Pour son projet Ignis, Nicolas Fraiseau rêvait de mettre le feu à un mât chinois. Travaillant avec cette matière depuis son adolescence et cherchant de nouvelles manières de l’approcher en scène, il débute officiellement la création de ce nouveau solo en juin 2023, accompagné par Léa de Truchis à la dramaturgie. L’enjeu de ce spectacle est de traiter la flamme comme discipline de cirque et comme sujet pour développer une nouvelle esthétique du feu : pas celle du grandiose et du spectaculaire, mais plutôt celle du minuscule et de la métaphore. Pour réussir à exister scéniquement aux côtés des flammes, Nicolas Fraiseau a fait émerger un personnage clownesque. Le feu et le clown travaillent ensemble des endroits de fragilité, aussi physiques qu’intimes : vulnérabilité du corps de l’acrobate, de la petite flamme, de l’acteur en clown. Questionnant ce que peut être une écriture de la fragilité, ce dialogue de création, tenu en janvier 2025, propose de revenir sur les réflexions qui ont jalonné les résidences de travail avant d’entamer la dernière ligne droite de la création (premières en octobre 2025).
Léa de Truchis : Lorsque j’ai proposé ma communication pour la journée d’étude « Fragiles acrobates », en mars 2024, on était en plein travail sur la fragilité des flammes, notamment des bougies, des allumettes, ou même la lanterne, pour la création de la première maquette d’Ignis. C’était la période d’écriture des dossiers de subventions, et on posait des mots sur cette fragilité de la petite flamme face à l’esthétique de la flamme de rue, grandiose et spectaculaire. Aujourd’hui, on est invité à partager ce dialogue de création autour des questions de vulnérabilités qu’engage notre travail.
Nicolas Fraiseau : Je pense qu’on peut parler de l’intérêt qu’il y a à montrer la fragilité sur scène. C’est là le point de départ. Montrer la fragilité sur scène, ça demande beaucoup de force, de confiance et un certain lâcher-prise.
Léa de Truchis : Comment fais-tu pour être dans le lâcher-prise quand tu travailles avec du feu ? Parce que tu auras beau le maîtriser, tu n’atténueras jamais le risque.
Nicolas Fraiseau : Prendre un risque et lâcher prise, ce n’est pas incompatible pour moi. Par exemple, dans Instable (2018), il y a du risque (des chutes de hauteur, etc.) et en même temps le lâcher-prise est total. L’écriture laisse la place à tout ce qui peut arriver. Lâcher prise, c’est laisser advenir la chose, cette chose t’amène à un endroit et tu dois rebondir. Moi j’aime jouer avec cette écriture de l’instant. J’ai eu du mal pendant très longtemps à maîtriser les accidents, jusqu’à ce que je comprenne que je ne pouvais pas décider comment et quand les accidents allaient arriver. Je pouvais les inviter à venir, faire en sorte qu’ils arrivent, mais parfois ils n’arrivent pas. Il faut accepter de jouer avec ce qui va arriver.
Léa de Truchis : Et ce lâcher-prise, c’est une forme de fragilité ?
Nicolas Fraiseau : Non, je ne pense pas que cela a à voir avec la fragilité – si ce n’est dans le sens où ça met l’artiste en position de fragilité que de devoir lâcher prise sur l’accident en public. Il faut juste gérer le risque. Il faut maîtriser assez bien la chose avec laquelle tu travailles (que ce soit l’accident, la chute, le feu), la comprendre assez pour pouvoir connaître les endroits où tu vas pouvoir t’engouffrer et les endroits au-dessus de t’en retirer. Par exemple avec le feu, maintenant, je sais que je peux marcher sur des braises 20 secondes sans trop appuyer et après il faut que je sorte ; je sais que quand je fais les jambes en feu, jusqu’à un certain point de chaleur, je peux faire ce que je veux et si je passe un certain seuil de chaleur, je commence à m’inquiéter. Et là je ne suis plus dans le lâcher-prise.
Nicolas Fraiseau, les jambes en feu, présentation de maquette aux Subsistances, Lyon,
Ignis, 2024
Crédit photo Grégory Rubinstein, Collectif des fous furieux
Léa de Truchis : C’est le point de bascule entre la mise en œuvre de la fragilité et la fragilité effective de ton corps. Mais ce moment-là de bascule, tu l’apprends aussi parce que tu as franchi la limite. C’est le fait d’être confronté à la blessure, à la fragilité de ton corps, qui te fait préciser cette démarcation.
Nicolas Fraiseau : Oui, bien sûr : c’est l’expérience.
Léa de Truchis : Tu dis « bien sûr », mais il faut quand même se rendre compte que dans le cirque la gestion du risque, et surtout de l’accident, est ultra banalisée. C’est l’accident qui te permet d’établir une limite.
