Entre ressorts du comique et peur de la chute, la menace de la blessure plane sur le circassien et fait partie du paysage des arts du cirque. Avec son spectacle M.E.M.M – Au Mauvais Endroit au Mauvais Moment, Alice Barraud s’inscrit dans cette veine de la création circassienne consacrée à la reconstruction, après la catastrophe. À une nuance près, toutefois, et de taille : ce n’est pas sur scène que la voltigeuse s’est blessée, mais lors des attentats du 13 novembre 20151. « Vous vous êtes trouvée au mauvais endroit au mauvais moment ». C’est ce que les personnes qui ont accompagné Alice Barraud tout au long de sa reconstruction lui ont dit. Et quelle ironie tragique pour une voltigeuse, que de se retrouver transpercée par une balle introduisant les plumes d’oie de sa doudoune à l’intérieur de son bras. Balle qui a fait voler en éclats ses os, ceux du bras et de la main. Bras désormais handicapé. Et en conséquence, un pronostic négatif quant à la poursuite de son métier qu’elle vivait avec passion, avec risque d’amputation et menace de septicémie.
Du récit de ce soir de novembre entre amis qui l’a menée au Petit Cambodge jusqu’aux scènes finales de voltige, M.E.M.M demeure centré sur les douleurs intimes de l’artiste, sur la place faite à la blessure et à son dépassement. Nulle réflexion sur les causes de l’attentat, ni allusion claire à ce que cela impliquerait pour le spectateur ou toute personne touchée par ces événements : il est davantage question des conséquences du traumatisme sur la pratique circassienne de l’artiste, des difficultés à se reconstruire avec un corps différent, handicapé, abordées de manière allusive et métaphorique. L’enjeu de notre article sera donc de voir comment l’artiste a dû négocier et composer avec ce « nouveau » corps ; comment M.E.M.M met au centre la blessure comme élément dramaturgique, entre écriture du trauma, réappropriation du corps, et invention d’une nouvelle manière de créer.
Écriture de soi, écriture du trauma
Dans cette écriture de soi, le motif de la blessure, en tant qu’irreprésentable, qui ne peut se dire, revêt une place centrale. En effet, la blessure est posée comme indicible dans le spectacle d’Alice Barraud, par choix poétique et politique, afin de ne pas verser dans une représentation trop réaliste qui attiserait le voyeurisme, mais aussi en raison de difficultés liées à la situation : comment se dire, de surcroît quand on ne « sai[t] plus qui [on est] : [au] bon endroit ? [au] bon moment ?2 ». Durant son parcours de guérison, physique et psychologique, sa longue fréquentation des hôpitaux et médecins, Alice Barraud a fixé dans des carnets les traces de cette traversée bouleversante. Cinq opérations, deux ans d’hôpital et pendant cinq ans, des notes qu’elle prend et qui l’aident à conjurer le mal en y posant les mots de sa souffrance. Elle y note tout ce qu’elle ne parvient pas à dire, ce qui est trop difficile pour ses proches. Il s’agit de raconter l’aventure d’un corps blessé, mais aussi le parcours d’un esprit aux prises avec un avant et un après, qui cherche à reconstruire une normalité. Elle y consigne ses maux, ses doutes, ses combats, ses résolutions, mais aussi des idées de scènes comiques pour l’aider à prendre du recul quand elle vivait un moment dramatique, des dialogues véridiques qu’elle notait comme une pièce de théâtre, des questionnements pour éviter de ressasser… L’idée de faire de ce parcours traumatique, de l’histoire de son combat et des états qu’elle traverse un spectacle arrive donc rapidement.
