Alors que la professionnalisation en cirque fut longtemps associée aux entreprises familiales et au compagnonnage auprès d’un maître ou d’un groupe1, l’institutionnalisation de la formation dans les années 1980 a contribué à l’accessibilité du milieu professionnel2. Plus encore, la création de programmes de formation supérieure en arts du cirque a participé à « sa reconnaissance comme discipline artistique et à la consécration des formes contemporaines de cirque comme des artistes qui s’y forment3 ». Le cirque traditionnel, « spectacle de divertissement populaire centré sur l’exploit physique4 », se voit alors détrôné par un cirque d’art5 suivant une « volonté de faire œuvre6 » collective appuyée sur un processus de création et une logique de mise en scène. La scène contemporaine attend alors des artistes qu’ils et elles soient à la fois technicien.nes, interprètes et créateur.trices. C’est en ce sens que certaines écoles de formation supérieure à travers le monde proposent des cursus pluridisciplinaires intégrant des dimensions sportives (acrobatie gymnique), circassiennes (techniques de cirque) et aussi artistiques7 par le biais de cours de danse, de musique et de théâtre dont il sera ici question.
Cet article porte spécifiquement sur les expériences d’apprentissage du jeu théâtral dans la formation professionnelle en arts du cirque offerte par le Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne (France) et l’École nationale de cirque de Montréal (Canada). Dans le cadre d’une étude visant à mieux comprendre les expériences d’enseignement et d’apprentissage au sein de ces écoles (2018-2020), un grand nombre d’étudiant.es ont rapporté que l’apprentissage du théâtre pouvait leur être particulièrement difficile et épuisant. Plusieurs ont même partagé que ce type d’apprentissage leur était plus complexe et déstabilisant que le travail de leur spécialisation disciplinaire, pourtant associé à un plus grand engagement et risque physique. C’est ainsi qu’une nouvelle question de recherche a émergé : « En quoi les expériences d’apprentissage du théâtre peuvent-elles fragiliser les artistes de cirque en formation ? »
Appuyé sur le concept d’expérience8, cet article aborde comment les étudiant.es sont amené.es à se découvrir et à se définir autrement, à réorienter leur attention sur l’ensemble de leur corps et à développer une aisance scénique sans la présence de leur agrès. Il discute aussi de la manière dont ces cours invitent à repenser leur rapport à l’espace, au public, à l’expression et à la performance scénique. Enfin, il ouvre sur le processus d’apprentissage où les expériences priment sur le résultat auquel elles conduisent.
Les contextes de formation à l’étude
Le cirque contemporain étant un « art du spectacle avant d’être une technique »9, il exige des artistes une polyvalence scénique, une capacité d’interprétation et de contribution à des œuvres collectives guidées par un propos artistique. Afin de préparer les étudiant.es au métier, des écoles de formation supérieure proposent de riches cursus conduisant les apprenti.es artistes à renforcer leurs dispositions corporelles (en fonction de cours de préparation physique, de flexibilité, d’acrobatie et de trampoline), à se spécialiser dans une ou plusieurs techniques de cirque (par exemple le mât chinois, le cerceau aérien ou le jonglage) ainsi qu’à développer leurs qualités d’interprètes et de créateur.trices, notamment par le biais de cours de danse, de musique et de théâtre. Les programmes offerts par les deux contextes de formation où s’est déroulée l’étude accordent notamment une place importante à l’apprentissage du jeu théâtral.
Au moment de la collecte de données (2018-2020), le Centre national des arts du cirque (CNAC), école d’art ayant joué un rôle central dans le renouveau du cirque en France10, dispensait une formation de deux ans s’inscrivant dans le prolongement d’une première année de formation à l’École nationale des arts du cirque de Rosny-sous-Bois (ENACR). Les étudiant.es arrivant au CNAC étaient donc en cours de formation permettant l’obtention du Diplôme national supérieur professionnel d’artiste de cirque (DNSP-AC). Pour sa part, l’École nationale de cirque de Montréal (ENC), particulièrement réputée pour le haut niveau technique permettant aux étudiant.es de se démarquer sur la scène internationale11, offrait en ses lieux une possibilité d’année préparatoire ainsi que trois années de formation conduisant au diplôme d’études collégiales (DEC) ou à une attestation d’études de l’École (AEE), selon la complétion ou non de cours théoriques obligatoires de la formation générale au niveau collégial. Pour accéder à l’une ou l’autre de ces formations reconnues sur le plan national et international, les étudiant.es doivent d’abord se démarquer lors d’un exigeant concours d’entrée conduisant à cibler les personnes démontrant le plus haut potentiel de progression rapide en fonction de dispositions physiques et de leur capital d’expériences gymniques, sportives et artistiques12.
