Tissu aérien, corde lisse, cerceau, trapèze et leurs déclinaisons volantes ou ballantes sont des agrès et des disciplines aériennes possédant chacune leurs spécificités techniques – tant matérielles que corporelles – et exposant les artistes et praticien·ne·s à une grande vulnérabilité par leur évolution acrobatique dans les airs. Habitant·e·s des hauteurs, les aérien·ne·s affrontent en permanence les potentielles sanctions de leur échec, à savoir la chute (quand elle n’est pas recherchée dans l’exécution d’une figure). Toutefois, le risque de tomber est parfois instrumentalisé dans le but d’alimenter l’effet extraordinaire des numéros aériens défiant la gravité. Le sensationnalisme rattaché à l’aérien serait une caractéristique du courant traditionnel du cirque d’après la chercheuse en arts dramatiques Françoise Boudreault pour qui le nouveau cirque s’accompagne d’une « rupture éthico-esthétique dans le rapport au danger et à la notion d’exploit1 ». Cette idée est reconduite par les travaux de l’anthropologue Francine Fourmaux qui identifie une « esthétisation du danger et de la prise de risque par la mise en scène2 » dans le nouveau cirque. Des exemples contemporains amènent à penser que le traitement du risque dans le cirque pourrait être un indicateur de ses évolutions esthétiques à l’instar du Vide (2011) de Fragan Gehlker dans lequel le cordéliste, emporté par la chute de son agrès, tombe de manière répétée et imprévisible, ou des Flyings (2021) de Mélissa Von Vépy (Compagnie Happés) dont l’installation d’un trapèze ballant à 1,50 mètre du sol supprime toute prise de risque.
Définie comme « l’engagement volontaire du sujet dans une situation incertaine3 » par l’ethnologue Gilles Raveneau, la prise de risque n’est pas subie par les artistes aérien·ne·s, elle résulte en partie d’un choix de mise en scène destiné à susciter de fortes émotions auprès du public. La perception du risque dans le cirque comme « mise en jeu de l’intégrité physique4 » est à nuancer au regard de ce que la chercheuse Kate Holmes nomme une « vulnérabilité habile5 ». Par cet oxymore, elle désigne la stratégie à laquelle recourent les aériennes au sein de leurs numéros entre les années 1920 et 1930 qui se basent sur l’équilibre entre le risque comme outil pour mettre en valeur les aptitudes acrobatiques et la maîtrise technique comme moyen pour performer le danger. D’après Kate Holmes, le sentiment de vulnérabilité perçu chez les aériennes serait délibérément exacerbé dans le but de « rendre la force [du corps féminin] plus acceptable6 ».
Par leur occupation de l’espace aérien et la musculature de leur corps, les aériennes défient et dévient des normes de genre qui reposent notamment sur une association entre corps féminin et faiblesse comme l’expose le gynécologue obstétricien et médecin du sport Thierry Adam : « Jusqu’à la fin des années 1950, la faiblesse féminine a toujours été démontrée médicalement, ce qui permettait de tenir les femmes à l’écart du sport7 » Malgré une maîtrise technique élevée et peu importe le degré de prise de risque, la perception des aériennes au prisme du genre a détourné l’attention de leur virtuosité vers leur apparence comme en témoigne la description ambivalente que l’historien Paul Adrian dresse de Lillian Leitzel, acrobate aérienne allemande du début du XXe siècle : « […] malgré le développement athlétique de son buste, elle [Lillian Leitzel] semblait fragile8 ». Au regard de ces travaux menés sur le siècle précédent, les stéréotypes de genre semblent avoir calibré l’esthétique et les corporéités aériennes en faisant de la vulnérabilité et de la sexualisation les ressorts dramaturgiques des numéros aériens traditionnels exécutés par des femmes. Dans le champ du cirque contemporain, certaines résonances avec le courant traditionnel ont été observées par la sociologue Marie-Carmen Garcia qui mentionne le « genre du risque9 », c’est-à-dire les différences dans les valeurs projetées sur les numéros aériens selon le genre de la personne qui les exécute.
