Pour introduire son article « Quand le cirque rime avec risque », Marion Cossin évoque l’accident qui s’est produit en 2014 lors d’un spectacle du cirque Ringling Bros. And Barnum and Bailey, où une « plateforme soutenant 8 acrobates s’est détachée1 », provoquant des blessé·e·s. Si dans le cas précédent, l’évènement était imprévu, il arrive aussi que la fragilité du matériau soit un principe intégré à la dramaturgie : ainsi, l’artiste française Chloé Moglia se suspend volontairement sur une fine barre qui se brise peu à peu dans son spectacle L’oiseau-Lignes (2019). Accrochée à de petits segments d’acier, loin au-dessus de la scène, elle transmet par ses muscles tendus une stabilité et une force qui contrastent vivement avec la fragilité recherchée du dispositif. L’agrès se démantèle, elle reste en l’air. Pour un·e artiste de cirque, l’agrès est « le matériel ou le support utilisé […] pour pratiquer son art, à savoir les disciplines acrobatiques2 ». Au-delà des trapèzes, cordes lisses ou fils-de-fer, tous les objets originaux créés pour un spectacle ou empruntés au quotidien (chaises, vélos, etc.) peuvent être considérés comme des agrès dès lors que les artistes s’y suspendent, s’appuient dessus, jouent avec leur équilibre, et/ou les utilisent comme supports d’acrobatie.
Dans les exemples cités, la casse du matériel est mise en avant. Elle vient perturber l’unicité de l’agrès et pointer du doigt le risque, la mise en cause de l’intégrité physique de l’artiste. La rupture est le motif par excellence à travers lequel se perçoit (involontairement ou, au contraire, intentionnellement) la fragilité du matériel – ce qui correspond à la définition même du terme, associé à la « facilité à se briser3 ». En revanche, l’usure qui peut mener à la rupture, mais ne l’atteint pas forcément n’est pas mise en avant. Aucune place n’est donnée au bois qui craque doucement, au revêtement des perches qui s’effrite, aux nœuds qui se détendent insensiblement, aux fibres qui frottent chaque jour l’une contre l’autre : rien ici de spectaculaire, ni même de notable. Cette usure quotidienne n’est pas perçue par le public, dans la mesure où elle se traite en dehors de la scène ou de la piste. L’accidentologie d’une part, la mise en valeur de l’instabilité des objets d’équilibre d’autre part, contribuent à cacher la vulnérabilité et la labilité du matériel comme conditions premières de son existence.
Plutôt que de les considérer comme un point de départ, nous souhaitons aborder la solidité et l’unicité des agrès comme les effets d’un travail, d’un processus de maintenance. Si « l’accident ou la casse sont des outils privilégiés de l’analyse critique […] parce qu’ils viennent interrompre le cours ordinaire des choses et initient un changement d’état4 », ils ne mettent pas en lumière les actions journalières qui permettent de les éviter. « Autant de gestes banals qui ne ponctuent nos récits d’aucun moment clé, d’aucun drame5 », disent Jérôme Denis et David Pontille en évoquant l’activité de maintenance, à rebours d’une histoire des catastrophes. Les artistes autant que les directions techniques de compagnie prennent en compte la vulnérabilité des objets de manière pratique, à travers des attentions répétées : observer la couleur et la texture d’une barre, faire passer un fil entre ses doigts puis résoudre et remplacer des morceaux d’agrès. La solidité apparaît alors comme le résultat d’un certain nombre de gestes imperceptibles aux yeux du public. Ces gestes nous éloignent d’une vision de la technique et des agrès polarisée par l’innovation d’un côté et la disruption de l’autre : ils proposent un autre récit du cirque, au plus proche des pratiques.
Comment travailler la vulnérabilité en tant que condition matérielle première ? Nous souhaitons observer quelques stratégies de conception ou de maintien du matériel qui cherchent à traiter avec la fragilité, à établir un dialogue avec elle. Les agrès non seulement se réparent, mais surtout s’écoutent, s’entretiennent, sont stockés et doivent être protégés, alors même qu’ils sont soumis aux chocs du corps de l’acrobate et aux aléas de la tournée. Encore avant, lors de la fabrication, des tests sont effectués afin de mesurer précisément la résistance du matériel. Où situer la fragilité, entre attention sensible et données chiffrées ?