Cadre méthodologique et conceptuel
Prenant la forme d’une étude de cas multiples au sein de ces deux écoles de formation professionnelle, cette recherche qualitative interprétative s’est appuyée sur la participation de 85 personnes (54 étudiant.es, 29 enseignant.es et 2 directeurs). Entre 2018 et 2020, elle a donné lieu à 158 heures d’observation annotée, 12 groupes de discussion et 85 entrevues individuelles. Au sein de cette vaste collecte de données visant la meilleure compréhension des expériences d’enseignement et d’apprentissage de différentes disciplines circassiennes et artistiques, 30 heures d’observation furent consacrées aux expériences de formation théâtrale et 3 entrevues individuelles ont été tenues auprès des enseignant.es de cette discipline. La presque totalité des 54 étudiant.es participant.es ont également discuté de leurs expériences d’apprentissage du théâtre dans le cadre des entrevues individuelles et des groupes de discussion auxquels ils.elles étaient convié.es. À ceci s’ajoutent de nombreuses heures d’observation et conversations informelles auprès des enseignant.es et des étudiant.es au cours d’une présence prolongée sur plusieurs mois au sein de chaque contexte. Cette recherche a ainsi permis la considération d’un grand nombre de perspectives en fonction de différents contextes de cours et de programmes de formation afin d’approfondir la compréhension des expériences de formation, dans ce cas-ci liées à l’apprentissage du jeu théâtral.
Occupant une place prédominante dans la pensée éducative13, le concept d’expérience réfère à l’interaction entre l’individu et la situation physique, sociale, culturelle et imaginaire qu’il vit14. L’expérience se veut autant un mode d’acquisition qu’un acquis15 puisque c’est en vivant des expériences que la personne acquiert de l’expérience16. Elle est ainsi formatrice pour la personne qui la vit, ressent et cherche à construire du sens par rapport à son vécu17. En contexte scolaire et au niveau postsecondaire où l’apprenant.e nourrit des intérêts intellectuels autonomes liés à ses projets d’avenir, l’expérience impacte son « sentiment d’accomplissement dans le travail scolaire et dans l’accès à la connaissance18 » en fonction des significations qui lui sont accordées. Si les expériences peuvent être vécues collectivement, les apprenant.es en tirent leur propre signification.
« [L]e théâtre et ses jeux du corps [étant] affaire d’expérience vécue19 », le concept d’expérience est au cœur de la formation artistique. Dans le domaine des arts de la scène, l’artiste est « à la fois sujet et objet, cause et fin, matière et instrument, sa création, c’est lui-même20 ». Ses apprentissages relèvent donc d’une dimension personnelle et subjective, nourrie par ses expériences et la construction de sens qui en découle. Afin de mieux comprendre les expériences d’apprentissage du jeu théâtral dans le contexte de la formation circassienne, cette recherche prend en compte diverses perspectives d’étudiant.es et, de manière complémentaire, celles d’enseignant.es, ce qui permet de les mettre en relation à l’égard de ce qui est vécu dans les cours de théâtre.
Les cours de théâtre au sein de la formation professionnelle en arts du cirque
Les cours de jeu théâtral permettent aux artistes en formation de développer des bases liées au travail d’interprétation et de création scénique. Ils invitent à approfondir l’expression corporelle et vocale, le rapport à soi et à son corps, la relation aux autres, à leurs corps et à leurs voix, à l’espace, à la dramaturgie21. Ils amènent l’étudiant.e à élargir ses moyens expressifs22, à mieux utiliser son corps au service du jeu, à mieux le comprendre, le sentir, le contrôler, le façonner ou le modeler afin de parfaire sa présence scénique23.
