La vulnérabilité, en même temps qu’elle s’énonce, définit ses contours, son cadre, ses limites. Il en va de même pour le care2 et ses incarnations politiques. Dans un monde capitaliste, structuré par des asymétries de pouvoir, le bien-être des un·e·s est conditionnel à l’oppression des autres. Les logiques néolibérales font passer pour plus désirables certaines formes de (self)-care quand d’autres existences se voient dénier la possibilité même d’être comprises comme vulnérables. Quand pour certain·e·s le (self)-care est une réponse à la violence vécue, un moyen de survie et de transformation, pour d’autres, la révolution s’arrête là où commence le confort. Le capitalisme, a fortiori dans sa dimension raciale, peut s’envisager selon les mots de Sara Ahmed, comme un « système de soin différencié3 » répondant inégalement à d’inégales expositions à la violence. Elle distingue le (self)-care en tant que complaisance envers soi-même [« self-indulgence »], mû par une logique néolibérale de bien-être et un principe de plaisir et comme moyen de survie nécessaire et pratique de résistance [« self-preservation »]. À la ville comme à la scène, « entre invalidation et consécration, le self-care semble pris dans un jeu de représentations assez binaires qui le critiquent comme stratégie d’évitement ou le consacrent comme terrain de lutte4 ».
Sara Ahmed rappelle la duplicité du terme, telle que décrite par Audre Lorde dans son livre A Burst Of Light5. Le (self)-care y est ce « champ de bataille » qui « ne concerne pas le bonheur de tout un chacun. Il se rapporte à des façons d’habiter un monde qui nous écrase6 ». Il peut être ce qui fait obstacle à l’appréhension de nos vulnérabilités respectives [« an obscurant »] ou bien au contraire ce qui dessille, une réponse individuelle et collective à la violence. (Self)-care et vulnérabilité sont donc un pharmakon, à la fois remède, ciment des luttes sociales, et poison, lorsqu’instrumentalisé par les États et les agendas réactionnaires fascistes, coloniaux, fémo/homonationalistes7. C’est ainsi, à titre d’exemple, sous le vernis d’une rhétorique axée sur la protection de l’enfance que le trumpisme fait progresser sa politique transphobe, avec les conséquences désastreuses que l’on sait sur la santé et le bien-vivre des enfants trans8. La mise en scène de la vulnérabilité des un·e·s sert alors de justification au déni de soin et à la maltraitance des autres. La rhétorique de la vulnérabilité, ses représentations, comme ses déclinaisons sémantiques (blessure, traumatisme…) de même que les discours du (self)-care sont aujourd’hui indissociables des théories et des espaces de parole queer autant que du discours néolibéral.
Si l’art n’est pas a priori le champ privilégié où s’expriment care et vulnérabilité, en regard du politique ou du médical, il faut cependant souligner le rôle crucial que jouent les représentations dans notre appréhension de ces notions. Les arts vivants sont un des lieux où se déploient les esthétiques de la vulnérabilité, celles-là mêmes qui influencent le champ social. Le cirque peut révéler ces logiques de « déguisement » du care et se faire le creuset d’une réflexion sur la vulnérabilité. Ce sont ces représentations qui informent nos perceptions et en dictent inconsciemment les impératifs, comme elles en soulèvent les questions. Qui est éligible au soin ? Quelle vulnérabilité est légitime et quelle autre sera vue et construite comme une menace ? Nous envisageons ici la scène comme une dramatisation des nécropolitiques9 contemporaines, puisqu’en filigrane des notions de care et de vulnérabilité, c’est la question du droit à la vie qui nous est posée. À la vulnérabilité induite par l’être-en-scène, a fortiori dans un champ comme le cirque où le risque physique est omniprésent, s’ajoutent d’inégales expositions à la fragilité de l’existence. En plus d’être différentielle, la vulnérabilité est comprise de façon singulière, locale et structurelle. Nous traiterons ici les esthétiques de la vulnérabilité, et en miroir, celles du (self)-care, telles que développées par les artistes de cirque transféminines10. Pour ce faire, l’analyse se déclinera au fil de trois tableaux du spectacle Le Premier Artifice11 du Collectif Cirque Queer, l’une des rares compagnies de cirque en France où se produit une majorité d’interprètes transféminines.
