« Strehler a été plus qu’un artiste, car par son art il a irradié aussi bien une ville, Milan, un pays, l’Italie, que le territoire de ce règne imaginaire qu’est le théâtre » (Lang, 2007 : 12).
Pour1 résumer en quelques mots l’activité de Giorgio Strehler, Jack Lang, alors ministre de la culture, emploie un verbe qui évoque d’emblée une image de lumière. Sa perspective est politique : il veut montrer comment l’art théâtral peut dépasser tout particularisme pour embrasser l’universel. Dans notre perspective, le verbe “irradier” rappelle que Strehler était un maître de l’éclairage. Il a su en faire une composante fondamentale de ses spectacles, la développant d’une manière tout à fait personnelle qui est devenue une référence, au théâtre et pour beaucoup de metteurs en scène. Les mots prononcés par Patrice Chéreau, en 1997, témoignent de l’admiration suscitée par les tournées françaises de L’Opéra de quat’sous et de l’Arlequin serviteur de deux maîtres2. Sa perception, en tant que spectateur, se focalise sur les éclairages : « C’est la lumière qui m’a frappé le plus, évidemment, c’est la lumière que j’ai cherché tout de suite à copier. Immédiatement, à la seconde où j’ai vu où les projecteurs étaient placés… » (« Comédia », 1998). Nous pouvons citer aussi les mots de Robert Wilson qui semble avoir été frappé par le même élément : « Quand je pense à l'œuvre de Strehler, je pense d'abord à la lumière et à l'architecture des espaces. On m'a dit qu'il pense aux éclairages depuis le début. […] Strehler et moi, de différentes manières et à différents moments, ressentons souvent le besoin de vider la scène des objets et d'essayer de faire beaucoup avec très peu » (Stampalia, 1997 : 11-153).
Nous allons présenter, dans un ordre chronologique, quelques exemples tirés de spectacles théâtraux et lyriques mis en scène par Strehler et joués en France. Plusieurs traits communs vont émerger ainsi que la manière dont les éclairages s’articulent aux autres composantes, en particulier la scénographie et le jeu.
Deux facteurs « déclencheurs »
Un élément biographique nous parait particulièrement important : Strehler est né d'une famille de musiciens. Son grand-père était chef d'orchestre et directeur du théâtre Verdi de Trieste. Sa mère était une violoniste concertiste. Dès son jeune âge il baigne dans une culture musicale, ce qui a un impact sur le développement de sa personnalité artistique : « Je suis né d’une famille de musiciens, j’aime particulièrement la musique, j’ai peut-être un sens rythmique très développé. Le rythme pour moi est très important. Et évidemment si l’on parle de rythme, il faudrait parler aussi du rythme de la couleur. La couleur possède ses rythmes » (Giorgio Strehler met en scène…, 1979 : 03’ 37’’).
Chez Strehler, l'association est donc vite faite entre la musique et la couleur, comme si le sens de l’ouïe était indissolublement lié à celui de la vue, dans une sorte de synesthésie. Par déduction on pourrait élargir ce lien à la lumière car elle est déterminante pour la perception des couleurs. Nous savons, depuis les expériences de Newton, que la lumière blanche représente la synthèse des différentes couleurs existantes en nature. Ce rapprochement entre le rythme, la couleur et la lumière nous révèle un possible lien entre l’imaginaire de Strehler et celui du plasticien et scénographe Luigi Veronesi, avec qui il collabore pendant ses premiers spectacles, durant la période d’apprentissage. Ce n'est peut-être pas un hasard si Strehler a beaucoup travaillé avec la transparence, la lumière colorée (surtout à ses débuts4) et la lumière blanche. Le blanc strehlerien évoque — ou évoquait — d’emblée l’atmosphère de ses spectacles : une couleur apparemment neutre mais dense, enrichie de plusieurs variations, pouvant aller du blanc chaud tendant à l’ambre, au blanc froid tendant au bleu.