Vulnérabilité et prise de risque sont intrinsèques à la pratique aérienne et ont été analysées au prisme du genre au sein du cirque traditionnel dont le sensationnalisme s’appuyait largement sur ces deux notions. Dans cet article, nous choisissons de nous concentrer sur la condition humaine au fondement de ces deux situations régies par le danger : la fragilité, ou la « facilité à se briser10 ». Passée sous silence au profit de l’extraordinaire du cirque et de ses corps hors normes, la fragilité concerne le travail de la limite, celle à ne pas dépasser entre le maintien et la chute, entre l’effort et la blessure. À partir de mon expérience corporelle de la corde lisse – comme « lieu de construction de savoirs permettant de déconstruire des images11 » accrochées à la pratique aérienne – et du suivi de la création Pli (2021) d’Inbal Ben Haim, Domitille Martin et Alexis Mérat, cet article a pour ambition d’analyser le traitement de la fragilité dans le cirque aérien contemporain français. Si la vulnérabilité et la prise de risque ont été travaillées par les aériennes du siècle dernier pour faire face aux stéréotypes de genre, comment les artistes d’aujourd’hui s’emparent-elles et incorporent-elles la fragilité dans leur création ?
Observé dans le cadre de ma thèse de doctorat12, le spectacle Pli – décrit comme une rencontre entre cirque et papier – a été créé par la cordéliste Inbal Ben Haim, la scénographe et plasticienne Domitille Martin et l’ingénieur et plieur-froisseur Alexis Mérat. L’intention dramaturgique de l’équipe de Pli est d’opérer un basculement dans les conceptions de la force et de la fragilité, des notions respectivement et traditionnellement associées au corps circassien extraordinaire et à la matière banale du papier. Le suivi du processus de création13 de Pli a débuté par la rencontre avec l’équipe le 18 novembre 2020 au Centre Chorégraphique National de Grenoble (CCN2) et s’est terminé avec la sortie du spectacle aux SUBS – Lieu vivant d’expériences artistiques à Lyon en novembre 2021 pour un total de huit périodes d’immersion dans le terrain. En plus des temps d’observation-participante14 de la fabrique de Pli, le recueil de la parole des collaborateur·ice·s artistiques du projet s’est effectué du 30 novembre 2021 au 21 novembre 2022 avec quatre personnes interrogées (Inbal Ben Haim, Eleonora Gimenez, Domitille Martin, Alexis Mérat) pour un total de seize heures et trente-quatre minutes d’entretiens disséminés dans quatorze discussions organisées à l’avance. À partir de ce riche matériau issu du terrain et d’une description analytique du travail aérien d’Inbal Ben Haim au sein de la création de Pli, notre étude de la place de la fragilité dans une création aérienne contemporaine se découpera en trois parties thématiques. Tout d’abord, nous expliquerons comment le processus de création du spectacle est fondé sur l’exploration d’une matière fragile, le papier, transformé en agrès ; puis nous montrerons que ce nouvel agrès ouvre la voie à d’autres corporéités, voire à d’autres savoir-faire acrobatiques et plastiques, et enfin, nous finirons par l’étude d’une séquence spécifique du spectacle Pli dans laquelle les fragilités du corps et du papier sont données à voir.
