Compte-rendu de The Grammar of Expressivity, par Daniel Gutzmann

p. 87-90

Référence(s) :

Gutzmann, D. (2019). The Grammar of Expressivity. Oxford: Oxford University Press (Oxford Studies in Theoretical Linguistics). xx+287 pages.

Texte

Après son livre tiré de sa thèse sur la signification utiliconditionnelle (‘use-conditional meaning’, cf. Gutzmann, 2015), Daniel Gutzmann vient de publier en 2019 sa thèse d’habilitation chez Oxford University Press, intitulée The Grammar of Expressivity. Gutzmann y poursuit son exploration de la signification expressive, mais en s’intéressant cette fois-ci particulièrement au côté syntaxique. L’hypothèse centrale défendue dans ce livre est que l’expressivité est (également) un trait syntaxique. Cela veut dire en particulier qu’elle se comporte de la même façon que d’autres traits syntaxiques, et qu’elle peut donc déclencher des phénomènes d’accord ou un mouvement, et qu’elle peut aussi être sélectionnée par d’autres éléments dans une phrase.

Le livre contient sept chapitres, dont le premier est une introduction, et le dernier forme la conclusion (et ouvre les perspectives). Le deuxième chapitre fournit une introduction à la fonction expressive du langage, et résume également l’essentiel de la sémantique « hybride » élaborée dans Gutzmann (2015). Le troisième chapitre introduit les notions de syntaxe selon le programme minimaliste, et notamment le fonctionnement de l’accord, la notion de phase, et la façon d’y intégrer les actes de langage.

Les chapitres 4-6 constituent le cœur du livre. Le chapitre 4 est dédié aux adjectifs expressifs (du type damn N ‘foutu’) ; le chapitre 5 étudie ce que Gutzmann appelle les intensificateurs expressifs, et le chapitre 6 s’attache aux vocatifs expressifs. La langue étudiée dans tous ces cas est principalement l’allemand, même si Gutzmann prend aussi en compte des phénomènes similaires en anglais.

Dans le chapitre sur les adjectifs expressifs, Gutzmann compare ce type d’adjectifs aux adjectifs qu’il nomme descriptifs (comme ‘rouge’), et qui n’ont pas de contenu expressif. Une attention particulière est dédiée aux adjectifs expressifs purs (comme damn), qui n’ont pas de contenu descriptif, mais uniquement un contenu expressif, et qui sont opposés aux adjectifs expressifs mixtes (comme par exemple shitty, ‘merdique’), qui associent eux un contenu descriptif à leur contenu expressif. Gutzmann montre que même si les adjectifs expressifs purs peuvent être interprétés de façon non locale, il existe des contraintes syntaxiques et sémantiques claires par rapport aux interprétations non locales, et que les frontières de proposition fonctionnent comme des barrières pour la montée d’un adjectif expressif. Il propose également que, dans les instances d’utilisations multiples d’adjectifs expressifs (du genre Putain, ce foutu chien a vomi sur ce foutu canapé), on puisse obtenir des phénomènes d’accord, qui peuvent être assimilés à l’accord négatif, comme on l’observe par exemple dans les langues romanes.

Le chapitre 5 étudie un phénomène qui ne me semble pas avoir d’équivalent exact en français, à savoir les intensificateurs expressifs. En allemand, il existe un certain nombre de ces expressions (dont sau ‘cochon’ ; mords ‘meurtrier’ ; voll ‘plein’ ; total ‘total’) qui peuvent modifier et intensifier le degré de l’adjectif (ou parfois le nom) auquel ils s’appliquent, sans imposer une direction à l’évaluation. Gutzmann distingue deux types de configurations : la configuration interne (où l’intensificateur expressif se positionne comme un adjectif près du nom – par exemple, die sau coole Party, litt. ‘la fête cochon cool’, ~ ‘la fête super cool’ – et, crucialement, suit le déterminant), et la configuration externe, où l’intensificateur expressif précède le déterminant (par exemple, sau die coole Party ; litt. ‘cochon la fête cool’). Gutzmann distingue 4 constructions différentes (selon la position interne ou externe, et aussi selon la catégorie syntaxique modifiée – adjectif vs. nom). Il propose que les constructions externes soient dérivées des constructions internes par mouvement, et analyse l’expressivité comme l’un des traits syntaxiques présents sur le déterminant.