Ces questionnements valent aussi bien pour les agrès répertoriés, associés aux différentes disciplines enseignées en école de cirque, que pour les structures inédites. Souvent constituées de matériaux originaux, ces structures montrent comment la maintenance s’improvise au contact d’éléments dont il faut découvrir et apprivoiser les propriétés. Écouter la fragilité des agrès suppose effectivement de les considérer comme des matériaux (métal, fibre, bois) qui se dégradent et se déforment, plutôt que comme des objets esthétiques abstraits. Du corps de l’acrobate et de ses fragilités, souvent au cœur des études sur le cirque, nous déplaçons notre regard vers celles du matériel acrobatique – dont dépend de fait la sécurité de l’artiste. Les agrès se pensent ici au prisme d’une évolution et d’une usure continues : plutôt que de se focaliser sur leur création ou leur destruction, il s’agit d’envisager leur cycle de vie complet. Cet article prend pour base notre recherche doctorale sur la construction du matériel acrobatique (entretiens avec des constructeurs, résidence avec l’artiste Amanda Homa6) pour observer les agrès de cirque, de leur apparente solidité à l’entretien réel de leurs matériaux fragilisés.
Jouer avec l’instabilité de l’objet
Les créations contemporaines peuvent rendre visible la fragilité du matériel, qui devient un élément dramaturgique. Cette tendance se retrouve dans des numéros internationaux ou dans des spectacles subventionnés par le réseau public français : que l’on pense à Mukhamadi Sharifzoda en équilibre sur de petits blocs de bois au 43e Festival mondial du cirque de demain (2024) ou à Inbal Ben Haïm déchirant le papier sur lequel elle se suspend dans Pli (2021). Ces deux exemples allient une modification de l’agrès – tout à fait traditionnelle – pour intensifier le risque avec la transformation de la forme de l’objet, qui se morcelle et laisse apparaître les qualités du matériau qui le constitue. Avant même d’étudier la résistance effective du matériel, nous pouvons ainsi observer la manière dont la fragilité est donnée à voir au public et ce qu’elle vient signifier.
Une séquence du spectacle Mikado, petit récit d’effondrements (2023) du Collectif Sous le Manteau nous semble, de ce point de vue, assez parlante. Alors que la scène est vide, l’un des artistes déverse sur le sol un méli-mélo de tubes métalliques d’une trentaine de centimètres. Il en plante un premier dans le pont triangulaire posé au bord du plateau et commence à assembler les suivants par-dessus. Encastrés l’un dans l’autre, les manchons forment une perche sur laquelle il grimpe. Tandis qu’on lui tend les tubes à ajouter, la perche s’élève dangereusement, de plus en plus courbe, jusqu’à ce que l’un des manchons plie et que l’ensemble de ce mât de fortune, artiste compris, chute. Déjà connu pour un spectacle intitulé Instable7, Nicolas Fraiseau nous donne à voir la construction de l’objet, visiblement fragile : le mât est découpé en morceaux, monté à vue sans jamais réussir à tenir droit et l’un des éléments de la structure finit par lâcher sous le poids de l’artiste.
Figure 1
Collectif Sous le Manteau, Mikado, petit récit d’effondrements, 2023 © Pierre-Yves Chouin.
