Introduction
Plusieurs artistes de cirque travaillent aujourd’hui la question de la fragilité, comme Jean-Paul Lefeuvre et Didier André de la compagnie Atelier Lefeuvre & André, ou Johann Le Guillerm. Ces trois créateurs ont des parcours professionnels croisés : élèves de la première promotion du Centre National des Arts du Cirque, Johann Le Guillerm, Jean-Paul Lefeuvre et Didier André se forment respectivement pendant quatre ans et demi au fil, au vélo acrobatique et au jonglage. Ils sortent du CNAC en 1989 et jouent dans différents spectacles de la compagnie Archaos avant d’être réunis tous les trois dans The last show on Earth. En 1991, ils co-fondent, avec trois autres collègues du CNAC, le Cirque O, pour lequel ils continuent à performer dans leurs disciplines. En 1993, leurs chemins se séparent : Johann Le Guillerm crée la compagnie Cirque ici, son premier spectacle Où ça ? marque le début de sa carrière en solo et de ses expérimentations sur les corps mécaniques ; Didier André jongle notamment pour la compagnie L’Institut de Jonglage et la Compagnie DCA de Philippe Decouflé, pour laquelle il participe à des passages dansés dans une nouvelle version du spectacle Triton en 1998 ; Jean-Paul Lefeuvre retrouve deux camarades du CNAC avec qui il co-crée la compagnie Que-Cir-Que, dont le spectacle éponyme lui permet d’explorer d’autres techniques et de travailler, pour la dernière fois, sa pratique du vélo acrobatique. En 2001, il retrouve Didier André pour créer, en duo, la compagnie Atelier Lefeuvre & André. Ils travaillent toujours ensemble depuis, composant autant avec des objets du quotidien qu’avec leurs corps. Johann le Guillerm, quant à lui, monte en 2001 le projet de recherche poétique Attraction, au sein duquel il développe une quinzaine de performances à tendance scientifique, développant ses propres agrès-objets lors de processus testés sur scène.
Ce corpus prend son sens au contact d’un cirque de la fragilité, dans lequel les trois artistes s’inscrivent et où la vulnérabilité des corps et des objets constitue un support de production des spectacles. Leurs propositions s’articulent autour d’une fragilité qui « quel que soit l’objet auquel on l’applique, désigne une dimension qui lui appartient et fait partie de son être même, soit depuis toujours, soit par suite d’une modification de sa structure interne par un ou plusieurs événements1 ». Cela tient notamment à l’agentivité2 partagée entre les interprètes et les agrès/objets non humains, mais aussi à la fragilité générale mise en scène dans les spectacles Le Jardin (2003) et Bricolage Érotique (2007) de l’Atelier Lefeuvre & André, et Le Pas Grand Chose (2016) et Terces (2021) de Johann Le Guillerm. Après avoir examiné en quoi des filiations burlesques existent dans les deux compagnies, respectivement à travers la construction d’un slow cirque pour l’Atelier Lefeuvre & André et l’expression d’une « science de l’idiot » pour Johann Le Guillerm, nous considérerons le pouvoir d’agentivité des outils, objets et autres matériaux qui introduisent un rapport de l’artiste au non-humain qui permet de redéployer la notion de fragilité. Cela nous conduira à mettre en évidence l’importance dans ces spectacles de la vulnérabilité des corps, inscrite dans un rapport à la robustesse et à l’âge.
Slow cirque et « science de l’idiot » : revendiquer des formes de fragilité
Les artistes de l’Atelier se considèrent eux-mêmes comme les interprètes d’un slow cirque3, une notion qui puise ses racines dans la volonté d’expression du nouveau cirque4 et dans les valeurs esthétiques du slow cinema, aussi nommé cinéma contemplatif. Théorisé par le critique de cinéma Michel Ciment en 20035, ce terme est popularisé dans les années 2010 par des journalistes et critiques anglophones6. Il se définit en regard de ses caractéristiques plastiques : « des prises de vue étendues temporellement, des plans en profondeur spatiale, des caméras statiques, des paysages sonores caractérisés par le silence, et un récit dramatique épuré7 ». Ce qui pourrait caractériser le slow cirque, c’est par exemple le recours à un plateau nu (seulement occupé par les corps des artistes et de leurs structures), un éclairage scénique réduit, une absence totale de la parole comme dans les spectacles muets de l’Atelier, peu de costumes, une réduction des formes jusqu’aux titres courts et évocateurs du dénuement (comme Le Pas Grand-chose) et, surtout, une grande lenteur dans les gestes. Ralenti, modifié, découpé, le mouvement est une composante essentielle du cinéma contemplatif et du slow cirque.