La fragilité comme moteur de recherche artistique
Née en Israël, Inbal Ben Haim a effectué son cursus professionnel de cirque en France, un éloignement de sa terre natale qui a fait suite à une création, Somewhere and nowhere (2013), réunissant l’Ensemble Shabazy et la Cie On. Sa présence en France lui a permis d’intégrer la formation préparatoire aux arts du cirque de Piste d’Azur de 2013 à 2015, Centre régional des arts du cirque PACA à la Roquette-sur-Siagne, et de se spécialiser en corde lisse. Pendant cette formation où l’engagement physique est intensif, Inbal Ben Haim s’est blessée à l’épaule – une déchirure des cartilages – et s’est retrouvée forcée de changer radicalement sa pratique et de réviser sa conception du corps circassien et de sa performativité. Pendant plus d’un an, la convalescence – précédée d’un temps d’errance médicale puis incluant un diagnostic, une immobilisation, une opération et de la rééducation – l’a empêchée de progresser sur la corde aussi rapidement que cela est généralement attendu en école professionnelle de cirque. Pour lutter contre l’isolement et l’immobilité, Inbal Ben Haim s’est livrée à quelques expérimentations basées sur la manipulation de la corde lisse depuis le sol. À travers ces explorations physiques qu'elle a menées seule au sein de son école, sa relation avec l’agrès s’est transformée par un détournement de la dimension purement utilitaire du support acrobatique et un déploiement de ses possibilités chorégraphiques et plastiques. Confrontée au besoin de rester en mouvement et à la frustration de ne pas pouvoir grimper, Inbal Ben Haim a contourné les obstacles de sa condition physique par une grande créativité et a inventé une autre pratique aérienne. Loin de l’imaginaire de l’envol et de l’incarnation de l’impesanteur, sa recherche corporelle guidée par la blessure reposait sur une écoute de son corps et des possibilités offertes par l’agrès. Comme elle était suspendue à un bras, les pieds encore connectés au sol, la dimension aérienne de son mouvement résidait dans le contact avec le coton de la corde, dans le jeu avec les appuis, dans l’attention au poids et dans le geste de tenir. Dans le cas d’Inbal Ben Haim, l’expérience de la blessure a représenté une opportunité pour considérer le potentiel créatif de la fragilité de son propre corps et d’envisager autrement cette condition humaine, c’est-à-dire de trouver un moyen d’expression artistique depuis ses failles et en dehors des attentes spectaculaires de sa discipline. Le cas de la cordéliste ne fait pas exception, tant sur l’occurrence de la blessure en école de cirque que dans l’occasion qu’elle représente pour « réfléchir à sa pratique corporelle, dans la perspective de l’usage intensif du corps en tant qu’artiste de cirque.15 » Il s’agit du moins du constat dressé par la sociologue Florence Legendre dans son étude de l’apprentissage du risque en école de cirque où elle a pu observer, à l’identique de l’expérience d’Inbal Ben Haim, que la blessure déclenche chez les circassien·ne·s une prise de conscience « de la fragilité relative de leur outil de travail [leur corps] auquel il faut accorder de l’attention16 ».
De passage à Châlons-en-Champagne, Inbal Ben Haim s’est présentée aux sélections pour l’entrée au Centre National des Arts du Cirque (CNAC) sans même pouvoir faire de la corde lisse ni s’essayer aux autres épreuves de l’entrée en formation à cause de sa blessure. Étonnamment, elle a été acceptée au CNAC au sein de la 29e promotion où elle a pu approfondir sa recherche aérienne à travers des rencontres importantes. Dans le cadre de sa formation aux arts du cirque au CNAC et d’un atelier avec le jongleur-bricoleur Johann Le Guillerm en 2016, Inbal Ben Haim a eu l’idée de se suspendre sur du papier pour répondre à la consigne de l’artiste intervenant, à savoir de mettre en piste ce qu’il nomme une pratique minoritaire, autrement dit, une pratique rare, oubliée ou inédite. Certains des axes majeurs du projet Pli étaient déjà présents dans cette première interaction entre le papier en grand volume et la cordéliste Inbal Ben Haim, à l’instar de la suspension sur papier et de la fabrication de l’agrès à vue. Afin de poursuivre cette tentative prometteuse de suspension sur papier, un laboratoire17 a été organisé en 2017 par le CNAC où Alexis Mérat a été invité pour son expertise du papier et son parcours de plasticien. Lors de ce laboratoire, l’objectif premier de construire des cordes totalement en papier pour réaliser des acrobaties aériennes a rapidement été testé et validé à l’image du modèle toronné visible sur la figure 1, certifiant alors le potentiel créatif et innovant de la rencontre entre cirque et papier. Augmentée par l’intégration de la scénographe et plasticienne Domitille Martin en 2020, l’équipe de Pli s’est plongée dans un processus de création de longue durée – avec des résidences de recherche, technique et d’écriture – et a ouvert un champ de possibles plastiques et acrobatiques. Tout au long du processus de création, Inbal Ben Haim, Domitille Martin et Alexis Mérat ont été guidé·e·s par la matérialité du papier – par les techniques convoquées et l’invention de nouveaux agrès – tout en demeurant focalisé·e·s sur l’expression poétique d’un bouleversement des notions de fragilité et de force. En parallèle de la création d’un spectacle d’une heure dédié à des salles de spectacle frontales, l’équipe de création a aussi conduit des ateliers avec des publics dits fragiles au sein de l’Association Femmes SDF de Grenoble, ou auprès des résident·e·s de la maison de retraite Jean Villard à Pollionnay ou des détenu·e·s de la Maison d’Arrêt de Fresnes.
