Dans le champ artistique, les pratiques à plusieurs ont suscité ces dernières années de très nombreuses publications en France et à l’étranger. Alors que, dans les années 1990, on pouvait constater une forme d’attirance parfois naïve pour ces pratiques, parées bien souvent de nombreuses vertus, on constate aujourd’hui la présence stimulante d’interprétations plus nuancées de ces entreprises de collaboration et de leurs formes variées (co-création, co-production, coopération, etc.). Récemment, deux grandes orientations critiques ont été distinguées. La première continue de situer ces pratiques dans un héritage politique militant, la seconde y voit plutôt la marque d’un libéralisme économique transformant l’artiste en chef d’entreprise1. Ce numéro de Déméter a pour objet, en choisissant d’ouvrir la réflexion aussi bien au théâtre, aux arts plastiques, au cinéma, à la musique, à l’architecture qu’au documentaire ou à la philosophie, de tenter de proposer d’autres interprétations de ces pratiques et d’en faire émerger la variété des enjeux. Il débute par une réflexion2 sur l’écriture à deux de L’Anti-Œdipe par Deleuze et Guattari, qui place le travail à plusieurs dans le registre de la dissension, comme y insiste Guattari :
Gilles et moi […] depuis plus de vingt ans, nous nous vouvoyons. Il y a entre nous une véritable politique dissensuelle, non pas un culte mais une culture de l’hétérogénéité, qui nous fait à chacun reconnaître et accepter la singularité de l’autre […]3.
— et se poursuit par une remarque de Deleuze, pour qui travailler à plusieurs ne se borne pas à la simple addition des individus concernés : « Nous avons écrit L’Anti-Œdipe à deux, et comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait pas mal de monde4. »
Contrairement à ce que trop de commentaires ont pu laisser entendre, travailler à plusieurs, en effet, ne va pas de soi. Ainsi pourra-t-on lire dans ce numéro les questions suivantes, posées par des artistes :
Collaborer, pourquoi ? Pour ne pas être seul·e ? Pour partager et élargir son champ de connaissances, pour brouiller la notion d’auteur et repenser les structures hiérarchiques au profit d’une horizontalité ? Être plusieurs, est-ce forcément porter un projet commun, une vision commune, se référer à un modèle sociétal fondé sur des valeurs d’échange et de partage ? Se réunit‑on quand on se sent minoritaire ? Serait-ce l’aveu d’une faiblesse ou l’affirmation d’un possible contre-pouvoir5 ?
Autant d’interrogations d’une grande force indiquant bien comment certain·e·s artistes engagé·e·s dans une pratique de co-création déplacent les lieux communs attachés aux pratiques collaboratives. D’une manière plus générale, c’est bien ce à quoi s’est appliqué ce numéro, et, à bien observer la manière dont certains titres des articles se répondent (Faire œuvre ensemble : affinités électives et communautés temporaires6, mais aussi Malaises, ratés, asymétries dans le travail à plusieurs7) on constate aisément que les pratiques à plusieurs ne construisent pas une figure théorique ou artistique homogène, loin de là. C’est en effet tout l’intérêt de ce numéro de Déméter que de faire émerger les tensions à l’œuvre dans ce champ du travail à plusieurs, trop souvent présenté comme un lieu illimité des possibles et non conflictuel tant sur le plan esthétique et artistique qu’au niveau des sociabilités qu’il produit. Ainsi de l’étude intitulée explicitement La démocratie à l’épreuve du plateau : Dario Fo8, qui compare deux créations théâtrales suscitant ou au contraire contraignant fortement la dynamique collective : ainsi également de l’analyse du travail collectif propre au jazz et des phénomènes contradictoires d’appropriation de ce travail commun qui caractérisent également ces pratiques (voir La question de l’auctorialité partagée en jazz : l’exemple de Miles Davis9) ; ainsi, enfin, de l’article qui interroge les nouvelles productions associant art et science et les fait apparaître non comme « le résultat de la rencontre soudaine et magique d’artistes et de scientifiques » mais comme induites par l’instauration « de dispositifs institutionnels précis dans lesquels ces rencontres adviennent » (Delphine Lermite : l’artiste et le laboratoire)10.
Plusieurs articles questionnent dans notre numéro la relation ou les relations susceptibles de s’établir entre un·e ou plusieurs artistes et celles et ceux engagé·e·s dans un moment de co-création. En 1968, Michelangelo Pistoletto proposa à dix cinéastes de réaliser des films expérimentaux et performatifs à partir de ses propres œuvres, l’ensemble pivotant étroitement autour de la figure de l’artiste et de ses pièces déjà effectuées11. Près de cinquante ans plus tard, c’est dans un esprit différent que travaillent d’autres artistes, pour lesquel·le·s co-créer revient à laisser advenir au départ du travail en commun une véritable indétermination et à partager avec les co‑créateurs/trices les décisions relatives à la création de l’œuvre elle-même. C’est le cas par exemple de Marie Preston, qui décrit des modalités spécifiques de ce type dans l’entretien qu’elle nous a accordé12. C’est aussi ce qu’analyse l’article Espaces publics et processus de création partagés par le documentaire13 ainsi que l’article décrivant le projet mené à la prison des Baumettes sur un corpus d’images d’archives mis à la disposition de prisonniers (L’Archive en déplacement entre le dedans et le dehors14). À partir de ces trois derniers textes, il est intéressant de constater la place tenue dans ces expériences collaboratives par le récit, récit individuel non délié de l’histoire collective, de même que, plus généralement, celle tenue par la parole ou l’oralité dans les pratiques de co-création, lesquelles pour une part procèdent aujourd’hui par dialogue, conversation, traduction, cela parfois dans une véritable tension entre corps et discours dans le cas des conférences-performances15.
Ce numéro montre également la variété des réponses apportées par les une·s et les autres à la question de savoir si travailler à plusieurs revient nécessairement à œuvrer dans le même espace et le même temps, et, plus précisément, pour quelle durée. Le temps long est, fait remarquable, privilégié par certaines artistes (Louise Hervé et Chloé Maillet16, Marie Preston) mais aussi mis en place de manière programmatique par certain·e·s architectes (voir les manières de faire de Simone et Lucien Kroll, Oskar Hansen, Patrick Bouchain décrites par Séverine Bridoux-Michel)17. Rompre avec une durée proche de l’événementiel, laisser advenir ce qui, sans ce temps long (un projet pouvant se dérouler en plusieurs années) et ces espaces partagés, ne pourrait se produire, caractérise une part des pratiques contemporaines à plusieurs et montre certains des enjeux à l’œuvre aujourd’hui. Cela dit, d’autres types de rapports au temps et à l’espace sont parfois engagés, comme ceux induits par les pratiques qui sur le web remploient des images tournées anonymement dans des moments insurrectionnels pour monter des films construits à partir d’images tournées dans des temps différents par différentes personnes18.
Douze articles et deux entretiens composent ce numéro, qui s’est attaché à décrire de manière très précise certaines modalités de travail à plusieurs en proposant des analyses d’expériences spécifiques dans divers arts ou disciplines ou au croisement de plusieurs disciplines. Les enjeux de ces pratiques à plusieurs se déplacent continuellement, comme a cherché à le montrer ce numéro, dans lequel les questions de l’histoire et de son écriture, celles relatives aux sciences contemporaines, auxquelles s’intéressent de nombreux/ses artistes19, celles que peuvent poser l’usage des archives ou des images circulant sur le web, celles, last but not least, concernant l’autorité ou l’auctorialité, sont posées de manière ouverte par ces pratiques collaboratives qui contribuent plus que jamais aux grands débats de notre monde contemporain.