Dans le cadre de la formation en arts du cirque, les cours de théâtre peuvent s’adresser à l’ensemble d’un groupe-cohorte composé d’au plus une vingtaine de personnes, ou encore être offerts en petits groupes, par exemple en fonction d’une division du groupe-cohorte en trois sous-groupes de 6 à 7 étudiant.es. Selon les programmes de formation, ces cours peuvent être proposés de manière hebdomadaire, par exemple à raison d’un cours de 2h par semaine tout au long de l’année24, ou encore de manière sporadique, par exemple sous forme de 4 ou 5 demi-journées durant une même semaine, et ce à quelques reprises durant l’année25. Habituellement offerts par des enseignant.es à temps partiel, ces cours sont souvent donnés dans un studio à l’écart des espaces collectifs où sont pratiquées la majorité des disciplines circassiennes. Si les étudiant.es du CNAC avaient déjà suivi des cours de théâtre (notamment dans le cadre de la première année de formation à l’ENACR), les étudiant.es de l’ENC n’étaient pas tous.tes familier.ères avec ce type de formation au moment d’amorcer le cursus.
Durant les séances d’observation dans les deux contextes de formation (CNAC et ENC), en plus des activités d’échauffement individuel et collectif, plusieurs activités amenaient les étudiant.es à se connecter à soi (notamment par des exercices de respiration et de conscience corporelle) et à l’autre (en fonction d’exercices en duo et en plus grand groupe), à se familiariser avec le jeu masqué (masque larvaire et commedia dell’arte) et la construction du personnage. Si un court texte avait été appris afin de travailler le chœur à l’ENC, les cours au sein des deux contextes portaient principalement sur un travail d’exploration et d’improvisation scénique. Les étudiant.es pouvaient par exemple interpréter des scènes en s’appuyant sur un canevas simple dressant les bases d’une situation à jouer. Ils.elles pouvaient aussi être guidé.es par la personne enseignante qui offrait des pistes d’actions à même le déroulement d’une situation de jeu.
Sans viser le développement d’habiletés techniques ou l’accomplissement d’exploits physiques, ces activités de formation mettaient tout de même le corps au premier plan. Omniprésent dans la formation théâtrale, « c’est de lui que tout part et à lui que tout revient26 ». Alors que les cours de techniques circassiennes se rapportent au travail du corps « performant », les expériences de formation théâtrale sont surtout axées sur le travail du corps « personnifiant27 ». Intime à l’apprenant.e, ce type de travail peut ouvrir sur une nouvelle conscience de ce dernier :
jouer transforme le corps en un territoire qu’il est difficile pour l’acteur d’occuper de façon globale. Au moment précis où l’acteur commence à jouer, c’est-à-dire prétendre être ce qu’il n’est pas ou ne pas être ce qu’il est, l’acteur découvre une chose étonnante : un corps pluriel28.
Il ressort de cette étude que l’apprentissage du jeu théâtral, suscitant un important engagement physique et psychologique, peut fragiliser les apprenant.es circassien.nes en les exposant à différentes situations de vulnérabilité.
Apprendre à se découvrir et à se définir autrement
Si interpréter une émotion ou jouer une scène théâtrale peut d’emblée sembler plus facile à faire qu’exécuter un salto sur un fil de fer ou sur un mât chinois, les expériences d’apprentissage du jeu théâtral ne sont pas sans défi pour les apprenant.es circassien.nes qui sont amené.es à se découvrir et à se définir autrement. Habitué.es d’entraîner et de mettre en scène un corps « extraordinaire » capable de figures techniques impressionnantes, les étudiant.es y explorent le potentiel du corps « ordinaire ».
Ce qui fait peur aux élèves, c’est qu’ils ont passé, pour certains, entre cinq et sept ans à apprendre à bouger et apprendre à bouger dans des zones extrêmes, à maîtriser l’arrêt, à faire un salto sur un fil, à être sur des objets à propulsion qui partent à sept mètres et ils sont, après tout, dans un désir aigu de performance. […] Or, dans le travail théâtral, les étudiants sont amenés à se dire « Voilà, je peux aller de ce corps extraordinaire à moi-même dans toute ma fragilité » (Enseignant, CNAC).