Le slow cinema relève de la notion de fragilité en ce qu’il s’attache à un rythme lent et « implique la possibilité d’une fracture, d’une fissure ou d’une fêlure8 ». Un certain rapport au temps s’établit donc dans la « maîtrise d’un tempo aussi délicat - et périlleux9 », mais également dans la durée des spectacles (à sa création, Le Jardin dure 1h30). Les moments longs sont travaillés avec le risque de générer une potentielle lassitude chez le public. Les artistes développent donc un autre rapport au temps : les gestes épurés s’opposent à la notion classique d’événement10 puisque le « non-geste » est ici privilégié, au risque d’ennuyer les spectateur·ices11. Alors que certains arts s’appliquent à supprimer ces « temps morts12 », les spectacles analysés les assument. La lenteur est un déclencheur humoristique et créatif placé au cœur des performances, pour que « l’absurde s’étire jusqu’au rire [et que] la poésie appara[isse] comme le dénominateur commun de tous leurs vains efforts13 ». C’est un cirque minimaliste et poétique qui introduit un univers de l’ordinaire, au plus proche du public.
Les influences du slow cirque sont issues de divers arts du spectacle, notamment le cinéma, puisque ces deux arts partagent des « éléments de proximité (arts populaires, foire comme cadre des représentations) et d’emprunts (gag et slapstick pour le cinéma des origines, références cinématographiques dans les spectacles des nouveaux cirques) 14 ». Un numéro de Bricolage Érotique, qui croise danse, acrobatie et manipulation d’un ballon, s’inscrit dans une réinterprétation de la scène du globe terrestre dans Le Dictateur de Charlie Chaplin (1940). Le choix du ballon n’est pas anodin, puisqu’« est fragile ce qui peut se briser15 ». Les performances de ces deux extraits sont construites autour du risque que l’objet éclate, les gestes imposent donc une délicatesse, à titre préventif : le ballon est d’abord décroché (d’un support en bois dans le film, d’une ventouse suspendue par un fil dans le spectacle) puis utilisé comme un objet de rebonds sur les corps. Le ballon est manipulé pour flotter délicatement, Lefeuvre le fait rouler sur ses épaules et sur son doigt avant de l’envoyer dans les airs. La séquence du Dictateur s’achève lorsque le personnage prend le globe terrestre dans ses bras et que l’objet éclate. Dans Bricolage Érotique, André étreint le ballon avant d’y percer un trou. Ce numéro illustre les mécanismes esthétiques du slow cirque : les objets n’éclatent pas, ils se dégonflent. La cassure inhérente à la fragilité est bien présente, mais elle est appréhendée dans un rythme lent et des mouvements précautionneux. Le slow cirque naît dans l’emprunt et la reprise d’éléments esthétiques du cinéma contemplatif, il s’agit d’un style de performance qui implique tout un héritage artistique.
La filiation burlesque est présente chez les deux compagnies : elle apparaît dans des parodies de numéros de cirque traditionnel (comme le lancer de couteaux dans Le Jardin où les lames se voient remplacées par des bouquets de fleurs) et dans des situations et performances absurdes, comme la recherche loufoque d’une pâte serpentini à la forme spiralée précise, mélangée à un tas de pâtes identiques, chez Johann Le Guillerm. Le burlesque repose aussi sur une part d’expérimentation : dans les spectacles de l’Atelier, les objets sont soumis à des tests acrobatiques ou sonores absurdes. Dans Bricolage Érotique, le numéro des ventouses consiste en différents essais d’accroches : l’aspiration de l’objet permet à la fois de le faire adhérer sur les corps ou le sol, mais aussi de créer une roue en collant les coupelles de deux ventouses l’une contre l’autre (la machine peut alors se déplacer en rotation) ou en plaçant les manches sous une planche pour fabriquer les pieds d’une table – qui servira d’estrade pour le numéro suivant. La manipulation d’objets du quotidien est également le lieu d’une production de sonorités expérimentales : la brouette de La Serre et les cagettes de Ni Omnibus sont utilisées comme percussions, les boules de pétanque, les truelles et les planches de bois de Parbleu ! sont entrechoquées pour produire différents rythmes et sons métalliques. Chaque objet peut, dès qu’il est sujet à la recherche burlesque, devenir producteur de performance, comme le sont la structure végétalisée La Motte ou l’objet « Canaboulé », deux exemples de machines inventées par Le Guillerm qui peuvent se déplacer par elles-mêmes.