Un autre élément contingent mérite d’être relevé car il est déclencheur d’une réflexion sur l’espace qui se concrétise grâce aux éclairages. En 1947, juste après la guerre, Strehler est invité par Paolo Grassi à participer à la création d’un théâtre de culture pour tous, celui qui sera le premier théâtre public italien : le Piccolo Teatro de Milan, le « Petit Théâtre ». En effet, la salle que Grassi avait repérée était un ancien cinéma doté d’une scène relativement petite. Cette salle avait été utilisée pendant l'occupation nazie-fasciste comme siège de la Légion autonome mobile Ettore Muti, corps militaire fasciste de la République sociale italienne. Quelques partisans avaient été torturés dans ces locaux. Le choix de ce lieu théâtral se charge donc d’une valeur aussi morale que politique. Une anecdote raconte que Strehler, avant d'accepter cette invitation, a souhaité rester seul dans cet espace vide. Selon ses propres mots, transcrits par Myriam Tanant :
La scène, non équipée, faisait sept mètres d’ouverture et quatre mètres de profondeur. J’ai passé un après-midi dans la salle […] car je me demandais ce que l’on pouvait bien faire sur un si petit plateau. Progressivement, j’ai commencé à imaginer des solutions qui pouvaient provenir de l’éclairage afin d’agrandir l’espace et j’ai compris que c’était la voie à suivre (Tanant, 2007 : 42).
Tout de suite, son intuition le guide vers la lumière comme outil pour « agrandir l’espace », faire vivre une grande scène dans le « Petit Théâtre ». Un exemple intéressant, tiré d'un spectacle de 1947, Les nuits de la colère d'Armand Salacrou, nous montre comment cette intuition se traduit en pratique. Cette pièce avait été écrite et représentée l’année précédente à Paris, au Théâtre Marigny, dans la mise en scène de Jean-Louis Barrault. Elle traite de la résistance, et ses personnages sont deux amis d’enfance qui vont être amenés à faire des choix très différents : l’un incarne l’immobilité bourgeoise, l’autre s’engage et prend tous les risques. La guerre va les mettre face au choix ultime : trahison ou sacrifice ? Cette dualité se traduit aussi au niveau de la dramaturgie puisque « l’action de déroule sur deux plans différents : celui du théâtre, avec des comédiens sur scène face au public, et celui des projections cinématographiques » (Bentoglio, 2002 : 45). Enfin, concernant la scénographie, les didascalies du texte indiquent la coexistence de deux espaces dramatiques : l’appartement de la famille Bazire et un paysage ferroviaire.
Deux croquis de ce spectacle, réalisés par le scénographe Ganni Ratto, nous sont parvenus grâce à l’archivage précieux — aujourd’hui numérisé et en ligne — du Piccolo Teatro.
Ils nous montrent la solution adoptée pour la mise en scène de Strehler : un espace d’intérieur — et plus précisément un salon — capable de se transformer en un extérieur où le pont des chemins de fer — avec sa structure métallique — envahit la scène entière. La transition d'un espace dramatique à l'autre repose entièrement sur les éclairages :
Grâce aux effets inédits des éclairages et à l’utilisation des transparents, le salon du couple Bazire se transforme en pont du chemin de fer que les partisans doivent faire exploser. Les tapisseries vertes et jaunes du séjour se dissolvent, peu à peu, grâce à un effet de lumière, laissant apparaître la structure métallique du pont (Bentoglio, 2002 : 46).
Parmi les photos de scène il y en a deux, sans aucun comédien, qui documentent le fonctionnement et l’ingéniosité du dispositif scénique. A l’intérieur de l’espace dramatique représenté par le salon, nous trouvons du mobilier — dont un abat-jour — et un escalier qui monte jusqu'à un petit palier. Une ouverture suggère la présence d'une autre pièce, cachée à la vue du public. Toutefois, si l'on regarde bien le fond de scène, on a l’impression qu'il y a quelque chose derrière.
