Je voudrais ici poser la question du rôle et de l’importance de la matrice dans la génération aux yeux de certains médecins anciens, d’époque grecque classique principalement1.
Plusieurs décennies de recherches, pour beaucoup issues des gender studies, ont contribué à brosser le tableau général, désormais communément diffusé, d’une science et d’une embryologie ancienne qui dévaloriseraient systématiquement le principe féminin dans la conception, par d’habiles stratégies argumentatives de « dépossession », pour reprendre le lexique de l’anthropologue Françoise Héritier2. On sait qu’en anthropologie politique des mondes anciens, des recherches en cours tentent d’apporter un correctif à la thèse globale de « l’éternelle minorité » féminine dans les sociétés anciennes. Des lieux de singularité ont pu être mis en lumière, qui imposent de revoir partiellement les jugements globalisants, à la fois en ce qui concerne l’exercice de la citoyenneté, mais aussi dans la pratique civique de la religion3. Des singularités de ce type ont aussi été découvertes en histoire de la médecine. Du côté des pratiques du soin, un certain nombre de chercheuses ont mis en valeur le rôle des femmes dans les structures de soin des cités antiques4. On s’est intéressé aussi au rapport du médecin hippocratique aux femmes, tant en termes d’échange de connaissances que de relation de soin5. En ce qui concerne le corps féminin plus spécialement toutefois, sa dévalorisation par les médecins semble actée6. Pour l’utérus c’est l’imaginaire pathologique de la matrice errante qui a été principalement étudié, une matrice animalisée, ensauvagée, dangereuse7. Pourtant du côté de l’archéologie, on a constaté la présence d’utérus parmi les offrandes propitiatoires8. Les pierres et gemmes à visée apotropaïque ne donnent-elles pas aussi à voir des matrices dont on souhaite et vénère la puissance et dont est peut-être suggérée l’action efficace9 ? À l’écart de ces pratiques et croyances, les textes des savants grecs ne représenteraient-ils toujours qu’une matrice pathologiquement errante, ou bien inerte et marquée du sceau de l’incapacité ?
C’est aux textes embryologiques de la médecine grecque qu’on veut revenir, avec pour but d’y déceler d’autres discours que ceux, plus connus, sur les vagabondages, les méfaits et les malformations de la matrice. On se propose de rechercher des lieux de singularité et des discours mineurs de la médecine qui insisteraient sur la force matricielle et son pouvoir sur l’embryon. On analysera d’abord des conceptions hippocratiques qui permettent de conclure à une certaine action matricielle, qui n’est pas nécessairement passive ou inerte dans la conception. On verra ensuite que certains médecins peuvent même donner libre cours à des discours élogieux : ils admirent ce θαῦμα que peut constituer la production embryonnaire dans le ventre des femmes. En conclusion, on se demandera si ces textes suffisent à constituer un élément de réhabilitation du féminin en général chez les médecins.
L’action de la matrice chez les médecins
Si Platon semble suggérer une force active de la matrice, tout au moins au début de la génération10, Aristote dément quant à lui la théorie démocritéenne d’un modelage intra-utérin11. D’autres traditions plus tardives comme celle de l’Ad Gaurum de Porphyre évoquent une action et l’exercice d’une puissance matricielle12. Les savoirs des philosophes sur le rôle exact de la matrice – si rôle elle a – semblent pluriels et susceptibles en tout cas de laisser la place, ponctuellement du moins, à l’explication de son action13. Qu’en sera-t-il chez les médecins ? Dans les théories embryologiques des hippocratiques la matrice peut-elle être douée parfois d’une action positive pour participer effectivement et utilement de la production de l’embryon ?