De cette matière première, elle réalise M.E.M.M. Scénographiquement parlant, c’est le choix de la simplicité qui est fait, permettant de recentrer le regard vers l’essentiel. D’un côté l’inerte, un lit médicalisé, métonymie de l’hôpital, métaphore de la blessure, lieu de la lutte et de la reconstruction ; et de l’autre, la force et les fragilités touchantes de la comédienne avec, en arrière-plan, Raphaël de Pressigny à la batterie. L’introspection impliquée par cette écriture de soi est intégrée à la structure dramatique sous forme de monologues intérieurs, de flux de conscience, mais aussi d’adresses au public et de dispositifs qui révèlent le monde intérieur de la comédienne. Elle est le sujet agissant de sa propre histoire, qu’elle reconstruit pour le spectateur autant qu’elle travaille à la sublimer pour elle-même. Si le traumatisme entraine la formation d’une béance, une sidération psychique, Alice Barraud voit d’emblée le théâtre comme susceptible de lui apporter des réponses. La scène permet de combiner les formes d’expression pour parvenir à approcher la souffrance hyperbolique, l’inacceptable, l’indicible. Le jeu lui offre en effet la possibilité d’accéder à une formulation de l’expérience qui ne permet certes pas de combler cette béance, mais d’induire une parole partagée, une actualisation incarnée de ses émotions. Pour Alice Barraud, le dispositif scénique lui permet de transcender cette douleur, de la regarder avec des yeux nouveaux, ceux du présent, et ainsi de regarder en arrière, vers le chaos qu’elle a vécu, dans une perspective alchimique de faire du « beau » avec le « laid ».
Dramaturgie de la fragilité
Mais résumer cinq années post-traumatiques en une heure de spectacle n’est pas chose aisée. Se pose donc la question de la sélection de la matière, de la construction dramaturgique du spectacle. C’est là que la création a eu lieu avec Raphaël de Pressigny et Sky de Sela – circassienne – qui ont été une sorte de sas entre le monde extérieur et son vécu pour n’en garder que la substantifique moelle et trouver la manière la plus juste de le partager. Au plateau, et au fur et à mesure des répétitions, tous trois développent des dispositifs capables d’accueillir la fiction, passant du texte écrit vers une prise de parole. Outre la difficulté de faire face à l’irreprésentable se pose alors la question de la structure dramatique de l’œuvre, tant l’évocation des événements traumatiques peut en affecter la narration, la temporalité. En effet, Alice Barraud fait le choix d’une structure dramaturgique ne reposant pas sur une chronologie linéaire, manifestant ainsi le caractère parcellaire que peuvent avoir les souvenirs dans ce type de situation. M.E.M.M se rapproche de la pièce paysage, consistant en une « juxtaposition d’éléments discontinus, à caractère contingent ». En effet, la dramaturgie fragmentée progresse de façon sinueuse, par « reptation aléatoire3 » bonds successifs et retours en arrière. Le rythme y est essentiel et l’action dramaturgique est plurielle, s’organisant en séquences autonomes : récit autobiographique, scènes d’hôpital, instants burlesques, moments de colère ou de folie, espace mental et éclats poétiques. La forme rhapsodique du spectacle reflète ainsi la nature chaotique et déstructurée du trauma. La rhapsodie est une notion liée « à des procédés d’écriture tels que le montage, l’hybridation, le rapiéçage, la choralité4 ». Au-delà de l’émotion communiquée par le jeu, la force de M.E.M.M vient donc de ce que le spectacle est une expérience singulière, un témoignage, mais construit dramaturgiquement pour être partagé. Même si tout est vrai – y compris les personnages du chirurgien et de la psychiatre incarnés sur scène par la comédienne – tout est sélectionné avec soin, habilement organisé, mis en lumière et en musique, de sorte qu’on se retrouve dans cet espace théâtral passionnant où le réel alimente un geste d’écriture. Tout est vrai, mais tout est métaphorisé, poétisé, ce qui éloigne et révèle en même temps cette écriture du trauma. La scène où Alice Barraud est allongée sur un lit médicalisé et fait allusion à sa rééducation est, à ce titre, particulièrement éloquente. Elle effectue des gestes lents et répétitifs, comme si elle tentait de retrouver la mobilité de son bras blessé, de se reconnecter à son corps. Cette séquence, empreinte de douceur et de fragilité, est accompagnée de la musique minimaliste de Raphaël de Pressigny, qui ponctue, souligne et intensifie les émotions