Contorsion & fragilités : tentative de percer le spectre des pré-établis

DOI : 10.54563/demeter.2078

Editor's notes

Texte d’artiste

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“Sommeil des Plantes” 2017 / @ElisePeyrard

“Sommeil des Plantes” 2017 / @ElisePeyrard

Artiste contorsionniste, je suis aussi myope.

À 16 ans, lorsque ma professeure de danse m’initie à la contorsion, je prends conscience avec émerveillement de mon hyper-souplesse. Les toutes premières sensations de ce mouvement sont encore très claires aujourd’hui : je fais un pont et j’observe entre mes jambes mes camarades s’exclamer de dégoût. Je suis traversée par un sentiment de puissance encore inconnue, celui de pouvoir regarder le monde sous un autre angle. Je décide de m’engager dans le travail rigoureux de façonner mon corps à ce métier.

Depuis plus de dix ans, sur scène, je joue à réorganiser la hiérarchie de mes membres : mon sexe trône au-dessus de ma tête, mes pieds tendus vers le ciel, mes bras se tordent dans mon dos. Ces mouvements ouvrent un espace des possibles — un espace impudique. La contorsion nourrit un mystère de virtuosité investi par la culture mainstream d’images juxtaposant la fragilité à l’étrange, au pornographique, au monstrueux. C’est la jeune fille de l’Exorciste, les tentacules dégoûtants du poulpe, l’alien démasqué, le zombie disloqué, la femme qui rentre dans une boîte, le fantasme d’un corps malléable à tout désir.

Moi, je ne suis jamais rentrée dans une valise.

“Performance Florence Peyrard” 2024 / @CédrickIshamCalvados

“Performance Florence Peyrard” 2024 / @CédrickIshamCalvados

Curieuse de comprendre l’origine de cette mythologie et les raisons de sa perpétuation aujourd’hui dans le cirque contemporain français, j’entoure ma pratique d’un parcours académique en sociologie et études de genre. Depuis 2016, je mène une recherche sur les représentations des corps féminins contorsionnés mises en perspective avec l’expérience du mouvement contorsionné des artistes iels-mêmes. Aujourd’hui, je questionne la possible portée disruptive de la mise en spectacle d’un corps, a priori « normal », qui a la capacité de se réagencer. À quoi joue l’artiste contorsionniste quand iel entraîne le regard du public dans ces labyrinthes dont iel connaît pourtant la sortie ? Quelles traces cela laisse-t-il en iel ? Réussit-iel à déjouer en chemin, les pièges de l’imaginaire collectif ?

“Untitled” 2025 / @AmedeoAbello

“Untitled” 2025 / @AmedeoAbello

Il y a un an, la veille de Noël, j’ai fait une chute.

J’avais passé la journée à collecter des images de fantasmes-monstres. Je souhaitais accumuler une multitude d’extraits vidéos et photos pour balayer le spectre des stéréotypes rattachés à la contorsion et les assembler dans une courte vidéo. Le soir, je sors la tête de ma recherche et rencontre à la sortie d’un bar, une certaine Aurélie avec son groupe d’amies. Elle me demande avec bienveillance ce que je suis venue faire dans ce petit port normand. Je lui raconte que je suis venue ici pour écrire sur la contorsion.

Ça tourne légèrement dans ma tête.

Ses yeux sont interrogatifs. Je tente d’expliquer « La contorsion c’est… » Les mots sont mâchés avant même de sortir de ma bouche. C’est inaudible. Mes jambes s’enroulent, mon corps s’écroule. Mes muscles reprennent un chemin tant de fois emprunté, celui de la figure du scorpion. Je m’évanouis.

Le scorpion c’est la figure emblématique de la contorsion. On l’atteint en prenant appui sur son menton, ventre contre le sol. Puis on remonte les jambes par-dessus la tête pour reposer les pieds au sol, devant son visage. C’est un retournement total sur soi-même.

L’écho du choc résonne dans mes cervicales. La peau de mon menton s’est déchirée sous l’impact. Aurélie me tend un sucre et m’aide à me relever lentement : « On a cru que tu faisais une démonstration ».

Une médecin urgentiste entame sa douzième heure de garde ; elle referme ma plaie de quatre points de suture pendant que je ressasse la question qui m’a été posée. D’une certaine manière, la contorsion peut aussi se définir comme un vertige soudain, inexpliqué, aller toucher le sol, se relever intacte. En un instant, cette chute a rendu poreuse la frontière que j’avais établie entre un état performatif et l’expérience sincère d’une fragilité.

Après les fêtes, je reprends ma recherche et décide d’affronter les spectres de fantasmes-monstres contorsionnés autrement qu’en convoquant leurs images. Je réalise MACHINE DE VISION, une série de films expérimentaux, dont le premier — Statue ou la tentative de percer le spectre des pré-établis — est une réponse à ma chute. Dans ce court métrage, nous sommes dans un espace mental, une boîte noire dans laquelle une voix — qui n’est pas tout à fait la mienne — laisse couler des mots — qui ne m’appartiennent pas. Un amas gélatineux et transparent s’exfiltre de ma boîte crânienne, juste en dessous de l’os occipital. Il dégorge par mon cuir chevelu et s’écoule le long de ma peau. Cet espace mental est une représentation d’un état de contorsion. Et la matière liquide représente les clichés et stéréotypes des corps contorsionnés que je porte dans mon imaginaire. Ces images sont toujours présentes dans un coin de ma tête lorsque je me contorsionne et cette cohabitation est troublante. Ici, je décide de ne plus les contenir ni de tenter de les maîtriser, mais plutôt de les laisser s’échapper de mon imaginaire et de filmer leur fuite.

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« MACHINE DE VISION. Extrait #1 : Statue ou la tentative de percer le spectre des pré-établis » 2025 / @Florence Peyrard

Illustrations

References

Electronic reference

Florence Peyrard, « Contorsion & fragilités : tentative de percer le spectre des pré-établis », Déméter [Online], 13 | Été | 2025, Online since 01 octobre 2025, connection on 18 novembre 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/2078

Author

Florence Peyrard

Copyright

CC-BY-NC