Les mondes instables de Camille Boitel : une dramaturgie de l’adaptation, entre fragilité de la scénographie et vulnérabilité des corps

  • Camille Boitel’s Unstable Worlds: a Dramaturgy of Adaptation, between the Fragility of Scenography and the Vulnerability of Bodies

DOI : 10.54563/demeter.2282

Abstracts

Depuis L’Homme de Hus (2003), les spectacles de Camille Boitel ont décliné différentes formes de scénographies de l’instable à travers lesquelles s’affirme, dans la confrontation et le partenariat des corps et des objets, une manière autre de tenir en équilibre – par le réagencement, l’adaptation, le mouvement, au risque de l’imprévu ou même de l’accident. Ces créations donnent à voir ce qui permet à celles et ceux qui y évoluent de « tenir » malgré tout, construisant une relation aux autres et à leur univers scénique qui est sans cesse remise en jeu. Cette relation se noue à travers la rencontre entre des scénographies caractérisées par leur fragilité et des corps mis en scène dans leur vulnérabilité, contribuant à une redéfinition de la prouesse. Les spectacles étudiés, L’Homme de Hus (2003), L’Immédiat (2009) et (ma, aïda…) (2019), explorent différentes modalités de cette confrontation à des mondes au bord de l’effondrement. Donner corps à notre « incurable fragilité », ainsi que le formule Camille Boitel, c’est proposer une prouesse qui n’est plus spectaculaire ou technique – ou qui l’est selon d’autres modalités. C’est aussi incarner et rendre visible ce lien qui fait de la fragilité la « condition de l’existence » selon Miguel Benasayag : « nous ne sommes pas convoqués au lien, ni avec les autres ni avec l’environnement, nous sommes liés, ontologiquement liés » (Miguel Benasayag, La Fragilité, Paris, La Découverte, 2007). C’est ce lien – dans toute sa plasticité et sa complexité – que la dramaturgie de l’adaptation qui caractérise les spectacles de Camille Boitel semble rendre palpable.

Since L’Homme de Hus (2003), Camille Boitel’s performances have declined different forms of scenographies of the unstable through which is affirmed another way of maintaining balance, thanks to the confrontation and partnership of bodies and objects – by means of rearrangement, adaptation, movement, at the risk of the unforeseen or even accident. Boitel’s works reveal how the performers can “hold on” despite everything, building a relationship with others and with their scenographical universe that is constantly called into question. This relationship is formed through the encounter between scenographies, characterized by their fragility, and bodies, staged in their vulnerability, contributing to a redefinition of feat. The performances studied, L’Homme de Hus (2003), L’Immédiat (2009), and (ma, aïda...) (2019), explore different modalities of this confrontation with worlds on the verge of collapse. Giving substance to our "incurable fragility", as Camille Boitel expresses, is a way to suggest a feat that is no longer spectacular or technical – or is so in other ways. It is also embodying and making visible this link that makes fragility the “condition of existence” according to Miguel Benasayag: “we are not summoned to the link, neither with others nor with the environment, we are linked, ontologically linked” (Miguel Benasayag, La Fragilité, Paris, La Découverte, 2007). It is this link – in all its plasticity and complexity – that the dramaturgy of adaptation that characterizes Camille Boitel’s performances seems to make discernible.

Outline

Text

Dans le discours de Camille Boitel sur ses spectacles, les références à la fragilité sont une constante et qualifient la plupart du temps la recherche d’un certain état de corps. Il décrit ainsi sa démarche artistique :

Nous avons équipé pour un naufrage, nous avons travaillé à échouer, lentement, méticuleusement, conscient [sic] (parfois, soudain) de jouer à l’impossible.

Les figures de ces différentes pièces en miettes – un cabaret calamiteux, une machine à jouer, un spectacle inconsolable, une conférence sur la jubilation… sont toutes à la fois tragiques et cruellement comiques, abandonnées à un monde vertigineux fait d’accidents, de brusqueries et de défaillances.

Nous tentons ici de tracer le portrait tendre de nos vies en éclats, de notre humanité en ruine, de notre incurable fragilité1.

Cette fragilité est revendiquée à plusieurs reprises dans différents entretiens, en particulier au sujet du processus de création de L’Immédiat (2009) où il affirme chercher « la faiblesse et la fragilité du corps2 », vouloir « trouver la fragilité3 », le tout en travaillant avec des objets eux-mêmes « fragiles et incommodes4 ». Plus récemment, Camille Boitel déclare lors d’un dialogue avec Aurélien Barrau intitulé Heureuses erreures [sic] qu’« on a besoin de voir des fragiles5 ». Pour lui, le terme se situe donc à la croisée d’une esthétique et d’une éthique de la représentation.