Ce jeu avec l’instabilité de l’objet produit à la fois un effet comique et une visible prise de risque. Nous sommes face à ce que Barbara Métais-Chastanier nomme dramaturgie « de la virtuosité » ou de la prouesse, « construite sur un crescendo où se côtoient la possibilité de la chute, la présence de la mort, la fragilité et les qualités proprement surhumaines de l’interprète8 ». Si cette forme est plutôt associée au cirque classique et à ses numéros, elle n’a pas disparu des scènes contemporaines : elle y est intégrée comme un ressort dramaturgique parmi d’autres. Or, le fait que l’agrès soit en cours de construction change la perception de la séquence. Le regard ne se focalise plus uniquement sur l’artiste et la prouesse qu’il·elle doit produire, comme un·e trapéziste sur le point de s’élancer. Le matériel lui-même devient objet de regard, producteur de risque et de tension. Néanmoins dans Mikado, la fragilité de l’agrès reste avant tout un élément ludique : Nicolas Fraiseau se contorsionne sur un mât branlant, alors qu’il est manifeste que tout va s’écrouler. La séquence tourne en dérision la prise de risque, tout autant qu’elle en conserve la tension. Elle joue sur un autre mécanisme circassien classique : la mise en déséquilibre. Que signifie ce procédé ? D’un point de vue acrobatique, réaliser une figure suppose d’avoir quitté un état initial stable9. D’un point de vue dramaturgique, l’aspect comique surgit de l’écart par rapport aux normes de bonne conduite, qui sont déstabilisées : on ne doit pas construire et monter sur un objet bancal. L’ensemble aboutit à la chute, qui peut être assimilée à la consommation de la rupture de l’ordre des choses. La fragilité s’observe ainsi dans la tension vers la catastrophe.
Si l’on se concentre sur l’objet-agrès, la mise en déséquilibre admet un présupposé : que la solidité et l’unicité soient l’état normal, attendu, de cet objet. Au théâtre, il est inconcevable que le décor s’écroule sur les acteur·rice·s ; au cirque, l’usage de barres d’acier est fréquent, renforçant l’impression d’apparente solidité. Les objets sont ainsi perçus d’emblée comme stables, par convention. Loin de mettre en valeur une usure quotidienne du matériel, la mise en scène de la fragilité a d’autres enjeux. D’une part, elle repose sur des mécanismes classiques de mise en tension et conforte le modèle stabilité/rupture ; d’autre part, elle insiste sur la fabrication du matériel à vue et propose de fixer l’attention du public sur de nouveaux gestes (assembler, construire, observer les plis de matériaux soumis à un effort). Plus que l’agrès, c’est bien la fragilité elle-même qui est alors fabriquée sur scène. Organisée, travaillée et produite au plateau, elle est autant concrète – le mât s’écroule – qu’artificielle. Dès lors, ne contribue-t-elle pas à cacher une autre vulnérabilité, issue de l’entraînement et de la tournée qui éprouvent le corps des artistes, mais aussi le matériel sur lequel il·elle·s évoluent ?
Des agrès mis à l’épreuve
Loin de la fragilité soulignée pour les besoins du spectacle, les agrès subissent une usure continue. En école de cirque, le matériel se fatigue à différentes vitesses. L’âme d’une corde lisse peut être abimée alors que la gaine extérieure semble en bon état. De même pour les trapèzes, dont les cordes sont soumises à des frottements, tandis que la barre d’acier ne s’effrite pas. Il faut donc remplacer régulièrement tout ou partie de l’agrès, pour continuer à s’entraîner en sécurité : l’usure et l’entretien des objets font partie du quotidien des artistes dès leur formation. Les savoir-faire qui en sont issus ne sont pourtant pas toujours mis en lumière. Bien que l’achat de matériel produit industriellement ait supplanté la fabrication artisanale de son propre agrès pour des raisons de coûts, le personnel technique des écoles supérieures françaises10 confirme l’intérêt des étudiant·e·s pour l’apprentissage des épissures (entrelacement de torons). En réalisant soi-même la boucle du cordage, on peut remplacer un morceau de l’agrès plutôt que son intégralité. Néanmoins en France, la formation aux épissures n’est pas directement intégrée aux maquettes pédagogiques et se transmet en marge de celles-ci.
Si l’entraînement en école met à mal les agrès, la tournée des artistes devenus professionnel·le·s a d’autant plus d’impact. Lorsque les représentations ont lieu en extérieur, le matériel est transporté et soumis à des conditions météorologiques variées. C’est ce dont témoignent Cécile Yvinec et Jan Naets du CirkVOST à propos de la structure de BoO (2013), constituée de 300 bambous venus de Chine assemblés sur le lieu de jeu.