Les logiques néolibérales à l’œuvre dans la perception des transidentités, à la lumière du moment politico-médiatique qui est le nôtre, déshumanisent les personnes transféminines et les construit simultanément comme hyper-vulnérables, toujours en souffrance et in-vulnérables, incapables de souffrir. Indignes d’être considérées parce que toujours à sauver, les artistes de cirque transféminines font toujours face aux mêmes archétypes stigmatisants : criminalisation et paternalisme, exclusion du marché de l’art en même temps que marchandisation et appropriation des cultures transfem, fétichisation et romantisation de leur souffrance… Telles sont les dynamiques qui bornent le regard cis12 sur la vulnérabilité et le care des personnes transféminines dans les arts vivants. Comment Le Premier Artifice fait-il alors exister un discours entre, qui autorise des réponses politiques et esthétiques basées sur une poétique affinitaire et relationnelle plutôt qu’identitaire, et dont le tragi-comique circassien est le point d’ancrage ?
Le Premier Artifice, spectacle inaugural du collectif, place la vulnérabilité politique des vies queer au centre de sa poétique. Que l’on pense au thème du harcèlement de rue et du rapport à l’espace public évoqué par le numéro de funambulisme sur bouteille de Little J. (Simon Rius), au thème de l’accès à l’IVG pour les personnes transmasculines décliné sur le mode clownesque par Buck (Elvis Gwenn Buczkowski) ou encore à l’intersection des vies queer et des parcours migratoires à travers le personnage de Petite Confusion (Andrea Vergara), etc. Parmi ces entrées possibles, nous traiterons en particulier de la vulnérabilité associée aux interprètes transféminines de la troupe. Nous analyserons successivement le strip-tease burlesque et « didactique » de Mona LaDoll alias Very Confused (Mona Guyard) puis la réinterprétation tragi-clownesque de la chanson populaire À la pêche aux moules par Manivelle (Marthe Calvaire), cible du lanceur de couteau Little J. Enfin le personnage de Baltringue (Lia Plissot), « boxeuse amoureuse » et sangliste13, nous aidera à penser les liens entre transféminités et résilience. En interrogeant la façon dont Le Premier Artifice donne à voir des transféminités vulnérables, nous appréhenderons les modalités spectaculaires du care mises en place pour y répondre. Cette réflexion propose une critique des images, contre-modèles et contre-discours de la vulnérabilité et du care hors du cadre de la cishétéronormativité, prenant appui sur la façon dont ces trois interprètes réinvestissent ces concepts de leur dimension matérielle plutôt qu’elles n’en livrent une lecture psycho-identificatoire.
