottit. C’est une pantomime, créée en mars 1888 au Nouveau Cirque, La Noce de Chocolat, qui le propulse sur le devant de la scène.
Figure 1
« La Noce de Chocolat », Lithographie en couleur d’Alfred Choubrac, 120x80cm, 1890. © BnF, département des Estampes de la photographie
Dans tous les cas, la richesse du parcours du clown Chocolat ne peut être réduite à ce duo. On soulignera notamment son œuvre sociale, puisqu’il a introduit la thérapie par le rire auprès des enfants malades des hôpitaux de Paris et a contribué à une des premières associations de secours mutuel pour les gens de théâtre6.
Figure 2
« Avérino et Chocolat à l’Hôpital Necker-Enfants-Malades », Photographie de presse de l’agence Rol (Paris), 13x18cm, 1909. © BnF, département des Estampes de la photographie
Les inventeurs de la réplique clownesque
Le duo formé par Chocolat et Foottit naît en 1894 et s’impose rapidement comme le couple phare du Nouveau Cirque. Ensemble, ils vont introduire plusieurs innovations dans le jeu clownesque.
La première innovation tient à la forme des entrées que le duo crée. Les entrées sont des numéros courts, durant quelques minutes tout au plus. L’intrigue y est schématique. Elle repose sur un conflit entre les deux clowns (un pari, une devinette, une épreuve ou un combat) et sa résolution. Le jeu y est doublement répétitif : les mêmes ressorts comiques vont être utilisés au sein d’une séquence et d’une séquence sur l’autre ; les numéros eux-mêmes sont rejoués, parfois quotidiennement, sur plusieurs années.
La deuxième innovation tient au mode d’association entre clowns que le duo introduit. Jusqu’alors les clowns n’avaient pas de partenaires attitrés, les potentiels duos ou trios se recomposant au fil des numéros7. Or cette fois, lorsqu’on va au Nouveau Cirque, on va voir « Foottit et Chocolat », comme les personnages récurrents des épisodes d’une série clownesque. Toujours selon Tristan Rémy, l’association impacte directement le jeu puisque « l’apparition d’un second personnage comique en piste, qui double le clown, facilite l’échange de paroles. L’auguste permet la blague, sert de tête de Turc, pose des questions saugrenues, provoque le quiproquo8. » Le duo invente ainsi la réplique clownesque. Cette réplique se joue toutefois moins sur le plan verbal que sur le plan physique, dans la rencontre gestuelle qu’elle implique. Un type de geste va dominer l’échange : les coups. Ainsi, les numéros emploient abondamment ce qu’on pourrait appeler une violence en actes, des chocs physiques répétés entre les corps des interprètes, la violence dont on dit qu’elle cause des hématomes.
Cette violence en actes est liée à la troisième innovation introduite par le duo qui consiste à fixer des types clownesques. Au sein des numéros, il semble ainsi que la distribution des coups participe d’une distribution des rôles. Les scènes de correction vont fixer deux personnages complémentaires – le clown blanc et l’auguste9 – et introduire en même temps une différence binaire entre eux : il y a celui qui donne et celui qui prend.
L’art de donner des coups et de les recevoir
La représentation de la violence dans les numéros de Chocolat et Foottit présente plusieurs caractéristiques. Elle est tout d’abord continuelle et semble constituer le moteur principal du jeu clownesque10. Elle est ensuite externe, dans la mesure où elle s’exerce en surface, sur les corps de ses interprètes. Elle est dynamique enfin, au sens où elle circule entre les clowns. On peut dire, à ce titre, que ce n’est pas toujours le même qui prend. Dans le numéro de « La Scie », par exemple, c’est Chocolat qui bat Foottit jusqu’à épuisement pour essayer, en vain, de le faire taire11. Dans « Le Policeman », c’est un tiers – un officier de police – qui reçoit les baffes de Foottit, jusqu’à lui asséner une gifle finale.