Nicolas Fraiseau : Ça te permet de mettre une limite, et puis possiblement de contourner cette limite. La première fois que je me suis brûlé avec le numéro des jambes en feu, ça m’a enseigné une limite, mais je voulais quand même réussir à faire ce numéro. Donc comment faire ? Tu analyses la situation et tu mets en place des choses qui te permettent d’aller un peu plus loin. C’est un dialogue entre toi, ta sensation et ton expérience. Mieux tu arrives à maîtriser ton espace à travers une expérience (par exemple la gestion des petits bouts d’allumettes qui peuvent rester dans le terreau de la terre de feu, la gestion de la température du combustible ou de la hauteur de ta flamme), mieux tu arrives à gérer sans te brûler, et plus tu as accès à un panel de libertés. Quand je me mets dans cette situation de fragilité, par exemple une situation où je peux me brûler, et que je réussis à comprendre comment je peux la traverser, c’est pour en faire une force, en faire quelque chose qui reste très propre au cirque, qui a à voir avec l’exploit, l’incroyable, le hors norme.
Léa de Truchis : Ça me fait penser à Corine Pencenat qui écrit que « l’artiste [de cirque] sacrifie sa vie pour la perfection d’un numéro de quelques minutes qui n’a rien d’autre à prouver que sa “faisabilité”1 » …
Nicolas Fraiseau : Tu auras beau aller toujours plus loin, repousser les limites, augmenter ses possibles, ses facultés, sa puissance d’être, aller aux limites de la matière et de soi, cet endroit fragile existera toujours. Je trouve magnifique ce moment où on ne peut pas tricher. On est dans une situation qui est claire, concrète, tangible. On peut se raconter tout ce qu’on veut par-dessus, mais la fragilité première de la situation (un humain en contact avec la flamme) existe toujours. Cet endroit-là est réel, vrai.
Léa de Truchis : Outre toutes les métaphores que ça peut provoquer, dans tous les cas, la situation est ce qu’elle est, c’est-à-dire c’est un humain face au feu. David Le Breton écrit que « le temps du danger est un temps sacré2 ». Or avec le feu on approche parfois de ces images sacrées et sacrificielles dont parle Corine Pencenat. L’usage du feu, surtout sur une piste, ça met à nu, parce qu’on sait qu’il n’y a rien pour nous protéger. D’où la question récurrente du public qui demande si ce sont de fausses flammes, ou si tu es protégé. Ce que tu fais te met tellement en position de vulnérabilité que le public peine à croire que tu te mets pour de vrai dans une telle situation.
Nicolas Fraiseau : Il y a la fragilité physique de mon corps, mais aussi physique de la flamme. Au moindre événement, la petite flamme peut s’éteindre.
Léa de Truchis : Il me semble que l’image qui combine ces deux formes de fragilité, c’est quand tu mets une bougie chauffe-plat dans ta bouche. C’est autant une vraie fragilité pour toi parce que tu peux te brûler le palais, et en même temps à la moindre respiration mal placée de ta part tu peux l’éteindre. Et je trouve que ce passage-là, qui fait beaucoup réagir le public, dit cette fragilité à la fois de ta part et à la fois de la flamme.
Nicolas Fraiseau, une flamme dans la bouche, répétitions, 2021
Crédit photo Hrvoje Jadrić
Nicolas Fraiseau : C’est vrai que cette scène est incroyable parce que c’est une petite flamme très ténue, donc il faut absolument faire attention avec ma bouche et à ma bouche. On est tous les deux à des endroits de fragilité, parce que j’essaie de nous superposer l’un et l’autre.
Léa de Truchis : C’est aussi le cas quand tu colles les bougies sur ton bras : tu es obligé d’adapter tous tes mouvements pour en prendre soin. Cette idée de prendre soin dans le spectacle apparaît avec ces petites flammes. Or ce n’est pas une idée qui va de soi avec le feu. Souvent on pense plutôt au danger. Alors que ce qui nous intéresse aussi dans l’image du feu, c’est le côté du soin, communautaire, rassurant et chaleureux3.
Nicolas Fraiseau : C’est le contraste des deux qui nous intéresse. C’est aussi entretenir la petite flamme, réussir à faire qu’elle continue à exister, à vivre et qu’on puisse interagir ; c’est prendre soin de la lanterne, ce qui implique de gérer la température de la pièce, l’hygrométrie qui va faire qu’elle se lève plus ou moins pour quelques pas ensemble…
Léa de Truchis : Certes le contraste est essentiel. Mais j’aime bien cette vision qu’on a typiquement avec la lanterne qui rappelle que le feu, c’est fragile. Cet objet dégage de la fragilité du mouvement qui est complètement indomptable. Nous, on doit juste travailler la mise en condition de liberté d’une matière délicate.