Deux traités permettent de répondre en partie à cette question : le traité de la Génération et celui du Régime14. De prime abord, De la Génération pourrait sembler ne pas introduire de vision véritablement positive de l’action matricielle. On y trouve l’image du vase15 et la matrice y est avant tout un espace disponible et non pas un principe actif et moteur du développement embryonnaire (c. 9). L’εὐρυχωρίη, ou largeur, de la matrice explique le bon développement de l’embryon tandis que la notion opposée de στενοχωρίη, étroitesse, permet de rendre compte des déformations d’un fœtus trop comprimé. Toutefois, la représentation de la matrice comme espace n’implique pas totale inertie ni passivité. Cet espace exerce d’abord une contrainte sur le fœtus16. Le médecin rend aussi explicite une dynamique de rivalité (ἐρίζει) entre la contrainte exercée par la matrice et la croissance embryonnaire. Autrement dit l’embryon, conçu comme un végétal s’étend tant que l’utérus lui permet de le faire. La matrice a d’autres manières encore d’agir en codétermination avec le fœtus : elle ne doit pas être trop béante pour ne pas laisser échapper la semence (9, 1) ; elle ne doit pas présenter des zones d’étroitesse, des resserrements ou des obstacles imprévus à l’intérieur de l’espace qu’elle offre à l’embryon (10, 2). Si c’est de manière négative, en tant que contrainte, limite, avec laquelle le fœtus doit jouer et combattre, ou encore en tant que lieu qui doit avoir une certaine tenue, souplesse ou élasticité, la matrice a donc bien toutefois le statut de responsable du développement de l’embryon. Cette étiologie négative est tout à fait sensible dans une formule synthétique qui résume bien je crois la pensée de l’auteur : « tous les enfants nés faibles, la matrice en est responsable (αἱ μῆτραι αἴτιαι εἰσι), parce qu’elle plus étroite qu’il ne faut » (9, 2). Trouvera-t-on dans Nature de l’enfant, la suite immédiate de ce premier traité de la Génération, une autre forme d’action matricielle, éventuellement plus positive17 ? La matrice y apparaît d’abord comme le lieu où s’opère, sous l’effet du souffle qui pénètre dans le corps maternel, le gonflement et la croissance de la semence18. Le mélange des semences primordial (γονή) à l’intérieur de la matrice capte l’air en même temps que la mère respire, dans une remarquable coaptation (c. 12, 5). Le traité insiste ensuite, à travers l’image de la plante en terre, sur la force nourricière et nutritive de la matrice, absolument vitale et nécessaire : « Comme la plante, l’enfant vit de la mère dans la matrice et son état dépend de l’état de santé de la mère » (Nature de l’enfant, c. 27, 1). L’ensemble des comparaisons botaniques montre la dépendance de la graine ou de la bouture avec le sol qui les accueille et leur fournit l’humeur nécessaire à la croissance19. Indispensable terrain de vie, lieu où s’établit l’étroite liaison de la mère et du fœtus, la matrice reste principalement dans ce cadre analogique une force nourricière.
Le texte du Régime permettra peut-être d’avancer et de dégager d’autres représentations de l’action matricielle. Rappelons tout d’abord que l’auteur de ce traité développe une théorie de la semence mixte20. Solidaire de cette dernière théorie, en elle-même moins défavorable probablement à l’existence d’un principe féminin de la génération que la théorie de la semence unique, il y a dans ce traité la représentation d’une véritable activité matricielle dans les premiers temps de la conception. Le principe fondamental d’explication de la génération pour cet auteur est la victoire du feu (contenu dans les semences) sur l’humide (qui est une caractéristique du lieu matriciel, caractéristique propre mais qui lui vient aussi de la nourriture humide qui y est déversée en vue de la croissance du foetus). Le feu interne à la semence, nourri des éléments qui viennent dans la matrice modèle et excave l’embryon de l’intérieur, comme le décrivent les chapitres 9 et 10 du livre I. Toutefois, la matrice dépasse ce simple rôle d’émetteur et de réceptacle des semences et du flot nourricier. Ainsi, pour le cas spécifique des jumeaux, elle est « responsable » (αἰτίη) d’un travail de division de la semence de l’homme21. Avec un lexique surprenant de la répartition et du partage égalitaire des semences, réapparaît donc le lexique de la causalité et de la responsabilité déjà appliqué à la matrice par l’auteur de Nature de l’enfant (ἡ φύσις αἰτίη τῶν μητρέων, « la nature de la matrice en est responsable »). La matrice n’est pas un simple réceptacle mais se retrouve au cœur d’un travail de tri et de criblage, qui programme le développement ultérieur de