Les formations supérieures en arts du cirque s’inscrivent pleinement dans la filière culturelle du cirque dit « contemporain » ou « de création » (modèle économique et esthétique). Aussi revendiquent-elles des espaces d’expérimentation favorisant l’expression d’un artiste complet, maîtrisant une discipline de cirque (sa « spécialité ») dans un haut niveau technique et d’intensité physique, capable d’interpréter un rôle et de faire preuve de qualités de jeu théâtral, tout en mobilisant des compétences de danse pour inscrire cette technique dans une démarche artistique ; le tout à l’image de ce cirque contemporain considéré comme pluridisciplinaire, laissant une part belle au modèle de la danse et du théâtre1. Les écoles sont en effet des reflets en même temps que des moteurs des esthétiques contemporaines. L’arrivée de Bernard Turin, sculpteur et plasticien, à la direction de l’école du CNAC en 1990 permet l’ouverture du cursus aux autres arts jusqu’à aboutir au spectacle de fin de parcours Le Cri du Caméléon (1995, mise en scène par Joseph Nadj, chorégraphe et lui aussi plasticien) qui fera date dans l’évolution des esthétiques circassiennes dites contemporaines en offrant, d’une part, un accès désormais légitime au réseau du spectacle vivant institutionnalisé et, d’autre part, une place dans le front de l’avant-garde contemporaine2. L’entrée dans le xxie siècle marque aussi le passage du cirque aux « arts du cirque » qui octroie dans le même temps aux artistes le statut d’auteur·rice (bien que la SACD – société des auteurs-compositeurs dramatiques intègre le cirque seulement en 2013, comme nouvelle reconnaissance institutionnelle)3.
À partir de notre expérience de chercheuse au sein d’une école supérieure des arts du cirque et des travaux menés dans ce cadre4, nous travaillons dans cet article le lien entre les référents actuels des formations diplômantes (par référents, nous entendons les qualités auxquelles l’étudiant·e doit répondre en fin de formation, le modèle de réussite vers lequel il faudrait tendre et qui guide les choix de contenu de formation réalisés par les équipes) et une figure de l’artiste de cirque qui tend à s’imposer, investie des idéaux hérités du Romantisme du xixe siècle et provoquant une subtile évolution dans les esthétiques à travers un renouvellement des valeurs – de ce qui fait cirque et, surtout, de ce qui fait cirque « contemporain ».
Une recherche personnelle, qui confine à l’intime
L’ensemble des discours porté par les écoles supérieures de cirque en France revendique à ce jour le fait de préparer les étudiant·es à défendre une « signature personnelle5 » (objectif nommé à l’Ésacto’Lido) et à « l’affirmer6 » (axe de la troisième année du projet pédagogique du CNAC). L’usage à des degrés différents, mais généralisé, de l’autoévaluation est aussi un symptôme de cette démarche pédagogique autocentrée qui présuppose que l’étudiant·e suit un chemin, un itinéraire personnel qui le·la mènera à une meilleure connaissance de lui·elle-même et de son « identité artistique »7. Cette « signature » sera exposée lors d’une ultime présentation qui se réalise dans le cadre des numéros de fin d’études où l’étudiant·e se met en scène, numéro majoritairement individuel, souvent défendu comme une « carte de visite », bien qu’il soit possible de former des duos, trio, quatuor à l’intérieur de la promotion.
Cette progression pédagogique mène à des référents qui s’inscrivent pleinement dans un ordre vocationnel de la création considérée comme :
[…] le terrain d’expression privilégié de l’individualité et de la subjectivité [au] degré de personnalisation élevé. […] À la routinisation des tâches et à l’interchangeabilité de leurs exécutants, [les activités artistiques] opposent le charisme d’une personnalité unique, dont le nom propre constitue le capital symbolique. À la compétence certifiée, le don individuel8.