Nicolas Fraiseau : C’est en ça qu’on peut parler de fragilité du spectacle, parce que suivant les paramètres thermiques de chaque journée (très humide et 15 °C dans le chapiteau en hiver, très sec et 35 °C sous la toile en été), la lanterne va réagir différemment. Mais c’est aussi ce qui fait que c’est magnifique : on doit s’adapter et tendre vers une forme de maîtrise qui est celle d’inviter une réaction. Parce que ce n’est pas possible que ça se reproduise à chaque fois de la même façon, c’est trop instable, trop fragile.
Léa de Truchis : La vulnérabilité du corps qui est touché du doigt avec la relation au feu peut s’exprimer avec le personnage du clown.
Nicolas Fraiseau : Et la fragilité c’est aussi celle de l’acteur, en tant que clown… pour moi, c’est un vrai endroit de fragilité. Le clown laisse transparaître ce qu’il ressent sur l’instant. Et aller sur scène et se laisser transparaître, c’est aussi une vraie fragilité, et une force. Il y a de la beauté là-dedans.
Léa de Truchis : Oui, la fragilité a quelque chose de touchant dans le partage. Au siècle précédent, le cirque était plutôt sur la représentation de l’homme moderne, puissant et conquérant ; aujourd’hui, on est plus dans une représentation de l’humain ordinaire. Mettre en scène la fragilité, c’est aussi raconter l’ordinaire de l’humain, et c’est une poésie de l’ordinaire qui est extraordinaire.
Nicolas Fraiseau : La poésie de l’ordinaire… C’est très surréaliste. Je pense aussi qu’aujourd’hui les représentations de cirque tendent de plus en plus vers l’humain de tous les jours et ça déplace la relation à l’exploit, qui est à la fois plus discret, et plus cathartique, grâce à l’identification du public aux artistes. En tout cas, je crois que Ignis sera un spectacle poétique, parce qu’on essaie de parler de la vie à travers tout ça.
Léa de Truchis : Effectivement, en invoquant le feu sur scène, on invite toutes ces métaphores4 : la vie et la mort, la passion et la guerre, le partage et la possession, la destruction et la création… Tous ces paradoxes-là sont aussi propres à la fragilité de l’humain.
Nicolas Fraiseau : En fait dans ce que tu racontes de cette poésie de l’ordinaire et de l’humain, c’est partir de l’humain, en être proche et de plus en plus détourner l’ordinaire pour aller ailleurs, pour créer un petit décalage.
Léa de Truchis : Mais pour Ignis, au contraire, on ne part pas de situations ordinaires, d’une identification à l’acrobate, parce qu’il faut éviter l’identification sensorielle. Chacun a déjà fait l’expérience de se brûler. L’identification de la sensation du feu est tellement immédiate que l’idée, c’était précisément de détacher le public de cette peur trop proche de lui…
Nicolas Fraiseau : … et qui serait trop violente. On ne veut pas d’identification au clown pour se décoller de la sensation du feu et de tout ce qu’on projette avec. Voir un homme sur scène s’enflammer les jambes, voir un homme coller des bougies sur le corps, c’est violent, brutal… Or l’idée, ce n’est pas de raconter l’immolation d’un homme, c’est de raconter le feu en tant que matière. Avec le clown, on veut effacer l’homme, pour permettre au public de regarder quelque chose qui va parler de lui, de la société en général, à travers un certain filtre. Et c’est ça la force du clown, c’est qu’il parle à tout le monde en n’étant pas nous-mêmes.
Léa de Truchis : Oui, il sert à ne pas s’identifier directement à la vulnérabilité de l’acrobate qu’impose l’usage du feu.
Nicolas Fraiseau : On a plein de choix de vulnérabilités dans Ignis : le choix de la petite flamme dont on prend soin, des moyennes et des grandes flammes où la personne au plateau est en situation de vulnérabilité, et le clown qui, en tant qu’acteur, me met à un endroit vulnérable, mais aussi qui commente les fragilités de l’Homme. Donc on parle de vulnérabilité, et en même temps on essaie de ne pas appuyer dessus parce que la violence n’est pas loin. On a besoin de mettre une distance, sinon la question du danger prend le dessus et on ne verrait que cela : un homme qui se met en danger.
Léa de Truchis : Et ça, c’est trop identificatoire, on ne verrait plus ni le feu ni le clown. On ne pourrait pas voir la relation qui se joue. S’il n’y a pas cette distance, le danger annihile la fragilité qui est mise en jeu. Si on n’a pas ce filtre du clown, la finesse de la fragilité disparaît complètement sur la couche du danger.
Nicolas Fraiseau : Et pour toi, en tant que dramaturge, où vois-tu la fragilité dans l’écriture d’Ignis ?