l’embryon, en répartissant la semence de telle sorte que la naissance de jumeaux soit possible. Ce rôle de crible de la semence, rappelle ce qui est dit par Platon du réceptacle dans le Timée, figure nourricière et maternelle qui agit d’un mouvement propre, véritable instrument (ὄργανον) animé d’une première organisation cosmique, quoiqu’imparfait22. Ce sont aussi les degrés d’humidité de la matrice qui opèrent dans le Régime pour expliquer la superfétation qui a lieu dans un utérus trop sec (I, 31). Les chapitre 6 du livre I du traité du Régime décrit en outre et surtout les premiers instants de la formation d’un embryon de façon intrigante. L’obscur travail intra-utérin, fait d’adjonction et de soustraction de particules de nourriture et d’air aux particules séminales émises lors de l’accouplement, fait de déplacements multiples de ces dernières, semble provoqué par le sperme-âme tout autant que par une matrice coresponsable du premier développement fœtal23. La matrice est ici appelée « réceptacle », selon l’approche oblique de la génération humaine qui est celle de l’auteur à ce moment du traité, où cosmologie, physique et embryologie se confondent dans une grande abstraction24. Si l’âme-semence est la principale force organisatrice dans ce passage, le « réceptacle » est néanmoins fondamental pour permettre les mouvements d’accroissement, de diminution et d’expulsion des particules agencées pour fabriquer le fœtus. C’est le lieu qui permet la composition et la décomposition primordiales. Enfin, une compréhension plus audacieuse de l’action matricielle n’est pas tout à fait à exclure. Il pourrait être suggéré que l’utérus est bien capable de « transformer (διαπρήσσεται) tout ce qu’il reçoit », selon une traduction possible du composé du verbe πράττειν, si l’on admet que « le réceptacle » soit le sujet manquant du verbe à sous-entendre dans l’avant-dernière phrase du passage cité25. L’ambiguïté introduite par l’absence de sujet de ce verbe essentiel signale je crois en tout cas l’étroite combinaison ou l’indistinction qui existe chez certains savants entre action de la semence et action de la matrice elle-même, dans les premiers temps de la vie fœtale.
De façon fugace mains néanmoins explicite, les médecins rappellent donc à plusieurs reprises que la matrice peut programmer un certain type de développement (la naissance de jumeaux), être une force de limitation qui agit sur la forme finale de l’embryon, voire peut agir positivement comme force de transformation. À défaut d’être autonome26 elle est une cause qui codétermine la formation de l’embryon, avec la semence. La matrice/réceptacle n’est pas dépossédée de tout pouvoir d’action sur la forme des êtres. Le corps féminin, quoique toujours inquiétant puisque la matrice est aussi responsable d’anormalités et de monstruosités, prend ainsi dans l’imaginaire médical, par le biais de l’utérus, une valeur active explicitement reconnue dans la génération. À ces remarques sur un rôle actif de la matrice s’ajoute en outre chez les médecins une représentation de celle-ci comme un lieu de perfectionnement admirable. Les productions du ventre féminin ont parfois de quoi surprendre.
Matrices admirables
Nature de l’enfant offre un développement étonnant sur un embryon de six jours, prétendument observé par le médecin27. Un tel texte a eu une certaine postérité dans la médecine grecque28. Il donne libre cours à une rhétorique de la véracité du propos mais qui dissimule mal des effets cherchant à fasciner l’auditeur du discours et à exalter la grande connaissance des mystères du vivant qu’a le médecin. Suite à une introduction où le savant rappelle comment il s’est trouvé en présence de cette patiente, probablement une prostituée, malheureusement tombée enceinte, est décrit un avortement terriblement efficace. La focalisation sur le regard étonné de la patiente devant le fœtus tombé à ses pieds (« elle le vit, le contempla et en fut frappée, ἐθαύμασεν »), est remarquable. S’il met la surprise au compte de la naïveté d’une femme de petite vertu, le médecin souligne je crois par là le caractère particulièrement surprenant de ce qui va être décrit. Il a pu être montré que le verbe θαυμάζω n’est pas d’usage particulièrement fréquent dans le corpus des médecins, qui n’aiment pas spécialement à s’étonner29. Mais les contextes embryologiques voient bon nombre de ces occurrences30. Ce verbe signale ici en tout cas le début d’une description frappante, et reconnue comme telle, du fœtus de six jours. Il permet d’attirer l’attention sur un morceau de bravoure à venir, sur une description surprenante propre à provoquer le saisissement de l’auditoire.