Dans ce type d’itinéraire qui trouble les frontières entre la personne et son travail, entre son intimité et son activité d’étudiant·e, l’engagement sensible apparait comme une démarche valorisée permettant de mieux se connaitre. Ici, nous devons préciser que ces présupposés dépassent les cadres du cirque et se retrouvent aussi (parfois pour le pire9) dans les formations en théâtre. C’est ainsi pour prévenir le risque psychologique et celui de l’abus de pouvoir et d’autorité de l’enseignant·e sur l’étudiant·e que le Conservatoire supérieur d’art dramatique et le département théâtre de Paris 8 se sont réunis autour d’un programme de recherche qui s’intitule « Déconstruire les regards, Étude d’un usage renouvelé des corps et de l’intime dans l’interprétation dramatique » et dont l’objectif est d’interroger les modèles pédagogiques qui reposent sur le dépassement des limites individuelles. Le programme devrait aboutir à une charte de prévention qui entend aussi renouveler les pratiques : « travailler à partir des limites plutôt que de les dépasser10 ». Du côté du cirque, le projet de recherche Reboot, porté cette fois par deux compagnies (Cie Courant d’Cirque et Cie d’iElles), vise à interroger les transmissions sous l’angle des rapports de pouvoir et des représentations normatives11.
Néanmoins, malgré ces initiatives visant à déconstruire les modèles pédagogiques fondés sur le présupposé que le « dépassement » est essentiellement bénéfique, ces derniers se révèlent toujours dominants et alimentent l’idée qu’une meilleure connaissance de soi permette, finalement, une meilleure « fonctionnalité » de soi dans l’acte d’interprétation ou de création, « fonctionnalité » psychologique, mais aussi « professionnelle ». Il s’agirait de connaitre ses capacités et, par conséquent, de les gérer pour optimiser l’organisation du travail, le tout au service d’un renouvellement des esthétiques grâce à la transgression des formes et des normes du marché de la création. Si, comme l’ont démontré Vincent Grosstephan, Florence Legendre et Stéphane Brau-Antony dans leurs travaux sur la « “domestication” de la prise de risque12 » dans les écoles professionnelles, « les rapports à la prise de risque sont […] considérés comme faisant partie intégrante de la culture professionnelle » des artistes de cirque, nos travaux entendent considérer la prise de risque émotionnelle et psychologique relative, non pas seulement à la peur du risque physique, mais aussi à l’exposition de soi et de son intimité dans sa démarche créative. Le dépassement de soi et de ses propres limites, si commun dans le sport et les formations aux activités physiques13, déborde ici de la performance technique liée aux disciplines de cirque pour se retrouver du côté de la créativité et rappelle, comme l’indique Gisèle Sapiro dans son article sur la vocation artistique, la codification de la fonction d’auteur littéraire sous la Révolution : « l’originalité apparait dès lors comme l’expression suprême de la personnalité singulière du créateur14 ». Les mutations esthétiques et culturelles extrêmes contemporaines des arts du cirque qui mènent à la valorisation de l’originalité et d’une auctorialité singulière nous encouragent à penser ce risque moins visible et sans doute moins spécifique au cirque.
Esthétique postmoderne et autoréférentielle
À l’image des esthétiques dominantes en régime postmoderne, les arts du cirque contemporains se caractérisent aussi par « l’auto-référentialité et le rejet de la fiction », voire le « vécuisme15 ». Nous pourrions sans doute formuler l’hypothèse selon laquelle cette dimension est encore plus développée dans le cirque en raison des pratiques d’écritures personnelles sur l’agrès ou en spécialité. Autrement dit, quand bien même l’artiste de cirque serait interprète en compagnie et le spectacle mis en scène par un tiers, cet·te dernier·ère est souvent, plus ou moins, auteur·ice de ses partitions techniques.