Figure 1
« Corde toronnée ». Photographie numérique prise par Lucie Bonnet le 27 novembre 2020 au Centre Chorégraphique National de Grenoble, 2848x4272.
Les résidences au CCN2 de Grenoble ont constitué mon entrée dans le terrain et la fin de la période de résidence de recherche pour l’équipe de Pli. Mon observation de cette partie du processus a permis de rendre compte de cette ouverture aux possibilités acrobatiques et scénographiques de la matière, mais également d’une routine mise en place par l’équipe au fur et à mesure des expérimentations. À partir de la contrainte primaire du format de la bobine, l’équipe de Pli a abouti à l’invention d’un grand panel d’agrès et d’autres formes. Leur méthode d’exploration reposait sur un système qu’Alexis Mérat traduit ainsi :
L’étoile, qui est le premier agrès non corde qu’on a testé, c’est juste des bandes de papier nouées […] donc ça découle directement du matériau […]. Ces bandes, soit tu peux les froisser, ou les laisser ouvertes, ou les toronner. L’étoile toronnée, ça donne la liane, et la liane un peu retoronnée sur elle-même, ça donne une corde18.
Une fois que la forme d’un agrès a été pensée puis mise en œuvre, la possibilité de le mettre en mouvement et qu’il devienne support de la suspension aérienne était vérifiée par Inbal Ben Haim au travers d’explorations physiques dans un aller-retour avec le reste de l’équipe. Depuis son support de papier, la circassienne explorait et se concentrait sur les réactions de la matière pendant que Domitille Martin et Alexis Mérat, en bas, filmaient, photographiaient, dessinaient et alertaient sur de possibles fragilités de l’agrès. L’exploration physique prenait fin au moment où Inbal Ben Haim considérait être venue à bout des potentialités acrobatiques de la forme testée. Une fois de retour au sol, la cordéliste traduisait sa découverte corporelle de l’agrès auprès de ses deux partenaires qui verbalisaient aussi leur impression extérieure de l’improvisation aérienne dans une discussion principalement centrée sur la viabilité de l’agrès, c’est-à-dire sa capacité à supporter – sans totalement céder – le poids du corps en mouvement. Cette place de premier ordre faite au papier et à l’invention des agrès dans le récit du processus de Pli résonne fortement avec la « dramaturgie à l’épreuve des faits et de la matière19 » de Barbara Métais-Chastanier ainsi qu’avec le concept d’affordance20 de James Jerome Gibson. Les résidences de recherche ont finalement consisté à imaginer et tester les formes et les interactions possibles avec le papier sur les plans de la scénographie, du costume, de la lumière, du son, du jeu, de la suspension. Pour Alexis Mérat, la démarche d’apprivoisement du papier propre à Pli était similaire au travail physique du cirque tel qu’il l’envisage, il s’agit pour lui de « détecter les fragilités […] c’est la maîtrise du risque plutôt que la quête du risque21 ». Le processus de création de Pli témoigne d’une volonté de placer le papier au premier plan et de faire de sa fragilité le moteur des expérimentations qui reposent sur la recherche des possibilités acrobatiques et des limites de la matière, autrement dit du point de non-retour entre l’intégrité et la cassure.