Les entrées se jouent dès lors dans un monde où la violence rebondit sans cesse sur les corps en présence. À cet égard, le jeu clownesque semble directement emprunter au slapstick, forme de jeu comique notamment héritée de la Commedia dell’arte et ayant pour motif principal les scènes de bastonnades. Or, toute la complexité de ce mode de jeu consiste à entretenir une illusion paradoxale autour de la violence représentée.
D’une part, il s’agit de prétendre que les coups sont effectivement portés et de faire oublier le travail technique qui permet de les simuler. On peut considérer en ce sens que « l’impression de brutalité voire de violence extrême [doit] tout à la précision sans faille des exécutions12. » Il faut sans doute éviter de tomber trop facilement dans le piège tendu par le slapstick : la passivité même des corps engagés n’est que feinte et Chocolat, lorsqu’il reçoit une gifle, est bien engagé dans un processus de jeu actif13.
D’autre part, si l’on en croit Louise Peacock, la principale gageure de cet art consiste à maintenir à l’inverse un « sentiment d’irréalité permettant d’établir un cadre comique14 » Ainsi, l’acceptation des actes de violence pourra notamment être facilitée par l’utilisation d’effets sonores – le coup de tambour simultané au coup de pied – et par l’accomplissement d’exploits physiques impossibles à reproduire pour l’individu moyen – un salto, une roulade suivie d’un saut – signalant à chaque instant que les actes représentés et les corps agissant ont un caractère factice.
Les numéros de Chocolat et Foottit semblent bien justement provoquer une déréalisation des corps en jeu. Sur le plan technique, la succession des heurts, des chutes et des culbutes semble dès lors conférer aux exécutants des corps particulièrement plastiques et résistants. Dans « Les Acrobates sur la chaise », Chocolat devient ainsi un cric remonté mécaniquement par son partenaire de jeu. Dans « L’entrée des Échasses15 », les sauts périlleux exécutés par Foottit se doublent d’une extension prothétique faisant de lui un homme-machine. L’exceptionnalité physique exhibée dans le jeu des clowns semble bien leur conférer une certaine forme d’altérité.
Peau noire, masque nègre
On peut néanmoins considérer que la figure de Chocolat va cristalliser une forme d’altérité particulièrement déshumanisante16.
Cela tient avant tout au fait que la répartition de la violence au sein du duo est dissymétrique. Tout d’abord parce que Foottit prend en général moins de coups. Dans « Les Boxeurs », par exemple, le clown blanc parvient toujours à y échapper et interrompt même le match avant d’en recevoir. Surtout, on peut considérer que les coups portés ne vont pas avoir les mêmes conséquences.
Dans le contexte colonial français de la fin du xixe siècle17, la répartition des coups va ainsi contribuer à instaurer entre les clowns une hiérarchie qui se joue au niveau de la peau. Pour reprendre un concept de Frantz Fanon, la peau qui se fait battre et la peau qui bat vont alimenter un phénomène d’« épidermisation18 ». Le jeu clownesque semble dans ce cas précis devenir un processus stigmatisant, au sens où l’incarnation de la violence, l’inscription de celle-ci dans la chair des interprètes, va du même coup permettre de distinguer deux épidermes. En même temps que Foottit et Chocolat fixent les types du clown blanc et de l’Auguste, ils contribuent à sédimenter les types du Blanc et du Nègre. Le stigmate va inscrire le trauma clownesque sur le plan des représentations collectives, en figurant dramaturgiquement et en marquant socialement une altérité.
Ce processus coïncide avec l’incursion inédite sur le terrain médiatique du duo clownesque. Les clowns vont pour la première fois déborder le cadre strict de la presse spécialisée19. La figure de Chocolat va alors être reprise par toute une industrie du divertissement, des jeux de société aux campagnes de publicité – pour le Bon marché, Michelin, les savons Hève ou le chocolat Potin – et va cristalliser un ensemble de discours et de représentations négrophobes20, obsédés à l’idée qu’il reçoive des coups.