Par conséquent, si la qualité d’auteur·ice est bien admise aux artistes de cirque depuis les années 2000 à 2010, il s’avère que l’auctoralité – qu’on pourrait appeler, dans ce cas, fragmentée – a une histoire bien plus longue dans les spectacles de cirque, à l’échelle du numéro ou de l’intervention. Cette auctorialité est néanmoins reléguée à un niveau surtout technique et a atteint de nos jours un niveau poétique et dramaturgique. Pourtant, la dimension fictionnelle semble davantage présente dans les modèles dits « traditionnels » (format cabaret avec enchainement de numéros et suscitant l’émerveillement comme modalité dominante de réception), dans la mesure où ces modèles ont recours aux outils et techniques de la représentation. S’il n’est pas question de « narration16 », il n’est pas non plus question de présenter l’artiste en tant qu’individu-actant dans une dramaturgie, mais bien un·e artiste à l’œuvre dont le filtre des procédés de mise en représentation le·la distancie de sa personne. La dynamique d’autoréférence, typique des esthétiques postmodernes, qui réduit la distance entre récit et autofiction, entre présence et représentation, est aujourd’hui opérante dans le cirque contemporain, qui lui-même trouve ses sources dans les formations en même temps que ces dernières se modélisent sur les esthétiques dominant le marché.
Pour autant, il ne s’agit pas de se présenter selon les normes de virtuosité, agilité, force, objet d’émerveillement, dont les discours affichent désormais la désuétude17, mais de se montrer dans son humanité et donc avec ses faiblesses (celles-là mêmes qu’on aurait mises au jour et apprises à dompter pendant la formation).
En consacrant l’auteur·ice de cirque comme l’une des figures les plus valorisées18, le secteur professionnel (écoles, producteurs, diffuseurs, soutiens et subventionneurs), à l’image de la société, s’inscrit dans un modèle imprégné d’idéaux hérités du Romantisme.
Figure néo-romantique de l’artiste
S’inscrivant dans les codes du Romantisme, la figure néo-romantique de l’artiste de cirque réactualise, à l’aune de nos sociétés contemporaines néo-libérales et productivistes, une sensibilité exacerbée, l’exaltation des sentiments19, la recherche d’originalité et d’individualité. Ces caractéristiques s’érigent en repères de légitimité artistique qui se substituent aux qualités physiques et athlétiques, reléguées quant à elles à la marge des processus et des pratiques du quotidien :
La conception vocationnelle de l’art suppose en effet un investissement total, souvent manifesté à travers la souffrance corporelle ou morale qu’il engendre, et qui vise à se distinguer de l’exécution routinière de tâches prédéfinies, qu’il s’agisse de l’artisanat, de l’académisme ou de la bureaucratie20.
Cette « souffrance corporelle et morale » apparaît alors comme un gage de l’investissement de l’artiste dans un éthos ascétique qui ne se traduit pas par la reproduction de tâches précises en vue d’une progression puisque la philosophie romantique de la valeur de l’artiste, désormais auteur·ice, passe par la convocation de son talent. « Le talent et le génie sont considérés […] comme des grandeurs relatives, qui expriment la rareté des capacités artistique21 ». Par conséquent, le talent ne se détermine pas comme un marqueur de compétences acquises que l’on pourrait reconnaitre, mais comme une qualité qui n’existe que dans un rapport à d’autres personnes22. Ainsi essentialisé et essentialisant, il fait fi du contexte sociopolitique et économique qui pourtant structure les figures valorisées dans la société, qui les récupère et les mythifie pour s’autoalimenter – comme le démontre Tia DeNora dans son ouvrage Beethoven et la construction du génie paru en 199823. Au cœur de cette conception qui invisibilise les processus d’apprentissage et de formation, le talent relève de l’inné. Dans son article « Le don, le génie et le talent. Critique de l’approche de Pierre-Michel Menger », Manuel Schotté précise que :
En dépit de l’évidence avec laquelle la virtuosité s’impose à un observateur, il faut rappeler que celle-ci a une histoire : on ne naît pas plus violoniste soliste que champion de saut à la perche. Dire le contraire serait passer sous silence les heures consenties à la pratique, à s’exercer pour exceller dans un domaine donné24.