Camille Boitel a été formé à l’Académie Fratellini puis au Centre National des Arts du Cirque. D’abord interprète notamment dans La Symphonie du Hanneton de James Thiérrée, il a créé son premier spectacle, L’Homme de Hus, en 2003. Si l’acrobatie et la danse se rencontrent souvent dans sa pratique, il ne revendique aucun rattachement à une discipline et élabore une écriture scénique qui explore les possibles du déséquilibre. Depuis L’Homme de Hus, ses spectacles ont décliné différentes formes de scénographies de l’instable à travers lesquelles s’affirme, dans la confrontation et le partenariat des corps et des objets, une manière autre de tenir en équilibre – par le réagencement, l’adaptation, le mouvement, au risque de l’imprévu ou même de l’accident. Ces créations donnent à voir ce qui permet à celles et ceux qui y évoluent de « tenir » malgré tout, construisant une relation aux autres – et à leur univers scénique – qui est sans cesse remise en jeu. Cette relation se noue à travers la rencontre entre des scénographies caractérisées par leur fragilité – elles peuvent facilement s’effondrer, s’écrouler, et leur solidité est incertaine – et des corps mis en scène dans leur vulnérabilité car ils sont exposés, du moins en apparence, à des blessures potentielles.

Les spectacles L’Homme de Hus (2003), L’Immédiat (2009) et (ma, aïda…) (2019), explorent cette instabilité sur le mode du solo, du collectif et du duo : il y a ainsi matière à analyser trois modalités de cette confrontation à des mondes au bord de l’effondrement. Donner corps à notre « incurable fragilité » – pour reprendre la formule de Camille Boitel –, c’est contribuer à une « extension du domaine de la prouesse6 » identifiée par Rosita Boisseau chez d’autres artistes, la prouesse n’étant alors plus spectaculaire ou technique – ou alors selon d’autres modalités. C’est aussi incarner et rendre visible ce lien qui fait de la fragilité la « condition de l’existence » selon Miguel Benasayag : « nous ne sommes pas convoqués au lien, ni avec les autres ni avec l’environnement, nous sommes liés, ontologiquement liés7 ». C’est ce lien – dans toute sa plasticité et sa complexité – que la dramaturgie de l’adaptation qui caractérise les spectacles de Camille Boitel semble rendre palpable.

Je vais mettre cette hypothèse à l’épreuve de l’analyse en abordant dans un premier temps les univers instables créés par la fragilité de la scénographie, avant d’étudier la mise en jeu de la vulnérabilité des corps. Pour finir, il s’agira de tenter d’identifier les caractéristiques de cette dramaturgie de l’adaptation.

Fragilité de la scénographie : des univers instables

L’Homme de Hus mettait en scène Camille Boitel en interaction avec cent vingt tréteaux, objets scéniques polysémiques à construire et à déconstruire : « [i]ls […] permettaient de déployer une multiplicité d’images, ils devenaient des mitraillettes, des troncs, des machines, des tas, des troupeaux d’animaux8 ». Les tréteaux y sont détournés de leur fonction et de leur verticalité habituelle : ils ne tiennent pas debout, évoquant les objets instables auxquels se confronte Johann Le Guillerm selon d’autres modalités. Un dossier de presse qualifie le spectacle de « théâtre de gestes et d’objets, déséquilibrisme, pantomime9 ». Cela pourrait s’apparenter à de l’acrobatie, mais sur un agrès instable et composite qui se réinvente à travers les ré-agencements d’un objet quotidien démultiplié10. La référence au burlesque est assumée par Camille Boitel qui le considère comme « une forme de critique sociale : il s’agit de prendre un système, quel qu’il soit, et de le faire s’écrouler11 ». Cependant, avant d’être métaphorique, cet effondrement est d’abord concret, vécu au présent. L’instabilité des objets entraîne dès ce premier spectacle une prise de risque qui se détourne de la quête de la prouesse et que l’on retrouvera selon d’autres modalités dans les créations qui suivront.

Figure 1

Figure 1

Camille Boitel, L’Homme de Hus (2003), Jeunes Talents Cirque 2002, Théâtre de la Cité Internationale, Paris. © Olivier Chambrial

C’est aussi une scénographie instable qui se construit dans L’Immédiat (2009), mais à l’inverse de L’Homme de Hus où un même objet était reproduit en série, ici l’espace scénique est recouvert d’une accumulation d’objets disparates qui ont l’apparence d’objets vrais, « pauvres » – pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-Luc Mattéoli12. Pour créer L’Immédiat (2009), la démarche initiale de la compagnie a consisté à collecter des objets dans la ville où se déroulait la représentation et à les utiliser sur scène. Le spectacle avait donc lieu systématiquement avec des objets différents. Puis, dans un deuxième temps, la sélection d’objets s’est stabilisée et leur mise en place sur le plateau est devenue extrêmement précise – avec également des trucages permettant de mieux maîtriser le déroulé : ainsi les chutes et les effondrements sont anticipés et mis en scène mais une part d’imprévu persiste.

