« Jusqu’où ça va tenir ? 1 » : cette question, qui d’ordinaire au cirque tient en haleine le public dans une esthétique de la prise de risque comme « leçon de force » autant que comme « leçon de cran2 », est aujourd’hui revisitée par les acrobates contemporains. Dans son spectacle Pli, Inbal Ben Haim interroge ainsi sa pratique circassienne et le risque présent dans toute voltige, en les mettant en abîme avec la fragilité de toute condition humaine, dans un dispositif original de suspension aérienne sur papier. Elle rejoint en cela les débats contemporains sur les dangers pris dans la pratique circassienne : « la mise en danger est-elle une modalité d’expression des artistes de cirque3 » ? Inbal Ben Haim précise lors d’un entretien que ses questionnements sur la fragilité lui seraient venus d’une importante blessure à l’épaule4. L’objectif est pour elle de renouveler le langage acrobatique du cirque contemporain en tenant compte de la vulnérabilité des artistes de cirque, sans pour autant renoncer à une certaine esthétique de la prouesse5, pour découvrir une beauté qui « n’a pas uniquement partie liée avec la prouesse et le danger6 ». Pli se présente ainsi comme une « fable chorégraphique et acrobatique7 », mettant en scène une suspension impressionnante sur papier, et associant d’une part une hybridation de la pratique circassienne avec les arts plastiques autour du matériau inédit au cirque qu’est le papier, avec d’autre part des modes d’expressions chorégraphiques, qui « emprunte[nt] à la danse [leur] écriture [et] cherchent avant tout […] à faire naître l’émotion8 ». Pli est une « myriade » d’histoires, dont la dramaturgie repose sur des « images poétiques fortes9 », liées ensemble d’abord par la place centrale donnée au papier, mais aussi par différents prismes de la fragilité évoqués en divers tableaux, allant d’une évocation de la symbiose entre l’homme et son environnement dans la constitution d’une forêt de papier comme autant d’agrès pour accueillir l’acrobatie autant que la simple contemplation ; puis présentant la voltigeuse dans un numéro entre acrobatie au sol et contorsion dansée, lui permettant de s’extraire lentement, comme un animal ou un insecte, d’une mue intégralement faite de papier se déchirant progressivement ; jusqu’à enfin proposer une variation des techniques de constitution des agrès en papier dans un numéro de voltige se terminant par la traversée de différentes strates de papier dans un mouvement de réception lente vers le sol, comme autant de filets ici transpercés. Nous nous proposons d’observer la richesse de cette évolution de l’esthétique circassienne dans une perspective philosophique et surtout phénoménologique, en questionnant le renouvellement des arts du cirque à l’aune de la philosophie du care, puis à partir de la récurrence des notions de pli et de déchirure dans les écrits de Renaud Barbaras, pour découvrir les pistes conceptuelles que ces nouvelles pratiques semblent dessiner. Notre hypothèse est alors la suivante : par son usage du papier et son déplacement du risque dans les arts du cirque vers une nouvelle forme de prouesse, Pli nous aiderait à observer une esthétique fondée sur la dialectique entre le pli et la déchirure dans le cadre de la définition phénoménologique de la vie par sa lacune.