Au fur et à mesure de l’année, comme il était exposé au soleil pendant nos spectacles, le bambou se craquait, se fissurait, il se dégradait – tranquillement ou rapidement selon les endroits – et à la fin de la saison ça devenait compliqué de trouver un bambou suffisamment résistant sur toute la longueur pour faire ce qu’on devait en faire11.
Fréquemment employé pour la construction dans d’autres régions du monde, le bambou l’est très peu en Europe. L’usage d’un matériau nouveau n’implique pas seulement une adaptation de la part des interprètes, qui doivent trouver de nouvelles prises et évaluer la souplesse changeante du bambou en fonction de l’humidité. Il faut aussi apprendre à le conserver. Si les bambous sont cassés ou déformés, le support des agrès ne pourra pas être monté. Or, il tient lieu de scénographie monumentale : avant même la sécurité des artistes, l’usure précoce du matériau met en cause l’intégrité du spectacle. En découvrant les propriétés du bambou, la compagnie a donc dû chercher des solutions de stockage appropriées :
[On] a eu l’idée d’une caisse frigorifique sans moteur, juste une semi-remorque plus ou moins étanche avec des parois épaisses. […] il y avait une température plus chaude mais surtout plus humide. Les bambous recréaient leur Chine natale à l’intérieur de ce container12.
Avant et pour prévenir toute catastrophe, nous plongeons ici du côté de l’entretien : une préoccupation quotidienne, qui nécessite une attention aux conditions climatiques (température, humidité) et la mise en place de stratégies de conservation (réfrigérateur, bâches), sans forcément aboutir à une solution idéale. Les membres du CirkVOST indiquent que, si le bambou est en principe un matériau écologique (du fait de son renouvellement rapide et de ses multiples usages), le collectif « n’a pas vraiment réussi à s’en servir de cette façon-là à cause des contraintes d’usure13 ».
Figure 2
CirkVOST, BoO, 2014 © Yann Cabello
La structure de BoO nous pousse à considérer les agrès en tant que matériaux, au-delà d’être des objets avec une certaine forme. Leur surface et leur épaisseur ont des caractéristiques propres, auxquels les artistes se confrontent : ductilité, rebond, rigidité, rugosité ; mais qui sont aussi en constante évolution. Cependant, les études d’œuvres qui ne portent pas directement sur des questions de conservation n’ont pas pour habitude d’y prêter attention. Nous voyons « le bâtiment et non le plâtre de ses murs » alors que celui-ci s’effrite : les matériaux menacent les choses de « dissolution14 », affirme l’anthropologue Tim Ingold. L’usure met brutalement en lumière ce que l’histoire du cirque oublie souvent au profit d’un récit des formes et des significations. En ce qu’ils craquent et s’étirent, ce sont les chronologies usuelles appliquées à l’étude des spectacles que les matériaux menacent de dissolution. Ils supposent de se focaliser sur toute la durée de vie d’un spectacle, plutôt que sur le duo création/diffusion ; ils obligent à penser les agrès en termes d’adaptation et de renouvellement progressif, plutôt que comme des objets fixes.