Lorsqu’il évoque le choix des objets utilisés dans ce spectacle, Camille Boitel souligne que la fragilité est à la fois un critère et un problème :

Dans ce spectacle, on travaille sur des matériaux qui sont fêlés, prêts à se rompre à tout moment, imprévisibles : aucun objet n’est véritablement fiable (cela nous pose de sérieux problèmes), mais ils ont tous une histoire, on a appris à les connaître, ils ont leur mot à dire dans l’écriture du spectacle, nous sommes toujours en train de jouer avec leurs limites… Ces objets sont en permanence en train de lâcher au mauvais moment. On cherchait cette irrégularité-là, mais c’est très lent d’apprivoiser cette matière, d’arriver à savoir ce qu’on pourrait en faire et ce qui est définitivement exclu13.

Le spectacle se structure en séquences fondées sur des expérimentations d’états de corps en interaction avec ces objets instables, les situations évoquant une série d’accidents ou de catastrophes.

Dans 間 (ma, aida,…) (2019), c’est le plateau lui-même qui s’effondre progressivement. La scénographie reconstitue une scène placée sur la scène réelle du lieu de représentation. Au cours du spectacle cette scène seconde est détruite : le plancher s’effondre, plus rien ne tient. La cage de scène réelle est ainsi habillée par une structure démontable et manipulable que l’on pourrait qualifier de « machine à jouer » selon la formule de René Allio reprise par Marcel Freydefont14.

La cage de scène est un agrès actionnable et manipulable, en coulisses et à vue15. La scénographie prend ainsi une dimension marionnettique16 également suggérée par la gestuelle saccadée de Camille Boitel et Sève Bernard dans la séquence « Biographie de couples », au cours de laquelle Jun Aoki, manipulant à vue trappes et rideaux, donne l’impression d’agir sur les mouvements des corps. Le sol de cette structure est particulièrement instable et fragile, il relève en ce sens de « l’espace actionné (machiné, manigancé, activé) », du « plateau-piège, table d’opération17 ». Tandis que L’Homme de Hus et L’Immédiat proposaient une confrontation des corps et des objets, dans 間 (ma, aida,…) la scène tout entière devient le support qui manipule les corps.

Ainsi, la fragilité se décline à travers ces trois exemples selon trois modalités : instabilité de l’objet unique à la fois démultiplié et détourné de son usage, instabilité d’un amoncellement d’objets disparates, instabilité de la scénographie et du plateau. La pratique du déséquilibre, que l’on peut entendre ici comme un détournement et une subversion de l’équilibre recherché et travaillé dans plusieurs disciplines circassiennes, s’y affirme comme dénominateur commun – dans la lignée de ce que Philippe Goudard nomme des « jeux de déséquilibres18 ».

Vulnérabilité des corps en scène

Vulnérabilité au sens propre : le risque de l’accident

Le risque d’accident est réel pour Camille Boitel et les interprètes de ses spectacles, et en tant que spectateur‧ice il est difficile de ne pas y penser lorsqu’on voit les interprètes de L’Immédiat évoluer au milieu d’un amoncellement d’objets instables, chuter, se retenir à un objet qui se casse, chuter de nouveau. Ce perpétuel déséquilibre trouve un écho dans le motif de la chute à travers le plancher, récurrent dans 間 (ma, aida,…).

Ce risque est bien sûr contrôlé et à cet égard, l’accident qu’a eu Camille Boitel lors de l’une des premières représentations de L’Immédiat fait figure d’exception :

Le désordre que l’on décrit est précis au point que personne ne puisse disposer les objets à notre place… Une tige mal enfoncée ou trop enfoncée ne permettrait pas le déclenchement d’un effet de machinerie… La mise en œuvre de ce spectacle catastrophique est millimétrée… Je parle de ça parce que lors de la première représentation, j’ai eu un vrai accident… C’était pourtant dans un moment très lent, très mou, où tout semblait se dérouler au ralenti alors que le spectacle est plutôt de nature frénétique… Dans le public, il y avait une ingénieure à la retraite, dont le travail était d’évaluer les risques, et elle m’a expliqué que son compteur interne s’était activé quand elle avait vu entrer en scène cette grosse bouteille en verre. Cette bouteille était tellement belle qu’on l’avait peu à peu intégrée au spectacle. Ce soir-là, elle s’est brusquement renversée et je me suis ouvert le genou avec, en essayant de la rattraper, mais mollement puisque j’étais sur scène une sorte d’être faignant et larvaire… Je me suis entaillé au point de devoir arrêter la représentation… Mon premier accident réel sur scène. Cet accident-là était bien différent des autres, mais il ne nous permettait aucun rebondissement19