Faire confiance à ce qui rompt : renouveler les techniques aériennes au contact du papier
Inbal Ben Haim est à l’origine du projet Pli et du désir de suspension sur papier. Elle a été attirée par le papier pour de nombreuses raisons, peut-être par goût pour les matériaux dont la fragilité est perçue comme limitante en résonance avec sa propre blessure qui a pourtant déployé un potentiel créatif au sein de son identité artistique. Le papier est une matière peu exploitée dans les pratiques acrobatiques circassiennes et, même pour l’équipe de Pli, ce matériau reste indomptable car en proie aux constantes variations de sa structure et de ses réactions en fonction des conditions atmosphériques dans lesquelles il se trouve. Plus précisément, un taux d’humidité rend le papier plus souple et malléable, cela le renforce par la réhydratation des fibres. L’équipe de Pli a pu constater cela en étant accueillie dans des salles de spectacle chauffées où l’air était sec, ce qui rendait le papier cassant et causait de nombreuses inquiétudes. Par ailleurs, la sueur d’Inbal Ben Haim agit comme la résine22 sur la corde lisse : le papier devient collant au contact de la transpiration. Par le contact prolongé avec cette matière vivante apprivoisée pendant le processus de création, la cordéliste a noué une relation intime avec le papier basée sur un impératif : « faire confiance à la fragilité23 ».
La fabrication sur scène tout comme la co-présence des trois créateur·ice·s de Pli sur le plateau amènent le geste acrobatique et le geste plastique à dialoguer sur scène. Pourtant, il apparaît que le mouvement aérien est à même de fusionner ces deux gestes dans une influence réciproque entre arts du cirque et arts du pliage. Dès les premiers laboratoires de Pli, une technique de froissage inédite a été développée par Inbal Ben Haim. Par le toucher et la préhension du papier précédant l’ascension, la cordéliste effectue un froissage en direct dans le sens où elle structure le papier en même temps qu’elle grimpe dessus. Ce froissage est dit « en direct » car le temps de la fabrication et le temps de l’exploration aérienne sont d’ordinaire distincts et séparés, l’agrès était confectionné et préparé au préalable en vue de l’ascension. L’analogie entre le froissage et la pratique aérienne s’est initialement faite sur le constat de la similitude entre le geste de préhension de l’agrès et le geste de préhension du papier lors du froissage qui consistent tous deux à empoigner la matière à pleine main en exerçant une forte pression. D’abord expérimenté par le contact entre les mains et le papier, ce froissage aérien s’est étendu à l’ensemble du corps : le creux des genoux, les pieds, le creux des coudes, toute partie du corps capable de saisir et de faire corps avec la matière est mise à contribution du froissage du papier comme l’illustre la figure 2. Cette méthode de froissage aérien repose sur le mouvement du corps et la mise en tension du papier par la suspension et implique que l’agrès utilisé n’est pas dans sa forme finale. En effet, la rencontre entre cirque et papier alimente l’art du pliage de nouvelles techniques de froissage et bouleverse l’approche de l’acrobate à ses objets qui n’atteignent jamais, dans le cas de Pli, un état stable. Le papier s’harmonise et se calibre par les pressions exercées par le corps d’Inbal Ben Haim qui, elle aussi, s’adapte à la structure grimpée.
Figure 2
« Inbal Ben Haim se saisissant d’un agrès de papier ». Photographie numérique prise par Lucie Bonnet le 26 novembre 2020 au Centre Chorégraphique National de Grenoble, 2848x4272.