L’amour de soi plutôt qu’une chambre à soi. Le self love burlesque de Mona LaDoll et la repolitisation du care
Deux invariants circonscrivent les représentations transféminines de la vulnérabilité : l’hypervulnérabilité et la construction culturelle de corps désubjectivisés, incapables d’éprouver ladite vulnérabilité. La force du numéro de Mona Guyard réside dans l’élaboration d’un discours entre, un espace de self-love et de self-care compris comme pratique de résistance esthétique. Mona Guyard tient deux rôles centraux dans Le Premier Artifice. Elle est d’abord Very Confused, créature drag clown aux allures de chapelièr·e fol qui ouvre en maître·esse de cérémonie le spectacle. Elle est ensuite Mona LaDoll, « princesse des cabarets » et persona burlesque de l’artiste. Délaissant le costume de Very Confused, LaDoll s’adresse au public depuis une loge suggérée par une simple valise ouverte à l’avant-scène. La vérité de l’interprète se superpose au masque de le·a clown·e et son monologue évoque frontalement la vulnérabilité vécue par une femme trans : « T’as toujours eu peur que l’on te traite de tarée, que les autres te traitent de tarée14 » ; la difficulté à transitionner, et surtout la manifestation physique de ces souffrances dans le corps du personnage : « J’ai toujours cohabité avec ces mots, sans jamais vraiment comprendre de quelle douleur il s’agissait. Sans même vraiment comprendre ce qui me faisait mal. C’était comme un grattement nerveux, jusqu’au sang, sans même se rendre compte qu’on saigne15. »
LaDoll exprime vouloir « ce qui soigne », première itération du self-care comme réponse aux dommages que la violence transphobe creuse dans le corps : « Aujourd’hui je veux ce qui soigne, et me dire à moi-même, tant qu’il le faudra : Mona, tu ne fais pas peur, il n’y a pas de raison d’avoir pitié de toi, tu te grattes juste seule, sans voir les pansements qu’il y a autour16. » Ce qui soigne arrivera plus tard dans le spectacle, sous les traits d’un remède esthétique : le burlesque. Si le numéro de LaDoll s’inscrit résolument dans un héritage classique de l’effeuillage, l’interprète en livre une forme que nous appelons ici « burlesque didactique17 » et où l’acte énonciatif se constitue en une thérapeutique de la résistance. La vulnérabilité, réelle ou fantasmée, des vécus transféminins autorise paradoxalement une mise à nu, figurée comme littérale, des individus : violences médicales, hypersexualisation, dénégation et violation d’intimité, etc. C’est bien souvent sous un vernis thérapeutique que ces violences et leurs représentations trouvent leur origine. À la violence du déni de soin se superpose celle non moindre d’un usage coercitif voire correctif de ce dernier18. Le geste d’aliénation est contemporain de celui du soin19, dans les termes de la grammaire foucaldienne. Au fil d’une écriture didactique, LaDoll affirme un contrôle, une agentivité par le truchement du burlesque comme outil de self-care. Saul Pandelakis rappelle à propos des existences soumises à des régimes systémiques d’oppression que, « “se faire du bien” est toujours un acte politique, puisqu’il implique de choisir les moyens du care20 ». Les modalités, y compris esthétiques, du care font acte de résistance au Cirque Queer, alors entendues au sens de de « préservation de soi » [self-preservation].
LaDoll tire parti de la logique de caché/dévoilé inhérente au strip-tease pour en faire un acte d’empouvoirement transfem, cette même dramaturgie transgressive « où le plaisir se trouve finalement moins dans la monstration de la nudité que dans l’attente de sa promesse, ou de son impossible dévoilement21 », selon la chercheuse en danse Camille Paillet. C’est ce même jeu d’apparition/disparition qui structure l’érotique du regard cis et voit dans le dénudement des personnes transféminines une modalité de sexualisation spécifique, en même temps qu’un moteur spectaculaire. Ces dynamiques sont ici déjouées par le recours à la parole de LaDoll, comme autant d’interruptions exprimant l’agentivité de l’artiste sur sa démarche. Dans Le Premier Artifice comme dans ses prestations pour cabaret, Mona Guyard parle, explique et décompose le geste. Elle l’inscrit dans la multiplicité des rapports sociaux qui traversent la relation scène/salle pour en subvertir les hégémonies et laisser advenir un espace réflexif. Son monologue agit comme une prise de parole au sens fort et une parabole didactique en même temps qu’il accompagne l’érotique du geste22. Le caché/dévoilé n’advient qu’en regard de l’acte de décision fondamental nécessaire à l’effeuillage :
On se demande si elle va nous les montrer… et là on est… on se pose plein de questions, on est confus, on répond plus, on a peur, on rit, on est joyeux, on se demande ce qui se passe et… ça tombe bien, car c’est pour moi le moment de rappeler que, ici, maintenant, toujours et jusqu’à la fin, c’est moi, qui décide23.
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Mona Guyard, alias « Mona LaDoll » , Le Premier Artifice, La Verrerie, pôle national du cirque d'Alès, octobre 2022. Crédits photo : Loup Rhomer (@peaudeloup).