La bascule entre le salon du couple Bazire et le pont des chemins de fer s'opère grâce à un jeu de lumières, sans aucun mouvement de décor. La toile de fond étant un transparent, c’est-à-dire une sorte de tulle permettant les effets d’apparition et de disparition, lorsque le rétro éclairage s’allume nous voyons apparaître, en contre-jour, la structure métallique du pont. Cette silhouette nous transporte dans un voyage de l'intérieur à l'extérieur. Tous les éléments du mobilier comme le fauteuil ou la petite table restent en place mais ils sont engloutis par la grande la structure noire qui se dessine tout autour. Nous pouvons remarquer que l’escalier sur la droite est prolongé par une structure identique derrière le transparent : la silhouette en contre-jour et l’ombre projetée se fondent en une seule image. Il en est ainsi pour les deux portes du jardin qui disparaissent dans la structure. L’abat-jour devient quelque chose qui nous rappelle un ancien poteau électrique, élément complémentaire reliant l'intérieur avec l’extérieur. Ici, les éclairages opèrent une vraie et propre transfiguration.
Cet exemple nous montre la voie entreprise par Strehler, qui a pleinement assimilé les limites de la petite scène du Piccolo Teatro, pour créer — avec la lumière — un espace qui semble plus important et qui possède une profondeur aussi ambigüe qu’elle matérialise une illusion d’infini. L’effet des silhouettes noires fonctionne comme une sorte d’amplificateur d’espaces. Les éclairages ne sont pas relégués à une fonction utilitaire, celle de rendre visibles ou d’embellir les éléments présents au plateau : ils assument une connotation plastique, permettant de dilater ou de comprimer le lieu scénique. Ils se constituent comme un élément presque immatériel de la scénographie.
Les tournées en France
A plusieurs reprises, les spectacles crées par Strehler au Piccolo Teatro de Milan font l’objet de tournées en France. Une version du mythique Arlequin serviteur de deux maîtres est jouée à Paris, en 1952, comme le rappelle une plaque commémorative située dans le deuxième arrondissement5 dont la partie supérieure rappelle le décès, pauvre, de Carlo Goldoni tandis que la partie inférieure évoque la tournée du Piccolo Teatro. La compagnie italienne, comme l’avait fait Carlo Goldoni deux cents ans plus tôt, fait revivre les personnages et l’esprit théâtral de la commedia dell’arte à travers les ruses, les équivoques et les lazzi interprétés par Marcello Moretti, dans le rôle d’Arlequin. L’espace dramatique est constitué par une alternance entre la maison de Pantalon, les rues de Venise et l’auberge de Brighella, où deux étrangers ont pris quartier : Florindo Aretusi et Federigo Rasponi alias Beatrice.
Un croquis de Gianni Ratto nous montre la simplicité de cette scène, constituée de toiles peintes et facilement interchangeables. En particulier, concernant la partie de l’auberge, nous pouvons observer la présence de six portes. Une flamme dessinée recouvre chacune d’entre elles. Il suffit de confronter ce croquis, datant de 1950, avec une photographie de la version précédente du spectacle, datant de 1947, pour se rendre compte que l’apparition de ces flammes est une nouveauté. Est-ce le signe d’une volonté de faire référence à l’époque où l’éclairage était assuré par les feux ? En effet, à l’époque de la commedia dell’arte et jusqu’au XIXe siècle, tant les spectacles que les salles de théâtre étaient éclairés à la bougie. S’agissant de sources lumineuses à faible intensité, il était nécessaire d’intervenir avec la peinture sur les décors, pour dessiner ou accentuer les ombres et les lumières.
Au fil des années, plusieurs variations de ce spectacle sont réalisées6. Déjà vers la moitié des années 1950, un nouveau scénographe, Ezio Frigerio, propose une scène où les éléments de la version précédente, le tréteau éphémère, l'intérieur de l’auberge en toile peinte, sont encadrés par des éléments architecturaux. Ce sont des ruines, de restes de murailles nous suggérant que l’espace ne représente plus seulement un intérieur mais aussi, et en même temps, un extérieur. Dans cette version les éclairages électriques, car il faut bien imaginer que cette scénographie était conçue pour le théâtre fermé, doivent rendre compte à la fois du plein air, et de l’auberge.