Chocolat devient l’exemple du nègre « battu et content », preuve qu’il existerait chez lui une prédisposition à la soumission21, voire qu’il y prendrait plaisir, comme le signalerait son sourire22 Dans les divers récits biographiques qui lui sont consacrés, la dignité de clown lui est à ce titre toujours refusée. Tour à tour désigné comme « dupe », « souffre-douleur23 », « cascadeur », « comparse », on dit qu’il seconde le clown blanc, qu’il n’aurait été qu’un « encaisseur24 ». Un numéro en particulier, « Le Chemin de fer », où Chocolat n’ayant qu’un billet de troisième classe est conduit jusqu’à sa place à coups de pied, obsède les commentateurs – au point de faire douter qu’il ait pu jouer d’autres numéros.
En réalité, l’idée que Chocolat puisse avoir fait autre chose que prendre des coups semble déranger, le rappel constant du trauma visant à lui assigner une place25. Si la représentation clownesque de la violence peut entretenir une confusion entre coup réel et coup figuré, elle semble avoir contribué, dans le cas de Chocolat, à oblitérer la distinction entre personne et personnage et avoir cloué de force à sa peau noire un masque nègre, dont on peinerait à mesurer le caractère artificiel26.
Des clown·es névrosé·es
La violence est-elle toujours un moteur de jeu pour les clown·es ? C’est ce que semblent en tout cas nous suggérer trois figures clownesques contemporaines.
La première, c’est Typhus Bronx, apparu dans Le Delirium du Papillon, spectacle créé en 2014 et joué par Emmanuel Gil.
Figure 3
« Typhus Bronx », dans Le delirium du papillon. © Fabien Debrabandere
La deuxième, c’est Grand’X, clownesse qui donne aussi son nom au « solo poétique et trash pour femme clown27 » créé en 2019 par Eva Cauche, qui a fondé la Compagnie des Chimères en 2010.
Figure 4
« Grand’X », dans Grand’X, Compagnie des Chimères. © Caroline Robineau
La troisième, c’est Puddles, sorte de clown·e-pélican-poubelle-queer, protagoniste de The Clearing, créé en mai 2019 à Berlin par Jeremy Wade, performer, danseur et chanteur américain.
Figure 5
« Puddles the Pelican », dans Puddles Rising. © Ali Bay
Si ces spectacles se réclament d’une esthétique clownesque, quelques remarques préalables s’imposent pour les distinguer de l’exemple précédent. Il ne s’agit pas de duos joués sur la piste d’un cirque, mais de monodrames28 créés sur une scène de théâtre. Dès lors, ces trois seul en scène durent chacun un peu plus d’une heure. Enfin, ils se distinguent par la place qu’ils accordent au texte aux côtés du jeu physique29.
La scène traumatique
Ces trois figures clownesques posent la question du lien entre clown et traumatisme sous un jour différent. Au nez du clown se superpose ici le masque du fou. Mais il ne s’agit pas du fou du roi ou du jester élisabéthain, lointain ancêtre supposé du clown de cirque moderne30. Ici c’est l’aliéné, tout droit issu de l’imagerie psychiatrique de la fin du xixe siècle, qui investit la scène.
Typhus Bronx incarne le psychotique, dont on comprend implicitement qu’il a été victime d’inceste et qu’il a fini par tuer le père avant d’être interné. Sa scène est une chambre d’asile et son costume, une camisole de force. Au début de la pièce, Tyhpus se réveille. Empêché par son habit, il commence par lécher l’espace environnant. Aux murs, succèdent bien vite la joue d’un·e spectateur·ice. Et lorsque le public finit par le libérer de sa camisole, tout devient prétexte au délire pour Typhus : un plateau-repas, une boîte de cachets…
Grand’X, c’est l’hystérique. Une femme ayant subi des violences conjugales qui a fini par « occiputer Y, son coup joint31 ». Son masque de clownesse est un maquillage coulé, son nez rouge du sang de son conjoint assassiné. Grand’X nous invite dans sa chambre et elle porte un pyjama tâché. Face au public, elle va décrire et parfois rejouer les années de maltraitance, la honte intériorisée, le crime.