Franchir la limite de la scène et prendre en compte l’ensemble du cycle de vie de la structure (agrès et/ou portique) revient alors à mettre en lumière ce que les sociologues Jérôme Denis et David Pontille nomment « les activités de maintenance » : « ce qui ne relève pas de l’événement mais au contraire du business as usual, des petits gestes sans importance qui ne rompent ni ne restaurent l’ordre des choses15 ». Là encore, la question de l’usure – et pas de la casse spectaculaire – et celle de l’entretien – plutôt que de la réparation et de la résilience – nous forcent à nous défaire d’une certaine conception du temps. La maintenance engendre un « temps fragmenté » fait « d’improvisations incessantes16 », apte à dessiner des échappées dans une vision du progrès technologique axé sur une ligne droite. Or, les agrès originaux sont souvent abordés sous l’angle de l’innovation. S’ils sont mis en valeur pour leur capacité à renouveler les esthétiques, ils sont aussi les éléments d’une « course à l’innovation », puisqu’« adapter le répertoire classique de figures sur des agrès moins courants permet aux artistes de se démarquer17 » dans un secteur concurrentiel. Cette dynamique se conjugue avec le fait qu’au cirque, une création est souvent motivée par une idée de dispositif scénique. Ainsi, BoO est issu d’une envie de « défi technique des constructeurs : celui de faire de la voltige sur une telle structure, de faire un truc énorme, démesuré18 ». Qu’elles soient vues de manière positive ou négative pour leur apport aux dramaturgies circassiennes, ces structures restent perçues sous l’angle d’une course vers l’avant, à la fois technologique et esthétique. Se pencher sur l’usure et la maintenance permet de s’écarter des récits dominants et de proposer une autre vision de l’innovation circassienne. Pleine de ratés et d’adaptations au jour le jour, celle-ci se recentre sur les pratiques plutôt que sur les inventions.
Écouter les fissures
À quelles perceptions, quels gestes d’attention et de maintenance invite alors le matériel de cirque ? Avec l’artiste Amanda Homa, nous avons été accueillies en résidence de recherche-création en août 2024 à l’Ésacto’Lido, à Toulouse. L’objectif était de faire dialoguer la recherche doctorale et un projet de création : Ton vide n’est pas aussi vide que tu le crois, dans lequel Amanda Homa se suspend sur des fils d’aluminium. Alors que nous installions des fils et les déployions en l’air, Amanda Homa en a saisi un : il était usé. Rien, à première vue, ne permettait de le constater. Pourtant, elle m’a montré des microfissures, à peine discernables à l’œil nu, et le léger changement de couleur (de brillant à mat) de certains segments. Ces détails étaient à la fois les traces d’un mouvement, d’une torsion du fil, mais aussi celles de son usure : l’intérieur du fil était en train de se fissurer et de se resserrer, se rapprochant de la rupture.
Figure 3
Recherches au plateau dans le cadre de la résidence de recherche-création à l’Esacto'Lido et pour le projet Ton vide n’est pas aussi vide que tu le crois d’Amanda Homa, août 2024. Photographie : Esther Friess.
Figure 4
Recherches au plateau dans le cadre de la résidence de recherche-création à l’Esacto'Lido et pour le projet Ton vide n’est pas aussi vide que tu le crois d’Amanda Homa, août 2024. Photographie : Esther Friess.
Repérer ces usures imperceptibles revient à développer une connaissance sensible de son agrès-matériau. La relation entre l’artiste et l’agrès devient un dialogue de corps à corps. Les modalités de cet échange correspondent à ce que J. Denis et D. Pontille associent à l’« attention particulière aux choses19 » dont font preuve les personnes en charge de la maintenance. Celle-ci suppose une proximité avec l’objet, qui inclut un contact visuel, mais aussi multisensoriel, s’appuyant sur le toucher. L’attention s’écarte alors de la passivité : elle suppose une mise en mouvement, un déplacement autour de l’objet. Dans le cas de la suspension aérienne, l’artiste vérifie l’état du fil avant de l’accrocher puis se meut littéralement avec l’agrès, ce qui permet d’observer l’objet sous tous les angles, mais aussi de l’écouter se fatiguer. Ainsi, les artistes de cirque « savent voir des éléments matériels que les autres ne voient pas », non pas en raison de leurs hautes capacités techniques, mais « parce qu’ils configurent leur sensibilité en situation20 ». Évoluant sur et avec leur agrès, organisant son stockage, son montage et son démontage, les artistes aménagent avec lui « une relation dynamique qui permet à la fragilité de se manifester21 ». Loin d’être une donnée accessible d’office, la fragilité émerge à travers un dialogue sensible.