Apprenant à se démarquer par leur présence scénique et non par leur virtuosité technique, plusieurs étudiant.es ont rapporté que se présenter sur scène en toute simplicité est souvent ce qui devient le plus compliqué.
Être acrobate c’est un costume. Moi, je leur demande d’enlever leur costume d’acrobate. Qu’est-ce que tu peux faire sans le costume, sans le maquillage ? […] Souvent, on regarde le corps bouger et on remonte sur les yeux de l’artiste. Qu’il soit acteur, chanteur, c’est par les yeux que passe cette émotion-là. On peut être à 15 mètres de distance et l’émotion peut passer. […] Donc sachez qu’on vous voit (Enseignant, CNAC).
Dans leurs cours de jeu théâtral, les étudiant.es sont séparé.es de leur agrès sur lequel porte habituellement leur attention. Ils.elles peuvent alors avoir l’impression de se mettre à nu. « Tu te sens comme… à poil devant tout le monde » (Étudiant, ENC). Les apprenti.es artistes prennent conscience de l’ensemble de leur corps et non seulement des parties qui sont spécifiquement sollicitées durant leurs acrobaties. C’est donc souvent dans les cours de jeu qu’ils.elles réalisent que « des zones sont investies, d’autres sont laissées en friche : le territoire du corps n’est occupé que partiellement29 ». Les cours de théâtre leur font par exemple réaliser le rôle central que joue le visage, une partie du corps qui est souvent oubliée lors des cours techniques, dans le rendu d’une performance. « En cirque c’est plus le corps et des fois, on oublie le visage. Avec les cours de jeu, ça te ramène à sentir les émotions à l’intérieur, qui passent aussi à travers ton visage » (Étudiante, ENC).
Les expériences d’apprentissage du théâtre peuvent ainsi être associées à une dimension psychologisée, voire émotionnelle de la prise de risque30.
Quand je fais un équilibre sur le mât, c’est épeurant parce qu’il y a une possibilité de danger : il y a une chance que je tombe. […] Moi, je sais que je serai O.K., donc ça ne fait pas si peur. Mais quand c’est juste moi qui fais face au public, je pense que c’est la peur de l’inconnu. […] Le fait de ne pas se sentir connecté à quoi que ce soit (Étudiant, ENC).
Ne pouvant plus compter sur leurs prouesses physiques pour captiver l’attention du public, les étudiant.es sont sensibilisé.es à ce qu’ils.elles peuvent dégager sur scène non pas en tant qu’acrobates virtuoses, mais en tant qu’artistes-interprètes. Les cours de jeu, durant lesquels ils.elles doivent par exemple improviser une scène en s’appuyant sur un canevas de base, sont alors l’occasion de se demander : « Qui suis-je dans l’espace ? Comment être vrai ? Comment être simple ? Comment partir de soi ? Comment ne pas surjouer ? Ce sont toutes des notions d’authenticité scénique » (Enseignant, ENC).
Les étudiant.es peuvent ainsi se sentir fragilisé.es en fonction d’une nouvelle conscience de leur corps dans sa totalité, un corps parfois vulnérable et imprécis. « Tous les pas que tu fais, ils ne sont pas contrôlés » (Étudiant, ENC). L’apprentissage du jeu théâtral, en invitant à développer un état de disponibilité scénique, amène l’artiste en formation à vouloir « …être vrai. Sur scène on essaye de faire des figures et d’être performant, mais des fois, au final c’est quoi juste “être” sur scène, être soi et avoir une vraie présence, quoi » (Étudiante, CNAC). Or, pour développer une présence et une authenticité scéniques, l’étudiant.e doit d’abord chercher à se découvrir, à se connecter à ses émotions, à assumer une vulnérabilité sur scène et, ce faisant, apprendre à performer autrement.