D’une philosophie du care appliquée au cirque à une dialectique du pli et de la déchirure
« Le risque apparaîtrait différemment dans une société qui serait organisée autour de la référence au care » affirme Joan Tronto dans Le risque ou le care ?10. En effet, ce que l’on nomme les éthiques du care attestent d’une nouvelle compréhension du risque en le replaçant dans le cadre d’une « sollicitude ou [d’un] souci des autres11 ». Les traditionnelles esthétiques circassiennes de la prouesse et de la prise de risque s’adaptent à cette reconnaissance de la vulnérabilité des artistes, comme en témoignent les travaux de Philippe Goudard12, ainsi que les diverses mises en scène de la fragilité dans les arts du cirque contemporains. L’image du cirque dans les textes philosophiques s’en trouve également questionnée. Le dépassement de soi nietzschéen dans la prise de risque chez le danseur de corde13, qui était au fondement des esthétiques de la performance comme « spasme existentiel » comportant « un certain danger » chez Arthur Danto14, et toutes les formes « d’existentialisme acrobatique » analysées par Peter Sloterdijk15, se confrontent aujourd’hui à des pratiques créatives, où « le corps sacrifié deviendrait ainsi un corps abandonné – au plaisir de l’artiste et du spectateur, à l’élan du désir créateur16 » comme l’affirme Philippe Goudard. D’autre part, ces anciennes esthétiques du risque se redéfinissent face au développement des arts de la réparation, voire des esthétiques remédiatrices ou thérapeutiques, dont le but est de dire « les moi blessés, […] les corps souffrants » dans une perspective empathique, « relationnelle » et « aidante » qu’Alexandre Gefen nomme en littérature un « tournant esthético-éthique17 ».
Inbal Ben Haim elle-même utilise des formes de « pédagogie thérapeutique » du cirque autour de certaines de ses créations, notamment dans le cadre de son premier spectacle Racine(s) et d’un partenariat mené avec un local de femmes SDF à Grenoble, proposant des « moments ludiques » autour de la réappropriation du corps et de l’instabilité18. Née à Jérusalem en 1990, elle se forme au cirque aérien en Israël au Free Dome Project, et au Cirque Shabaz, puis en France à Piste d'Azur, au Centre régional des arts du cirque PACA et au Centre national des arts du cirque (CNAC) de Châlons-en-Champagne19. Ses différentes créations s’inscrivent dans une réflexion sur les métamorphoses, depuis son spectacle Racine(s), co-créé en 2018 avec L’Attraction Compagnie, traitant de notre relation à la terre entre enracinement et nomadisme, et jusqu’à son spectacle Anitya, L’impermanence (2025), qui, à partir d’une méditation sur la loi de la conservation de la masse de Lavoisier, se demande « ce qu’il reste après la déconstruction20 ». Dans sa deuxième création Pli (2022), Inbal Ben Haim se focalise sur l’instant de la catastrophe dans une dialectique entre maintien et destruction, entre pli et déchirure : jusqu’où ses agrès de papier peuvent-ils tenir et « qu’est-ce qui se passe une fois que ça se déchire21 » ? Elle s’associe alors avec la plasticienne et scénographe Domitille Martin, spécialisée dans les agrès de cirque, et dont les œuvres s’inspirent essentiellement d’un imaginaire de la métamorphose végétale, animale, minérale et humaine22. Le plasticien plieur-froisseur de papier Alexis Merat, également ingénieur en mécanique des matériaux avancés23, fait aussi partie de l’équipe de création. Cette hybridation des arts du cirque avec d’autres disciplines comme les arts plastiques participe au renouvellement de son vocabulaire, dans un maintien de la prouesse par une suspension sur papier plié inédite, mais en questionnant avant tout les échos entre les possibilités physiques ou plastiques du papier et la fragilité de toute existence, entre pli et déchirure. Ne pourrions-nous donc pas émettre l’hypothèse de l’existence d’une esthétique de la déchirure, du déchirement, du détachement dans l’acceptation des fragilités et l’expérience pleine de nos failles dans une « joie de la fragilité » que Miguel Benasayag appelait de ses vœux24 ?
Un usage insolite du papier : redéfinition et métamorphose d’un matériau
Le choix du papier comme matériau de suspension est bien sûr d’abord une prouesse technique, permise par la collaboration de différentes expertises, unies dans le cadre d’une résidence technique au CNAC en juillet 2021 dont le but était « d’établir un protocole scientifique de construction des agrès25 » pour tester la résistance de ce matériau innovant et « permettant d'acquérir une fiabilité proche de celle d'agrès conventionnés26 ». Prouesse risquée lorsqu’on connaît la complexité d’un tel matériau. Comme le rappelle Florence de Mèredieu dans son Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain :
composé de fibres de cellulose – ce tissu qui constitue le squelette et l’ossature des végétaux –, le papier est donc obtenu par traitement de matières végétales. Pour qu’une feuille de papier soit solide, il faut que les fibres qui la constituent soient suffisamment enchevêtrées27.