Car, saisissante, la vision du fœtus de six jours l’est sans aucun doute. L’insistance sur le vocabulaire de la clarté et de la lumière tend à faire de cet embryon une véritable apparition. La sphéricité qui est la sienne renvoie assez traditionnellement à un idéal de perfection et de pureté31. Le mot στρογγύλον qui la désigne se retrouve d’ailleurs dans le mythe du Banquet pour caractériser les premiers hommes sphériques et surpuissants, soudés dans l’amour avant d’être séparés et tranchés comme des œufs par Zeus (189 e 6). Les « liens blancs » (ἶνες) et lumineux rappellent des descriptions cosmologiques32. Un mot rare comme ἰχώρ33 et l’hapax αἰμάλωπες contribuent à donner à ce discours une dimension mystérieuse. C’est au cœur de l’inconnu, de la vie naissante que plonge le regard du médecin. Il voit le premier souffle, se produisant à travers l’omphalos. La description de l’éclat, de la complexité de la structure embryonnaire conduit-elle à l’éloge de la matrice qui le produit ? Le médecin semble ici ne pas donner véritablement dans ce registre : d’abord parce que l’embryon n’appartient pas à la mère qui s’en étonne comme d’un objet étranger, et à qui on peut le retirer à loisir, par avortement34. Cet embryon doté d’un omphalos respire en outre étrangement seul une fois à terre. Le discours sur le fœtus admirable ne va pas ici avec un éloge de la matrice et de la mère qui le protégerait.
C’est le traité du Fœtus de huit mois qui permettra de lire un véritable éloge de l’action de la matrice en soulignant la formidable coaptation de cette dernière avec son embryon. La sortie hors du ventre fait connaître au jeune enfant une série de difficultés qu’il ne connaissait pas quand il était encore dans la matrice bienveillante35 :
Et une fois sorti, à la place des souffles et des sucs qui lui sont si intimement liés depuis l’origine (συγγενέων) – comme il est toujours nécessaire (ἀνάγκη) que dans les lieux matriciels la génération se produise quand on a (ἔχοντα) de l’amitié en partage (συνήθειαν) et de la bonté (ευμένειαν) –, tout ce dont il se sert (χρῆται) est désormais étranger, trop cru, trop sec et moins humanisé à la perfection (ἐξηνθρωπισμένοισιν). De là, il est nécessaire que provienne beaucoup de souffrances dont de nombreuses mortelles. Parce que, pour les hommes faits (ἀνδράσι) aussi, les changements de lieux (χωρίων) et de régimes créent les maladies. Le même raisonnement vaut pour les langes. Au lieu d’être entouré de chair et d’humeurs tièdes, humides et qu’il a avec lui depuis sa naissance, le nourrisson est revêtu de vêtements qui sont ceux des hommes (ἄνδρες).
La deuxième partie du texte décrit dès lors sans transition le rôle nourricier de l’omphalos (que Joly choisit de traduire par « cordon ombilical ») et l’arrêt de ses fonctions au moment de l’accouchement :
Et l’omphalos à travers lequel seul passent les conduits (ἔσοδοι) qui nourrissent les enfants, se tient contre la mère36 et grâce à lui, le fœtus partage ce qui entre en elle (κοινωνεῖ τῶν ἐσιόντων). Tout le reste est clos sur lui-même (συμμύει) et ne s’ouvre pas avant d’être sur le chemin qui mène hors du ventre (γαστρός). Quand il est sur ce chemin vers la sortie, le reste s’ouvre, l’omphalos s’atténue, se clôt sur lui-même et se dessèche complètement (λεπτύνεται τε καὶ συμμύει και ἀποξηραίνεται). Ainsi en est-il de ce qui pousse dans la terre, les fruits : quand ils ont bien profité (ἀδρυνόμενοι), ils se séparent (ἀποκρίνονται) et tombent le long de leur tige de croissance (διάφυσιν). De même, pour les enfants, quand ils ont profité et sont devenus parfaits (τελείοισι), l’omphalos se clôt sur lui-même, et le reste s’ouvre, pour accueillir ce qui vient de l’extérieur et avoir des ouvertures conformes à la nature, ce dont il est nécessaire que les vivants disposent.