Ces évolutions correspondent bien à l’esthétique d’Ezio Frigerio qui, à partir de ce premier spectacle avec Strehler et durant toute sa longue collaboration, inclura toujours une référence à la matière et à la construction :
Des architectures éphémères solennelles s'élèvent, parfaitement calibrées en hauteur et en profondeur, mais surtout la perspective classique est récupérée et re-proposée avec une sensibilité moderne [...] La perspective est la clé de voûte de l'art de Frigerio. Quand tout le monde la croit dépassée, il en recrée l'illusion (Crespi Morbio, 2018 : 41).
Cette nouvelle configuration du lieu scénique est une autre occasion saisie par Strehler pour faire vivre, avec les éclairages, le cyclorama du fond. Celui-ci est transpercé par une lumière très diffuse qui se déverse sur scène et la rend éclatante. Le sens de profondeur, suggéré par la perspective, se trouve ainsi amplifié. Par rapport à la version précédente du même spectacle, tout devient plus léger, comme il se doit pour une comédie de Goldoni. Les petites flammes peintes au-dessus des portes laissent la place à une évocation de la radiation solaire, se répandant dans l’immensité du ciel. Un ciel que Strehler, aidé par quelques électriciens très compétents, réussit à faire entrer sur le plateau...d’un Piccolo Teatro !
Ce parcours vers l’abstraction trouve son paroxysme dans l’une des dernières versions d’Arlequin serviteur de deux maîtres, appelée “l’edizione dell’addio” réalisée en 1987, pour le quarantième anniversaire du Piccolo Teatro et dont la note d’intention est disponible sur le site du Piccolo Teatro. Le croquis d’Ezio Frigerio nous montre une scène absolument épurée où toute référence au réalisme semble dépassée. Le plateau éphémère est toujours en place, avec sa structure en bois bien évidente, mais les autres éléments ont disparu au profit d'un simple rideau. Celui-ci est censé dévoiler le “règne imaginaire qu’est le théâtre” entrevu en transparence. Sur les côtés, les ouvertures laissent filtrer deux tranches de lumière, comme si la poésie de ce monde, brûlant d’art, voulait s’échappait pour embraser la salle.
Cette évolution ne fait que confirmer une utilisation des éclairages qui contribue, de manière essentielle, à la dramaturgie du spectacle : du moment où, sur scène, il n’y a plus rien, tout peut exister grâce à l’imagination du spectateur et à la capacité de la lumière à suggérer un lieu (pour le jeu des comédiens) et un espace (pour la vie des personnages).
Grâce aux photos et aux captations vidéo disponibles, nous pouvons analyser la trajectoire du spectacle, à partir du croquis mentionné jusqu’à sa réalisation sur scène. Le rideau de fond dessiné par Frigerio devient, en réalité, un rideau de proscénium, constituant de facto un cadre de scène dont la partie centrale est relevée au début de chaque acte pour permettre le dévoilement du spectacle. Au loin, à sa place, un cyclorama assume des couleurs chaudes ou froides, selon les espaces dramatiques suggérés : ambre, pour la maison de Pantalon et l’auberge de Brighella, bleu léger pour les rues de Venise7. Quelques candélabres, posés respectivement sur des tables ou au sol, accompagnent ces changements. Au proscenium, une rangée de chandelles constitue le fil conducteur entre le théâtre moderne et la tradition perdue de la commedia dell'arte. À ce propos, Strehler affirme dans sa note d’intentions :
Cet Arlequin commence à la lumière des bougies et se termine par l'extinction des bougies, une par une. Ce n’est pas le fruit d'une idée bizarre de “mise en scène”, mais d’un fait de la vie, qui appartient à la réalité du travail quotidien. Un soir, en effet, par hasard, pendant une représentation de celle que nous appelons “l'édition de l'Odéon” à Paris, dans ce même théâtre, au cours du dernier acte, une panne de courant s'est produite. Le théâtre a été plongé dans l'obscurité. La salle était sombre et sombre était la scène. Les acteurs étaient perplexes et effrayés, puis l'un d'entre eux a eu l'idée d'allumer une bougie sur scène. Et, rapidement, comme s'il s'agissait d'une action concertée, ils ont commencé à en allumer d'autres. Certains sont allés dans les coulisses, dans les loges, à la recherche de lumière et sont revenus pour jouer ce qui devait être, devant le public, pour le public. Ils l'ont fait, s'éclairant mutuellement, dans un jeu soudain et presque désespéré qui nous a tous émus.