Figure 1
Capture d’écran de la vidéo Le Pas Grand-chose, conférence spectacle, performance de Johann Le Guillerm, teaser réalisé et monté par Stéphane Metge, publié le 14 février 2022, © Johann Le Guillerm. https://vimeo.com/677097102.
S’il n’utilise pas le terme de « slow cirque » pour parler de ses performances, Johann Le Guillerm travaille cependant ces mêmes codes esthétiques, tout en intégrant la fragilité comme principe créateur16. Un projet d’exposition, accroché au mur de son atelier, repose entièrement sur la fragilité : « un tableau qui n’est fait que de la vitre brisée et du clou qui le tient17 ». Ici, ce sont les fêlures du verre qui composent le caractère artistique de sa proposition. Ses Architextures, des sculptures de bois tissées, cette fois exposées au public, sont un autre exemple relevant de la notion de fragilité : elles reposent sur un principe d’enchevêtrement et ont « la capacité de s’auto-tenir sans aucun lien, sans clou ni colle18 », pouvant donc s’effondrer à tout moment. Ce travail de la fragilité est inscrit au cœur de l’œuvre dès sa première forme, puisque Le Guillerm en construit d’abord des maquettes miniatures. L’imbrication des planches qui composent les Architextures s’articule par ailleurs dans la pratique à ce qu’il nomme la « science de l’idiot19 », dans laquelle ses études et performances reposent sur un caractère autant scientifique qu’absurde. Ce goût pour l’expérimentation s’articule à l’idiotie selon Jean-Yves Jouannais en ce qu’elle s’apparente à une « philosophie de la compréhension, attentive à l’expérience immédiate20 ». Le Guillerm indique apprécier travailler la « recherche sans but21 », une recherche n’ayant pas pour fin un résultat unique, mais qui peut ouvrir sur de multiples autres possibilités de recherches à venir22. La recherche comique de la « banane russe » dans Le Pas Grand-Chose en est un autre exemple : Le Guillerm sélectionne une banane dont il mesure le potentiel d’oscillation puis la soumet à l’épreuve. La performance de la banane est aléatoire, elle peut atteindre, ou non, le nombre de balancements présumés. En outre, la banane est éphémère (dans la mesure où elle est mangée par Le Guillerm à la fin du numéro), ce qui constitue un aspect essentiel de la fragilité.
Jean-Paul Lefeuvre et Didier André comme Johann Le Guillerm cultivent donc une fragilité dans le burlesque, mais aussi dans un certain rapport aux objets qui conduisent à une redistribution des rôles entre humains et non-humains.
Humain/non-humain ou le brouillage des frontières
C’est dans ce cadre qu’une poétique du banal se met en place dans les spectacles de l’Atelier23. Dans Le Jardin, brouette, pelle, tuyaux d’arrosage et d’autres outils agricoles sont autant d’objets du quotidien mobilisés par les interprètes, ce qui permet la mise en place d’un univers homogène et reconnaissable pour le public tandis qu’une véritable serre occupe le centre de la scène ; lieu dans et autour duquel s’élabore le spectacle. À l’intérieur de la serre se trouve un lecteur de cassettes audio utilisé à plusieurs reprises par les deux protagonistes pour la bande-son. La serre s’avère ainsi à la fois scène et envers du décor24. Les objets mobilisés par Lefeuvre et André s’apparentent à ce que Jean-Luc Mattéoli nomme des « objets pauvres » qui « manifestent une absence de beauté consensuelle et un solide caractère ordinaire25 ». Cette notion est transposable aux objets utilisés par Le Guillerm, notamment dans Le Pas Grand Chose, où il effectue des démonstrations à partir d’objets qu’il manipule ou qu’il construit.