Bien que cette situation relève du cas particulier, elle permet de mettre en lumière une composante essentielle du travail de Camille Boitel : la vulnérabilité apparente des corps en scène fait écho à la fragilité de la scénographie. Admirateur de Buster Keaton, il met en jeu des corps burlesques au présent, ce qui rend le risque plus perceptible que lorsqu’on est face à un film. Il reprend les composantes de la prouesse, qui implique prise de risque et maîtrise technique, mais pour les transposer.

Figure 2

Figure 2

L’Immédiat (2009), © Vincent Beaume

Transposition de la prouesse : « une certaine mollesse pleine d’élans »

La question de la prouesse est ainsi déplacée dans la pratique de Camille Boitel. Il s’attache d’ailleurs à se démarquer d’une vision traditionnelle du cirque pour proposer des représentations des corps plus proches des spectateur‧ice‧s :

De notre côté, nous travaillons à l’inverse de l’exploit ou de la performance : quelque chose nous arrive et on le subit. C’est la situation qui est extraordinaire, pas l’homme ou l’artiste. Voilà pourquoi on travaille sur ces moments de bascule, quand la chute est possible, et qu’on peut faire appel à ce qu’il y a de plus protecteur et de plus partagé dans le public. On cherche à trouver la fragilité – celle qui lance un appel en permanence. Il me semble qu’on partage beaucoup plus autour de la fragilité qu’autour d’un corps athlétique, qui est finalement loin de la plupart des gens20.

Cette recherche implique une conception empirique de la technique :

Nous avons travaillé vraiment à partir de la fragilité et de la défaillance pour inventer des techniques. Je crois que c’est ce qui fait que je m’écarte un peu du cirque, parce que je ne suis pas dans cette recherche volontaire de l’exploit, ce n’est pas quelque chose qui m’importe tellement21.

Ce processus s’éloigne d’une conception traditionnelle de la prouesse : le saut périlleux, la technique apprise, transmise et maîtrisée de génération en génération. Pourtant, son travail n’est dépourvu ni de technique, ni de précision, ni de virtuosité. Bien au contraire, on pourrait dire qu’il invente une virtuosité autre qui nécessite un travail d’écoute, de mise en disponibilité et de relâchement :

Je crois qu’il faut avoir suffisamment intégré sa technique pour être capable d’improviser avec ce qui survient. Il faut s’inventer un instinct scénique même si c’est quelque chose qui change tout le temps, et qui est appelé à être renouvelé en permanence. On a vraiment cherché dans ce spectacle à se déborder parce que c’est toujours dans la fuite, dans le relâchement que les choses arrivent. Physiquement, on a beaucoup travaillé sur des corps-à-corps où il faut lâcher prise pour recevoir sans s’abîmer. Il faut entrer dans un état de passivité active et réactive. Une certaine mollesse pleine d’élans22.

La prouesse ici n’est plus spectaculaire. On pourrait la qualifier de somatique dans le sens où cette disponibilité n’est pas sans évoquer celle que l’on peut atteindre à travers certaines pratiques somatiques. Les corps ne sont pas volontairement exposés à des blessures potentielles comme cela peut être le cas dans la performance. En revanche, on peut dire que leur vulnérabilité est mise en scène – car le tout est précis, orchestré pour minimiser les risques réels, mais l’effet produit par les situations auxquelles on assiste ne peut qu’inciter à songer au risque de blessure. De plus, comme le rappelle Jean-Louis Chrétien, la vulnérabilité se définit par le risque de blessure plutôt que par la blessure effective : « ce n’est pas parce qu’il n’est pas nécessaire qu’on soit blessé qu’on n’est pas vulnérable, à savoir susceptible de l’être23 ».