Dans le chapitre 6, Gutzmann analyse les vocatifs expressifs. L’observation de départ ici est qu’il existe une classe de vocatifs qui sont utilisés plutôt pour injurier que pour interpeler (par exemple, You idiot!), et que dans ce genre de cas, même des mots a priori neutres comme linguiste ou philosophe obtiennent une interprétation similaire à une insulte (You linguists! ; You philosophers!). Ce chapitre contient également une présentation générale et très complète de la littérature sémantique existante sur les vocatifs. Gutzmann propose d’analyser les vocatifs expressifs avec des noms a priori non expressifs comme le fruit de l’application d’un changement de type, où un prédicat purement descriptif est transformé en un prédicat qui contient également une composante expressive, dont le contenu est « le locuteur a une attitude négative envers x parce que x appartient à la catégorie P » (pour un prédicat P quelconque). Cette idée a un potentiel de surgénération considérable, et Gutzmann suggère qu’il y a des contraintes syntaxiques sur la troisième personne qui excluent l’applicabilité de l’opérateur de changement de type.

Le nouveau livre de Gutzmann fournit une très bonne introduction aux phénomènes du sens expressif, et constituera une lecture indispensable pour tous les chercheurs, enseignants et étudiants avancés qui s’intéressent à ce domaine de recherche. Il constitue une mine d’information pour les germanistes de toute obédience théorique, et fournira aussi du matériel aux syntacticiens qui travaillent sur l’accord. Gutzmann fournit des analyses explicites (concernant à la fois la syntaxe et la sémantique) de phénomènes syntaxiques liés aux éléments expressifs, et il fait un effort louable pour rendre globalement accessible cette œuvre, par endroit très technique, en présentant les données avant l’intégration et l’analyse dans le cadre syntaxique qu’il utilise. La description des données (essentiellement de l’allemand, même si le lien est souvent fait avec des phénomènes analogues en anglais) est très précise, et fait appel à la fois à l’introspection, à des expériences psycholinguistiques, et à la recherche sur corpus. Si cette étude est recommandée pour tous, je pense que le public francophone pourrait constituer un terreau particulièrement fertile, dans la mesure où elle permet de voir les données et analyses de Milner (1978) et Ruwet (1982) sous un nouveau jour, à la lumière des avancées considérables qu’a fait l’étude du sens expressif depuis Potts (2005).

Si j’ai été très impressionné par ce livre, et que je recommanderais sa lecture à tout le monde, je ne suis pas nécessairement convaincu par toutes les analyses. Dans le domaine des vocatifs expressifs, une hypothèse alternative qui n’a pas été explorée (et qui va à l’encontre du message central du livre, à savoir l’importance de la syntaxe) serait d’essayer d’expliquer ce phénomène par un procédé purement pragmatique de mise à distance à la manière d’Acton (2014), et ainsi, de se passer d’un opérateur qui transforme un prédicat purement descriptif en prédicat hybride. Si une telle analyse alternative avait pu être considérée (et possiblement, réfutée), cela aurait pu considérablement renforcer l’argument sur la nécessité d’un tel opérateur. Un point relativement faible (même si c’est assez secondaire) est aussi le contenu précis de l’attitude négative véhiculée par des adjectifs expressifs comme damn, qui est uniquement indiqué sous forme de smileys (☹). Dans la mesure où il existe plusieurs adjectifs expressifs (pour l’anglais, il y a damn, friggin, fucking), il serait sans doute utile d’étudier et de spécifier en quoi consiste exactement cette attitude négative.