Pour autant, ces objets-accessoires dans les spectacles de l’Atelier et ceux de Le Guillerm peuvent être transformés en agrès par les interprètes : un pavé devient une balle de jonglage, deux tuyaux d’arrosage accrochés ensemble se transforment en cerceau. Ce procédé est également à l’œuvre dans les spectacles de Le Guillerm comme dans Terces où des pyramides précaires de livres ou un empilement savant de poutres en bois se retrouvent également transformés en agrès sur lesquels l’interprète effectue une acrobatie. Aussi bien chez l’Atelier que chez Le Guillerm, le détournement des objets de leur fonction initiale leur confère une fragilité qui peut amener les artistes à se retrouver dans une situation précaire ou du moins, exposée comme telle au public.
Parfois, les objets sont au cœur de métamorphoses qui vont bien au-delà d’un détournement de leur fonctionnalité première. Ainsi la brouette « manipulée » par Lefeuvre au début du Jardin s’apparente-t-elle à une partenaire26 de danse que l’interprète fait valser, virevolter, mais elle est ensuite successivement transformée en outil de locomotion, en monture et en instrument de musique. Dans toutes ces productions, les objets occupent le rôle d’acteur à part entière, ce qui est souligné par le fait qu’ils sont mentionnés dans le générique de fin, selon leur « ordre d’apparition27 ».
Figure 2
Extrait vidéo de Le Jardin, 2003, interprété par Didier André & Jean-Paul Lefeuvre, lumières : Philippe Bouvet, Par Les Chemins Productions, avec le soutien du Théâtre d’Auxerre, publié le 05 mars 2024, © Compagnie Atelier Lefeuvre & André. https://www.youtube.com/watch ?v =o5q2ojgtdEM.
Le Guillerm met en évidence le caractère central des objets dans ses spectacles lorsqu’il indique : « dans la réalisation de ce qui deviendra mon agrès, l’idée de départ peut s’infléchir, voire être contrariée par la réalité de ce que l’objet peut faire ou pas. L’objet contraint le numéro et a le pouvoir d’en changer la nature même28 ». L’utilisation du terme « objet » comme sujet de plusieurs propositions construites autour de verbes d’action (« faire », « contraindre », « avoir le pouvoir ») matérialise dans la langue de l’artiste la capacité agentive des objets. La notion de contrariété implique aussi l’idée d’une quasi-volonté de l’objet à laquelle le « bricoleur-artiste29 » se plie. L’idée que ce sont les objets qui mènent la danse est particulièrement repérable dans le spectacle Terces avec la machine à énergie hydraulique qui traverse la scène en un mouvement autonome.
Le caractère non totalement contrôlé des objets utilisés par Le Guillerm amène ce dernier à se confronter parfois en spectacle à l’échec d’une expérience, ce qui le conduit à répéter cette dernière afin qu’elle puisse se solder par un succès. Cette exposition à la possibilité de l’échec consiste en une prise de risque qui confine l’artiste à une forme de précarité, à la possibilité que sa posture puisse être affaiblie. Toutefois, il s’agit peut-être là d’un effet de réception, car Le Guillerm lui-même ne redoute pas l’échec : « quand je tente un numéro et que j’échoue, je tente à nouveau, pour réussir. J’aime l’erreur, car elle nous rapproche, les gens et moi30 ». Si les spectacles analysés ne sauraient consister en une célébration de l’échec, ils en acceptent néanmoins la possibilité.
Cela nous amène à repenser la manière dont les rôles sont distribués sur scène et c’est peut-être là qu’une différence significative est à noter entre les spectacles de l’Atelier et ceux de Le Guillerm. Dans Le Jardin, le processus de transformation est réciproque : si les objets acquièrent, souvent à l’issue d’une action menée par l’un des deux interprètes ou les deux, une forme d’agentivité qui les rapproche de ces derniers, Lefeuvre, en particulier, est parfois relégué au rang de serviteur du personnage incarné par André, voire « transformé » en vache dans Le Jardin31. Lorsque Lefeuvre effectue une planche sur le pavé qui est mû par André, l’analogie avec une aiguille de tourne-disques est saisissante ; en d’autres termes, Lefeuvre est temporairement transformé en objet, mais pas pour autant dénué d’agentivité. Autant d’exemples qui nous invitent à penser la manière dont le spectacle brouille les frontières entre humain et non-humain, entre animé et inanimé.