du personnage. La scène transforme alors un moment de souffrance physique profonde en une chorégraphie. Ce choix esthétique, récurrent dans le spectacle permet de dépasser le pathos et de trouver dans son expérience traumatique une dramaturgie tout à fait singulière. Elle parvient en effet à transformer une situation de vulnérabilité en une vision émouvante et poétique de la reconstruction. Par ailleurs, la figuration théâtrale – donc destinée à un public – de cette aventure s’articule à l’expérience collective, et permet une réflexion sur la relation de la mémoire singulière et de l’histoire collective. L’histoire d’Alice Barraud est davantage que l’histoire d’Alice Barraud. Elle est d’abord, également, un peu l’histoire de son frère, Aristide, auquel elle se réfère dans le spectacle, blessé le même soir qu’elle – et dont les conséquences de la blessure ont été sensiblement similaire professionnellement. Elle est, inévitablement, aussi, l’histoire collective des attentats du 13 novembre 2015, moment où la blessure fut infligée. Même si la comédienne ouvre la représentation en faisant mine que les spectateurs pourraient ne pas être au courant de ce contexte, elle n’est pas dupe. Son histoire intime n’est pas dissociable de l’histoire collective. Un second seuil projette le public dans la catastrophe : quand elle décrit la manière dont devait commencer le spectacle, avec des mitraillettes de pétards allumés dans le noir imitant le bruit de la fusillade… Bien que ce ne soit pas son intention d’écrire sur les attentats en tant que tels, et bien qu’elle ne veuille pas laisser de place à ceux qui lui ont fait perdre déjà beaucoup de temps – préférant se concentrer sur le processus de reconstruction qu’elle a traversé –, les traces de l’événement sont partout sensibles dans le spectacle – dans la peur, dans la violence qui a été subie, dans la difficulté à guérir d’une blessure qui n’est pas une blessure ordinaire et qui n’atteint pas que le corps. Mais la catastrophe est évoquée sur le mode poétique et humoristique, plutôt que documentaire.
Alice Barraud se livre à une écriture du traumatisme non pas en tant que sujet historique, ni comme humanité en crise, mais comme sujet lyrique qui fait œuvre de reconstruction, et qui, en ce sens, fait tout de même écho au collectif. Cette dramaturgie de la fragilité associe pratique artistique, récit intime et connivence avec le public, s’efforçant de mettre en mots, en corps et en espace le traumatisme de la blessure. Pas tant la blessure physique que la plaie béante creusée par cet événement responsable d’un effondrement du sens.
Dire la blessure par le corps et jouer des contraintes
Mais le langage ne peut pas tout dire et Beckett l’avait bien énoncé dans Oh les Beaux jours : « Les mots vous lâchent, il est des moments où même eux vous lâchent. […] Qu’est-ce qu’on peut bien faire alors, jusqu’à ce qu’ils reviennent ?5 ». Comme ces dramaturges du théâtre dit de l’absurde, Alice Barraud invente un nouveau langage scénique apte à dire la blessure. Lorsque les mots manquaient, Raphaël de Pressigny a su se faire le réceptacle des émotions de la voltigeuse, en faisant passer le « solo-confidence » d’Alice Barraud, au duo. La présence des instruments au plateau a même été un des moteurs de la création : la musique est venue accompagner le langage du corps, interagir avec la circassienne, sur des endroits où elle n’avait plus les mots. Pendant la création, il y a évidemment eu des moments durs et Raphaël répondait par la musique aux émotions réelles qu’Alice fouillait, comme pour panser ses plaies. Sa musique, agissant comme une amplification émotionnelle du vécu de l’artiste, rythme le spectacle. Elle est, comme le corps, un vecteur émotionnel qui permet d’exprimer des choses bien singulières ou d’orienter la réception d’une scène en lui donnant une couleur, une tonalité. En dépit de situations très difficiles, l’être humain peut être capable de grandes potentialités réactives alimentées par un élan de vitalité. Vitalité qui permet notamment de surmonter le moment dramatique d’une situation extrême, et qui peut être favorisée par des facteurs de protection, comme le contexte social ou affectif qui permet de dépasser le sentiment d’isolement et qui peut redonner confiance. Raphaël de Pressigny se retrouve donc à interpréter lui aussi sur scène son propre rôle, celui qui accompagne et qui soutient, celui qui protège et qui offre refuge quand le personnage d’Alice pourrait perdre pied.