Puddles enfin, c’est le « déchet », mi-pélican mi-poubelle ayant failli être englouti·e par le grand vortex de plastique du Pacifique Nord. Un peu de goudron lui colle encore aux plumes... Sauvé·e par l’équipage d’un paquebot, Puddles y travaille depuis comme chanteur·euse de cabaret. Iel y raconte son passé, son errance et ses espoirs dans une succession de chansons mélancoliques.
Dans les trois cas, la représentation se situe après-coup, après l’acte de violence, après que l’irréparable a eu lieu. Les trois clown·es se présentent en ce sens comme des survivant·es, rejouant, le temps du spectacle, les violences subies et exercées. Grand’X répète ainsi derrière un paravent la scène de crime. Puddles manque de s’étouffer en faisant le récit de son engloutissement. Mais ce faisant, une scène mentale semble se superposer à la scène de théâtre. Le public est ainsi convié à une « dé-libération32 » clownesque – terme signalant simultanément la représentation du conflit interne et la libération qu’elle est censée produire, en même temps qu’elle la nie. Chez Typhus Bronx, la folie fait progressivement vaciller les murs de la réalité. Il n’est d’ailleurs plus très clair à la fin, si le public n’est pas le fruit d’une hallucination du clown, une foule de fantômes conviés dans sa tête33.
Les ratés
Les trois clown·es semblent représenter ici ce que la psychanalyse appelle des « ratés34 », des déviant·es par rapport à la conduite physique et psychique supposée normale d’individus dits sains. La violence n’y prend plus la forme d’un stigmate, d’une violence en actes. Elle semble plutôt être passée sous la peau et, ainsi incorporée, elle se manifeste comme un symptôme, comme une violence dans ses effets.
Selon la psychanalyse freudienne, la vie psychique se fonderait sur un conflit entre la pulsion de désir (ça) et la pulsion de défense. Le moi se construirait par le refoulement du ça. Mais la névrose, et ses symptômes seraient précisément l’expression d’un conflit psychique non résolu. À la suite d’un trauma n’ayant pas pu être assimilé par la psyché, par exemple, resterait un résidu traumatique, une impression psychique qui cherche à se décharger35. En suivant cette définition, on pourrait justement considérer que ces spectacles relèvent d’une mise en scène de la névrose, voire de la psychose dans le cas précis de Typhus Bronx. Néanmoins, dans la mesure où il s’agit d’un choix dramaturgique, ces solos clownesques présentent moins les effets involontaires d’une psyché brisée que des corps en rébellion active contre une société en crise.
Les trois clown·es sont ainsi atteint.es de ce que Grand’X appelle une « dislocution » du langage, « comme une séquelle post-taureaumatique. »
Dans la pièce d’Eva Cauche, le verbe éclate. Le spectacle est ainsi construit comme un spectacle de « mots tordus » où Grand’X fait le récit de sa prison conjugale, décrivant comment elle était « la mumuse » de son partenaire et aurait dû se « tuméfier ». Là où la psychanalyse a fait du langage un instrument de thérapeutique et de contrôle, la clowne se le réapproprie, le déforme, joue et déjoue la norme linguistique. Ce faisant, elle figure la violence : elle met des mots sur les actes subis, en même temps qu’elle les euphémise et les transpose poétiquement.
Chez Puddles, les convulsions se mêlent aux râles et aux cris d’oiseaux, créant des mélodies aux accents hachés36. Les spasmes gagnent le corps autant que la voix. Un concert punk, parfois disharmonieux, fait de répétitions, de ruptures, de bonds, emmène son public dans les tourbillons de l’histoire intime de son interprète.
Chez Typhus Bronx aussi la « dislocution » ronge la langue. Le symptôme ici ressemble plutôt à l’éclatement de l’individu en personnalités multiples. Dans la psychanalyse, on parlerait de pathologie, on diagnostiquerait un trouble dissociatif de l’identité. Chez Typhus Bronx il s’agit de « troubles pas trop logiques. » Retournant contre elle les armes de la psychanalyse, Typhus Bronx moque un conciliabule entre spécialistes, où le souci du patient passe au second plan derrière les arguties intellectuelles concernant le diagnostic à poser et qui finit dans une soupe de mots techniques en « tchique et tchique et aïe aïe aïe. » Représentant en creux l’agression subie, il ridiculise la tripartition freudienne fondamentale entre moi, ça et surmoi et montre simplement que ce qui est « surmoi », c’est d’abord une main sur la cuisse.