Dans les spectacles de Le Guillerm, si les objets paraissent parfois mus par une énergie presque surnaturelle, l’artiste cultive la posture de savant fou, voire de deus ex machina. Si la « machine cinétique » qui officie dans son spectacle « excède le dualisme homme/machine, nature/culture, humain/non-humain, pour engendrer par-delà les espèces de la multiplicité32 », c’est bien Le Guillerm qui la « guide à la baguette33 », et peut-être la mène à la baguette ? Les objets et machines de Le Guillerm semblent parfois dotés d’une agentivité, voire d’une volonté propre, mais celui-ci reste malgré tout maître à bord, même si l’échec n’est jamais totalement exclu de l’équation. Ce qui s’apparente à un paradoxe – performance de contrôle et acceptation de l’erreur – n’en est pas véritablement un puisque l’entreprise de Le Guillerm s’apparente à une coexistence possible des contraires.
Figure 3
Vidéo de Terces, laboratoire en piste, performance de Johann Le Guillerm, teaser réalisé et monté par Stéphane Metge, publié le 14 février 2022, © Johann Le Guillerm. https://vimeo.com/677092603.
Pierre-Philippe Meden qualifie Le Guillerm de « dompteur ou manipulateur de singulières sculptures ‘mécanimales’ qui nous questionnent sur ces effets de vie inhérents à la matière34 ». Cela fait écho aux « assemblages » pensés par Jane Bennett pour parler de ces ensembles composés d’agents humains et non-humains dotés d’une agentivité collective, distincte de ce que serait la somme de celle des premiers et des seconds. Les spectacles étudiés constituent ainsi des exemples de cirque susceptibles de « tisser d’autres dramaturgies, plus durables et plus fluides entre les corps et les objets, entre l’homme et l’animal, entre l’être humain, la matière et l’espace35 ».
Au cœur de la démarche des artistes réside la recherche d’un équilibre, même précaire, comme s’il s’agissait de compenser collectivement, solidairement, le risque de la fragilité des agents distincts. Léa de Truchis de Varennes et Carolina Moreno-Harvelant voient dans les constructions de Johann Le Guillerm « l’aboutissement d’une relation et d’un dialogue entre artiste et objet36 ». Cette idée d’un dialogue opéré entre les protagonistes (humains) et les objets qu’ils utilisent, voire qu’ils manipulent, nous conduira à penser la manière dont cette collaboration s’articule à une réflexion sur les notions de vulnérabilité et de robustesse.
Vulnérabilité et robustesse
La dimension de fragilité, exposée à travers l’utilisation d’objets simples, est redoublée de celle de la vulnérabilité au sens où la définit Judith Butler, soit une relation à l’autre susceptible d’affecter le sujet37. L’idée d’une relation à un autre pas entièrement sous contrôle (« a way of being related to what is not me and not fully masterable38 ») fait écho aux différentes relations mises en scène chez l’Atelier et dans les spectacles de Le Guillerm entre les interprètes et les objets. La vulnérabilité chez Le Guillerm est perceptible lorsqu’il effectue un équilibre sur une pyramide de livres ; elle l’est sans doute plus encore dans les spectacles de l’Atelier où Lefeuvre apparaît vêtu d’un caleçon, ce qui rappelle également la manière dont Butler définit la vulnérabilité comme une exposition délibérée du corps39. Corps tout aussi exposé au regard du public dans la scène d’effeuillage du Jardin dans laquelle André masque sa nudité avec un journal ou dans Bricolage Érotique où Lefeuvre enlève son caleçon, mais en se positionnant de sorte que son dos et ses bras tendus vers le sol dissimulent ses parties génitales.
Figure 4
Photographie (Matthieu Hagene) de Le Jardin, 2003, interprété par Didier André & Jean-Paul Lefeuvre, lumières : Philippe Bouvet, Par Les Chemins Productions, avec le soutien du Théâtre d’Auxerre, © Compagnie Atelier Lefeuvre & André.