Le papier serait donc bien cette fibre et cette ossature naturelle, techniquement travaillée pour gagner en rigidité et devenir le confident de nos écrits comme de nos images. Toutefois, rappeler cette origine végétale du papier questionne également la confiance paradoxale que nous plaçons en lui, car il existe une fragilité indéniable du papier, que l’on désigne alors comme simple feuille volante et éphémère, retrouvant les cycles naturels dans un renvoi à la caducité des feuilles en automne28, comme le rappelle Inbal Ben Haim lorsqu’elle contemple la lente chute des morceaux de papier qu’elle vient elle-même de déchirer, métaphore de la faillibilité de l’humanité elle-même29. Ainsi, le papier est d’ordinaire un simple support pour les œuvres d’art, voire même le plus souvent seulement dans le travail d’esquisse. Si ce n’est dans l’aquarelle où la qualité de son grammage entre dans le processus de création, ou dans la pratique de l’origami, où la transformation de sa planéité crée l’émerveillement30, le papier est peu questionné pour lui-même. Ces utilisations du papier, qui occultent les propriétés de ce matériau, s’appuient sur la définition traditionnelle de la matière qui s’impose depuis Aristote : un composé de matière première (hulè) et de forme (morphè), en attente de cette dernière pour lui donner sens et subsistance, sans pour autant faire de cette matière un véritable substrat (hupokeimenon)31. Pli joue de cette ambivalence du papier en réaffirmant sa solidité tout en la mettant à l’épreuve de l’entropie32 et de sa possible destruction. Pli s’inscrit alors dans la tradition de l’équilibrisme d’objets au cirque33, qui accentue la prouesse en choisissant volontairement des objets fragiles, comme le verre.
Est-ce pourtant seulement la crainte soulevée par un matériau fragile qui est au cœur de ce spectacle ? Le choix d’une création à vue de l’ensemble des agrès, directement sur le plateau pendant la représentation, témoigne d’abord d’une accentuation de cette esthétique de la prouesse : le spectateur voit face à lui se transformer les extraits d’une grande bobine de papier en divers éléments de suspension (simple corde ou agglomération complexe de grands feuillets pliés ensemble). Comme le révèle Lucie Bonnet dans son compte rendu de la résidence au CNAC de l’équipe du spectacle : « C’était d’abord s’assurer que les spectateur.ice.s ne croient pas à une supercherie, et que cette rencontre entre cirque et papier ne se fasse pas sur le motif de l’illusion34 ». Il semblerait pourtant que Pli cherche à dépasser cet effet de prouesse, pour questionner la matérialité du papier dans toutes ses potentialités35. La singularité de Pli se situe dans l’omniprésence du papier sous la forme de différentes performances plastiques et sonores. Domitille Martin vient donc sur le plateau constituer à vue le décor d’un paysage plein d’anfractuosités et de replis, qu’elle module pour constituer une métamorphose du papier en différentes évocations minérales. Alexis Merat joue quant à lui à plusieurs reprises avec les débris de papier, qu’il fait se soulever par des mouvements d’air, comme les feuilles mortes sont soulevées par le vent, rappelant la légèreté mais aussi la pesanteur de ces morceaux de papier. Le son émis par ce papier en mouvement constitue la bande sonore du spectacle, avec des jeux d’amplification et d’enregistrement, proposés par l’ingénieur du son Max Bruckert. Ces expériences sonores témoignent de cette résistance du papier, mais aussi de la tension à l’œuvre dans les fibres du papier au moment de sa déchirure. Tout un jeu de lumière, créé par Marie-Sol Kim, éprouve la transparence autant que l’opacité de ce matériau, la lumière traversant le papier tout en dévoilant sa fibre intérieure, et questionnant à nouveau cette substance paradoxale36.