Ce texte est bien un éloge du lieu matriciel. Dans la première partie, il est dit que la matrice dispose nécessairement (ἀνάγκη) d’amitié et de bonté (συνήθειαν et ευμένειαν) et en fait profiter l’embryon. Elle est aussi une force productrice d’éléments utiles dont le fœtus pourra se servir (χρῆται), et qui ont été au préalable « humanisés ». Ἐξηνθρωπισμένοισι est un hapax significatif du caractère absolument inouï du phénomène aux yeux du médecin. L’humanisation consiste à tempérer et équilibrer les apports variés d’éléments nourriciers. Avec le motif d’une matrice pourvoyeuse d’équilibre apparaît aussi l’image d’un utérus qui procure amitié et bienveillance, dans une indistinction voulue entre apports physiques et apports affectifs. Le texte, toujours dans sa première partie déploie en outre un système d’opposition entre le bien-être intra-utérin de l’embryon et sa souffrance externe, une fois plongé dans le monde des ἄνδρες, des hommes (mot qui introduit une opposition sensible entre une monde intra-utérin féminin fait de douceur et un monde – masculin ? – plus dur). L’éloge du lieu matriciel se fait donc par opposition aux premiers temps de la vie du nouveau-né, plus rudes.
Le lexique politique et moral valorisant du partage (κοινωνεῖ) se retrouve dans la deuxième partie du texte, qui décrit un accouchement et les moments qui le précèdent. Il sert à désigner l’étroite et protectrice interdépendance du fœtus et de sa mère (ou matrice, selon l’ambiguïté que perpétue la tradition manuscrite entre μήτρῃ et μητρί) via le cordon ombilical. L’auteur insiste sur le fait que l’enfant, sans avoir aucun autre lien que celui qui l’unit à sa mère, se développe pourtant dans ce premier milieu matriciel clos. Prodige d’efficacité donc que ce cordon relié à la matrice, instrument minimal mais ô combien efficace de la croissance. C’est lui qui permet le perfectionnement du fœtus jusqu’à temps qu’il puisse éclore. L’image végétale de l’accouchement permet de renforcer encore l’éloge. La matrice libère l’enfant au moment voulu et le cordon ombilical s’atténue et se dessèche comme une tige laissant se détacher un fruit, pour permettre à l’enfant d’adopter des manières nouvelles et plus adaptées de se nourrir et de respirer. En outre, est rappelée, par l’image du fruit mûr, venu à point, gonflé de vie (ἀδρυνόμενοι), la force de perfectionnement (τελείοισι) que sont la matrice et son cordon. Au total, l’éloge de la matrice se structure à travers un lexique valorisant son action (bienveillance, proximité avec le fœtus, perfectionnement de ce dernier), par certaines images qui décrivent positivement le processus de la conception (fructification et éclosion) mais encore par des systèmes d’opposition (la justesse du milieu matriciel favorable vs. l’hostilité du monde dans lequel le nourrisson se retrouvera plongé une fois né). Une telle tonalité élogieuse se démarque de visions de l’accouchement où le fœtus se libérerait de la matrice, et s’échapperait de cette obscure prison37. Lexique de la clôture et du silence (συμμύει), image du fruit, force fertilisante de la matrice, présence marquée de l’omphalos et évocation des langes protégeant le nouveau-né : l’exaltation du médecin le conduit à utiliser des codes de représentation qui sont aussi ceux de l’imaginaire éleusinien38. Les symboles rituels semblent investir tout naturellement le discours scientifique dans ce contexte d’étonnement devant la vie naissante39.