Lorsque les artistes ne portent pas ce type d’attention à leur matériel, les accidents surviennent. C’est par exemple ce qui a conduit à la chute de Tsirihaka Harrivel lors d’une représentation de Grande – (2016), où le pantalon par lequel il était tracté s’est déchiré. Vimala Pons en tirait les conclusions suivantes :
Je me suis rendue compte que tous les objets qui servent à créer la situation et qui sont des signes théâtraux, ce n’est pas un décor. C’est du détournement, le jean, la machine à laver sont des agrès détournés. Et on n’avait pas respecté cette règle-là du cirque22.
Prendre en considération la possibilité de rupture des objets constitue une « règle » élémentaire, une condition préalable à respecter pour assurer la sécurité des artistes. Le cirque se caractérise par le soin apporté aux agrès et inversement, ils sont définis par ce soin. Un dialogue physique intime avec l’objet, l’attention portée aux qualités de son matériau autant qu’à ses fragilités contribuent à faire de cet objet (ou de ce sol, cette structure, ce matériel) un agrès, plutôt qu’un accessoire ou un décor.
Les gestes qui façonnent la solidité
Néanmoins, prêter attention à l’usure des matériaux ne suffit pas : la fragilité est aussi une donnée qui se mesure et s’anticipe. L’un des éléments à prendre en compte dans la conception d’un agrès de cirque est la résistance à la rupture de chaque partie de l’agrès, en fonction du matériau dont elle est constituée – ce qui permet de calculer la Charge Maximale d’Utilisation (CMU). L’acier, l’aluminium ou les tissus ne supportent pas de la même manière les forces exercées sur eux ; dans le cas d’un tissu aérien par exemple, l’agrès cumule la partie en tissu et un système d’accroche avec ses propres limites de charge23.
Au-delà des calculs, des tests de rupture peuvent être réalisés pour vérifier la solidité des agrès. Ils sont mis en place par le fabricant pour déterminer les charges maximales supportées par un agrès, mais aussi, dans le cas d’agrès nouveaux, par les compagnies. Pour le spectacle Pli, les tests à l’arrachement effectués au Cnac en 2021 émanaient du « besoin de production d’une fiche technique à destination des salles accueillant le spectacle, laquelle se doit d’être augmentée de résultats scientifiques compte tenu de l’aspect inédit des agrès en papier24 ». Si la fragilité se touche et s’expérimente, la résistance est quant à elle une donnée mesurable, à caractère scientifique. Elle acquiert du même coup une dimension financière et logistique : il faut un espace, du matériel, des compétences et du temps pour réaliser les tests, qui vont servir à assurer une tournée dans de bonnes conditions.
Or, les tests de résistance ne sont pas uniquement destinés à homologuer des agrès ayant acquis leur forme définitive. Ils peuvent aussi intervenir au début de la recherche autour de matériaux inusités pour le cirque. Dans le cadre de notre résidence avec Amanda Homa, j’ai pu assister aux tests de résistance du fil d’aluminium réalisés avec Thibault Clerc, régisseur agrès de l’Ésacto’Lido. Quel est le protocole ? Accroché par les deux bouts, le fil d’aluminium est tendu à l’aide d’un tire-fort jusqu’à atteindre son point de rupture ; la charge exercée sur le fil (équivalent en kilogrammes) est mesurée avec un dynamomètre tout au long du processus. Dans la mesure où Amanda Homa n’a pas d’accord avec un fournisseur, elle ne peut pas assurer la traçabilité de la composition du fil : le matériel testé ne sera pas forcément celui du spectacle. Plutôt que de déterminer une CMU définitive, ces tests ont permis de recueillir « des informations sur son allongement, une éventuelle modification visuelle de la texture du fil25 ». L’objectif était de pouvoir continuer à effectuer des recherches au plateau, en prévenant au maximum les risques de rupture du matériel.