Apprendre à performer autrement
Les expériences d’apprentissage du jeu théâtral imposent un nouveau rapport à la performance. Pour les étudiant.es, les sentiments d’accomplissement et de fierté peuvent être plus difficiles à ressentir dans ce type de cours où les expériences de réussite ne correspondent plus à l’accomplissement d’une figure précise :
C’est difficile d’avoir l’impression de satisfaire le public par le fait de ne « rien faire ». C’est bizarre… De vivre des émotions et de savoir que c’est suffisant pour être intéressant. C’est difficile parce que tu as l’impression de ne rien faire alors que tu es habitué de faire des saltos et plein de figures impressionnantes. Quand tu fais juste « ressentir » quelque chose, on ne dirait pas que c’est assez (Étudiant, ENC).
La prouesse physique n’étant plus le seul élément représentatif du spectacle de cirque contemporain31, les artistes en formation ont intérêt à développer une authenticité scénique et à parvenir à une crédibilité de jeu qui s’ajoutent désormais aux notions clés pour juger de la valeur d’une œuvre.
Plutôt que de les amener à se concentrer sur une précision corporelle extrême, souvent garante de leur sécurité physique en lien avec la pratique d’une discipline circassienne, les exercices d’exploration théâtrale les invitent par exemple à interpréter différentes émotions et à les ressentir physiquement. Comment provoquer la colère ? Comment la faire vivre en soi, le temps d’un exercice scénique ? Comment influence-t-elle son corps et ses mouvements ? Quel est son impact sur son regard, sa manière de marcher, de s’asseoir, de courir, de s’allonger ? Qu’en est-il de la tristesse ?
Dans le cadre de différents exercices d’improvisation guidés par l’enseignant.e ou appuyés sur un canevas simple, les étudiant.es apprennent à être à l’écoute de leur ressenti et de la situation. Ils.elles doivent faire des propositions scéniques sous forme de réactions physiques ou sonores, de gestes, de déplacements, de prises de parole. Ce type de travail scénique, en impliquant de nouveaux objets de concentration, peut alors être considéré comme étant d’autant plus difficile. « Se concentrer est une chose. Savoir sur quoi se concentrer en est une autre. Et si jouer demande de se concentrer, construire un personnage exige de déterminer la série d’objets sur lesquels l’acteur va se concentrer32 » . Chaque mouvement n’étant pas déterminé à l’avance, les personnes habituées de visualiser leur performance peuvent être fragilisées. « Improviser, ça, c’est plus difficile. Tu ne connais pas la suite, ce qui va arriver ; tu ne connais pas la fin du film. […] Pour moi, ce n’est pas du tout sécurisant » (Étudiant, ENC). Les étudiant.es, souvent sorti.es de leur zone de confort, n’ont plus le contrôle sur la situation et doivent apprendre à se « laisser aller ». À leur façon, les expériences d’apprentissage du jeu théâtral peuvent alors être perçues comme des exercices de courage en fonction desquels plusieurs ressortent exténué.es. « I know people who say that theatre class is their least favourite thing to do because it makes them feel so tired and vulnerable because it’s such a different way of thinking and doing things. It is so sensitive33 » (Étudiant, ENC). Apprenant à se présenter et à accueillir les autres dans leur vulnérabilité, les étudiant.es peuvent d’autant plus se sentir intimidé.es par le fait d’évoluer sous le regard des autres à des moments où ils.elles ne se sentent pas particulièrement intéressant.es.
Apprendre à vivre un nouveau rapport au public et à l’espace
Durant les performances circassiennes, l’artiste doit habituellement se concentrer sur les gestes techniques qui assurent la réussite d’une figure, voire sa sécurité physique. Son attention est davantage portée sur l’agrès et sur la performance à accomplir devant le public que sur sa relation avec ce dernier. Selon la discipline circassienne pratiquée, le rapport au public peut aussi être très différent. Par exemple, les disciplines aériennes (pensons notamment au cerceau aérien, au trapèze, à la corde lisse ou aux tissus) placent l’artiste à une certaine distance et à un plus haut niveau que le public.
Quand je vais sur le tissu, tout m’appartient : tout l’espace. Pas seulement le sol, mais l’air aussi. J’aime vraiment utiliser l’espace. […] Quand je suis dans les airs, même si je suis vertical, je peux projeter loin, encore plus loin que si j’étais au sol, comme si je peux aussi projeter dans l’air, au-delà que juste à la surface du sol. Puis aussi, quand je suis dans le tissu, je domine le public (Étudiant, ENC).