Le corps permet parfois d’exprimer des nuances plus précises et des émotions plus fortes ou plus complexes que ce qu’un discours peut rendre. Mais comment se sentir légitime d’être voltigeuse quand il vous manque un bras ? Quand on a été formé en main à main ? Avec M.E.M.M, l’appropriation des blessures a poussé Alice Barraud à réinventer sa pratique artistique, en transposant la douleur en langage du corps, et en intégrant le handicap, sur le plan technique, à la danse et à la voltige. Aussi, contrairement à d’autres spectacles contemporains traitant de cette question de la blessure et du traumatisme comme La Dimension d’après de Tsirihaka Harrivel6 ou Le Fil sous la neige de la Compagnie Les Colporteurs7, Alice Barraud transforme et repense totalement sa pratique, ainsi que ses agrès. C’est en effet tout d’abord par la danse qu’elle a pu relier son bras au reste de son corps, car cela n’était plus possible dans l’exercice physique pur de l’acrobatie. Tout était séparé, il n’y avait plus de lien entre son bras et le reste de son corps, comme si les deux parties constituaient à présent deux entités différentes, comme deux personnalités distinctes. Alice Barraud exprime alors un réel déphasage existentiel, où son bras représenterait de manière métaphorique une autre personne, celle « d’après » l’attentat. Là où l’acrobatie exige une maîtrise technique rigoureuse, la danse lui offre un espace d’écoute, de réconciliation avec son propre corps, et des moments à nouveau poétiques, loin du spectaculaire, intimes, lents, nécessaires à son cheminement.
En dansant, elle retrouve un mouvement plus doux, où elle peut lier ce bras handicapé au reste de son corps, tout en exprimant des émotions trop violentes pour être relatées par les mots. Lors d’une séquence où la danse de la comédienne est marquée par la panique, le changement de rythme et de musique suffit à signifier le passage de l’angoisse à la sérénité intérieure. Dans un premier temps l’artiste met en scène des formes de désarticulation des membres, comme une sorte de démantèlement, où le son des percussions rythme les spasmes de ce corps déconstruit. Puis peu à peu, les mouvements se font plus fluides, plus amples, le corps se développe et les mouvements de vagues semblent réunifier corps et membres. En un mouvement saccadé, en un tremblement, c’est la rage, c’est l’affliction, c’est au contraire aussi le souffle, l’espoir, qui sont traduits sur scène, bien mieux que les mots ne pourraient le faire. La danse raconte l’expérience du morcellement, une nébuleuse d’états internes pour aboutir, par le mouvement, à un temps de synthèse corporelle. Elle permet donc de reprendre contact avec des sensations, une gestuelle, de lever les défenses et les censures internes pour avoir accès à une nouvelle forme de langage.
Les gestes du quotidien sont également réinvestis dans le spectacle et la voltigeuse donne à voir une autre utilisation du corps, car les nouvelles limites lui permettent de développer des techniques différentes. La comédienne utilise en effet ces gestes de manière expressive, en accentuant les mouvements pour refléter les tensions, et en travaillant la beauté statique du corps plutôt que de chercher l’explosivité dynamique. Une simple action comme se servir un verre d’eau peut devenir une chorégraphie complexe et chargée d’émotions. Dans la scène du « mambo du verre d’eau », la barre de perfusion devient un accessoire de danse, Alice Barraud explore ses contraintes physiques, joue de son empêchement. Les nouvelles limites imposées par la blessure conduisent à une exploration créative des capacités du corps sur scène. Cela inclut des mouvements inhabituels, des postures expressives ou des gestes qui reflètent les défis physiques, mais aussi émotionnels associés au traumatisme. Le lit d’hôpital présent sur scène devient également un agrès, un espace de jeu, de mise en mouvement du corps, qui reflètent ses états émotionnels tandis qu’elle se trouve confrontée au vertige de son corps endommagé.
Dans la scène de danse en ombre chinoise, le silence permet de faire surgir la mémoire traumatique. Les moments de silence pendant l’exécution des gestes sont particulièrement évocateurs. Ils permettent au public de ressentir l’intensité émotionnelle et la charge du trauma sans avoir besoin de discours explicites. L’objectif pour Alice Barraud est de ne pas lutter avec les contingences, mais de trouver dans sa blessure la beauté – une cicatrice en forme d’oiseau – la continuité, le mouvement. Certaines choses qui ne pouvaient être dites pouvaient être montrées autrement. Les blessures infligées au corps de chair ne se reportent pas dans le corps du texte, où le corps de la langue est torturé, mais le handicap et la souffrance sont mis en scène par la danse, celle-ci étant une condensation d’impacts d’expériences subjectives. Dans ce passage des ombres chinoises, la « passion » du corps est relocalisée dans le poétique. Le trauma est retranscrit par cette béance, l’absence de mot à laquelle se substitue le jeu d’ombres et de lumière, métaphore d’un avant et d’un après. Ainsi, en utilisant différentes approches, la comédienne offre au public une expérience émotionnelle et crée un espace où les nouvelles limites imposées par la blessure peuvent être explorées, défiées et finalement dépassées.