Des fils de deux épaisseurs ont alors été testés : 6 et 5 millimètres de diamètre, avec pour chacun un exemplaire neuf et un exemplaire déjà usé par quelques heures de pratique. Les résultats – sans que ceux-ci puissent constituer des données réutilisables sur n’importe quel fil d’aluminium – ont montré que le fil de 5 mm de diamètre ne pouvait pas supporter le poids d’une personne adulte. Il présentait pourtant un intérêt scénique : une nette brillance et une plus grande souplesse, pour le manipuler facilement. Il pourra donc apparaître dans la scénographie, mais jamais servir de matériel de suspension : sa résistance oriente nécessairement les choix de l’artiste. Loin de n’être que la validation d’un matériel déjà éprouvé, le test révèle les fragilités d’un matériau dont les potentialités acrobatiques ne sont pas connues. Il constitue un outil empirique par sa méthode – tirer sur le fil jusqu’à ce qu’il casse, en effectuant des mesures régulières – mais qui dépasse aussi le premier contact visuel et sensible. Celui-ci est nécessaire, mais il se systématise : l’état du fil (couleur, épaisseur) est observé à intervalles réguliers, mesuré et noté. En voulant se suspendre sur des fils d’aluminium, Amanda Homa développe des savoirs sensibles, produits pour et par sa pratique aérienne, qui se couplent avec des opérations de mesure : loin de s’exclure, ces deux aspects se complètent. Pour l’artiste, la charge supportée par un matériau est une réalité à la fois chiffrée et concrète, dont il·elle conçoit exactement les impacts sur son propre corps.
Ces tests ont aussi dépassé leur objectif premier en ouvrant d’autres pistes de travail. Les mesures de résistance suivent un protocole, mais celui-ci s’adapte et s’improvise avec le matériel, puisque l’agrès ne dispose pas encore d’un fonctionnement stable. Durant ses premiers laboratoires de création, Amanda Homa avait accroché le fil en le faisant passer autour d’une petite cosse métallique. Lors du premier test, cette cosse s’est mise à tourner et le bout du fil à s’échapper. Il a donc fallu trouver d’autres dispositifs d’accroche.
Figure 5
Dispositif 1 : le dynamomètre est placé entre le câble du tire-fort et un maillon rapide, qui tient lui-même la cosse cœur autour de laquelle le fil d’aluminium est enroulé. Photographie : Thibault Clerc © La Diagonale du Vide
Figure 6
Dispositif 2 : le fil d’aluminium est enroulé directement sur le maillon rapide (4 tours). Photographie : Thibault Clerc © La Diagonale du Vide
Figure 7
Dispositif 3 : accroche du fil sur une cloche pour tissu aérien, de diamètre 100 mm. Photographie : Thibault Clerc © La Diagonale du Vide
Figure 8
Rupture du fil à la base de la cloche, à l’endroit de la première friction. Photographie : Thibault Clerc © La Diagonale du Vide
Avec les deux derniers dispositifs, le fil de 5 mm de diamètre a rompu au niveau du maillon rapide ou de la cloche : c’est-à-dire au point de friction du fil enroulé sur lui-même. Les caractéristiques du matériel, mais aussi la manière de le tordre déplacent ses zones de vulnérabilité, en exerçant des pressions plus grandes sur certaines parties du fil. Grâce à ces tests de résistance, Amanda Homa a pu envisager les avantages, mais aussi les faiblesses entraînées par plusieurs méthodes d’accroche : une rupture à la base du fil est plus dangereuse pour l’artiste, qui ne peut pas la prévoir. L’épreuve de la résistance et de la fragilité devient une étape du processus d’expérimentation, pour aboutir à un nouvel agrès préservant l’intégrité physique de l’artiste.
Enfin, un dernier point a été soulevé par cette phase de test. Le fil d’aluminium est livré sous forme de bobines, que l’artiste déplie, tord et retord. Même en le déroulant, il n’est pas possible de le tendre manuellement. Or, les outils et le dispositif mis en place pour le test ont permis au fil d’atteindre l’état qu’il n’avait jamais eu : celui de ligne droite. Plus mats (car les fibres du métal ont été complètement resserrées), insensiblement plus étirés, très souples, les fils tendus offrent de nouvelles pistes à exploiter au plateau. L’option est d’autant plus envisageable que le matériel nécessaire est facile à trouver dans les écoles de cirque ou les théâtres (un tire-fort et un point d’accroche), ce qui permettrait de (re)tendre des fils avant chaque représentation. Ainsi, les tests ont abouti non seulement à la production de connaissances sur le matériau, mais aussi à de nouvelles formes.