L’union dans la violence
Par leur pratique, les trois artistes semblent attribuer à la figure clownesque un pouvoir thérapeutique singulier, comme si la superposition du masque au visage permettait d’accéder à un moi plus intime, de figurer des douleurs cachées, de laisser parler les autres personnalités qui habitent en soi. Sur ce point, Jeremy Wade et Emmanuel Gil semblent aborder leur travail comme une catharsis individuelle37. La compagnie des Chimères, fondée par Éva Cauche, fait un travail de médiation artistique38. En ce sens, la représentation de la violence ne semble pas, paradoxalement, viser à mettre à distance une forme d’altérité. Bien au contraire, elle devient le ferment d’une union entre clown·es et public.
La violence est motrice pour Typhus Bronx, qui vient régulièrement hanter la salle. Répliquant par une succession de jeux sadiques l’oppression subie sur son public, il met en permanence à l’épreuve son consentement : il lui faudra peut-être manger une boule de purée roulée sous les pieds… Typhus est de son propre aveu toujours à deux doigts du dérapage : « parfois, [il a] envie de prendre un tout petit scalpel et de [n]ous ouvrir en deux pour [n]ous enfiler comme des petits costumes de fantôme et [s]e réchauffer dans la chaleur de [n]os entrailles… Mais c’est pas permis. » Le spectacle semble agir alors comme un espace de folie partagée et de relâchement collectif d’une tension qui risquerait sinon d’être dangereuse39.
Dans son solo-confidence, Grand’X prend le public pour juge et témoin de son histoire. Elle affirme avoir tué son conjoint pour « sauve-qui-peuter [s]a consoeur, [s]on amère, [s]a fioule, [s]a petite-fiounce, sa cousine, sa copine, sa voisine, mélusine et tout, et [elle s’est] sauvationnée [s]oi, par la même d’occas. » C’est ici la violence dite systémique qui fait le lien avec le public.
Puddles chante une violence globale, anonyme, directement responsable de la 6e extinction, celle du cycle de production-consommation capitaliste dans lequel nous sommes encore pris. La violence nous traverse à la manière du pétrole qui coule dans les poumons d’un pélican. Elle fait de nous des mutants, des êtres ayant incorporés les détritus qui nous entourent et, plutôt que d’inciter à la vengeance, elle inspire un chant d’empathie pour le monde, car « cette terre est notre maison, c’est un dôme, c’est un nœud de traumatisme, c’est notre ventre, c’est une blessure40. »
Finalement, l’expérience à laquelle nous convient ces trois clown·es, c’est peut-être celle d’une « dysphorie globale », pour reprendre le concept de Preciado. À l’inverse de l’exclusion subie historiquement par les aliénés, les clown·es montrent que l’inadaptation est un trait collectif, le symptôme d’une « résistance généralisée d’une grande partie des corps vivants de la planète pour ne pas être subalternisés au sein d’un régime de savoir et de pouvoir patriarco-colonial41. » Le fou, l’hystérique, le mutant ne sont pas les problèmes, ils ne sont que les preuves d’un monde malade de sa normativité.
Le déchet devient alors la preuve d’un incompressible, d’un « insubornable » – dans les mots de Grand’X – de ce que « l’esthétique petro-sexo-raciale » n’a pu assimiler – dans ceux de Preciado. Les clown·es représentent des corps survivants dans un monde déjà post-apocalyptique et artisans d’une beauté trash à l’image du papillon42 aux ailes de plastique d’Emmanuel Gil.
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« Typhus Bronx devenu papillon », dans Le delirium du papillon. © Fabien Debrabandere