Un soir, dans un théâtre du monde, nous avons terminé cette comédie de la joie, nous l'avons terminée en larmes et jamais, je pense que jamais, tous ceux qui étaient présents ce soir-là n'ont ressenti plus profondément la gloire du théâtre, sa splendeur contre tout et contre tous, dans l'obscurité de la nuit des hommes (Archivio Piccolo Teatro, 1987 : “Arlecchino servitore di due padroni”).
Du côté de la mise en scène lyrique, Strehler crée en 1973 les Noces de Figaro à l'Opéra Royal du Château de Versailles. Sa dernière reprise date de 2012 et témoigne d’une intéressante longévité. L’un des enjeux, ici, est de rendre compte de la Folle Journée en matérialisent l’atmosphère du matin, de l’après-midi, du soir. Le troisième acte, en particulier, représente un espace presque vide où les contrastes entre les lumières et les ombres sont très forts. Leur alternance crée un rythme au sol qui trouve une correspondance horizontale au plafond et verticale sur les parois latérales. Le mur du fond n’est pas animé par la lumière diffuse mais représente une sorte de gouffre, un trou noir. Il est intéressant de rapprocher une photo prise au Teatro alla Scala de Milan, en 1980, avec un cliché plus récent, datant de 2008, même s’il est difficile de les comparer car trente années les séparent. Nous pouvons toutefois constater que la construction des éclairages reste, en principe, la même : contrastes lumières/ombres, dessin d'une progression rythmique, diffusion sur le mur à cour. Nous avons toutefois l’impression d’une augmentation de la puissance éclairante accompagnée d'une réduction des contrastes, entre les noirs et les blancs, à cause de la réflexion. Les ombres s'estompent et se font moins dures : le fond de scène ne plonge plus dans un noir profond car les réverbérations lumineuses l’éclairent, et le clavecin est entièrement en lumière. Le rythme dessiné au sol et sur la paroi droite résulte moins fort mais s’enrichit de détails. Nous avons appris récemment, lors d'un entretien, que pour la reprise de 2010 à l'Opéra de Paris, la trame reproduisant les ombres des carreaux aux fenêtres a été renforcée par de vraies et propres projections vidéo.
Encore une fois, Strehler s’empare de cette scénographie de Frigerio en lui imposant ses lumières. Il intervient sur l’effet de perspective crée par les éléments construits en dur — le sol, les parois, le plafond — en rajoutant une trame, immatérielle, de lignes claires et obscures. Le sens d’une progression résulte se trouve ainsi amplifié. Dans un lieu clôturé et relativement limité, une fois de plus la lumière contribue à alimenter l’illusion d’un espace grand, non seulement profond mais s’étalant aussi en largeur, au-delà des fenêtres.
Cinq années après la création des Noces de Figaro à l’opéra, Strehler est invité à mettre en scène la Trilogie de la villégiature de Goldoni, au Théâtre de l'Odéon, avec les interprètes de la Comédie Française. Cette pièce traite de la bourgeoisie toscane en décadence, préoccupée uniquement des apparences et aspirant au luxe, sans en avoir les moyens Odette Aslan analyse ce spectacle, auquel elle a pu assister, en relevant que les éclairages « créent une atmosphère au début de chaque séquence, comme dans un tableau de peintre. […] La lumière fera vivre les décors, jouer les coloris, elle différenciera subtilement les zones de jeu. […] L’éclairage est rasant pour les intérieurs et vient d’en haut pour l’éclairage solaire » (Aslan, 1979 : 104).