Entre mise à distance et projection, la blessure comme moteur
Dès lors, c’est la question de la résilience qui se pose, de la capacité de la voltigeuse à rebondir, à se libérer des effets induits par le choc, de se projeter dans l’avenir en utilisant la blessure comme moteur. En utilisant son art comme moyen de transcender les limitations imposées par le trauma, l’expression créative devient en elle-même un acte de résilience. Le terme « résilience » provient du mot latin resilire qui vient de salire, verbe signifiant « sauter », et du préfixe « re » qui implique un mouvement vers l’arrière. Il s’agirait donc de se libérer d’une contrainte, de se rétracter, de revenir en arrière8. Mais Serge Tisseron remarque que le terme connaît par ailleurs une évolution anglo-saxonne qui entrevoit davantage dans le saut, la représentation des conséquences posttraumatiques, la réaction survenue après un choc, d’où davantage l’idée de « rebond9 ». Ce concept met en lumière la capacité de la circassienne, avec M.E.M.M, à dépasser son état et à se projeter dans l’avenir, sans mobiliser l’idée du saut en arrière pour se libérer. L’interrogation suscitée par le travail à la fois difficile et créateur que mène Alice Barraud concerne fondamentalement le « pouvoir profondément cathartique, que peut encore avoir le théâtre, notamment dans sa capacité à témoigner, d’appréhender et de retrouver le sens de l’humain10 ». Comme l’indique Johann Michel, « c’est au cœur de la finitude humaine que la réparation prend sens11 ». Réparation qui se laisse penser comme un ensemble de réponses et de réactions face à une lésion, à une perte. Alice Barraud met en scène les potentialités créatives, alimentées par un élan de vitalité qui lui permet de surmonter le moment dramatique de l’accident, mais surtout ses conséquences. Grâce à son travail, elle a pu mettre à distance ces étapes de reconstruction et reprendre un contrôle, relatif, sur sa propre histoire. La cohabitation du tragique et du comique permet également de transgresser la réalité et par conséquent d’alléger le poids du trauma, dans un mécanisme de protection, de mise à distance. Cela passe d’emblée, au seuil même du spectacle, par une adresse directe au public – et donc une interaction avec le public, la création d’une connivence, qui ne fera que renforcer l’impact émotionnel de la performance. Pour la voltigeuse, le jour où elle arriverait à en faire un spectacle de clown, elle aurait gagné. Dans la formation même des circassiens, les contraintes physiques permettent d’apporter du burlesque. Alice Barraud travaillait le burlesque avant la voltige, et elle en a gardé cette capacité à tenir la dureté à distance par l’ironie, à désarmer l’agression par la dérision. En effet, l’une des spécificités du burlesque réside dans sa vitalité : quoi qu’il arrive, même le pire, il reste toujours la vie. Dans son ouvrage Le Burlesque ou morale de la tarte à la crème, Petr Král insiste sur la vigueur du burlesque tel qu’il l’exprime à propos des héros du cinéma muet qui « jouissent tous d’une extraordinaire vitalité12 ». Selon l’auteur, le but de toute catastrophe comique est de « faire le vide, une table rase à partir de quoi le mouvement perpétuel puisse être relancé13 ». C’est bien ce que fait Alice Barraud qui témoigne de cette énergie vitale pour remonter sur scène, quelle que soit la blessure.
