Nous remercions le Fonds chinois de la Bibliothèque Municipale de Lyon, dépositaire du fonds de l’Institut franco-chinois de Lyon et le Département des Études chinoises de l’Université Jean Moulin Lyon 3, établissement propriétaire du fonds de l’Institut franco-chinois de Lyon pour m’avoir autorisée à consulter en 2016 les trois lettres manuscrites de Romain Rolland au directeur de l’Institut franco-chinois de Lyon (11/11/1929, 22/11/1929, 28/12/1929).
Introduction
Lisons-nous encore Romain Rolland ? Dans le titre nous disons « oublié » parce qu’aujourd’hui, en dehors des travaux de recherche, on ne lit presque plus les œuvres de Romain Rolland en France1. Grâce à ses nombreux correspondants on a associé son nom, ces dernières années, avec Malwida von Meysenburg (1816-1903), Sigmund Freud (1856-1939), Stefan Zweig (1881-1942), Jean-Richard Bloch (1884-1947) ou Panaït Istrati (1884-1935), par exemple, mais on l’a moins souvent cité seul.
D’autre part, si nous employons l’adjectif « admiré », c’est parce que depuis le début du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, Romain Rolland a toujours eu ses admirateurs et ses lecteurs en Chine. Aux yeux des intellectuels chinois, Romain Rolland est considéré comme l’un des plus grands écrivains français du XXe siècle.
L’admiration portée à Romain Rolland est étayée par les nombreuses traductions de ses œuvres en chinois. Le 4 mai 1957, l’Association des Amitiés Franco-Chinoises écrit ainsi à Madame Rolland : « Nous sommes très heureux de vous envoyer quatre volumes de Jean-Christophe en traduction chinoise, comme hommage à feu M. Romain Rolland. Beaucoup de ses œuvres ont été traduites en chinois. Dans les sept années qui ont suivi notre libération, nous avons traduits ou revisé (sic) les traductions de huit de ses œuvres, qui toutes ont éveillé un grand intérêt. Quoique nous les ayons tirées à grand nombre d’exemplaires (par exemple les tirages de Jean-Christophe dépassent 20. 000) il est très difficile de les trouver dans le commence » (Bulletin AARR, 1957 : 22 – 23).
En janvier 2019, les Éditions de la Littérature du Peuple, éditions de référence de littérature en Chine, publient une collection des Œuvres de Romain Rolland en dix tomes traduits en chinois (Zhang, 2019 : 65). Cela montre une certaine importance de Romain Rolland dans la littérature chinoise. De nos jours, ses Vies des hommes illustres2 font partie des « livres nécessaires à lire » pour les écoliers, les collégiens et les lycéens, recommandés par le Ministère de l’Éducation, et sont même choisis dans les exercices pour la préparation du Brevet. De surcroît, dans les universités, Romain Rolland est fréquemment indiqué dans les manuels de littérature française et mondiale en chinois, ainsi que dans les recherches concernées.
Dans cet article, nous nous proposons d’une part d’expliquer comment le nom de Romain Rolland est entré en Chine au début du XXe siècle, et d’autre part de rendre compte des rapports de l’auteur avec des Chinois, notamment via l’institut franco-chinois de Lyon. Mais commençons d’abord par quelques rappels biographiques concernant cet écrivain.
I. La vie de Romain Rolland
Romain Rolland naît le 29 janvier 1866 à Clamecy (Nièvre), dans une famille de notaires. A quatorze ans et demi, sa famille déménage à Paris pour ses études. En 1886, il entre à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, où il se lie d’amitié avec André Suarès et Paul Claudel3. Il baigne dans les lectures de Spinoza, de Tolstoy4 et dans la musique de Wagner. Un an plus tard, Romain Rolland adresse deux lettres à Léon Tolstoy (1828-1910) dans lesquelles il s’interroge sur sa condamnation de l’Art et sur son soutien au travail manuel. Il reçoit une réponse de ce dernier, dans laquelle Tolstoy affirme qu’il faut se faire servir par les autres aussi peu que possible et servir les autres autant que possible5. Agrégé d’histoire en 1889, Romain Rolland est nommé membre de l’École française de Rome pendant deux ans. En Italie, il rencontre l’écrivaine allemande Malwida von Meysenburg et commence à écrire ses premiers drames. En 1892, il épouse Clotilde Bréal (1870-1946), fille du Michel Bréal (1832-1915), professeur au Collège de France. Trois ans plus tard, Romain Rolland soutient sa thèse intitulée Les Origines du théâtre lyrique moderne, Histoire de l’Opéra avant Lully et Scarlatti. Après sa thèse, il poursuit ses projets dramatiques et débute des pièces de théâtres. Le premier mariage de l’écrivain aboutit à un échec, il divorce en 1901.