Les cours de théâtre conduisent alors certain.es étudiant.es à développer un nouveau rapport au public en termes de distance et de hauteur, et cette proximité peut être intimidante. La liberté de mouvement peut également être déstabilisante pour l’étudiant.e dont le travail n’est plus clairement balisé par des contraintes précises.
Lorsque je suis sur le trapèze, ma surface est toute petite et je suis vraiment obligée de faire attention à chaque appui. Lorsqu’il faut toucher au sol, je suis moins à l’aise parce qu’il y a trop de surface d’appui. D’un seul coup, tu es là, tu es perdue, tu es dans la salle et tu te dis « bon, bien je peux être partout. Comment j’y vais ? Ah bien tiens, je peux utiliser mes mains et mes pieds. Et en même temps, je peux utiliser mon ventre ». C’est presque trop d’information et trop d’appuis. Le sol est beaucoup trop grand ! (Étudiante, CNAC)
C’est usant psychologiquement. Ça me fait réfléchir à comment j’utilise mon corps, comment j’utilise l’espace. Est-ce qu’on est en frontal ? Est-ce qu’on est en zone carré ? Est-ce qu’on est sur l’espace entier ? Est-ce qu’on court dans l’espace ? Est-ce qu’on est au milieu ? Il y a toute cette gestion-là dans le cours qui est vraiment importante. Puis, est-ce qu’on est de face ? Est-ce qu’on est de côté ? Comment proche du public ? (Étudiant, ENC)
Si ce nouveau rapport à l’espace peut être particulièrement éprouvant, il peut l’être encore plus en présence d’obervateur.trices. Partageant souvent des espaces collectifs où se donnent simultanément différents cours de spécialisation disciplinaire, les circassien.nes en formation ont l’habitude de se concentrer sur leurs objectifs de travail respectifs. Durant les cours de jeu théâtral, même si ces derniers ont habituellement lieu dans un studio à l’écart des espaces collectifs, les étudiant.es sont très souvent appelé.es à apprécier le travail scénique de leurs pairs et à se faire observer à leur tour.
Quand je suis en théâtre, nous sommes dans une petite salle enfermée. Il n’y a que nous, il n’y a pas d’espace ouvert. […] En plus, on est regardés. Alors qu’en technique, on n’est pas vraiment regardés. On est regardés par une personne qui est le prof et peut-être par une deuxième personne qui s’entraîne avec nous ou qui nous regarde comme toi [chercheuse en situation d’observation], mais ça reste très peu de personnes (Étudiant, ENC).
En étant constamment invité.es à explorer et à improviser avec et devant les autres, les étudiant.es apprennent à risquer autrement.
Le « spectacle », la « scène », le « public » sont des termes utilisés dans les narrations de fin de cursus, alors qu’ils sont quasiment absents en début de formation. L’expression de soi (« avoir des choses à dire ») devient un objectif qui prend le pas sur la performance physique, et sur la prise de risque34.
Il ne s’agit plus ici de mettre en jeu leur intégrité physique, mais d’assumer leur vulnérabilité scénique, d’aller au bout de leurs propositions sans négliger la fin d’une scène, d’approfondir le travail du corps interprétatif et d’éviter le décrochage scénique. Voilà ce qui peut référer à d’autres « dimensions du risque dans ces métiers [qui] sont moins souvent mises en avant, notamment en ce qui concerne les risques de perdre la face dans une activité de représentation (Goffman, 1973) […] ou encore les activités de création35 ». Plutôt que de chercher à impressionner le public, les étudiant.es sont à la quête d’un lâcher-prise en fonction de nouveaux modes d’expression.
Apprendre à s’exprimer autrement
Dans un contexte où les étudiant.es apprennent « sur » et « par » leur corps, l’utilisation de la parole en situation de jeu représente un défi supplémentaire important. Plusieurs peuvent transposer leur quête de performance dans le fait de chercher « la phrase parfaite » alors que le simple fait de s’exprimer verbalement peut s’avérer particulièrement compliqué. Au-delà des nombreux défis associés au travail vocal dans le cadre des cours de jeu théâtral, « le fait de penser aux choix des mots par rapport à une consigne en théâtre peut faire en sorte qu’on oublie son corps » (Étudiante, CNAC). L’expression verbale en situation de jeu ajoute un autre objet de concentration pour les étudiant.es, si bien que la conscience du corps peut en être affectée.