Petr Král met en lumière la manière dont le burlesque, à travers son apparente légèreté, révèle une lucidité étonnante face à la condition humaine dans la société moderne. Selon lui, il ne se limite pas à un simple divertissement, il constitue une forme d’expression artistique riche, capable de dévoiler des aspects profonds de l’expérience humaine à travers un humour souvent dénué de logique psychologique, reposant plutôt sur des actions spontanées. Dans M.E.M.M, la voltigeuse ne manque pas, derrière la gravité du récit, de faire des échappées dans le loufoque, dignes de Chaplin ou de Keaton notamment lors de la scène du lit médicalisé qui se met à dysfonctionner. Ce dernier monte et descend, tête et pied se referment et la coincent, la laissant au dépourvu avec un plateau repas dont elle ne sait que faire, et où seule la potence lui permet de se redresser. Des moments de rires et de vitalité comme autant de puissantes démonstrations de sa force créative face au trauma ; contrastant par ailleurs avec les moments plus sombres de la narration. Dans cette scène, le rire du public dénoue la tension, autorise la respiration, permettant de ne pas être oppressé par le poids de ce qui est mis en scène, et en jeu, et qui est reçu de manière très directe.
Par l’humour, elle parvient également à tourner en dérision une réalité affligeante – par cette évocation des plumes bien sûr, logées dans son bras et à qui elle a failli devoir de ne plus voler – mais notamment avec ce personnage du psychiatre qui n’a pas hésité à faire dans sa chambre d’hôpital, le geste du fusil, la comparant à un lapin traqué par un chasseur. D’une part, cette mise à distance du réel insupportable agit comme un mécanisme de protection et permet d’engager la résilience. D’autre part, l’humour constitue un détour permettant de placer une distance appropriée entre le spectateur et l’œuvre, car il relate des événements traumatiques sans pour autant traumatiser. Par ailleurs, cette oscillation permanente entre le tragique, le poétique et le comique reflète bien la complexité de sa reconstruction, ses émotions, et fait naviguer le spectateur à travers des territoires émotionnels variés.
La dernière scène du spectacle est profondément touchante, parce qu’elle se situe précisément à l’endroit de l’enjeu de la lutte qui a été menée, et qu’elle en constitue littéralement et métaphoriquement la résolution. C’est un moment de grâce, terriblement émouvant et plein de poésie : émouvant, car des cintres tombe un trapèze en triangle auquel elle s’accroche, d’abord d’une main, à partir du lit, puis des deux avec le sol pour tremplin, en voltige accélérée ; pleine de poésie, quand des plumes – référence à sa parka – tombent du ciel et qu’elle virevolte.
Ainsi, la circassienne relève le défi, de taille, de mettre en scène les conséquences d’un traumatisme sur sa pratique d’artiste, de « dire » la catastrophe, de façon à la fois réaliste, poétique et distanciée. M.E.M.M n’a donc rien à voir avec un théâtre de la blessure qui voudrait montrer la barbarie, représenter la violence à l’image de Sarah Kane, Edward Bond, Heiner Müller, ou encore d’Howard Barker, concepteur du « théâtre de la catastrophe ». Si les créations scéniques des XXe et XXIe siècles présentent un intérêt certain pour l’aptitude du théâtre à relayer la parole traumatique, il n’est pas question pour Alice Barraud de montrer ce dont on ne peut se relever. La circassienne aurait pu passer par la dramaturgie du choc, de l’agression, à l’instar du théâtre postdramatique14, mais elle préfère laisser place à la mise en scène de la reconstruction possible.
Dès lors, la résilience de l’artiste se manifeste dans sa capacité à utiliser la blessure comme un moteur de création, à transcender les effets négatifs et à construire une narration qui célèbre la force humaine face à l’adversité. Si avec MEMM, Alice Barraud s’inscrit dans la lignée du cirque contemporain – qui propose une dramaturgie, bouscule les frontières entre les disciplines et cherche moins la performance spectaculaire que l’expression d’une émotion ou d’un propos – elle propose aussi un geste artistique théâtral et chorégraphique où la fragilité devient force, en adoptant une approche qui combine le tragique, le poétique et le comique. Son spectacle offre une palette artistique diversifiée qui explore et exprime les complexités du trauma. En mettant en lumière les étapes du processus de guérison, les difficultés à se reconstruire avec un corps différent, la démarche de l’artiste a un impact significatif sur elle-même, mais aussi sur le public. M.E.M.M est alors, s’il en faut, une preuve supplémentaire que la scène permet de renouveler le regard sur les maux collectifs. Mais il est surtout un témoignage montrant comment la réappropriation du corps par la circassienne lui a permis de réinventer son positionnement en tant qu’artiste, et donc sa pratique artistique.