Les agrès de papier ont la particularité de placer Inbal Ben Haim dans le même état d’anticipation et de suspense que le public, elle explique que « chaque fois qu’on monte sur un agrès nouveau, il y a cette question : “est-ce que ça va tenir ou pas ?”24 ». L’aspect imprévisible du papier et la découverte sous-tendue par l’innovation d’agrès en papier induit un état de corps de la retenue et de l’écoute. En étant habitée par l’incertitude de la résistance des agrès, Inbal Ben Haim agit avec précaution, c’est-à-dire qu’elle gère son poids différemment qu’elle le ferait sur une corde lisse. De façon progressive, elle donne son poids à l’agrès tout en maintenant une grande tension musculaire visant à se faire la plus légère possible sans chercher à imposer un vocabulaire acrobatique. Bouger sur un agrès de papier consiste, pour Inbal Ben Haim, en un aller-retour entre don du poids et écoute des conséquences de ce don sur la matière en dehors des impératifs de prouesse technique. Suite à sa blessure à l’épaule, la cordéliste a décuplé l’écoute de son corps pour en faire un véritable savoir-faire qu’elle a redirigé, par empathie envers la matière, vers le papier. Par apprentissage et par immersion dans le savoir-faire et la technicité du papier pendant le processus de création, Inbal Ben Haim a développé une écoute organique et une connaissance empirique du papier. Grâce aux bruits et aux vibrations du papier, elle sait identifier quand celui-ci atteint son seuil de tension maximale, c’est-à-dire quand il est au bord de la rupture et quand il risque de la mettre en danger. Lorsque de telles situations surviennent, elle s’adapte et réorganise la répartition de son poids sur l’agrès, elle anticipe la déchirure. En somme, Inbal Ben Haim a développé une pratique de l’attention tournée vers les fragilités de son corps et vers les fragilités du papier. La reconnaissance de la fragilité intrinsèque des agrès de papier oriente la disponibilité corporelle de la cordéliste vers un travail de la limite : il s’agit d’évaluer jusqu’où le papier tient. L’extra-sensorialité déployée par Inbal Ben Haim sous-entend une acceptation de la fragilité du papier qui est à l’essence même des agrès dont elle sait qu’ils finiront tôt ou tard par céder. Par expérience de ce qui rompt – dans les fibres du corps comme dans celles du papier –, la circassienne a incorporé un autre degré de technicité acrobatique reposant sur l’adaptabilité du corps dans des situations d’incertitude et de potentielle rupture. Loin de considérer la fragilité comme une fin en soi, l’équipe Pli a extrait des savoirs inédits de cette caractéristique du papier au point de nourrir un niveau de confiance avec ce qui peut lâcher à même de « désamorc[er] le sentiment d’impuissance devant le vide25 ».
Le potentiel de transformation d’un agrès fragile : analyse de l’étoile
Dans le spectacle Pli présenté pour la première fois au public en octobre 2021 aux SUBS à Lyon, la fragilité est donnée à voir dès les premières minutes par le geste de déchirure d’une bande de papier depuis la bobine. Le papier est manipulé par Inbal Ben Haim, Domitille Martin et Alexis Mérat sur scène, il est déchiré, froissé, assemblé, troué, grimpé, mâché, mais il ne cède jamais de lui-même, au contraire, il tient. L’ascension d’Inbal Ben Haim sur les agrès de papier fait douter de la binarité des qualificatifs fort et fragile et de qui du papier ou de la cordéliste les incarne. Bien que cette dernière éprouvait une frustration quant au manque de temps et d’outils pendant le processus de création pour explorer l’épuisement corporel sur scène, la fragilité du corps et du papier se manifeste particulièrement dans la séquence de l’étoile qui se trouve dans les dix premières minutes du spectacle. L’étoile est un agrès composé de bandes de papier kraft et soie brutes, qui ne sont ni froissées ni pliées, seulement assemblées en un point d’accroche par Alexis Mérat, à la vue du public. Cet agrès est le plus fragile de tous les nombreux prototypes auxquels l’équipe de création a abouti, surtout car la matière n’est pas rassemblée (l’extrême opposé serait une corde qui concentre toute la matière dans un tressage). Dans cette scène, Inbal Ben Haim rejoue une fragilité qu’elle a un jour vécue, à savoir, la première fois qu’elle a grimpé sur cet agrès pour expérimenter sa résistance et ses potentialités acrobatiques. Elle a tenté de garder dans sa mémoire corporelle cette première fois durant laquelle elle a éprouvé un grand moment de vulnérabilité dû à la part d’inconnu de cette rencontre. Cette scène a ensuite été sécurisée pour éviter une mise en danger réelle devant le public. Cependant, il demeure toujours une marge d’incertitude, d’abord parce que le papier est une matière vivante et changeante qui demande une grande capacité d’adaptation, mais aussi parce que la fragilité de l’agrès doit être anticipée et maîtrisée.