Cette considération « romantique » des capacités de l’artiste se retrouve dans les écoles du spectacle vivant notamment à travers l’opposition entre le·la « bon·ne élève » (le·la scolaire) et l’artiste25. Le·la bon·ne élève est celui·celle qui est capable d’appliquer une consigne, de suivre des recommandations et de travailler, répéter et reproduire en vue d’acquérir des compétences et des savoirs ; alors que l’artiste est anticonformiste, original, bien sûr frappé d’un certain talent – et par ailleurs bien souvent un homme. Ces figures qui peuvent nous paraître caricaturées sont pourtant bien vivaces dans la société et dans les discours. Tia DeNora rappelle que « aucune étude ethnographiquement et historiquement convaincante du génie en tant que construction sociale26 » n’existe à la date de rédaction de son ouvrage, ce qui concourt à son acception idéalisée27. De même, le régime vocationnel de l’art qui s’inscrit dans l’héritage du devoir religieux produit une littérature biographique relevant souvent d’hagiographies28 qui participent à « mythifier le génie, à l’extraire de son contexte historique, à le soustraire à toute interaction29 ». Pourtant, ces figures, celle du scolaire et surtout celle de l’artiste, sont bel et bien des constructions. Jacques Rancière, dans Le Maître Ignorant, le confirme :
Apprenons donc auprès de ces poètes que l’on décore du titre de génies. C’est eux qui nous livreront le secret de ce mot imposant. Le secret du génie, c’est celui de l’enseignement universel : apprendre, répéter, imiter, traduire, décomposer, recomposer. Au siècle dix-neuvième, il est vrai, certains génies commencent à invoquer une inspiration plus qu’humaine. Mais les classiques, eux, ne mangent pas du pain de ce génie-là. Racine n’a pas honte d’être ce qu’il est : un besogneux30.
Si cette figure néo-romantique de l’artiste est adoptée dans le domaine du cirque, elle l’est depuis que le cirque est devenu « les arts du cirque ». Nous pouvons supposer (et le vérifions lorsque les générations de circassien·nes ou les artistes de pays différents se rencontrent – il est malheureusement rare que la rencontre se fasse entre les circuits traditionnels et contemporains) que les artistes du circuit dit « traditionnel » qui repose sur la reconnaissance de la virtuosité technique, le travail physique et sur la modalité de répétition ne se reconnaissent pas dans cette figure néo-romantique en fait relative à l’auctorialité – présupposant que l’écriture, la composition, ne serait pas une technique à acquérir, mais de l’ordre du don. C’est ainsi que le postulat travaillé dans la thèse de Jérémie Vandenbunder de « l’impossibilité supposée d’enseigner l’art31 » est encore très vivace. À nouveau, Manuel Schotté le signale dans sa critique des thèses de Pierre-Michel Menger sur le talent :
S’agissant de la formation, celle-ci est vue sous un angle fonctionnaliste […]. Elle est pensée comme le lieu où s’acquièrent les savoir-faire et savoir-être utiles à une carrière artistique, mais aucunement comme un endroit où se fabrique de la différence32.
Autrement dit, on ne deviendrait pas artiste grâce à sa formation, on le serait déjà ou non en arrivant, et la formation ne servirait qu’à se professionnaliser dans une vision socio-économique du terme. C’est donc finalement le modèle du poète romantique qui domine les dynamiques de reconnaissance dans les arts du cirque contemporain, et, par conséquent, les référents des étudiant·es et des formations, quarante ans après l’institutionnalisation et les débuts de l’artification du cirque33, dans un mouvement encore en cours d’inscription au sein du domaine de l’art savant, de l’art écrit et légitimé à l’échelle des institutions.