Léa de Truchis : La fragilité touche à l’intime. Dans Ignis, outre la mise à nu qu’impose le clown, il me semble que cette écriture de la fragilité se joue aussi dans le « prendre soin », ou dans le fait de rater et de casser les choses. Je crois qu’accepter la fragilité consiste à montrer aussi ce qui est cassé ou ce qui peut l’être, et ce qu’on essaie de ne pas casser. Il s’agit à la fois de montrer ce qu’on peut abîmer et comment de pas l’abîmer. Cette fragilité se construit principalement dans la relation que l’on construit avec le public, elle est faite de complicité… Je pense par exemple à Bonaventure Gacon, dans la scène où il crie « pauvre pauvre Rififi », dans Campana (2018) : c’est une écriture de la fragilité extraordinaire. Il vient de jeter sa comparse dans une poubelle (ou les enfers, puisque cette poubelle est un trou dans la piste) et il accuse le public de ne pas l’avoir aidée, elle. C’est génial, parce que ça dit quelque chose à la fois de la fragilité de notre société, de ne pas aider ceux qui sont dans le besoin sous nos yeux, et à la fois de la fragilité du discours, parce qu’il est en train d’accuser les autres alors que c’est lui qui l’a balancée dans le trou comme une ordure. Le clown peut être celui qui vient toucher du doigt les fragilités des codes sociaux. Cela peut constituer une écriture de la fragilité que de rire de ces codes, de toucher des paradoxes qui nous entourent, de les commenter ou de s’y confronter.
Nicolas Fraiseau : Ça me fait penser à un passage que j’ai lu tout à l’heure dans Clowns et farceurs :
en général, il est rare qu’un clown fasse de la satire politique d’une manière directe, mais quand on touche à certains sujets, il y a une dimension politique qui se dégage. La question de savoir qui veut entrer dans la cage des lions est profondément politique ainsi que la réaction du clown qui accepte d’être mangé, mais non qu’on se paie sa tête. La satire du clown est d’ordinaire une satire des mœurs5.
Léa de Truchis : Être désigné pour aller dans la cage aux lions… On revient à la notion du sacrifice chez l’artiste de cirque. Philippe Goudard aussi parle de ce caractère sacrificiel, dans l’arène ou dans le cercle6. Ce sacrifice, c’est comme baisser l’armure pour être prêt à affronter sa propre vulnérabilité, quitte à devenir un martyr. Le clown ne veut pas être un martyr, mais on garde cette idée du don de soi pour les autres, sans concessions, quand tu rentres en piste.
Nicolas Fraiseau : Ça me fait penser au costume, qui est hyper important : il laisse apparaître une silhouette. Ce costume laisse des pieds nus, des bras découverts, le visage est complètement à découvert ; il porte des traces, pour pouvoir s’imprégner de tout ça. L’écriture de la fragilité va avec ce costume qui laisse transparaître un corps, sur le plateau nu…
Léa de Truchis : En effet, tu n’es pas barricadé en combinaison complète, protégé avec une cagoule, etc.
Nicolas Fraiseau : Je ne suis pas un pompier en action ! Ça ne parlerait pas de la même façon de la fragilité si je manipulais du feu en étant aussi protégé. On ne parlerait plus alors de la fragilité de l’Homme, mais de la fragilité de l’humain qui essaie de se protéger, de contrôler. En cela, le costume accompagne cette fragilité, comme la lumière qui doit sublimer et non écraser la flamme, ou encore la création sonore.
Nicolas Fraiseau, lanterne chauffée à la flamme, présentation de maquette aux Subsistances, Lyon, Ignis, 2024
Crédit photo Grégory Rubinstein, Collectif des fous furieux
Léa de Truchis : Oui, avec les tests qu’on a déjà faits, je crois qu’on a commencé à toucher du doigt ce que la création sonore peut apporter. Je pense par exemple à nos essais improvisés aux Ateliers Médicis : en mettant de la musique classique pendant que la lanterne flottait, juste en laissant l’espace au sacré ou au lyrique, on se retrouvait dans des états de contemplation incroyables. Cette fois-là où les lanternes volantes s’envolaient toutes seules au-dessus du seau en feu au rythme des envolées musicales dramatiques, c’était unique. Avec du feu et une musique adéquate, on se retrouve avec des instants de poésie fascinants.
Nicolas Fraiseau : Cette lanterne qui vole au-dessus du seau en feu, ça donne l’image du feu qui parle au feu, du feu qui répond au feu. Mais c’est d’une fragilité incroyable parce que tu ne pourras jamais savoir comment reproduire ce moment. Ce sera la magie de ce spectacle que de savoir recréer ces instants suspendus de fragilité. C’est tellement ténu. Ces moments ne sont jamais écrits, ils s’invitent.