Souvent, ils peuvent accéder à la parole très rapidement et, quelque part, la vider de tout son poids corporel. […] Dès que la parole arrive, ils perdent complètement leur corps. C’est incroyable parce qu’ils sont tellement habitués de travailler avec leur corps, mais au tout début, il y a cette forte séparation (Enseignante, CNAC).
C’est ainsi que les étudiant.es peuvent être amené.es à sortir encore plus de leur zone de confort quand vient le temps d’intégrer l’expression verbale à l’expression corporelle, ce que plusieurs n’ont pas nécessairement l’habitude de faire, d’autant plus en fonction d’une langue qui n’est pas leur langue maternelle. « Il y a trois Français dans toute la promo… et on est 18 ! », soulignait un étudiant du CNAC en France. Les membres d’un groupe étant souvent invités à collaborer, un même exercice d’improvisation pouvait réunir sur scène une Allemande, une Italienne, un Suédois et un Chilien en fonction de différents niveaux de maîtrise de la langue française. Du côté de l’ENC, un enseignant précisait que dans un sous-groupe de travail réunissant 7 personnes, « il y a deux étudiants espagnols, deux Américains, une Australienne et deux Québécoises » (Enseignant, ENC). Si le fait d’avoir à s’exprimer verbalement sur scène peut d’emblée être déstabilisant pour certain.es, celui d’assumer une prise de parole dans « la langue de l’école » plutôt que sa langue maternelle peut représenter un défi supplémentaire considérable.
En théâtre, les étudiant.es sont à la recherche d’un « état d’ouverture, de sensibilité à fleur de peau et très intime qui leur permet d’atteindre une certaine sensibilité et une urgence de parler de quelque chose » (Enseignante, CNAC). Or, en plus de ressentir une pression à bien performer et à se faire comprendre, le fait de se concentrer à mettre leur pensée en mots – souvent étrangers – peut aussi freiner ce travail d’investissement à la fois physique et psychologique. Sont ainsi multipliées les difficultés pour plusieurs étudiant.es dans ce contexte où le processus d’apprentissage prime sur le résultat.
Apprendre à valoriser l’expérience plutôt que le résultat
Il émerge de cette recherche que la formation en théâtre suppose un autre rapport au processus d’apprentissage que celui mis en avant dans l’apprentissage de figures techniques. Au sein des écoles de formation professionnelle, les étudiant.es sont porté.es vers la création et la présentation de numéros disciplinaires qui leur permettront de démontrer leurs habiletés, de se démarquer en tant qu’artistes et d’ainsi favoriser leur employabilité dans le milieu. Même si les deux écoles où s’est déroulée la recherche accordent une place importante aux cours de jeu théâtral, de nombreuses personnes participantes témoignaient d’une valorisation plus importante de la logique sportive de la performance. Ces étudiant.es s’avouaient particulièrement rassuré.es à l’idée de connaître les étapes à vivre et à revivre pour parvenir à des objectifs techniques précis.
En technique, si je pratique un mouvement et que je n’excelle pas, je le refais encore et encore et encore jusqu’à ce que je sois meilleur. Ça ne fonctionne pas comme ça en théâtre, du moins, pas de la même manière. […] Tu ne peux pas faire 5 « théâtre-bras », puis 10 « théâtre-jambes » comme on s’entraîne en technique. C’est très différent en ce sens (Étudiant, ENC).
En formation théâtrale, les niveaux de performance et d’évolution peuvent être plus difficiles à comprendre pour les étudiant.es en ce qu’il ne s’agit plus, par exemple, de retomber sur ses pieds dans un angle précis en terminant une figure acrobatique pour témoigner de sa réussite.