Lorsqu’Inbal Ben Haim approche de l’étoile qu’Alexis Mérat a fini de préparer, elle met en tension chaque bande de papier en les agrippant avec ses mains et en donnant de son poids de façon perceptible : ses bras sont tendus et son corps se décentre de son axe de gravité pour se pencher en arrière. Cette mise en tension garantit une répartition homogène du poids entre chaque bande de papier une fois qu’Inbal Ben Haim sera suspendue sur l’ensemble de la structure. Au sein de cet impératif technique26, elle prend le temps de parcourir les bandes du bout des doigts, d’entrer en contact avec le papier et de proposer une rencontre avec l’agrès qui invisibilise la vérification sécuritaire aux yeux du public. Pour se suspendre et grimper sur l’étoile, Inbal Ben Haim doit séparer les bandes de papier en deux groupes équitables qui sont, dans le meilleur des cas, arrangés au préalable par Alexis Mérat. Tout en entrant dans une danse tourbillonnante avec l’agrès, elle compte le nombre de bandes dans ses mains : chacun des deux bras de l’étoile doit comporter six bandes pour garantir une ascension en toute sécurité. Dans un entretien du 30 mars 2022, Inbal Ben Haim me confiait ne pas chercher à masquer les gestes techniques imposés par l’installation de l’étoile, elle préfère plutôt se nourrir de cette contrainte et explorer ce que cette dernière offre chorégraphiquement. Les bandes de papier à saisir, à compter, à rassembler, donnent des directions à ses gestes et une intention claire, elles incitent un type de préhension où la lecture haptique informe du nombre de bandes dans la paume des mains. La nécessité de mettre en tension ces bandes de papier invite également à un rapport au poids décentré de la plante des pieds. Dans cette passation de l’agrès des mains d’Alexis Mérat à celles d’Inbal Ben Haim, la responsabilité de l’intégrité de la structure et de la circassienne se transfère.
Après les temporalités de la construction et de la suspension de l’agrès, l’étoile est mise en pièce par Inbal Ben Haim au fur et à mesure de son ascension comme nous pouvons l’observer dans la figure 3. Sur cette image, les différentes textures des bandes de papier sont visibles : la partie sous Inbal Ben Haim est marquée par le passage du corps de cette dernière – les plis portent la mémoire de son mouvement – tandis que les bandes sur la droite n’ont pas subi le froissage aérien (simultané à l’ascension) et demeurent lisses. La destruction du médium donnant accès à l’espace aérien rappelle la fragilité du matériau utilisé et le risque encouru à l’utiliser comme agrès. En levant le voile sur l’instabilité de son support, Inbal Ben Haim nous force à considérer les agrès pour leur impermanence et à réaliser que l’agrès comme la cordéliste peuvent lâcher, c’est-à-dire cesser d’être tenu·e·s en l’air pour donner raison à la pesanteur. D’autre part, la répétitivité du geste de destruction de l’étoile révèle les potentialités d’action que permet la rupture : Inbal Ben Haim ne déchire pas compulsivement l’étoile, elle accumule les façons d’interagir avec l’objet en jouant sur sa fragilité et sa capacité de métamorphose. Son attention n’est pas dirigée vers les conséquences risquées de la situation, mais vers le déploiement des possibilités. Ici, la fragilité n’est pas vécue par Inbal Ben Haim comme une voie sans issue ou une fatalité, mais comme un lieu d’adaptabilité, de surprise, d’attention et de renouveau. Ce renouveau se perçoit visuellement par le vide créé entre la cordéliste et le sol, auparavant comblé par l’étoile, mais il se fait également sentir par la fin du cycle de construction et de destruction. Une fois arrivée au bout de son ascension et de son exploration des transformations de l’agrès qui la soutient, il n’y a pas de retour possible par le même chemin pour Inbal Ben Haim qui va se suspendre à ce qui reste de l’étoile avant de chuter dans le monticule de papier qui formait auparavant l’étoile.
