Gilles Defacque, clown-poète, nous a quittés le 27 décembre 2024. Quatre mois plus tôt, en septembre 2024, alors qu’il était déjà malmené par la maladie, il avait eu la vaillance de relire, contracter, mastiquer, réécrire et chambouler Le Chant des non-essentiels en vue de la publication de ce numéro de Demeter consacré à la vulnérabilité dans les arts du cirque. Car Gilles ne mettait jamais de point final à ses textes. Il les transformait sans cesse au gré du temps. Et c’était toujours une surprise jubilatoire de l’entendre vocaliser ses poèmes, tempêter leur rythme, en bateleur bonimenteur, avec une conviction sans faille, avec, dans le viseur, la possibilité d’improviser un mot ou une boutade au nez du public. Gilles, c’était l’imprévu du clown surgissant au détour d’un poème, d’un spectacle. Au Prato, qu’il codirigeait avec Patricia Kapusta, lorsqu’il était dans la salle et non sur scène, au beau milieu du spectacle, son rire sonnait, tonitruant, à faire trembler les murs. C’était sa façon à lui, alerte et ouverte, d’encourager les jeunes artistes. Il avait d’ailleurs écrit, en 2019, au sujet de la création d’Alice Barraud MEMM1 :
Ici, au Prato,
notre rôle : l’oreille, l’accueil, la bienveillance.
Ici, ça déborde les genres, ça pousse les cadres.
Le Prato est pôle cirque, soit, et le cirque est et sera Poème : rendre l’écriture naissante visible.
Faire place à l’invisible.
Entendre ce qui crie et surgit.
Une écriture nécessaire.
Alice-voltige, Alice-main-à main, Alice funambule :
Alice avec les mots, la danse avec les mots,
reprendre le chemin du poème.
Alice, l’autre Alice bondit et surfe sur la page-plage.
Braver l’émotion, le pathos, défier les larmes pour une conjugaison avec l’autre.
Inviter l’intime sur la piste.
Gilles en savait long sur la fragilité des acrobates, sur la vulnérabilité des artistes, et de chacun de nous, et de toute chose. Il dessinait, dans les derniers mois de sa vie, des calligrammes proverbiaux qui portaient ces quelques mots : « La vie, c’est du trapèze ».
Il avait écrit Le Chant des non-essentiels à l’issue des deux confinements décrétés par le gouvernement durant la crise du Covid-19, confinements qui avaient étouffé le monde de la culture, en 2021. Mais bien entendu, ce texte prend aujourd’hui d’autres résonances avec les coupes budgétaires qui le cisaillent. Et il en prendra sans doute d’autres encore, imprévisibles, lorsqu’on le lira dans dix, vingt, trente ans. C’est la force du poème.
Texte
Chant des « Non-essentiels »2 du Joueur de Flûte
Texte écrit en mars 2021, retravaillé pour la création dans le cadre de UTOPIA-lille3000 du 15 mai 2022 à Gruson :
Le dit de l’Utopie/Tournage Imaginaire Grandeur Nature de Gilles Defacque
Nous ne sommes pas Essentiels
Nous sommes dérisoires
accessoires passoires
trous dans la raquette
Nous
théâtreux saltimbanques
fakirs souffleuses de rêves
bouffons des fins fonds
nudistes sur pistes
acrobates sur pomme
Excetera… excetera
Et Rats et souris
Et cafards et bistouris
Et bises tous risques
Gare aux Postillons
Des Glavioteurs Bonimenteurs
Et Agitateurs de Salive empoissonnée !
Nous ne sommes pas Essentiels
Nous faisons du n’importe quoi
Nous sommes barque barquette
casquette cacahuètes
tronches de cake
tronches de smiley rance
Nous ne sommes pas Essentiels
on fait ça pa'ce qu’on l’veut bien
ça nous passe le temps
si ça les amuse
si ça leur fait du bien
pendant ce temps-là hein...
y font de mal à personne !
Nous ne sommes pas Essentiels
nous sommes le liant le lierre
entre les pierres
entre les briques
entre Terre et Ventre
nous sommes chaux vive sable eau de rivière
nous sommes l’herbe folle entre les mots et les mers
« Le fenouil pousse partout ! » dit Gilles Clément
Le poème poussera partout aussi !
Il y a les porteurs de virus
il y a les porteurs d’eau
il y a LES PORTEURS DE POEMES
Nous sommes variants variés avariés
jamais pareils
d’oreille en oreille
troupeaux d’abeilles !
nous faisons notre miel
un miel de salive
résonance de myrtilles
Nous ne sommes pas Essentiels
c’est vrai
Nous sommes la part de rêve
La part de fièvre
la part de grève
la part du pauvre
celle qu’on oublie
dans la construction de l’humaine condition !
Nous ne sommes pas Essentiels
Nous avançons à découvert
Nous ne sommes pas actionnaires
Nous n’avons pas de comptes off shore
planqués masqués hacqués
Notre compte est à Ciel ouvert
Nous avons toujours eu conscience,
nous n’avons jamais oublié que nos existences de vie-poème
sont fragiles, nous avons toujours su que pour un monde de consommation-business la culture n’est pas
essentielle, qu’il y a mieux à faire, sommés de consommer jusqu’à plus soif, jusqu’à bousiller la planète en
se planquant sur la planète Mars...
Plus que jamais nous sommes la résistance aux valeurs boursières qui nous indiffèrent.
Nous ne servons à rien
nous servons à tout
nous sommes le vide
nous sommes L’Echo
l’écho du vide
qui fait tenir l’édifice
de l’humaine maison
de l’arbre au plancton
de la terre-mère-maison
Nous sommes l’Echo
La résonance
La Danse du « Présent dans l’Eternité »3.