Alors que les éventails dévoilent sa silhouette de paon flanquée de dentelle pâle, la parole de LaDoll autorise : « Tu as le droit d’être provocatrice. De t’aimer, de savoir ce qui te fait du bien, parce que ton corps, il te suivra jusqu’à la fin » en même temps qu’elle invite : « Viens avec moi, danse. Désire, déguise et décide ». Cette érodidactique dévoile finalement le vécu intime de la performeuse avec son art : « C’est ça le burlesque. C’est décider. C’est moi qui décide ce que je te montre et ce que je te cache. C’est moi qui décide pourquoi, pour quand, et jusqu’à où je te le montre ». Cette agentivité passe par une célébration de la féminité dans la variété de ses incarnations, face à la rigidité des normes de genre : les talons sont là pour « danser », les corsets pour « sublimer » et les soutiens-gorges pour être « enlevés », et non pour assigner une identité.
Entre stand up et strip tease, outre sa dimension énonciative singulière, cette forme propose un modèle de solidarité transféminine. Au milieu des fleurs artificielles dont la chute en cascade depuis les cintres ouvre le spectacle et des bouteilles vides qui jonchent le sol aux côtés des éventails, c’est Manivelle qui assiste LaDoll sur la musique de Jenny Victoire. La musicienne et ses instruments électroniques se tiennent à l’écart du plateau central, juchés sur une avancée des gradins circulaires du chapiteau et faisant face au groupe de musiciens du fond de scène, où se succèdent tour à tour Buck, Manivelle, Petite Confusion, Little J. etc. Les réponses à la vulnérabilité des personnes transféminines sont souvent reléguées au « sauvetage » par des institutions extracommunautaires sur le plan des représentations. Le Premier Artifice montre au contraire une sororité transfem rare dans le paysage du cirque contemporain. Comme pour contrecarrer la cisnormativité du regard, les interprètes s’observent depuis le plateau, existent dans une relative autonomie ce qui ouvre paradoxalement sur une autre modalité relationnelle au public. La politique du regard dans Premier Artifice pousse à constater l’autonomie d’une famille de cirque choisie. Consolation, solidarité et empouvoirement se lisent entre les regards et les acrobaties qui relient les interprètes et contrastent avec l’adresse directe de LaDoll, faisant appel à notre réflexivité pour appréhender l’entremêlement complexe d’adversité et d’affects qui se déploie sous nos yeux. Cette forme pour cabaret à la coloration didactique n’est pas sans évoquer la tradition allemande de la Lehrstück, et plus largement le théâtre militant d’agit-prop à travers les liens que celui-ci tisse entre mobilisation émotionnelle et action politique. On retrouve chez Erwin Piscator, qui fréquenta les cabarets berlinois, une même tension entre adhésion émotionnelle et distance critique dont l’héritage informe l’écriture burlesque de LaDoll24. Si l’artiste cherche à produire une certaine réflexivité sur des problèmes politiques (les violences transphobes, le poids des normes de genre, etc.), il convient de mettre cette dernière en regard du lyrisme omniprésent qui structure Le Premier Artifice comme du rôle moteur des émotions dans sa dramaturgie.