En 1903, sa Vie de Beethoven, parue dans les « Cahiers de la Quinzaine »6, lui assure une certaine notoriété. Entre 1904 et 1912, Romain Rolland publie son roman-fleuve Jean-Christophe en dix tomes dans la même revue qui aura plus tard une grande influence en Chine7. En 1914, il publie « Au-dessus de la mêlée » dans le « Journal de Genève », un article pacifiste qui lui vaut des attaques de la part des nationalistes français8. Dans le même sens et la même année, il rend service à l’Agence internationale des Prisonniers de guerre. Le 9 novembre 1916, l’Académie suédoise décerne à Romain Rolland le prix Nobel de Littérature de l’année 19159 ; il l’accepte et donne son prix à la Croix-Rouge. Il s’installe ensuite en 1922 à Villeneuve en Suisse, sur les bords du lac Léman. En 1923, la revue littéraire « Europe » est fondée sous son égide. Durant son séjour en Suisse, il rédige son roman L’Âme enchantée (1922-1933), s’engage contre le fascisme, et reçoit Mahatma Gandhi chez lui à la fin de 1931. En 1934, il épouse Marie Koudacheva (1895-1985), poétesse soviétique. Entre juin et juillet 1935, à l’invitation de l’écrivain soviétique Maxime Gorki (1868-1936), Romain Rolland fait un voyage avec sa femme en URSS, où il rencontre Staline. Trois ans plus tard, il retourne définitivement en France et décède le 30 décembre 1944 dans sa maison à Vézelay, ville qui n’est pas si éloignée de son pays natal, Clamecy10.
Mais au-delà d’une biographie générale de l’auteur, ce qui nous intéressera dans la suite de ce texte sera plutôt de découvrir comment les Chinois ont connu Romain Rolland et quels ont été les contacts que l’auteur a pu entretenir avec la Chine.
II. Le début de la réception de Romain Rolland en Chine
La réception de Romain Rolland en Chine a commencé au début du XXe siècle, à une époque de grands changements intellectuels, politiques et sociaux en Chine. En effet, après la chute de l’Empire manchou des Qing en 1912, une République est proclamée, même si plusieurs « seigneurs de la guerre » s’affrontent. La République durera jusqu'en 1949 et la prise de pouvoir de Mao. Les intellectuels et la jeunesse cherchent à inventer une Chine nouvelle. En 1915, Chen Duxiu陈独秀 (1879-1942), intellectuel et homme politique, crée la revue intitulée « Revue de la Jeunesse » 青年雜誌. L’année suivante, elle est renommée « La Jeunesse » 新青年. Elle devient immédiatement le berceau du Mouvement de la Nouvelle culture en Chine. Le 1er octobre 1916, le nom de Romain Rolland apparaît dans la chronique « Correspondance 通信 » de « La Jeunesse ». Il s’agit d’une nouvelle rédigée par un journaliste anonyme, qui présente en général les cinq domaines du prix Nobel (la physique, la chimie, la physiologie ou la médecine, la littérature et la paix) : « […] chaque année, chaque prix ne se limite pas à une personne, tels que les trois romanciers : Romain Rolland de la France, Verne von Heidenstam de la Suède, Henrik Pontoppidan du Danemark. Ils ont remporté le prix en même temps en 1914 (sic) […] » (Anonyme, 1916 ; 4 – 5)11. Malgré l’erreur de date12, le nom de Romain Rolland fait son apparition en Chine, en tant qu’un des lauréats du prix Nobel.
L’introduction de Romain Rolland en Chine s’est faite largement grâce à la revue « Mensuel du roman » 小说月报, dirigée à l’époque par Shen Yanbing 沈雁冰(1896-1981), connu plus tard sous le nom de Mao Dun茅盾, et qui deviendra ministre de la culture du président Mao. Il créa la chronique intitulée « Nouvelles des milieux littéraires d’outre-mer » 海外文壇消息, dans laquelle il rassembla toutes les informations concernant les nouvelles œuvres d’auteurs étrangers, dont celles de Romain Rolland. En raison d’une sorte de curiosité et de zèle vis-à-vis de l’écrivain du prix Nobel de littérature, Romain Rolland fut désigné désormais comme un « grand écrivain français ». Ses œuvres furent progressivement présentées dans cette revue, notamment Liluli (1919) et Pierre et Luce (1920). De surcroît, des œuvres critiques concernant l’auteur furent aussi indiquées, comme par exemple Romain Rolland Vivant (1920) de Pierre Jean Jouve (1887-1976).