Ces modèles s’inscrivent néanmoins dans ce que Pierre Dardot et Christian Laval qualifient de « nouvelle rationalité néo-libérale34 » qui touche la considération de l’individu bien au-delà du domaine du cirque et de l’art. L’individu néo-libéral s’inscrit en effet dans une nouvelle relation à ses activités professionnelles :
[…] il ne s’agit plus tant de reconnaitre que l’homme au travail reste bien un homme, qu’il ne se réduit jamais au statut d’objet passif ; il s’agit de voir en lui le sujet actif qui doit participer totalement, s’engager pleinement, se livrer tout entier dans son activité professionnelle. Le sujet unitaire est ainsi le sujet de l’implication totale de soi. […] Ce dernier doit travailler à sa propre efficacité, à l’intensification de son effort, comme si cette conduite de soi venait de lui, comme si elle lui était commandée de l’intérieur par l’ordre impérieux de son propre désir auquel il ne saurait être question de résister35.
Cette implication totale comme désir désintéressé et proprement individuel renvoie à nouveau à l’ordre vocationnel désormais étendu à tout type d’activité professionnelle (salariée incluse). Dans un contexte économique ultra-productiviste, « l’apologie constante de la transgression comme nouvelle norme36 » résonne parfaitement avec l’actualité esthético-idéologico-professionnelle du cirque contemporain.
Les activités artistiques disposent pourtant d’un atout précieux pour résister à cette domination néo-libérale fallacieuse, à travers l’étude :
[…] des processus par lesquels se constitue la valeur. Agir ainsi peut mieux faire comprendre les fondements sociaux et les utilisations sociales de l’identité. On en saura ainsi davantage sur la façon dont certains individus parviennent à se faire loger dans des identités privilégiées, alors que d’autres, à qui cette entrée est refusée, « restent sur le pavé »37.
Si les travaux sur les valeurs de l’art permettent de mieux comprendre les critères qui président la reconnaissance artistique38, ils sont aussi l’occasion de révéler l’intériorisation de ces critères au sein des formations et leur reproduction dominante39. Certain.es étudiant.es-artiste décident cependant de jouer avec ces normes, voire de les renverser. C’est le cas de Sien Van Acker et son numéro de fin d’études (juin 2023 à l’Ésacto’Lido), More is More. Une star, par ailleurs fil-de-fériste – mais là n’est pas le plus important –, ou plutôt une popstar entre en scène, déterminée à poursuivre un rêve inaccessible, celui d’être chanteuse, en dépit d’une discipline circassienne, le fil, jugé « ennuyant ». Son numéro se divise en trois parties. Durant la première, elle est vêtue d’un costume débordant de peluches et chante sur un petit fil une chanson au rythme pop qui renouvèle les ingrédients d’un tube. Les paroles expriment son souhait d’être « l’égal de Beyonce ». L’utilisation du petit fil propose l’image ironique d’une absence de prise de risque puisqu’absence de hauteur. Nous avons l’impression d’un mini-fil, d’un fil pour enfant, impression appuyée par l’excès de peluches. Pourtant, la prise de risque est bien là. Elle se loge dans le chant qui domine la réception tant le rythme est entrainant et qui, pourtant, n’est pas le domaine d’expertise de la fil-de-fériste, ce qu’elle assume par ailleurs en jouant avec ses fragilités vocales. Elle se loge aussi dans le fait de proposer, en numéro de fin d’études, une mise en scène de la vulnérabilité, voire de l’échec. Cette chanson se clôture par les paroles : « la honte, pourquoi je fais ça, la honte, ça semble si moche, j’adore, j’adore chanter ». La popstar explique ensuite au public ses regrets les lendemains, car : « je sais que c’est pas bien […], mais pourquoi personne ne me dit : Sien, fais pas ça ! ». Une double lecture peut alors s’établir : celle, de surface, de cette artiste qui poursuit un rêve inaccessible et, celle, plus complexe, de la subversion de la norme dominante, du refus de proposer un numéro qui s’inscrit dans un cahier des charges en général implicite, « ce que l’on attend » de cette carte de visite technique et artistique. Cette subversion est effective en premier lieu dans le fait de proposer un numéro en trois parties distinctes, débordant du 7 minutes classique.