Mise en scène du papier dans ses plis : force et fragilité d’un matériau insolite
Comment l’emploi généralisé du papier au fondement de tous les agrès du spectacle, puisqu’il n’a pas pour unique finalité de proposer une prouesse de voltige, questionne-t-il plus fondamentalement les fragilités humaines ? Pour répondre à cette question, nous nous proposons de l’étudier en dialogue avec la phénoménologie contemporaine, pour approfondir le propos tenu par Inbal Ben Haim, selon lequel « nos propres fragilités […] peuvent devenir forces37 ». C’est alors la définition même de la vie qui est en jeu : elle serait à la fois un élan expansif et producteur, mais aussi une contingence fondamentale. La fragilité ne s’identifie pas à la faiblesse, comme le précise Jean-Louis Chrétien : la faiblesse est un état nécessaire et permanent, qui s’oppose à la force ; tandis que la fragilité est une possibilité contingente, parfois engendrée par la force elle-même, comme dans le cas de l’acier qui sera d’autant plus fragile à mesure qu’il sera solide38. Reconnaître cette fragilité inhérente à toute vie ne reviendrait donc pas simplement à renier la définition traditionnelle de la vie comme élan vital et puissance de création, en lutte contre la mort qui en serait le strict opposé ; mais à prendre au sérieux cet élan par ses lacunes, ce que la phénoménologie contemporaine tente justement d’accomplir, à travers le concept de « vie lacunaire39 » chez Renaud Barbaras.
L’originalité du spectacle est de placer au centre de la performance la technique du pliage. Le pli est ambivalent : tantôt constitutif de la forme (comme dans la technique de l’origami), tantôt déconstruisant l’unité du support comme de la forme qu’il porte (pensons aux autoportraits froissés de Jirí Kolár qui condensent l’identité du modèle tout en dissimulant voire en mettant à mal son intégrité). L’opacité du papier apparaît souvent dans son altération40 : il peut facilement être froissé, déchiré, corné. Pour transformer ce matériau insolite en possible agrès de cirque, le pliage opère une solidification par condensation de la matière et met en évidence son caractère compact. Nous voyons donc sur scène Inbal Ben Haim transformer des extraits d’une grande bobine de papier, qui, à force de pliage, gagne suffisamment en solidité pour supporter l’acrobate en suspension. Dans le pli co-existent une fragilité et une force, dont témoignent autant les pratiques artistiques du pliage que les métaphores philosophiques reprenant l’image du pli, dans lesquelles s’inscrit avec originalité la thèse de Renaud Barbaras. Les différentes occurrences de l’image du pli dans le corpus philosophique ont justement pour spécificité de « désamorcer, en les compliquant, les couples d’oppositions qui traversent et structurent l’histoire de la philosophie41 ». La notion de pli peut être reconnue d’un point de vue ontologique comme permettant l’unité d’une multiplicité chez de nombreux philosophes, dans un possible déploiement ou dépliement de l’être au sein d’un continuum entre son dedans et son dehors, notamment chez Leibniz. L’ouvrage de Deleuze sur le pli le commente à nouveaux frais42 pour signaler la virtualité créative de la vie pensée comme force qui se déplie43. Pour autant l’image du pli renferme également un entrelacement nouveau au sein de la phénoménologie, dans un tout autre rapport à la notion de vie, notamment chez Renaud Barbaras, qui questionne le pli à l’aune d’un mouvement de repliement de la vie sur elle-même qu’interroge justement Inbal Ben Haim. Renaud Barbaras affirme dans Introduction à la phénoménologie de la vie :
La limitation de la vie n’est pas nécessairement antinomique avec sa profusion. [...] Dans la mesure où l’Ouvert est le lieu de l’exode, pur Dehors qui s’ouvre indéfiniment devant l’approche, il faut conclure que ce vivre est nécessairement marqué par l’interruption de son ekstase originaire, voué à une sorte de suspens, de blocage, ou de retenu, bref affecté d’une limitation fondamentale. [...] La conscience ne désigne rien d’autre que cette retenue, cette interruption ou ce suspens au sein du vivre, inhérente à son rapport, toujours déçu, à l’Ouvert. La conscience n’est autre que ce rassemblement sur soi, cette réserve ou ce pli induits par le retard ou le retrait sur soi du vivre comme vivre dans l’Ouvert44.