C’est bien cette même mise en scène de la vulnérabilité des corps qui fonde la dramaturgie de 間 (ma, aida,…), dont les fragments sont ponctués de chutes : Camille Boitel et Sève Bernard ne cessent de traverser le plancher de la scène, expérimentant différentes variantes (seul, à deux, à deux dans une baignoire) jusqu’à ce qu’il n’y ait plus réellement de plancher. Dans l’une des séquences du spectacle, Camille Boitel lance à Sève Bernard une bouteille en verre qu’elle rattrape avant de sortir brièvement. Il lui crie « Reviens ! » et casse le verre qu’il tenait en main, puis tous deux évoluent pieds nus sur un sol jonché de morceaux de verre que Sève tente de nettoyer avec une pelle et une balayette. Cette scène peut évoquer les numéros de fakir plus traditionnels du cirque ou du music-hall, mais elle en constitue un détournement burlesque. Reste qu’on ne peut y assister sans songer au risque de coupure, et donc à la vulnérabilité. Il ne s’agit plus de « sublimer le risque24 », selon la formule qu’utilise Philippe Goudard pour décrire une approche plus traditionnelle de la prouesse, mais celui-ci reste présent.

Cette mise en scène de la vulnérabilité intègre l’imprévu à la dramaturgie : si la prouesse n’est plus spectaculaire, elle reste néanmoins associée à la notion de risque – même si celui-ci est maîtrisé. On peut suivre en ce sens la nuance apportée par Gwénola David, qui distingue imprévu et improvisation : « En fait, on peut avancer que le cirque montre justement les accidents du récit, ne serait-ce que dans la mesure où l’imprévu reste un élément essentiel de se dramaturgie et de sa dramatisation. Mais l’imprévu n’est pas l’improvisation !25 »

Composer avec l’imprévu mène à l’élaboration d’une dramaturgie de l’adaptation qui sera l’objet de la dernière partie de cette étude.

Une dramaturgie de l’adaptation

L’Immédiat : l’instabilité incorporée

Le leitmotiv des premières minutes de L’Immédiat est la chute des objets et des corps. La scène du lever (pouvant d’ailleurs parodier une certaine tradition de la pantomime) devient impossibilité de se lever, de tenir debout dans ce monde où rien ne tient. Ce sont des chutes en mineur où les gestes et les objets sont ceux du quotidien, mais un quotidien qui dysfonctionne.

L’équipe a identifié progressivement de « figures – personnages – états physiques – situations » propres aux différentes séquences26 : « la suite de catastrophes », « la lévitation », « le fainéant » et « le rapide ». Le début du spectacle, avec ses chutes en série, correspond à la catégorie de la « suite de catastrophes ». Le fainéant se caractérise par sa lenteur et par « une technique physique inédite faite de traînements, de chutes, et d’utilisations des objets alentour27 » tandis que le rapide peut apparaître ou disparaître d’un seul coup, en créant des effets de surprise.

Ces figures s’adaptent à leur environnement en intégrant son instabilité. Au sujet de L’Immédiat, Camille Boitel a fait le commentaire suivant :

Un simple objet nous donne déjà une conception du monde, et ces objets qui s’effondrent disent quelque chose du monde. Il y avait une table, on pensait que ça serait stable, et tout s’écroule. Beaucoup de choses nous échappent dans ce travail : je ne sais pas si ce sont des objets vivants, ou hantés. C’est surtout une déliquescence : ce sont des choses qui ne tiennent plus, et pourtant les gens continuent à vivre dans un monde qui ne tient plus du tout, et ne semblent pas particulièrement traumatisés28

C’est peut-être en ce sens que ses spectacles renvoient fondamentalement à la notion d’adaptation – et c’est aussi ce qui explique pourquoi son travail reste situé dans le champ du cirque, tout en étant irréductible à une discipline spécifique. Dans la génération de ceux qui ont remis en question les disciplines et les agrès traditionnels des arts du cirque, Camille Boitel est sans doute l’un des artistes les plus inclassables : que fait-il ? Une acrobatie du déséquilibre, des chutes en mineur ? Un jonglage scénographique ?

Laurence Louppe propose dans sa Poétique de la danse contemporaine une distinction entre des pratiques où c’est le corps qui fait trace dans l’espace, chez Laban par exemple, et d’autres où c’est l’espace qui s’intègre à la mémoire corporelle : « [d]ans certains instants de la pensée de Laban, dans le travail d’Odile Duboc et d’autres, c’est l’espace, y compris dans sa matérialisation à travers les objets, qui inscrit son passage dans la mémoire plastique du corps29 ». Dans L’Immédiat l’instabilité des objets semble effectivement contaminer les corps en scène : l’adaptation se fait alors incorporation.

Ainsi incorporée, l’instabilité peut se transposer des objets au corps comme dans le cas de la lévitation, séquence au cours de laquelle une interprète est irrésistiblement attirée vers le haut, comme sous l’effet d’une sorte de gravité inversée.