Figure 3
« Destruction de l’étoile par Inbal Ben Haim ». Photographie numérique prise par Lucie Bonnet le 17 décembre 2020 au Centre Chorégraphique National de Grenoble, 2848x4272.
La figure 4 illustre ce tableau saisissant composé du vestige d’un agrès, du vide de l’espace aérien et d’un geste de tenir fort et solide. Ce poing fermé sur la matière, comme arrêt des déchirures répétées de l’agrès, contient l’essence même de la suspension aérienne, à savoir une sollicitation des muscles du bras et de la main pour tenir et une incertitude sur l’issue de cette posture immobile. La suspension et le geste minimal de tenir sont à la fois subis – parce que la chute est généralement permanente et non-négociable, parce qu’il faut résister face au temps, aux tensions musculaires, au poids – mais aussi recherchés pour la puissance de l’instant suspendu à laquelle ils permettent de goûter tant pour le public craignant la chute que pour l’aérienne qui met son endurance à l’épreuve. Tenir sa vie au bout de ses mains en faisant de la simplicité acrobatique et esthétique de cette situation l’apogée de l’acte circassien est un marqueur du courant contemporain largement exploré par l’artiste Chloé Moglia pour qui la pratique de la suspension est un espace où « cueill[ir] des rêves, des images, et des sensations27 ».
Figure 4
« Inbal Ben Haim suspendue aux vestiges de l’étoile ». Photographie numérique prise par Lucie Bonnet le 17 décembre 2020 au Centre Chorégraphique National de Grenoble, 2848x4272.
Conclusion
La démarche de l’équipe de création de Pli possède la particularité de considérer la fragilité comme une condition qui ouvre à de nouvelles possibilités, autrement dit comme un matériau de la recherche artistique. Dans un cirque contemporain qui n’emploie plus la prouesse technique comme principe et moteur de son existence, la vulnérabilité – comme exposition aux sanctions de la chute – n’est plus seulement une conséquence des configurations spatiales de l’aérien, elle peut devenir un motif employé par des artistes qui assument et donnent à voir leur capacité à faillir. Le cas d’Inbal Ben Haim au travers de Pli illustre le rapport que les aériennes contemporaines entretiennent avec leur pratique qui tend à s’émanciper des normes genrées en incarnant délibérément la fragilité et se décentrant des stéréotypes de la féminité.
Pli fait apparaître des parallèles entre la pratique aérienne et le papier, à l’instar de la mise en péril de l’intégrité : la chute et la déchirure mettent toutes les deux le corps et le papier face au risque de finitude, de dépassement du point de non-retour et d’altération d’un état initial. La fragilité dans cette création ne tient pas qu’au papier : le matériau est un point de départ et une source d’inspiration pour explorer et reconsidérer ses propres fissures. Le processus de création repose sur l’étude de la fragilité du papier qui devient un savoir partagé de l’équipe. Dans Pli, la fragilité est incorporée et vécue intimement dans la chair du corps au point de transformer les façons de pratiquer l’aérien. De ce fait, le spectacle ne repose pas uniquement sur une esthétique de la fragilité par l’abondance de papier sur le plateau, mais surtout sur une prise de conscience par l’équipe de création de ce que la fragilité signifie : une opportunité de transformation, une promesse de métamorphose, une impossibilité de retour à l’état initial qui offre, pour récompense, la connaissance des limites.