L’antinomie alors questionnée par Renaud Barbaras dans l’image du pli est la tension au sein même de la vie entre cette dynamique vitale de l’élan, qu’il traduit par la notion de « profusion », et d’autre part une « limitation de la vie » qu’il thématise dans son travail comme sa dimension « lacunaire ». Or dans le spectacle Pli, le pli n’est pas là dans la perspective de son dépliement, mais au contraire dans sa condensation, qui fortifie la matière. Par son repli sur soi dans des postures aériennes, la circassienne ne joue pas seulement d’une équilibration dynamique, mais aussi d’un recroquevillement sur soi, dans des poses chorégraphiques lentes en position fœtale. Cette profusion de la vie, condensée et comme mise en « réserve » dans son repliement permet de comprendre cette « vie lacunaire » que présente le phénoménologue45. Cette fragilité revendiquée de l’humanité dans sa manière de vivre le monde pourrait-elle alors réconcilier l’homme avec sa fragilité ?
L’ambivalence de la déchirure comme force lacunaire
Pli propose également différents jeux de déchirures : lors de figures réalisées à partir d’agrès volontairement montrés comme fragiles, l’acrobate déchire elle-même son propre agrès. Une scène marquante est la performance plastique proposée dans la scène de la mue, qui reconfigure la prise de risque dans la chute. Dans cette scène, Inbal Ben Haim est couverte entièrement d’un costume conçu intégralement en papier froissé. Réalisé par Clémentine Monsaingeon et Anaïs Heureaux, il s’inscrit dans la lignée des propositions d’Annette et Paul Hassenforder, qui employaient également du papier pour leurs créations de vêtements. Toutefois, ces derniers opposaient drastiquement l’art de l’origami dont ils se rapprochaient (qui est l’art de plier sans couper ni coller), avec le kirigami (qui est l’art de découper le papier) : « refusant d’utiliser les traditionnelles techniques de coutures, Annette conçoit des vêtements à partir du froissage et la tension du pli46 ». Or, dans Pli, il ne s’agit pas de coudre ou de raccommoder, ni seulement de plier, mais bien de déchirer sans perspective d’une possible unité retrouvée. La scène de la mue consiste en une acrobatie au sol, mêlée à un travail de contorsion chorégraphiée, dont le but est alors de craqueler progressivement cette seconde peau47 en vue de s’en extraire, dans un travail d’appui et de transfert de poids subtil et maîtrisé, toujours en harmonie et à l’écoute de la matière.