La lévitation

Quelqu’un qui est tout à ce qu’il fait et ne se soucie pas des premiers symptômes de perte de poids. C’est lorsque tout à coup, il y a un risque réel de perdre le sol des pieds que l’instinct de s’accrocher, de s’ancrer, de se retenir à tout ce qui peut être suffisamment lourd prend le dessus. Il faut s’imaginer que rien n’est plus vertigineux que de ne plus pouvoir toucher par terre30.

Dans la séquence de lévitation de L’Immédiat, le haut du buste puis les pieds de la voltigeuse semblent entraînés vers le haut tandis que les deux autres acteurs tentent de la retenir avec une apparente maladresse – même si en réalité ils la portent – et finissent par la placer sous une armoire pour l’empêcher de s’élever de nouveau. La grammaire du porté acrobatique se trouve ainsi subvertie, la voltigeuse cherchant à retrouver le sol plutôt qu’à s’en éloigner. Ce motif a été repris dans La Lévitation réelle (2022), petite forme pour l’espace public au cours de laquelle une interprète semble elle aussi échapper à la gravité tandis que d’autres tentent de la retenir. C’est le travail d’écoute et de coordination entre porteurs et voltigeuse qui crée un effet de « vertige vers le haut » : l’instabilité est ici transposée dans les corps, sans recours à une scénographie ou à des objets.

(ma, aida…) : fragments de théâtralité et chutes en mineur

Le spectacle (ma, aida…) est fait des fragments d’une grammaire théâtrale, de situations ébauchées puis laissées en suspens. L’idéogramme du titre désigne un intervalle, il signifie « entre » et annonce une « dramaturgie de l’interstice31 » et du fragment. Des cartons, placés en hauteur à jardin, indiquent le titre de chaque séquence, à la manière du cinéma muet. Cette structure, qui débute par la fin et place en début de spectacle « un four » et des saluts, détourne la dramaturgie traditionnelle du numéro comme l’a aussi fait le collectif Ivan Mosjoukine dans De nos jours [Notes sur le cirque] (2012), organisé selon une grammaire visuelle similaire. Chaque situation donne une impression d’inachèvement, malgré des titres évocateurs (« Biographies de couples », « Rencontres ratées ») – parce qu’en réalité elle n’est pas psychologique mais concrète, physique : elle n’est pas racontée, mais éprouvée.

Les séquences mettent en scène la fragilité des relations humaines et plus précisément des histoires d’amour. Cela s’exprime à travers la présentation d’une série d’actions qui échouent et qui aboutissent souvent à des chutes qu’on pourrait qualifier de chutes en mineur. La chute n’est pas ici le saut dans le vide de l’acrobate ou du trapéziste : chacun‧e pourrait l’expérimenter dans son quotidien. Ce motif structure la dramaturgie du spectacle, où la chute se vit en duo. Comment s’adapter à un monde où tout dysfonctionne, où les fermetures éclair se grippent et où le plancher de scène s’effondre, où les rencontres sont « ratées » ?

À propos du spectacle, Camille Boitel écrit que :

間 est une pièce qui sert à user le théâtre jusqu’à la moelle

essai frénétique pour tenter de l’épuiser

ici rien n’est théorique, pas d’image, pas de métaphore, tout est réel, mécanique…

le théâtre dans le théâtre fini en miettes32

Le rapport de forces est visible par exemple lorsque Camille Boitel et Sève Bernard tentent de se rejoindre au centre du plateau, retenus par un contrepoids dans la série des « Rencontres ratées ». La résistance au contrepoids n’est pas jouée mais vécue, visible : il s’agit d’équilibre et de rapports de forces au sens physique du terme.

Figure 3

Figure 3

Camille Boitel et Sève Bernard, (ma, aida…) (2019), © Vincent Beaume

     

Figure 4

Figure 4

Camille Boitel et Sève Bernard, (ma, aida…) (2019), © Vincent Beaume

Cependant, malgré l’importance du thème de l’échec et sa mise en avant dans le discours des artistes, l’instabilité de l’univers scénique met en lumière le travail d’écoute et d’adaptation du duo : soutenir l’autre, déplacer une latte du plancher pour l’aider à traverser un nouveau trou de la scène, l’aider à tenir debout sur des objets qui tremblent et menacent de s’effondrer. Dans la scène finale, Camille Boitel et Sève Bernard dansent le tango au milieu d’objets tremblants et instables, qui se resserrent autour d’eux. Ils disparaissent dans le noir comme si leur danse se poursuivait après la fin du spectacle. Comme dans L’Immédiat, lorsque tout s’effondre c’est l’attention à l’environnement et le lien avec l’autre qui permet de tenir en dés-équilibre.