À la pêche aux moules : la tragi-comédie clownesque de Manivelle
Après une première évocation discursive de la vulnérabilité par LaDoll, la voilà représentée en acte lorsque Manivelle devient la cible de Little J. Le lancer de couteaux convoque spontanément un imaginaire genré où la femme, cible et assistante, rehausse par l’entremise de sa beauté mise en péril la virtuosité du lanceur. La tension dramaturgique repose à la fois sur le risque réel de transpercer en même temps que sur l’érotisation, voire la sexualisation de ce danger que souligne la splendeur de la cible. Le lancer de couteaux lie beauté et violence, la vulnérabilité à sa spectacularisation, comme l’a figé sur grand écran le personnage de la Femme Tatouée, incarné par Thelma Tixou dans le sinistre cirque de Sante Sangre d’Alejandro Jodorowsky25. Avec un dispositif minimal : une planche, deux interprètes et des couteaux, ce numéro déploie un imaginaire fantasmatique qui problématise un rapport collectif à la beauté. Qu’érotisons-nous ? Pourquoi beauté et violence vont-elles main dans la main ? Le numéro de la Femme Tatouée et du patron de cirque Orgo s’accompagne de son lot d’atrocités. Rivalité féminine, mutilations génitales, viol et enfin féminicide entourent le numéro de Thelma Tixou tandis que celle-ci épouse le métal des couteaux qui se fichent entre ses jambes avec sa langue. Cette « érotisation de la violence », qui peut aussi prendre la forme d’un « art de maquiller les violences26 » s’inscrit dans une matrice culturelle des représentations circassiennes auxquelles se trouve attaché le lancer de couteaux. La démarche de Manivelle dans Le Premier Artifice vient subvertir et court-circuiter ce régime représentationnel par le truchement d’un comique situé et féministe.
Le lien entre hypersexualisation des personnes transféminines et justification des actes violents envers elles n’est plus à prouver, comme le souligne Jules Gill-Peterson lorsqu’elle décrit les ressorts juridico-culturels du « trans panick attack27 » dans sa récente histoire du concept de transmisogynie. En sus de sa dimension métacircassienne, le numéro de Manivelle résonne fortement avec la vulnérabilité éprouvée par les femmes trans, selon une perspective sociopolitique. Manivelle, face au public, dos contre la planche que les couteaux font trembler, se protège comme elle peut. Un jeu de course-poursuite acrobatique s’engage entre les deux protagonistes, quand elle se saisit du microphone et entonne À la pêche aux moules d’une voix inquiète que les impacts font tressaillir. Le public s’esclaffe d’un rire sadique que la surprise aura arraché. Les garçons de la ville sont pourtant aux trousses de Manivelle : « À la pêche aux moules, moules, moules / Les jeunes filles y vont pourtant / Et les gars des villes, villes, villes / Les poursuivent en chantant, maman ». À l’agression physique figurée par les couteaux se superpose le récit de harcèlement sexuel où les « petites caresses » et les « petits compliments » sourdent de la voix étranglée de Manivelle : « Les gars de la ville, ville, ville / M’ont tous embrassée, maman » puis « Avec eux m’ont menée, maman / Mes habits ont caché maman ». Poursuivie, maîtrisée, embrassée de force, déshabillée, ses vêtements dissimulés et ses affaires dérobées. La surprise se dissipe et le rire, s’il perdure, est nerveux, marqueur d’empathie pour la clowne sur qui pleuvent les couteaux : « À la pêche aux moules, moules, moules / Je ne veux plus y aller, maman ».
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Marthe Calvaire, alias « Manivelle », Le Premier Artifice, La Verrerie, pôle national du cirque d'Alès, octobre 2022. Crédits photo : Loup Rhomer (@peaudeloup).
Le numéro de Manivelle repose précisément sur la mise en déroute tragi-comique de cet imaginaire fantasmatique qui lie érotisme, vulnérabilité et violence. Non plus la proie (du rire), mais celle qui le provoque, l’assistante devient la star du numéro, « stealing the show ». Manivelle détourne le cis gaze : elle ne concourt pas à sa propre mise en péril, mais utilise sa position vulnérable comme ressort comique et affirmatif. Une fois la chanson terminée, elle écarte Little J. et entame un slow étrange avec la planche qui la voyait acculée. Buck, qui regarde la scène en drag clown bienveillant, commente :
Ici, les couteaux, ils sont rigolos. Mais dehors, c’est pas un jeu. Dehors c’est dangereux. Elle sait que dedans on la protège. Dehors, elle est prise pour cible. Son dos, ses yeux et son cœur, trop longtemps en point de mire. Aujourd’hui, elle choisit. Elle retourne l’insulte. Elle retourne la lame. Elle brandit ses stigmates28.