Si le pli, qui est au cœur du spectacle, appartient au « processus universel de morphogenèse48 », la déchirure semble également représenter ce processus vital, comme en témoigne le phénomène de la mue biologique. Renvoyant majoritairement aux insectes et aux reptiles49, la mue a nourri les bestiaires anciens, qui y reconnaissaient un exemple pour les êtres humains : comme le serpent capable d’abandonner sa vieille peau malgré son lien au péché originel ; de même l’homme serait capable d’abandonner sa vie passée pour se renouveler50. Cette scène reconfigure l’esthétique de la prouesse et du risque, car cette mue n’est autre qu’une chute : chute par renouvellement d’une partie d’un être vivant dans la continuation de sa croissance. Inbal Ben Haim interroge cette chute, ici présentée comme vitale, et pourtant si redoutée dans les arts du cirque. La déchirure, d’ordinaire vue au cirque comme signe de la vulnérabilité aussi bien des voltigeurs lors d’une blessure que du matériel des agrès dans leur possible usure, devient ici l’occasion de méditer sur la puissance et la vitalité que cette déchirure pourrait contenir. Dans cette scène, ce n’est pas seulement la vulnérabilité de l’homme face aux accidents qui est questionnée, mais bien sa fragilité constitutive et pourtant nécessaire à son développement et ses métamorphoses, rappelant les distinctions conceptuelles formulées par Jean-Louis Chrétien dans son livre Fragilité : la fragilité n’est équivalente ni à l’usure, qui est un processus long, ni à la vulnérabilité, qui fragilise de l’extérieur51. La fragilité est un possible intérieur, une disposition propre à chaque corps, une propriété modale et intrinsèque.
La vie est alors redéfinie dans son rapport à la finitude de manière originale et similaire à la définition de la vie proposée par Renaud Barbaras. Il s’agit bien, pour le phénoménologue comme pour Inbal Ben Haim, de témoigner d’une limitation à l’œuvre dans la vie elle-même, et qui ne lui retire pas pour autant sa vitalité, comme la mue qui prouve le développement vital. C’est pourquoi Renaud Barbaras en vient à affirmer dans son livre La Vie lacunaire :
Si on veut donc restituer à la vie sa véritable essence, il faut suspendre ces présupposés, penser la vie à partir d’elle-même, c’est-à-dire de ce qu’elle fait ou accomplit plutôt qu’à partir de la mort, dont elle s’épuiserait à endiguer la menace. On découvre alors que vivre ce n’est pas seulement survivre, qu’il y a une puissance et comme une créativité de la vie dans laquelle notre existence vient puiser et vis-à-vis desquelles elle n’apparaît plus comme un excès52.
La mue, dans cette déchirure de l’être qui s’excède vers ce qui lui est extérieur, témoigne de ce désir pour l’extérieur qui nous caractérise, tout autant que la retenue. L’hybridation animale proposée par Inbal Ben Haim donne accès à ce point de vue de l’animal pour comprendre le rapport des étants au monde ouvert dans lequel ils vivent, faisant écho à Renaud Barbaras, qui remarque justement cette capacité de l’animal à vivre dans l’expansion et l’ouverture du monde, contrairement à l’homme qui a tendance à se replier sur lui-même au sein de ce qu’il nomme une « scission », une « séparation53 ». La mue représenterait cette force vitale de l’animal qui parvient à vivre dans cette puissance du monde dont il tire sa vitalité54.
Ce dialogue entre les arts du cirque et la phénoménologie nous rend attentifs au champ lexical de la déchirure chez Renaud Barbaras dans deux acceptions bien distinctes. Il utilise d’abord ce vocabulaire pour s’opposer à tout dualisme : la phénoménologie husserlienne, en maintenant un écart entre le sujet transcendantal et le monde, avait créé une déchirure dans le tissu du monde qu’il s’agissait de « recoudre55 » dans les phénoménologies postérieures. Toutefois, Renaud Barbaras reconnaît ensuite l’impossibilité de ce raccommodage du tissu du monde car le monde conserve une transcendance par rapport au sujet56. Il poursuit l’image de la déchirure pour penser à la fois la lacune de l’intentionnalité et la surpuissance du monde en dépassant tout dualisme : dans L’Appartenance, vers une cosmologie phénoménologique, la surpuissance du monde est pensée comme « déflagration », déchirure individualisant les étants, sans devenir une séparation ou une perte57. La vie serait alors à apprivoiser comme notre appartenance commune à la déchirure58. Pli présente justement la déchirure qui n’est pas ce danger que nous craignons, mais bien la vitalité du vivant, lié par la possibilité de sa déchirure. Pli nous permet donc de dévoiler ce mouvement à contre-courant des esthétiques de la réparation dans les arts du cirque comme dans la phénoménologie de Renaud Barbaras, préférant les jeux de déchirures. Une déchirure irréparable, mais surtout une déchirure active, choisie et volontaire, qui se rapproche alors davantage de l’acte de déchirer pour se détacher. Car si la déchirure est le résultat d’un dommage, le déchirement est à la fois l’action et son résultat59.