Figure 5

Figure 5

Camille Boitel et Sève Bernard, (ma, aida…) (2019), © Vincent Beaume

         

Figure 6

Figure 6

Camille Boitel et Sève Bernard, (ma, aida…) (2019), © Vincent Beaume

Conclusion

Dans une perspective certes philosophique, Jean-Louis Chrétien rappelle que le glissement et le dérapage sont des notions voisines de la fragilité. C’est bien dans ce registre que se situent les actions des corps en scène dans les spectacles de Camille Boitel : des glissements, des dérapages, des corps mous, des chutes en mineur. Ces humains qui continuent à tenir (plus ou moins) debout dans un monde qui s’effondre sont les vecteurs d’une dramaturgie de l’adaptation – qui fonctionne non pas de manière thématique mais bien de manière physique, concrète, grâce à un travail technique qui se veut invisible mais qui n’en est pas moins complexe. Si ces pièces font rire et frémir, c’est sans doute parce que cette fragilité (de l’équilibre, des déplacements) est constitutive de la condition humaine : pour Miguel Benasayag, la fragilité est ce qui nous lie. C’est sans doute ce lien – avec l’environnement, mais surtout avec l’autre – que matérialisent avec force les spectacles de Camille Boitel.

Bibliography

Miguel Benasayag, La Fragilité, Paris, La Découverte, 2007.

Rosita Boisseau, « Extension du domaine de la prouesse », », Arts de la piste : revue d’information culturelle sur les arts de la piste, n° 36, octobre 2005, p. 27. URL : https://documentation.artcena.fr/Default/doc/SYRACUSE/46726/extension-du-domaine-de-la-prouesse ?_lg =fr-FR [consulté le 26 septembre 2025].

Camille Boitel, « Un partage de déséquilibres », entretien réalisé par Alice Carré et Barbara Métais-Chastanier, Agôn n° 2, 2009, DOI : https://doi.org/10.4000/agon.1190 [consulté le 23 avril 2025].

Camille Boitel, « L’inspiration de la matière », entretien réalisé par Aurélie Coulon, Agôn n° 4, 2011, DOI : https://doi.org/10.4000/agon.2076 [consulté le 23 avril 2025].

Jean-Louis Chrétien, Fragilité, Paris, Les Éditions de Minuit, 2017.

Gwénola David, « Les Accidents du récit : une poétique de l’espace-temps », dans Emmanuel Wallon (dir.), Le Cirque au risque de l’art, Arles, Actes Sud / Papiers, 2002. p. 123-131.

Sylvain Diaz, « Dramaturgies de l’interstice, Introduction », Agôn n° 1, 2008, DOI : https://doi.org/10.4000/agon.747 [consulté le 23 avril 2025].

Marcel Freydefont, « Du décor à la scénographie », dans Le Théâtre français du XXe siècle, Paris, L’Avant-scène théâtre, 2011, p. 612-624.

Marcel Freydefont, « Plateau souverain, sols fertiles », dans Études théâtrales n° 28-29, 2003, p. 87-99.

Philippe Goudard, Arts du cirque, arts du risque, instabilité et déséquilibre dans et hors de la piste, Lille, ANRT, 2005.

Philippe Goudard, Le Cirque entre l’élan et la chute : une esthétique du risque, Saint-Gély-du-Fesc, Espaces 34, 2010.

Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, (1997) 2000.

Notes

1 Page de présentation de la compagnie L’Immédiat. URL : https://limmediat.com/compagnie/ [consulté le 22 mars 2024]. Return to text

2 Camille Boitel, « Un partage de déséquilibres », entretien réalisé par Alice Carré et Barbara Métais-Chastanier, Agôn n° 2, 2009, DOI : https://doi.org/10.4000/agon.1190 [consulté le 23 avril 2025]. Return to text

3 Ibid. Return to text

4 Camille Boitel, « L’inspiration de la matière », entretien réalisé par Aurélie Coulon, Agôn n° 4, 2011, DOI : https://doi.org/10.4000/agon.2076 [consulté le 23 avril 2025]. Return to text

5 Heureuses erreures, dialogue entre Aurélien Barrau et Camille Boitel présenté le 23 février 2024 à La Maison des Métallos. URL : https://www.maisondesmetallos.paris/conversation-heureuses-erreures [consulté le 18 avril 2025]. Return to text

6 Rosita Boisseau, « Extension du domaine de la prouesse », Arts de la piste : revue d’information culturelle sur les arts de la piste, n° 36, 2005, p. 27. URL : https://documentation.artcena.fr/Default/doc/SYRACUSE/46726/extension-du-domaine-de-la-prouesse ?_lg =fr-FR [consulté le 26 septembre 2025]. Return to text