Manivelle sort la tête haute alors que s’élève depuis le perchoir musical de Jenny Victoire l’air punk et tendre de We’re Coming Back du groupe Cock Sparrer. La force de Manivelle lui vient, si l’on écoute Buck, de ce qu’elle peut à présent dire « nous ». Cette communauté affective, ou « famille de cirque choisie », s’incarne comme souvent au Cirque Queer dans la musique : « Hold on a little longer, try a little harder / ’til we’re arm in arm together to the end / So remember, out there somewhere you’ve got a friend / And you’ll never walk alone again29 ». Une brève archéologie d’À la pêche aux moules met en lumière le pouvoir de resémantisation du male gaze. Chanson populaire du XVIIe siècle30 qui résonne comme un avertissement contre les violences sexistes et sexuelles, l’audiovisuel français a converti la comptine en un hymne national(iste) du boys club. Générique emblématique du Petit Rapporteur31 de Jacques Martin, puis succès du ventriloque David Michel qui la fait alors fredonner par sa populaire marionnette Nestor le Pingouin32, c’est sans conteste le chanteur Keen’V qui en livrera la réinterprétation viriliste la plus désastreuse sur son album Phénom’N33 (2008), « ambiance sea, sex and sun34. » Sur fond de drague lourde, « Je veux y retourner (à la pêche aux moules) » peut se lire comme une forme de nostalgie du chanteur pour une époque où la culture du viol faisait loi sans contre-pouvoir dans l’espace médiatique dominant. L’arrangement ragga et dancehall du refrain, sur un rythme de merengue, invite à la danse et inverse la responsabilité des avances sexistes du chanteur : « Les jolies jeunes filles, filles, filles/Veulent que je leur fasse du rentre-dedans35 » puis trouve une conclusion sans appel : « Quel est ton style de femme ? dis-moi ce qui t’excite/Je lui réponds qu’elle soit blonde, brune, grande ou petite/L’important à mes yeux c’est qu’elle sache se servir de ma bite36. »
Le parasitage tragi-comique du lancer de couteau permet ainsi à Manivelle de reprendre le pouvoir en même temps que de redonner à la chanson À la pêche aux moules sa signification première et populaire de signal d’alerte. Manivelle fait le choix d’incarner la cible pour retrouver le sens et retournant le stigmate, elle produit une satire transfem désopilante, mais non moins grave, à même de faire bouger les lignes culturelles autour de la violence subie par les femmes (trans). Son numéro ne repose pas sur l’habilité du lanceur, mais davantage sur un décalage entre transfem gaze et les attentes dramaturgiques du cirque. Ce renversement, qui s’opère sur une tonalité tragi-comique, fonctionne également au niveau sémantique. La cible est celle qui fait rire, la muse est à présent celle qui crée et la victime l’autre que l’on considère avec empathie, plutôt que l’objet d’une dramaturgie sexualisante et violente.
Je résilie mon abonnement résilience ! La boxeuse amoureuse, dialectique de la force et de la faille dans les sangles de Baltringue
Difficile d’évoquer les esthétiques circassiennes du care et de la vulnérabilité sans buter sur un terme aujourd’hui aussi polysémique que duplice : la résilience. Boris Cyrulnik revient dans son récent ouvrage sur le dévoiement néolibéral d’un concept en premier lieu clinique. Pour lui, ce sens premier « est à l’opposé de la résilience néolibérale où le désengagement de l’État et l’héroïsation des victimes triomphant seules de la catastrophe côtoient le darwinisme social37. » À la rhétorique de la blessure, qu’elle soit queer ou circassienne, correspondent des récits méritocratiques38 et doloristes. Cette « mérito-dolocratie39 », qui entérine les inégalités à grand renfort de dépassement de soi et d’exceptionnalisme, trouve tout naturellement un terrain favorable dans les arts corporels. Le sociologue Pierre-Michel Menger voit dans les arts l’un des domaines de prédilection historique d’une « aristocratie du talent ». Il retrace, dans son cours au Collège de France40, la généalogie complexe qui lie talent et pensée méritocratique. Pensons à quel point le culte de la prouesse et du dépassement de soi a forgé les arts du cirque, et comment celui-ci continue d’infuser nombre de ses pédagogies.