Un déchirement cathartique : se jouer du détachement
L’action de déchirer pourrait-elle finalement devenir un acte cathartique ou ludique60 pour apprivoiser notre fragilité ? Comme l’affirme Jean-Louis Chrétien :
La fragilité humaine, loin de former l’annonce que je serai défait au combat, ou l’excuse pour ne pas combattre, est par excellence le lieu même de la lutte pour accomplir son humanité en justice et en vérité. Elle n’est pas seulement ce contre quoi je lutte, mais ce par quoi je lutte et atteins ma dignité61.
Lieu de la lutte, la fragilité devrait témoigner de sa force, ce qui pour Jean-Louis Chrétien, revient à créer une « contradiction performative » : dans le poème « La cloche fêlée », Baudelaire présente « la fêlure de la voix [qui] est irréparable et définitive, mais [qui] se dit d’une voix sûre62 ». Dans Pli, le travail technique de sécurisation des agrès de papier consiste autant dans un pliage que dans des déchirures, permettant malgré tout à Inbal Ben Haim de travailler en confiance. Cependant, cette confiance est singulière : d’après Jean-Louis Chrétien, « la fêlure n’est plus alors la mort violente de la confiance, mais la condition d’une autre confiance, plus mûre, plus pénétrée d’humilité et d’expérience63 ». Dans Pli, travailler sur des suspensions faites entièrement de papier nécessite de modifier le rapport traditionnel aux agrès. Ils ne sont pas ici une sécurité normative première à préserver : la confiance se gagne peu à peu par de multiples expérimentations autour de la matière, que la circassienne apprivoise, au point de pouvoir elle-même se sentir capable de déchirer une partie de ses agrès. Ceci témoigne de la nouvelle approche des agrès dans le cirque contemporain : les artistes de cirque ne sont plus seulement « objectivés » par leurs agrès, en dépassant leurs limites dans les exigences qu’impose l’objet ; ils se libèrent de cette emprise, tenant à distance “la prouesse, ce qui ne remet pas en cause l'existence de la virtuosité” comme l'affirme Martine Maléval64.
Quel sens attribuer alors à cette déchirure volontaire ? Pour Jean-Louis Chrétien, si la déchirure comme la brisure évoquent la fatalité et la catastrophe, elles renvoient aussi à une possible « fascination […] pour l’éclatement65 » : les matériaux fragiles suscitent des « pulsions opposées66 » à la fois de protection et de destruction, chacune pouvant devenir excessives. Les tentatives de réparation peuvent même paradoxalement encourager de façon perverse la destruction préalable de ce qui pourrait ensuite être réparé à loisir67. Faudrait-il pourtant voir dans tout acte de déchirure un passage à l’acte ou un raptus destructeur ? On sait que l’acrobate de cirque est exemplaire en matière de ce que l’on a coutume de nommer les « conduites à risque68 ». Toutefois, dans Pli, l’esthétique du fragment69 n’est pas une esthétique de la blessure comme dans le Body Art70, ni une mise en danger de la circassienne : il s’agit non pas de précipiter la déchirure catastrophale, mais d’apprivoiser la prise de risque pour gagner en confiance, ou tout du moins expérimenter une certaine forme de détachement. Cela donne lieu dans Pli à une impressionnante scène de lâcher-prise : l’acrobate, après avoir exécuté un numéro de voltige au cours duquel elle déchire progressivement et soigneusement l’agrès sur lequel elle est en équilibre, finit par l’avoir tant déchiré qu’elle n’a plus qu’une seule option, mettant en scène son doute puis sa résolution : se laisser tomber de ce qui reste de son agrès. Cette scène de prouesse est un moment fort du spectacle : elle dramatise, tout en la questionnant, la chute tant redoutée de l’acrobate, qui n’a pourtant ici rien d’accidentel car cette chute est plutôt un saut préparé en lâcher-prise.