La performance se joue aussi ailleurs, non pas dans le risque de tomber, mais dans les figures tout de même proposées sur ce petit fil, dans le costume crée par l’artiste et dans l’écriture de cette œuvre qui se fait passer pour totale et joue des codes du marketing. Lors de l’événement organisé par l’école pour la présentation du cabaret composé des projets de fin d’études, l’artiste avait affiché un peu partout dans les locaux (jusque dans les toilettes) des QR codes suivis des seuls mots « More is more », menant vers une playlist composée par elle-même. Elle avait aussi imprimé et proposé à la distribution des autocollants « More is More ». Le teasing a opéré puisque le·la spectateur·ice n’a pu comprendre d’où venait cet « à côté » qu’au moment de la présentation du numéro avec, bien sûr, un effet de surprise et de révélation.
Figure 1
More is more, Sien Van Acker, 2023. Crédits : Boris Conte
Durant la deuxième partie, l’artiste nous propose une autre chanson, cette fois sur un fil haut. Tout aussi ironique, elle fait l’éloge du fil tout en admettant la réduction des possibilités dramaturgiques de cet agrès (reproche régulièrement formulé par les fil-de-fériste eux·elles-mêmes40). Elle chante toujours selon les codes de la pop-musique : « je fais du fil, j’adore marcher », puis, plus loin, « oh, mais le fil c’est chiannnnnt, c’est chiannnnt, en faire c’est cool, mais le regarder c’est horrible ». Pendant cette chanson, la fil-de-fériste enchaîne les figures sur un fil qui, cette fois, la place en hauteur. La performance est à nouveau au rendez-vous des costumes puisqu’ils s’arrachent d’eux-mêmes à mesure de son avancée sur le fil pour laisser apparaitre un deuxième costume à paillettes, puis un troisième et un quatrième. En jouant avec les codes de la pop, du cabaret, du marketing et de l’effet-spectacle, tout en les déconstruisant par un chant et des paroles ironiques, Sien van Acker déplace le regard et l’attente du·de la spectateur·ice. Elle propose un concert un peu raté, un numéro de fil un peu ennuyant, mais qui renferme en fait une maîtrise des codes du spectacle et de l’image, tout comme une maîtrise technique subtilement déconstruite. Ultime rupture avec l’attente conventionnelle et institutionnelle, la troisième partie est hors du fil.
Ariane Martinez montrait déjà en 2002 que « la dérision de l’exploit physique ou le ratage » étaient partie prenante de l’auto-référentialité et du « questionnement des fondamentaux du cirque41 ». Dès lors, ce traitement pourrait apparaitre comme une nouvelle norme des dramaturgies du cirque contemporain. La proposition de Sien Van Acker dépasse toutefois cette exposition de la fragilité des corps et de leur humanité, caractéristique d’une recherche de proximité avec le public. Loin de se fondre dans ces esthétiques, Sien Van Acker joue de l’autoréférence, de la vulnérabilité feinte, mais aussi du marketing pop exacerbé au profit d’un processus d’empowerment féministe énergique qui rappelle que les femmes, aussi, méritent ce type spectacle. Son troisième passage commence en effet par : « maintenant que je suis ici, j’ai encore un truc à dire » et se termine par « je suis une femme et je compte », comme une manière d’annoncer : la place, nous la prendrons et déconstruirons les valeurs sur lesquelles son accession repose. Sien Van Acker fait preuve d’une conscience aiguë de la double injonction qui traverse le champ du cirque dit « contemporain » et, toujours dans ce phénomène d’interdépendance, les formations supérieures – à savoir l’exigence d’un haut niveau technique et la nécessité d’exposer une forme de fragilité humanisante42. Loin de se limiter à la simple déconstruction de cette tension, elle la transforme en un modèle dramaturgique contraire (une virtuosité habillée d’un costume d’échec et une figure d’artiste-complète fièrement exposée) qui, dans une perspective féministe, octroie toute sa dimension politique à la forme.