L’éloge du ventre et de la force matricielle visible dans le texte du Fœtus de huit mois repose entre autres choses sur l’idée que l’utérus fabrique naturellement des protections qui sont meilleures que celles qui sont issues de la technique : c’est le cas des tissus placentaires que ne remplacent pas facilement les langes fabriqués de main d’homme. La métaphore technique implicite souligne le génie bienveillant du ventre maternel. L’éloge repose aussi sur l’idée d’une force de perfectionnement et d’accomplissement propre à la nature du ventre, qui sait prendre soin de l’embryon tant que cela est nécessaire, mais aussi s’effacer et disparaître au moment voulu : l’omphalos se dissout quand il n’est plus besoin de lui. Génie quasi technique mais aussi sens de l’à propos et du καιρός à l’instant de la délivrance sont deux vertus matricielles suggérées par l’auteur hippocratique. D’autres textes de la tradition médicale, bien plus tardifs, développeront et expliciteront ce genre de vues. Ainsi en est-il de ce passage pseudo-galénique de La Thériaque à Pison qui aurait sa place dans la catégorie des éloges des œuvres prodigieuses du ventre féminin, θαῦμα dont il y a tout lieu de s’étonner40 :
De fait, il [le médecin Asclépiade, dont la théorie est critiquée au même titre que celle de ses prédécesseurs philosophes atomistes] veut que chaque chose qui se produit se produise du fait de l’arrangement des masses et de leur entrelacement. C’est pourquoi il m’arrive de m’étonner (θαυμάζειν) quand je le vois ne pas prendre en considération les œuvres si admirables de la nature (τὰ οὕτω θαυμαστὰ τῆς φύσεως ἔργα), et en particulier les facettes de son art (τέχνας) qu’elle déploie dès l’origine dans la formation même de l’homme, comment elle façonne l’embryon au sein de l’utérus (διαπλάττεται τὸ ἔμβρυον ἐν τῷ τῆς μήτρας), comment également une fois formé elle le nourrira avec ingéniosité (εὐμηχάνως), par quels nombreux et très tendres liens (τοῖς ἁπαλωτάτοις δεσμοῖς) elle le maintient à l’intérieur jusqu’à l’heure de l’accouchement (τοῦ ὡραίου τόκου), par quel art divin (τινι θείᾳ τέχνῃ) et en vertu de quelle ressemblance elle imprime une marque à ceux qu’elle engendre, point sur lequel son hypothèse des masses rencontre également un honteux démenti.
Ce n’est certes pas directement la matrice qui agit ici, mais la nature, par son intermédiaire. Toutefois, la meilleure réfutation à apporter aux modèles atomistes, et la meilleure preuve d’une intention ordonnée de nature propre à susciter l’admiration, tient aux œuvres utérines41. L’intelligence de nature, son action technique, sa capacité à libérer l’embryon au moment voulu doivent susciter un étonnement puissant, désigné par l’adjectif θαυμαστά42. Sont ici remarquablement associés les lexiques du modelage utérin (διαπλάττεται), de la tendresse (τοῖς ἁπαλωτάτοις δεσμοῖς), mais aussi du moment opportun de la délivrance (τοῦ ὡραίου τόκου), le tout contribuant à former le prodigieux art divin (τινι θείᾳ τέχνῃ) de nature qui s’exerce dans la matrice. Il faut bien être frappé par cet art naturel qui ne se laisse pas expliquer ni réduire à la nécessité des mouvements atomiques. Le passage est suivi d’anecdotes sur le tissage de l’araignée et sur l’action de l’ourse qui donne forme par sa langue à un fœtus venu au monde sans articulation ni membres dessinés43. Les mystères du développement matriciel et de l’instinct maternel incarnent au mieux la finalité d’une nature bienveillante. Le texte du pseudo-Galien accentue et concentre des traits de la réévaluation du rôle de la matrice qui se trouvaient déjà chez l’auteur hippocratique du Fœtus de huit.
Conclusion : matrices admirables mais coupables
L’éloge de la matrice observé chez l’auteur hippocratique, et qui semble se prolonger naturellement dans la médecine de l’époque de Galien, introduit-il une brèche dans des théories médicales qui dévalorisent globalement le rôle du féminin dans la conception et le corps des femmes en général ?