De plus, Jean-Louis Chrétien définit la fragilité en reprenant le terme géologique et psychologique de « clivage » : « est fragile ce qui peut se briser [...] facilement [selon] la constitution propre de l’être71 ». Or, l’intégrité subsistante de tout être n’en est pas moins fondée sur des lignes de failles que décrivait déjà Freud pour définir le psychisme :
Une partie du moi s’oppose au reste. Le moi peut donc se cliver […] dans le cours d’un bon nombre de ses fonctions, passagèrement du moins. […] La pathologie peut, en les agrandissant […], attirer notre attention sur des conditions normales qui, autrement nous auraient échappé. Là où elle nous montre une cassure ou une fissure, il peut y avoir, normalement, une articulation. Si nous jetons un cristal par terre, il se brise, mais pas n’importe comment, il se casse suivant ses directions de clivage en des morceaux dont la délimitation, bien qu’invisible, était cependant déterminée à l’avance par la structure du cristal72.
Toute constitution substantielle prendrait donc appui paradoxalement sur des failles latentes qui la structurent. La déchirure n’est jamais aléatoire et suit les lignes de clivage de la matière : dans Pli, les jeux de déchirures présentent ce lien entre déchirure, pliage, froissage, et lignes de forces plus ou moins structurées dans la matière, témoignant de notre vitalité paradoxale. Les déchirures du papier sont nettes et précises, montrant toujours de manière latente l’existence des fibres de la matière : la déchirure dévoile donc à la fois la force, mais aussi les lignes comme anticipées de sa fragilité.
La confiance dans les agrès provient donc d’une dialectique complexe entre pli consolidant et déchirure paradoxalement consentie. Quand Inbal Ben Haim se demande « Jusqu’où ça va tenir ?73 », elle témoigne de cette confiance en son maintien, conquise par la répétition, et pourtant jamais acquise. Notre questionnement a donc été triple. D’abord la requalification du risque circassien en fragilité virtuose nous permet de voir comment les esthétiques circassiennes se redéfinissent aujourd’hui à l’aune de leur hybridation avec d’autres disciplines, comme les arts plastiques ou la danse, par-delà la seule prouesse. Ensuite, l’émergence des questionnements esthético-éthiques du care entre en écho avec les questionnements sur la fragilité que propose Inbal ben Haim dans son spectacle, dans le but de révéler non seulement les potentialités cachées dans ce qui est dit fragile, mais aussi la force que renferment nos fragilités. Cela permet enfin de comprendre nos failles à l’aune de cette force paradoxale présente dans la « vie lacunaire », à mi-chemin entre élan vital, repli et détachement chez Renaud Barbaras. Dépassant notre point de vue quotidien sur la fragilité, l’expérience esthétique serait ainsi le lieu privilégié de la mise au jour de cette appartenance phénoménologique universelle à la déchirure, que les hybridations circassiennes de Pli laissaient apparaître. La déchirure se rejoue alors comme action volontaire de déchirement et de détachement, action se révélant comme une force de lâcher prise à méditer. Le spectacle Pli nous propose donc une paradoxale expérience de regain de confiance dans la chute, dans une fragilité du papier à la fois apprivoisée et sans cesse volontairement remise en cause. La circassienne témoigne ainsi d’un regain de confiance dans un détachement parfois vital, dont le spectacle questionne la force poétique.
Miguel Benasayag, La Fragilité, Paris, La Découverte, 2004.
Sigmund Freud, « La Décomposition de la personnalité psychique » [1915-1917], Sigmund Freud et Rose-Marie Zeitlin, Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1984.