D’un point de vue empirique, une omission regrettable est le fait que, dans le chapitre sur les adjectifs expressifs, seule l’utilisation adjectivale a été considérée. Cela peut paraître une évidence, puisqu’il s’agit d’adjectifs ; or, il se trouve que ces expressions disposent également (au moins en anglais et en allemand) d’utilisations adverbiales (du genre : That’s damn cool/impressive!). La question se pose de savoir si on doit considérer les utilisations adjectivales et adverbiales comme participant du même sens, ou non. Un des problèmes sous-jacents est le suivant : Gutzmann considère que, pour les utilisations adjectivales, ces expressions imposent une attitude négative envers le N (si on fait abstraction des problèmes de portée), ce qui semble raisonnable. Mais pour les utilisations adverbiales des mêmes expressions, l’hypothèse d’une attitude négative n’est pas du tout évidente : dans that’s damn impressive!, le locuteur ne veut certainement pas convoquer une attitude négative envers la propriété d’être ‘impressionnant’, ni envers le référent de that. Tout au contraire, il semble à première vue que l’élément expressif agit comme un intensificateur de la propriété (ici : positive) dénotée par l’adjectif. Si cette généralisation empirique établissant que les « adjectifs » expressifs agissent en tant qu’intensificateurs dans leur utilisation adverbiale était appropriée (ce dont je ne suis pas certain), il serait possible que l’effet d’éléments expressifs dépende de la catégorie syntaxique à laquelle il se combine. La question se poserait alors aussi de savoir si (et si oui, comment) on peut dériver l’une des utilisations à partir de l’autre.

Pour finir, une question qui se pose à un lecteur francophone de ce livre est la suivante : même si le français a son lot d’adjectifs expressifs purs (comme foutu, maudit, ou encore sacré), il me semble que la plupart du temps, les locuteurs du français préfèrent des structures appositionnelles (ce putain de N) ou des syntagmes prépositionnels (comme ce N à la noix) aux adjectifs. En supposant que cette observation soit correcte, et qu’il ne s’agisse pas uniquement d’un hasard, on peut se demander s’il existe des corrélations de cette différence ailleurs dans la grammaire.

Pour résumer, malgré quelques réserves mineures, le livre de Gutzmann est et restera dans les années à venir une contribution majeure à la compréhension du langage expressif, et à la sémantique multidimensionnelle. Son idée selon laquelle l’expressivité est un trait syntaxique comme les autres devrait inciter davantage de syntacticiens (au moins d’obédience générativiste) à se lancer dans l’étude de ces phénomènes, et je ne doute pas que cela s’avérera fécond pour notre compréhension des syntagmes nominaux, même au-delà du sens purement expressif.

Bibliographie

Acton, E. K. (2014). Pragmatics and the Social Meaning of Determiners. PhD. Stanford University.

Gutzmann, D. (2015). Use-Conditional Meaning. Studies in Multidimensional Semantics. Oxford: Oxford University Press.

Potts, C. (2005). The Logic of Conventional Implicatures. Oxford: Oxford University Press.

Milner, J.-C. (1978). De la syntaxe à l’interprétation. Quantités, insultes, exclamations. Paris : Le Seuil.

Ruwet, N. (1982). Grammaire des insultes et autres études. Paris : Le Seuil.

Citer cet article

Référence papier

Gerhard Schaden, « Compte-rendu de The Grammar of Expressivity, par Daniel Gutzmann », Lexique, 24 | -1, 87-90.

Référence électronique

Gerhard Schaden, « Compte-rendu de The Grammar of Expressivity, par Daniel Gutzmann », Lexique [En ligne], 24 | 2019, mis en ligne le 01 juillet 2019, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/lexique/329

Auteur

Gerhard Schaden

Université de Lille, CNRS STL
gerhard.schaden@univ-lille.fr

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