Ce que je fais en tissu par exemple, c’est technique : je sais ce qu’il faut que je fasse pour que ça fonctionne. Et si vraiment ça ne marche pas, c’est soit que ma tête est ailleurs, soit que mon corps est vraiment épuisé et qu’il ne répond plus. Mais, en jeu, je cherche continuellement […] Il faut que tu essaies, il faut que tu donnes. C’est plus profond que juste faire des prouesses techniques avec son corps (Étudiant, ENC).
Dans l’apprentissage de sa discipline de spécialisation circassienne, l’apprenant.e cherche à gérer « sa technique en fonction de l’impact qu’il souhaite obtenir auprès de son public. La marge d’improvisation est quasi nulle et le respect des codes motive le succès, ou l’échec, de la prestation36 ». En contexte d’apprentissage du théâtre, il.elle peut rapidement perdre ses repères, particulièrement durant les nombreux exercices d’exploration et d’improvisation avec et devant ses collègues. Il est alors question d’un « risque de la faute, de la non-réussite37 » au regard du travail de création, d’interprétation et d’expression de soi. Invité.e à s’engager dans une situation de jeu, à réagir à celle-ci, à développer un personnage, à ne pas décrocher et à aller au bout de ses propositions scéniques, l’étudiant.e dont l’attention est portée sur le résultat peut se tourmenter : « Je ne sais pas si je le fais correctement. Je ne sais pas s’ils apprécient. Je ne sais pas si je devrais faire autre chose. Je ne sais pas si je l’ai bien fait » (Étudiant, ENC).
De manière générale, plusieurs expliquent le besoin de « se prouver », de répondre aux attentes de leurs différent.es enseignant.es et de rendre l’ensemble de la communauté institutionnelle fière de leur travail.
On attend de nous d’être performants tous les jours (Étudiante, CNAC).
Des fois, on oublie qu’on est ici pour apprendre. On se met de la pression parce qu’on pense que les gens s’attendent de nous qu’on soit super performants (Étudiante, ENC).
Dans le cadre des cours de jeu théâtral, l’attention est davantage centrée sur l’expérimentation et le processus d’apprentissage que sur le résultat auquel il donne lieu. On leur propose un voyage où le chemin parcouru est beaucoup plus important que l’arrivée. Les cours de théâtre les invitent à se mettre en état de disponibilité, à se laisser aller et à explorer. Ils proposent ainsi un nouveau rapport à l’apprentissage où l’expérience prime sur le résultat.
On passe d’un exercice à une expérience. C’est la différence. Tout est là. Pour moi, c’est très parlant parce qu’on ne cherche pas de résultat. On est en train d’expérimenter quelque chose. On ne cherche pas à bien faire, comme artiste, et encore plus comme étudiant. C’est le moment de ne pas savoir (Enseignante, CNAC).
Sans avoir l’objectif de former des acteur.trices, les cours de théâtre dans le contexte de la formation professionnelle en arts du cirque invitent ainsi les étudiant.es à expérimenter, à découvrir, à se découvrir. Ils sont l’opportunité de repenser le processus d’apprentissage, le rapport à la réussite, voire la formation en arts et ses ancrages.
Conclusion
Cette recherche a démontré que les expériences d’apprentissage du jeu théâtral peuvent devenir l’objet d’enjeux considérables en fonction desquels les apprenant.es-circassien.nes peuvent se sentir fragilisé.es. Dans un contexte où les étudiant.es ressentent un besoin de performer, de se surpasser et d’exceller par des résultats visibles, les expériences d’apprentissage du théâtre ouvrent sur un nouveau rapport au risque, celui d’un lâcher-prise et d’une vulnérabilité scénique. Ces expériences de formation sont l’occasion de se découvrir et de se définir autrement, de porter son attention sur l’ensemble de son corps et de développer une aisance scénique sans la présence de son agrès. Elles amènent les étudiant.es à développer un nouveau rapport à l’espace, au public, à l’expression et à la performance. À cet égard, les cours de jeu théâtral les incitent à repenser les expériences d’apprentissage au sein desquelles le processus est plus important que le résultat qu’il donne à voir. Il s’agit là d’un enjeu sensible à la formation professionnelle en arts du cirque et on ne peut que saluer les apports de la formation théâtrale en ce sens.