Outre qu’un éloge de ce type semble plutôt une valorisation du maternel en la femme que du féminin lui-même44, il y a surtout, bien présente chez l’auteur hippocratique comme chez le pseudo-Galien, une valorisation du naturel en la femme. C’est la nature plus que la matrice elle-même qui mérite un éloge appuyé pour sa capacité à dépasser toute forme de technique humaine quand elle se fait bienfaisante pour les hommes. Autrement dit, si la matrice productrice du fruit embryonnaire peut être l’objet d’admiration c’est surtout à titre d’exemple, comme parangon de ce que la nature sait parfois faire pour le plus grand bien de l’homme. On trouve d’ailleurs chez les médecins d’époque classique d’autres éloges de la force bienfaisante de nature, qui ne prennent plus l’utérus comme objet. Ainsi, dans le traité des Humeurs, il y a un éloge du ventre qui digère bien et qui se bonifie avec le temps, comparable alors à certains vieux vases qui améliorent leur étanchéité en vieillissant45. La théorie médicale des crises, à son tour, peut être ainsi comprise. Il faut laisser faire les crises dans le corps, qui sont une manière qu’a la nature de se guérir spontanément46. Les crises aussi se font par une forme de technique intérieure qu’offre la nature pour filtrer, brûler les humeurs et in fine se guérir elle-même47. Ce n’est pas un hasard que les deux grands exemples médicaux de la bienfaisance de nature se rejoignent : les évolutions de l’embryon sont parfois comparées aux « crises » (Fœtus de huit mois, c. 9)48. Ces deux phénomènes doivent suivre selon les médecins des temporalités réglées et salvatrices. Il n’y a donc probablement pas d’éloge du ventre féminin et de la matrice qui soit fait pour elle-même et pas dans le but de réhabiliter le rôle du corps de la femme dans la génération. Plus certainement, la théorie du développement in utero, comme la théorie des crises des maladies, sont façonnées à la mesure de la croyance des médecins dans un ordre de nature salvateur et producteur de santé, parfois néanmoins impénétrable et dangereux, que leur art doit apprendre à déchiffrer.
Enfin de tels élans élogieux sont rares et ont peu d’impact sur la pratique médicale effective, telle que les textes hippocratiques nous la donnent à voir. En effet, la majeure partie des traitements visibles dans ce qui reste de la médecine grecque d’époque classique pour les femmes concerne les problèmes de stérilité ou les suites de fausse-couches. Autrement dit, ce sont les matrices qui ont échoué à remplir leur fonction dont traitent surtout les textes médicaux. Or, en ces cas-là, la force et la puissance matricielle apparaissent surtout en mauvaise part : la responsabilité de la matrice dans la génération, exprimée à deux reprises par l’adjectif αἴτιος comme on l’a vu dans le Régime et Génération, se mue alors en culpabilité. La matrice est coupable de ne pas s’être convenablement purgée, de n’être pas pure, de ne pas retenir la semence ou de ne pas la faire fructifier convenablement. La notion de culpabilité permettrait sans doute de comprendre un certain nombre de thérapeutiques ou prescriptions extrêmes et violentes contre l’utérus qu’on voit chez les médecins. Certains de ces protocoles de redressement ou d’ouverture utérins, qu’on trouve notamment dans Femmes stériles et Maladies de Femmes, pourraient aussi faire l’objet de nouvelles analyses de détail49. Ils sont les conséquences pratiques de cet imaginaire de la matrice devenue coupable parce que conçue comme responsable de la vie qui prend ou ne prend pas. La culpabilité matricielle est peut-être ce qui autorise un déchaînement de thérapeutiques rare chez des médecins qui prescrivent pourtant par ailleurs le plus souvent la patience et le respect des processus naturels. S’il est bien des domaines sur lesquels les médecins disent devoir s’abstenir de soigner ou qu’il est préférable de laisser faire la nature, ce n’est pas le cas pour la matrice stérile. Ces derniers interviennent beaucoup et fortement sur elle. Des monceaux de produits naturels les plus étranges y sont déversés, et dans des applications de longue durée. La liste est longue des fomentations végétales mais aussi des onguents animaux capables de forcer, d’ouvrir le passage d’une matrice anormalement close. Tout un monde participe de cette rééducation cosmique de la matrice, dont il est exigé qu’elle sorte coûte que coûte de sa solitude et de sa fermeture coupable. Chez les médecins la matrice est tout à la fois malmenée et objet d’un luxe de soins violents, triste revers de la reconnaissance de son action et de sa puissance décisive sur la vie de l’embryon.