Dans le cadre de cette réflexion sur la fragilité, nous souhaitons convoquer la notion de robustesse telle que la définit Olivier Hamant. Selon Hamant, performance et fragilité vont de pair tandis que la robustesse, soit « la capacité à se maintenir stable (sur le court terme) et viable (sur le long terme) malgré les fluctuations40 », implique un rapport au temps long. L’idée de durer sur un temps long se voit reflétée dans les objets utilisés sur scène. Il ne s’agit pas simplement d’objets du quotidien, mais d’éléments pris dans une logique de recyclage, ce que souligne le constat d’Hamant selon lequel « dans le monde de la robustesse, on utilise des matériaux moins performants, mais adaptables et transformables facilement41 ». Ainsi une chambre à air de vélo est-elle transformée en élastique dans Bricolage Érotique et les traditionnelles massues de jonglage deviennent-elles des « bouquets-massues » dans Le Jardin. Le bricolage, présent jusqu’au titre du spectacle, fait de la pratique du rafistolage un art durable42 puisque les interprètes doivent régulièrement recoller, réparer, huiler leurs accessoires. Dans le cas de Le Guillerm, Léa De Truchis de Varennes et Carolina Moreno-Harvelant notent :
chaque éclairage des scènes est le fruit d’une récupération. Les bouteilles de verre illuminées sont montées sur des rails et entrent sur le tour de la piste comme un petit train ; les poursuites sont des soufflets (ou des lampions ?) que les techniciens lumières, perchés sur les deux mâts, peuvent manipuler et bouger comme des marionnettes ; et les couleurs des lumières peuvent être modifiées grâce à un système de roulement, telle une éolienne. Chaque pale de l’éolienne est une gélatine de couleur que les régisseurs peuvent faire tourner pour changer l’atmosphère d’une scène. L’ingéniosité du bricolage a donc une continuité dramaturgique dans tous les éléments de la mise en scène de Terces43.
Par ailleurs, le caractère central de la recherche, mis en scène dans Le Pas Grand-chose, fait écho à l’argument d’Hamant selon lequel : « dans le monde de la robustesse, la recherche fondamentale est toujours là et elle explore toujours des voies inconnues, voire apparemment inutiles44 ». On peut se demander quelle est l’utilité d’éplucher des clémentines en faisant en sorte d’en déchirer la peau le moins possible ou de marcher sur les goulots de bouteilles en verre en sabots, comme le fait Le Guillerm ; si cette recherche peut faire sourire, elle semble bien répondre à l’imaginaire d’un monde robuste plus que performant. En cela, la pratique de Le Guillerm, si elle ne se revendique pas explicitement du slow cirque, fait écho à ce que Lisa Schlesinger dit du slow theatre, à savoir qu’il s’agit d’une manière de « “faire du théâtre et de vivre” qui œuvre à trouver “de belles solutions” face à nos modes de vie capitalistes bien peu épanouissants45 ».
Figure 5
Capture d’écran de la vidéo Le Pas Grand-chose, conférence spectacle, performance de Johann Le Guillerm, teaser réalisé et monté par Stéphane Metge, publié le 14 février 2022, © Johann Le Guillerm. https://vimeo.com/677097102.
Le Guillerm, à l’instar de Lefeuvre et André, s’inscrit contre une logique utilitariste et dans une pensée de la robustesse visant à « hybrider savoirs anciens et modernes46 ». Sur la réalisation d’un équilibre apparemment précaire et néanmoins robuste, Charlène Dray note :
Chaque planche soutient les autres. En piste, Johann Le Guillerm monte sur cette sculpture qui devient son agrès et l’escalade au fur et à mesure que les planches sont liées entre elles. Il tient et soutient l’ensemble. L’équilibre du corps et l’équilibre de la structure sont interdépendants47.
Cette interdépendance est aussi au cœur des numéros effectués par les interprètes de l’Atelier. Ces assemblages hybrides rappellent les constructions robustes comme le pont suspendu, exemple cité par Hamant : « dans un pont suspendu, la contradiction entre des piliers en compression et des câbles en tension permet de générer un équilibre mécanique : le pont peut se déformer et osciller sous le vent, mais il ne cassera pas, grâce à ce conflit interne48 ». Si conflit il y a, c’est bien la recherche d’une résolution durable qui motive le travail de Lefeuvre et André, et de Le Guillerm.