Malheureusement les photos de scène et surtout la captation vidéo ne sont pas comparables aux images numériques auxquelles nous sommes aujourd'hui habitués. Il est donc difficile de saisir pleinement les différences subtiles qu'Odette Aslan décrit. Elle évoque, par exemple, deux moments qui se déroulent pendant Les aventures de la villégiature :
La lumière est parfois cruelle : Costanza a le soleil dans l’œil pendant la partie à cartes. Nouvel indice de la critique sociale de Strehler : il a fait asseoir Costanza à la plus mauvaise place. N’ayant même pas un chapeau à large bord pour se protéger, elle lève son jeu de cartes devant ses yeux pour avoir un peu d’ombre (initiative de Françoise Seigner). Giacinta est littéralement “captée” par un rayon lumineux lorsqu’elle cherche à échapper à Guglielmo (“pourquoi me fuyez-vous ?”) l’éclairage devient la métaphore de l’amour qui la poursuit (Aslan, 1979 : 105).
La première scène est celle du jeu de cartes où l’enfer des conventions sociales se matérialise. Les apartés dévoilent ce que les personnages pensent vraiment, les rivalités cachées, les conflits qui minent ce microcosme. Les éclairages participent de cette violence, tout particulièrement contre Costanza qui, ayant critiqué chez les autres tout attachement à la mode et aux vêtements fort coûteux, ne possède pas même un chapeau adapté à la situation. L’autre scène, celle du “pourquoi me fuyez-vous ?”, se joue entre Guglielmo et Giacinta, amoureux l’un de l’autre mais tourmentés car l’honneur, le devoir et le respect des conventions doivent obligatoirement passer devant l’amour.
Ces exemples décrivent les significations dont la lumière strehlerienne se charge, au cours de cette pièce. Ici, plus qu’interagir avec l’espace, elle interfère directement dans l’action, déterminant ainsi le jeu des comédiens : en essayant de fuir Guglielmo, Giacinta est rattrapée par leq rayons du soleil — un projecteur électrique d’au moins 5kW — qui l’éblouit et la confonde. Costanza, de son côté, est transpercée par les faisceaux lumineux de sources latérales : en Italie, ce type d'éclairage prend le nom de taglio (du verbe tagliare, couper), pour signifier une lumière qui coupe. L'initiative de Françoise Seigner qui se protège avec le seul accessoire à sa disposition, les cartes, témoigne d'une gêne réellement éprouvée au cours des répétitions. La cause est reconductible aux éclairages, très puissants, plaqués contre elle, capables de susciter une réaction absolument juste par rapport à la scène. Évidemment ce geste a été adopté et intégré au spectacle.
La lumière strehlerienne comme sujet de recherche
Malgré l’énorme quantité d’ouvrages qui ont été écrits et publiés sur Strehler et par Strehler la question des éclairages est restée, jusqu’à présent, relativement marginale. À titre d’exemple, il suffit de lire la fiche des Noces de Figaro, sur le site de l'Opéra de Paris : la mise en scène et la lumière sont de Giorgio Strehler8 toutefois, pour la reprise de 2010, les lumières sont réalisées aussi par Vinicio Cheli9. Quelle est la raison de ce rajout qui pourrait induire à confusion ? Pour répondre à cette question il est utile d'observer l'évolution du métier d’éclairagiste entre le début des années 1970 et aujourd’hui. Auparavant (ou du moins jusqu'au début des années 1980) la question de l’auctorialité de l’éclairagiste ne se posait presque pas. Sur l'affiche du Teatro alla Scala, à l'occasion de la première représentation des Noces de Figaro, on ne trouve même pas sa mention. Noyé parmi les noms de tous les autres praticiens, il y a à peine une citation pour le “chef du service réalisation des lumières”, Vannio Vanni, et pour le “chef des électriciens”, Salvatore Mancinelli10. Cela nous questionne, surtout quand l'on regarde — toujours sur le site de l'Opéra de Paris — la fiche d'un autre spectacle de 1984/8511, L'enlèvement au sérail, où la mise en scène est de Giorgio Strehler mais les lumières sont attribuées d'emblée à Vannio Vanni, ce “chef du service réalisation” qui, nous le savons aujourd'hui, a été un vrai créateur lumières.