Pour terminer, il nous paraît utile de rappeler ce qui a conduit Amanda Homa à s’emparer du fil d’aluminium. Elle cherchait un matériau-agrès capable de garder la trace d’un mouvement, afin que le public puisse observer le déroulement et l’impact d’une figure technique de cirque, souvent exécutée trop rapidement pour qu’il la comprenne. Tordu en l’air, le fil conserve la mémoire du geste aérien. Or, si Amanda Homa utilise le fil d’aluminium précisément pour sa capacité à se tordre sans se rompre (malléabilité), la fragilité réelle du matériau ne peut pas être évacuée : elle devient au contraire une donnée qu’il est essentiel de maîtriser. En observant les points de vulnérabilité du matériel de cirque et les moyens de les entretenir, peut-être pouvons-nous ainsi affiner le regard porté sur les créations artistiques contemporaines, qui proposent une vision décomposée de la technique acrobatique.
Conclusion
En spectacle, la fragilité du matériel peut être subie par les acrobates ou fabriquée pour les besoins de la mise en scène. Ces deux possibilités renvoient le public à une sensation de danger, via la mise en déséquilibre. Hors de la scène, les équipes artistiques doivent prendre en charge la vulnérabilité et la labilité du matériel au quotidien. Elles prêtent attention à l’usure interne et externe des agrès, aussi bien lors de leur utilisation que pendant les montages. Il s’agit de repérer les endroits abîmés, détendus ou fragilisés, pour les réparer ou remplacer les éléments nécessaires. Cette attention empirique et sensible s’ajoute aux calculs de résistance effectués en amont, lors de la conception du matériel.
L’usure et la maintenance laissent émerger des temporalités répétitives, des boucles et des continuités. Les agrès les plus classiques n’échappent pas à l’usure : les cordes ou gaines qui les constituent évoluent, frottent et s’effritent sans cesse. Les structures originales supposent quant à elles une recherche et une improvisation constantes pour prendre en charge des fragilités qui se révèlent au fur et à mesure, sous le poids du corps de l’artiste ou l’intensité de la tournée. Les protocoles de test, de stockage et de soin du matériel s’adaptent alors à l’agrès, mais aussi aux contraintes imposées par le spectacle lui-même (modalités de suspension, tournée en intérieur ou extérieur), qui sont toujours uniques.
Se pencher sur des structures dont les formes et les matériaux sont inédits permet d’observer facilement les processus de maintenance. En effet, les zones de vulnérabilité de l’agrès doivent être découvertes, de même que les moyens de prévenir la casse : les protocoles s’inventent. Cela peut engendrer des choix qui font alors pleinement partie du processus de création d’un spectacle. L’aspect technique conditionne la création, autant que le contexte de production et diffusion.
Néanmoins, les agrès correspondant à des disciplines de cirque bien ancrées restent tout aussi dignes d’intérêt. Ils sont supposés connus, des figures acrobatiques qu’ils permettent de réaliser jusqu’à leurs points de vulnérabilité. Or, les pratiques évoluent et les figures changent, ne se limitant pas à un répertoire fermé. Selon les spectacles, de nouvelles tensions peuvent s’exercer sur l’agrès. Dans son solo Lontano (2022), Marica Marinoni saute sur sa roue Cyr en rotation et la projette avec force au sol, les mains dans des gants de boxe. Loin des valses tourbillonnantes où la roue glisse sur un sol lisse, le cercle métallique subit des pressions inédites et son usure en est modifiée. S’intéresser à la vulnérabilité du matériel de cirque suppose de prendre en considération ce qu’il se passe hors de la scène, loin des yeux du public, mais aussi d’étudier les relations entre un corps et un agrès. Comment l’un agit-il sur l’autre, comment se mettent-ils en fragilité et s’entretiennent-ils mutuellement ? Prendre en charge la vulnérabilité est une considération pratique, technique et logistique, avec des répercussions esthétiques et dramaturgiques.