La recherche d’une forme de robustesse aux dépens de la seule performance nous ramène à la question du temps. En effet, les artistes considérés se distinguent par un travail de continuité, qui s’exprime de différentes manières. C’est par exemple la durabilité d’un même costume – qui permet, par ailleurs, de distinguer le personnage – : Johann Le Guillerm choisit la structure de son costume lorsqu’il est élève au CNAC, « un pantalon à taille haute et évasée, un manteau long, des chaussures pointues. Depuis, nous suivons « la continuité d’une silhouette49 » qui sera altérée au fil du temps, mais dont les trois pièces fondamentales resteront toujours les mêmes. Chez l’Atelier, c’est depuis La Serre que l’on retrouve cette même continuité de l’apparence : celle de Didier André se joue dans une variation de chemise et pantalon de costume, avec des bretelles, quand celle de Jean-Paul Lefeuvre se compose uniquement d’un caleçon noir (qu’il portait déjà, en blanc, dans Que-Cir-Que). La restructuration de certains spectacles exprime aussi une forme de durabilité : La Serre, spectacle créé pour être joué in situ sous la structure close éponyme, donne naissance au Jardin, version intérieure, et leur assemblage (Entre Serre et Jardin) se joue en plein air, permettant ainsi aux artistes d’interagir davantage avec les espaces naturels qui les entourent. Quant au spectacle 8m3, il s’agit d’un enchaînement de Chez Moi Circus et Ni Omnibus, deux solos créés – et pouvant être joués – indépendamment l’un de l’autre. Johann Le Guillerm travaille également cette déclinaison de la performance, présentant Terces comme la mutation de Secret (temps 2) (2012), spectacle décliné à partir de Secret (2003).
La longévité de ces artistes s’accompagne d’une prise en compte de la temporalité dans leurs spectacles. Outre les temps morts assumés, les effets du temps marquent les corps des artistes. Là où les corps des personnages incarnés par Lefeuvre et André se caractérisaient par un contraste, le « grand maigre » et le « petit gros », ils se ressemblent désormais, ce qui implique de repenser le potentiel comique qui autrefois pouvait reposer sur la différence morphologique. Une déformation de ces mêmes corps induite par la répétition de certains numéros est à noter : la peau du crâne de Lefeuvre est marquée et abimée par les équilibres répétés effectués sur le pavé dans Le Jardin, tout comme la toile de la serre est progressivement trouée par les acrobaties effectuées dessus – ces mêmes équilibres ne figurant plus dans le spectacle, comme un autre effet du temps sur le corps des artistes avec lequel ces derniers doivent composer au prix d’une adaptation et d’ajustements constants50.
Conclusion
En composant avec des objets banals qui deviennent des partenaires, ou en inventant des sciences et créant des machines, les artistes de l’Atelier Lefeuvre & André et Johann Le Guillerm explorent la fragilité sous toutes ses formes, à travers trois aspects majeurs : des temps lents, des objets banals et des gestes minimalistes. La fragilité comme moteur créatif conduit les artistes à mettre en évidence l’agentivité d’objets malléables susceptibles de devenir des agrès. Les spectacles nous invitent à penser la vulnérabilité des corps des artistes à travers des numéros forgés sur la nudité ainsi que sur l’équilibre (et la potentielle chute donc) – qu’il leur est d’ailleurs nécessaire d’adapter au fil du temps. En exposant des moments de faiblesses physiques, ils déconstruisent l’attendu implicite du cirque spectaculaire. Leurs performances n’en sont pas moins impressionnantes, dans le risque et l’inventivité qu’elles présentent. En somme, ces spectacles renvoient à notre propre humanité : notre capacité à toujours inventer et bricoler, à imaginer d’autres compétences aux objets du quotidien, à nous adapter à un monde instable en bonne entente avec le non-humain. Ces artistes marquants de leur génération et du nouveau cirque appellent, avec leurs récentes expérimentations plastiques, à une plus grande ouverture pour définir leur art. Témoins de l’évolution du cirque grâce à la longévité de leurs carrières éclectiques, les nombreuses propositions de l’Atelier Lefeuvre & André et de Johann Le Guillerm ont contribué à modeler des dialogues entre une forme de slow cirque et d’une « science de l’idiot », dont les jeunes compagnies peuvent désormais poursuivre le développement. Nous pensons ainsi au spectacle La Boule de Liam Lelarge et Kim Marro (issues de la 33e promotion du CNAC), de la compagnie Attention Fragile. Sur un plateau nu, avec des lumières simples, les deux corps s’entrelacent dans des portés en marchant dans un mouvement perpétuel. On retrouve dans La Boule tous les éléments esthétiques du slow cirque, la recherche de nouveaux modes de déplacements d’une forme hybride inventée, ainsi que les questionnements inhérents à la fragilité des corps.