Cherchant les réponses à ces questions, nous sommes tombés sur cette photo de Strehler derrière un projecteur qui semble concentré à faire des réglages techniques.
À première vue on pourrait croire que Strehler était un créateur lumière au sens actuel du terme, c'est-à-dire quelqu'un qui savait dessiner ses plans de feu, qui connaissait et savait manier les différentes typologies de sources lumineuses, les monter, les régler. Toutefois, lorsqu'on écoute le témoignage de Vinicio Cheli, créateur lumières qui a travaillé plusieurs années au Piccolo Teatro, son point de vue est le suivant :
Strehler était capable de te parler pendant plusieurs heures […] Je fermais les yeux et je voyais ce qu’il voulait. C’était comme réaliser un spectacle déjà réalisé. Je savais où placer les projecteurs, à quelle hauteur, quel type de machine. Il ne l’expliquait pas techniquement car il n’y connaissait rien de la technique. Mais il savait parler de telle façon que je fermais les yeux et je voyais sa vision (« Italian 80´s & 90´s Lighting », 2018 : 59’ 30’’).
Plutôt qu'au premier degré, cette photo pourrait se lire comme une métaphore, celle d'un artiste capable d'infuser avec ses idées tous ses collaborateurs, à partir des comédiens jusqu'au scénographe et à l’éclairagiste. On pourrait bien considérer Strehler comme un concepteur de lumières dans le sens qu’il possédait une vision très claire des choses mais, de fait, il ne dessinait pas ses plans, ne mettait pas au point ses projecteurs. Le mythe des lumières strehleriennes se fonde en réalité sur une collaboration avec des éclairagistes très créatifs et des électriciens de grande qualité qui l'ont aidé à réaliser ses intuitions.
Pour conclure, nous pensons que le modus operandi de Strehler a contribué fondamentalement à l’émancipation de la lumière en tant qu’outil dramaturgique, moteur d’action, dessinateur d’espaces. Sa fonction première n’est donc pas de créer de belles images ou d’éclairer la scène simplement pour que le spectateur puisse voir ce qu’il s’y passe. Comme nous avons pu le constater à travers quelques exemples, elle est un déclencheur d’événements, elle amplifie la scène et lui donne un rythme (Les Nuits de la colère, Les Noces de Figaro, Arlequin serviteur de deux maîtres, troisième édition de 1956), matérialise “le règne imaginaire” du théâtre (Arlequin serviteur de deux maîtres, édition de l’adieu de 1987), interagit avec le jeu des comédiens (La Trilogie de la villégiature).
Encore une fois, les mots de Myriam Tanant, qui a été — entre autres choses — une grande spécialiste du théâtre italien et qui connaissait très bien Strehler, nous semblent d’une clarté adamantine :
Le travail sur les lumières conditionnait les déplacements des acteurs qui, à leur tour, suscitaient des modifications par leurs actions scéniques : les lumières de Strehler étaient intéressantes parce qu’elles n’étaient pas plaquées sur une situation, mais en naissaient. Son travail sur les éclairages n’était pas simplement artistique, même s’il lui arrivait de comparer les projecteurs aux pinceaux du peintre ou même à des instruments de musique qui, au lieu de sons, émettraient de la lumière (Tanant, 2007 : 14).
Grâce aussi à l’utilisation des éclairages, conçus de manière absolument originale, les mises en scènes lyriques et théâtrales de Giorgio Strehler possèdent un rayonnement universel.