Par suite de la criminalisation historique des personnes transféminines sur le plan des représentations, les logiques néolibérales ont superposé l’image de la « battante » à celle de l’aliénée. Ces représentations transnormatives dessinent en filigrane une poétique de la « résilience » à même de s’incarner sur les scènes contemporaines. L’essayiste, performeuse et thérapeute Kai Cheng Thom en parle comme d’un « archétype très ancien », « ce genre de personnage tragique, petite orpheline pugnace qui, à force d’endurer et d’attendre et si elle est suffisamment courageuse, docile et patiente (et blanche et riche), se voit enfin récompensée41… » À l’invisibilité jadis décrite par Viviane Namaste42 se substitue, ou plus justement se superpose, la célébration d’une résilience transnormative.
Le numéro de Baltringue surgit en contrepoint mélancolique à la tragi-comédie clownesque de Manivelle. Son nom, « Baltringue », connote tant la force nécessaire aux monteur·euses de chapiteaux que, sur le mode de la réappropriation du stigmate, la pusillanimité43 de sa porteuse. Le numéro se structure ainsi autour de cette dialectique de la force et de la faiblesse, en même temps qu’il encode puis subvertit des réseaux signifiants attachés tant à la masculinité hégémonique qu’à la féminité normative. La sangliste s’élève, suspendue au trapèze, et passe une robe puis une paire de talons et un petit sac à main, tous d’un rouge clinquant. La barre du trapèze cède et Baltringue commence à tourbillonner lentement sur La boxeuse amoureuse du chanteur Arthur H, que fredonne Buck en fond de scène. Tous les membres du collectif ont le regard vissé sur elle, dans un mélange de recueillement, de compassion et d’amour : « Regardez-la danser quand elle s’approche du ring / La boxeuse amoureuse ». Son terrain de lutte n’est pas circonscrit par les cordes du ring, mais attaché à la verticalité des sangles. Le visage de Baltringue part en arrière, accompagné par la gracieuse arabesque de l’escarpin rouge et des gants de boxe. Une cascade de paillettes s’échappe d’un flacon et répand une traînée d’or : « “Boum-boum” les uppercuts qui percutent son visage / Mais jamais elle ne cesse de danser, de danser44 ». L’adversité entre sur le ring : « Tomber ce n’est rien puisqu’elle se relève / Un sourire sur les lèvres45 » et de lutter contre la gravité Baltringue semble l’avoir prise pour cible quand ce n’est pas elle qui est touchée : « Elle esquive les coups / La boxeuse amoureuse / Elle absorbe tout46 ».
Le numéro de la sangliste Baltringue ne met pas en scène le dépassement d’une adversité par la virtuosité technique, mais donne plutôt à voir l’image d’une solidarité transfem et circassienne. Quand le corps éprouvé de la boxeuse redescend, c’est LaDoll qui l’accueille d’une embrassade tendre et le soulagement se lit sur les visages de toustes. La subtilité de ce numéro réside là encore dans sa politique du regard : Baltringue n’est jamais seule dans sa lutte et ses gestes prennent sens grâce à la sollicitude indéfectible des autres interprètes. Ielles regardent et soutiennent chaque montée, chaque tristesse, chaque épreuve. Main dans la main, Baltringue et LaDoll se dissipent parmi l’ombre des fleurs. C’est bien une image de care collectif et centrant les relations entre interprètes transféminines qui succède à la lutte plutôt que la glorification d’une prouesse ou une « victoire » individuelle sur l’adversité.
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Lia Plissot, alias « Baltringue », Le Premier Artifice, La Verrerie, pôle national du cirque d'Alès, octobre 2022. Crédits photo : Loup Rhomer (@peaudeloup).