Malgré cela, jusqu’aux années 1920, les traductions de littérature française en chinois étaient encore rares. Les traducteurs de la littérature française en chinois à l’époque étaient principalement des étudiants chinois en France : ceux-ci sont devenus d’une part les traducteurs principaux de littérature française et, d’autre part, les passeurs entre les différentes cultures.
Ce qui est incontestable, c’est qu’en Chine, dès le début du XXe siècle, les étudiants qui ont accompli leurs études à l’étranger ont joué un rôle primordial dans le processus de la modernisation du pays. Beaucoup d’entre eux, formés à la nouvelle culture et à la nouvelle façon de penser, sont devenus précurseurs, dès leur retour, sur les scènes politiques ou littéraires chinoise, en voulant faire accéder la Chine à la modernité. […] Avec de nombreuses traductions et articles consacrés aux écrivains français, le public chinois se familiarise peu à peu avec les grands noms, tel quel Rousseau, Voltaire, Hugo, Balzac, Zola, Anatole France et Romain Rolland. En effet, la connaissance par le public chinois, à l’époque, de ces personnalités littéraires fortes est dans une grande part due à leurs traducteurs chinois, et beaucoup d’entre eux ont vécu ou bien étudié en France. Ce qui nous paraît intéressant, c’est que certains parmi eux ne se contentaient pas simplement d’apprendre, de s’inspirer, d’introduire en Chine ce qui leur semblait avoir de la valeur : pour eux, la traduction n’était pas un acte à sens unique, ils ont agi spontanément en ayant comme motivation de faire connaître au public français et leur propre littérature. (Gao, 2016 : 163)
Dans les années 1920 et 1930, plusieurs numéros spéciaux d’autres revues furent consacrés à Romain Rolland. Citons deux exemples. En 1926, la revue « Désert » 莽原publia un « Numéro spécial sur Romain Rolland » 羅曼羅蘭專號 puis, en 1936, la revue « Littératures traduites » produisit un numéro spécial publié sous le titre de « Souvenir à l’occasion du 70e anniversaire de Romain Rolland » 羅曼羅蘭七十誕辰紀念. Par ailleurs, au moins cinq traductions chinoises de Jean-Christophe sont attestées entre les années 1920 et 195013. Le traducteur renommé Fu Lei傅雷(1908-1966)14, ancien étudiant de la Sorbonne, traduisit deux fois Jean-Christophe durant sa vie (1937-1941 et 1952-1953)15. Ces traductions sont considérées en Chine comme les meilleures.
III. Romain Rolland : une amitié paternelle avec J.-B. Kin Yn Yu
L’Institut franco-chinois de Lyon (IFCL), fondé en 1921, a joué un rôle considérable pour accueillir des élites chinoises. Entre 1921 et 1946, 473 étudiants chinois le fréquentèrent, venant de différentes disciplines comme les lettres, la musique ou les sciences16. Cet institut n’était pas une école supérieure, mais plutôt une cité universitaire chargée du logement et de l’alimentation des étudiants chinois. Le bâtiment était doté d’une bibliothèque et d’une salle d’étude. D’autre part, cet institut offrait des cours de français et organisait des activités culturelles et sportives. Les étudiants suivaient des cours et obtenaient leurs diplômes dans différentes universités de Lyon. Entre 1920 et 1939, dix étudiants chinois au moins correspondirent avec Romain Rolland. Quatre lui rendirent visite en Suisse, dont deux étaient des étudiants de l’Institut franco-chinois de Lyon : J.-B Kin Yn Yu et Ouang Te Yio17. Selon Michelle Loi, sinologue française, « dans la correspondance que nous avons pu retrouver (datant de la période 1925-27) Romain Rolland fait preuve, à l’égard des jeunes Chinois qui le sollicitent, de beaucoup de bienveillance et de générosité. Il faut savoir qu’il était très célèbre en Chine dès cette époque » (Loi, 1982 : 189).