7 Miguel Benasayag, La fragilité, Paris, La Découverte, 2007, p. 15. Return to text

8 Camille Boitel, « L’inspiration de la matière », op. cit. Return to text

9 Dossier de presse du spectacle, Théâtre Garonne, 2017. Archives de la compagnie L’Immédiat. Return to text

10 J’aborderai peu le spectacle L’Homme de Hus dont la captation est restée introuvable malgré les recherches de Camille Boitel dans ses archives, mais il me semble important de le mentionner pour sa place dans la construction de la démarche artistique de la compagnie et en raison des enjeux scénographiques qu’il soulève. Return to text

11 Dossier de presse du spectacle, op. cit. Return to text

12 Jean-Luc Mattéoli, L’Objet pauvre : mémoire et quotidien sur les scènes contemporaines françaises, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011. Return to text

13 Camille Boitel, « Un partage de déséquilibres », op. cit. Return to text

14 Marcel Freydefont, « Du décor à la scénographie », dans Le Théâtre français du XXe siècle, Paris, L’Avant-scène théâtre, 2011, p. 612-624, p. 618. Return to text

15 Le générique indique que les manipulations en coulisses sont assurées par Nahuel Menendez et les manipulations à vue par Jun Aoki. Return to text

16 Le colloque « Gestes et processus dans les arts de la marionnette. Volet 2 : Gestes scénographiques au-delà des gestes de figuration, figurer autrement » organisé par Marie Garré Nicoara, Oriane Maubert et Shirley Niclais en janvier 2025 à l’Université de Strasbourg a proposé un état des lieux de ce cas particulier de la manipulation qui s’étend à la scénographie. Return to text

17 Marcel Freydefont, « Plateau souverain, sols fertiles », dans Études théâtrales n° 28-29, 2003, p. 87-99, p. 92. Return to text

18 Philippe Goudard, Le Cirque entre l’élan et la chute : une esthétique du risque, Saint-Gély-du-Fesc, Espaces 34, 2010, p. 25. Return to text

19 Camille Boitel, « Un partage de déséquilibres », op. cit. Return to text

20 Ibid. Return to text

21 Ibid. Return to text

22 Ibid. Return to text

23 Jean-Louis Chrétien, Fragilité, Paris, Les Éditions de Minuit, 2017, p. 8. Return to text

24 Philippe Goudard, Arts du cirque, arts du risque, instabilité et déséquilibre dans et hors de la piste, thèse de doctorat en Etudes Théâtrales sous la direction de Gérard Liéber, soutenue en 2005 à l’Université de Montpellier III, Lille, Presses de l’Atelier National de Reproduction des Thèses, 2005, p. 117. Return to text

25 Gwénola David, « Les accidents du récit : une poétique de l’espace-temps », dans Emmanuel Wallon (dir.), Le Cirque au risque de l’art, Arles, Actes Sud / Papiers, 2002, p. 123-131, p. 126. Return to text

26 Dossier de présentation du spectacle L’Immédiat (décembre 2009), archives de la compagnie L’Immédiat. Return to text

27 Ibid. Return to text

28 Camille Boitel, « L’inspiration de la matière », op. cit. Return to text

29 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine [1997], Bruxelles, Contredanse, 2000, p. 301. Return to text

30 Dossier de présentation du spectacle, op. cit. Return to text

31 Sylvain Diaz, « Dramaturgies de l’interstice, Introduction », Agôn n° 1, 2008, DOI : https://doi.org/10.4000/agon.747 [consulté le 23 avril 2025]. Return to text

32 Présentation du spectacle sur le site de la compagnie. URL : https://limmediat.com/ma/ [consulté le 23 avril 2025]. Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Aurélie Coulon, « Les mondes instables de Camille Boitel : une dramaturgie de l’adaptation, entre fragilité de la scénographie et vulnérabilité des corps », Déméter [Online], 13 | Été | 2025, Online since 01 octobre 2025, connection on 18 novembre 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/2282

Author

Aurélie Coulon

Aurélie Coulon est Maîtresse de conférences en études théâtrales à l’Université de Strasbourg (UR3402 – ACCRA). Ses recherches explorent la question de l’espace (dramatique/scénique) dans les arts de la scène au XXe siècle et au XXIe siècle, les hybridations des arts (théâtre-cinéma), ainsi que les formes et fonctions du hors-scène. Ses dernières publications s’intéressent aux figurations de l’horizon dans les arts de la scène : elle a notamment codirigé, avec Céline Flécheux et Benjamin Thomas, l’ouvrage Horizons contemporains : ouverture, partition, profondeur d’espace dans les arts de la scène et de l’écran (éditions Mimésis, 2025).

Copyright

CC-BY-NC