Baltringue remet en question les représentations qui romantisent la souffrance des personnes transféminines pour en faire une mécanique spectaculaire. S’il est une victoire, celle-ci n’est pas sur l’adversité, mais dans le changement d’une réalité politique collective par le care. La politique du regard dans ce numéro décale les attentes doloristes du regard cis, tout en suggérant un hors scène où entraide, solidarités réelles et affinités donnent l’image d’une famille choisie et de cirque soudée. Michel Delage rappelle, dans la conclusion à l’ouvrage Les Deux Visages de la résilience, que celle-ci « ne consiste pas à résister face à l’adversité » mais au contraire « à développer des capacités à mieux vivre quand des dommages ont été subis47. » Les oppositions binaires entre force et faiblesse, prouesse et faillibilité sont dépassées dans une même temporalité. Le numéro de Baltringue prend à rebours la glorification de la souffrance transféminine pour lui opposer une logique spectaculaire du care, au sens de pratique de résistance collective.
Ainsi, Le Premier Artifice problématise les représentations transnormatives de la vulnérabilité et du care comme celle, transversale, de résilience. L’évolution des questions genrées comme la visibilisation récente des transidentités dans les arts du cirque, passé l’illusion de la diversité48, signifie également leur possible normalisation esthétique. La vulnérabilité est partiellement comprise par Judith Butler à travers une expérience inaugurale de la perte (des liens, des autres, de la communauté et des affects), comme du deuil49. Sam Bourcier, dans Queer Zone, nous met en garde contre le fait de transposer « de manière acritique cette “épistémé de la vulnérabilité50” », tant celle-ci peut mener à des effets de désempouvoirement, comme à une individualisation néolibérale des luttes transpédésgouines. Si la tension entre travail de troupe et morceau de bravoure fait partie intégrante des histoires plurielles du cirque, Le Cirque Queer, collectif jusque dans son nom, tranche en faveur d’une poétique de la relation et d’une écriture que nous appelons affinitaire. Pierre Niedergang, pour qui la vulnérabilité « doit être transformée pour passer d’une rhétorique de la blessure individuelle à une véritable politisation du traumatisme51 », développe, dans la lignée des travaux de Georges Canguilhem sur la normativité vitale, une pensée de la création normative queer. Au prisme de la vulnérabilité comme expérience première de la perte et du deuil, Pierre Niedergang propose une alternative, celle de « l’extase ». C’est en vue de préserver « le potentiel subversif et créateur52 » de notions telles que le care, la vulnérabilité ou encore la résilience que nous entendons les numéros de LaDoll, Manivelle et Baltringue en termes de relationnalité extatique.
Tisser du lien, faire collectif à partir d’une repolitisation de la blessure, voilà les lignes de force qui sous-tendent Le Premier Artifice. L’extase, étymologiquement « sortie de soi », est ce « pendant créateur de l’exposition [à la violence], là où la vulnérabilité insiste sur la souffrance et le risque de perte53. » Pierre Niedergang y voit surtout « la reconnaissance que nous sommes tissé·es et constitué·es par ce qui est hors de nous-mêmes54. » C’est cet attachement fort, capable de dire l’adversité sans dolorisme, mais surtout la joie créative de s’être trouvé·e·s, qui se fait jour dans Le Premier Artifice. Sa dramaturgie dose finement la distance critique amenée par la tonalité tragi-comique et l’adhésion émotionnelle résultant d’un lyrisme quasi omniprésent. S’inscrivant en faux contre les simplifications déshumanisantes qui bornent les représentations ciscentrées de la vulnérabilité et du care dans les arts du cirque, les trois interprètes transféminines du Premier Artifice déploient une poétique de sororité et de solidarité transfem. Celle-ci passe par une subversion de la dramaturgie circassienne canonique comme par une politique du regard qui médiatise constamment la perception du public, produisant des effets de considération plutôt que de compassion. Cette écriture circassienne tragi-comique réinvestit donc les notions de vulnérabilité et de care de leur dimension matérielle, en même temps qu’elle se déploie à partir d’un transfem gaze encore rare dans le paysage du cirque actuel.