L’un d’eux, J.-B. Kin Yn Yu 敬隐渔 (1901- ?)18, qui rendit visite à Romain Rolland le 10 septembre 1925, fut la première personne en Chine à traduire Jean-Christophe. Sa version chinoise parut dans trois numéros successifs du « Mensuel du Roman » en 1926 (Volume 17 n°1-3). Cependant, elle ne couvre que le premier tome « L’Aube ». Lo Ta-Kang 罗大冈(1909-1998), ancien étudiant de l’Institut franco-chinois et spécialiste de Romain Rolland écrivit : « Kin Yn Yu a été la première personne qui a introduit Romain Rolland et traduit Jean-Christophe en Chine et il a été probablement aussi le premier jeune Chinois qui a établi de longs et profonds contacts avec Romain Rolland » (Lo, 1996 : 218)19. Dans le journal de Romain Rolland, celui-ci appelle Kin Yn Yu « mon protégé », témoignant ainsi des liens privilégiés entre ces deux personnes (Liu, 2015 : 97).
Cette histoire débute le 3 juin 1924, lorsque Kin Yn Yu, alors étudiant de l’Institut technique franco-chinois de Shanghai, adresse à Romain Rolland une lettre exprimant son admiration pour Jean-Christophe et lui demandant la permission de traduire ce roman. La lettre parvint à Romain Rolland un mois plus tard. Il y répond rapidement, le 17 juillet 1924 :
Votre lettre me fait grand plaisir. Voici bien des années que je suis en relations amicales avec des Japonais, des Indiens et d’autres Asiatiques, et que nous avons constaté notre communion de pensée. Mais je n’ai jamais pu avoir, jusqu’à ce jour, que des rapports très superficiels avec des Chinois. Et je me souviens que Tolstoy, à la fin de sa vie, exprimait le même regret. Cependant j’ai toujours été attiré par l’esprit chinois ; j’en admire, dans le passé, la maîtrise sur soi-même et la profonde sagesse […] Je suis heureux que vous veuilliez traduire mon Jean-Christophe en chinois. Je vous y autorise très volontiers. […] Si je puis aussi vous conseiller, ou vous guider, en quoi que ce soit, dans la vie, je le ferai avec plaisir. Par le peu de paroles que vous m’avez écrites, - je vous regarde comme un jeune frère […] (Rolland, 1925) 20.
Cette lettre fut très vite publiée et traduite par Kin Yn Yu dans le Mensuel du roman en 1925, et causa un grand émoi dans les milieux littéraires chinois. Notons qu’à ce moment-là, Kin Yn Yu était déjà écrivain, doué en français et en latin, et avait publié non seulement des œuvres traduites (Maupassant, Lamartine, Anatole France), mais aussi ses propres créations, comme le poème « Poxiao » 破曉 [Aube], la nouvelle « Niaonuo »嬝娜 [Elancée et gracieuse] et la critique « Luoman Luolang » 羅曼羅朗 [Romain Rolland]. Ce jeune talent décida plus tard d’aller en France. Il arriva à Marseille le 6 septembre 1925 et continua ses études à l’Université de Lyon puis à la Sorbonne.
L’année suivante, en 1926, la Chine est dans une situation de morcellement politique d’où personne ne semble savoir comment sortir. Chiang Kai-Shek (1887-1975), le chef du gouvernement nationaliste, tente de réunifier la Chine par l’Expédition du Nord, une campagne militaire qui dura de 1926 à 1928. C’est dans ce contexte national tragique que le jeune Kin Yn Yu examine ses sentiments après la lecture de Jean-Christophe :
C’est en me débattant parmi ces crises sinistres que, par hasard, je rencontrai Jean-Christophe. Nous ne tardâmes pas à devenir de bons amis. Avec admiration je partageai ses souffrances, ses luttes, ses amours, ses dépits et ses victoires. Je reconnus en lui le héros de mon idéal, dont j’avais jugé impossible l’existence dans notre triste actualité. Je découvris enfin ce type de l’homme nouveau : idéaliste fort, expérimentateur sceptique et enthousiaste fervent, […] ayant comme tous ses faiblesses, ses troubles et ses enlisements, mais revenant toujours plus courageusement dans la lutte, arrivant à triompher des passions, des préjugés du monde et des souffrances de la vie, jouissant enfin de la paix et de la liberté complète de son âme. Le monde, et surtout notre jeunesse hésitante, a besoin de lui. Elle lui fera assurément un chaleureux accueil, car il ne sera pas pour elle une nouvelle idole froide et inaccessible, mais un guide sympathique et gracieux (Kin, 1926 : 197-198).
Ses parents étant décédés, sans aucune aide financière à cause des guerres civiles en Chine, Kin Yn Yu attira l’attention de Romain Rolland. Ce dernier le recommanda non seulement auprès des éditeurs (la revue « Europe » et les éditions Rieder), mais il lui prêta de l’argent à des moments critiques, et ce jusqu’à la fin de son séjour en France. Le 16 octobre 1928, Kin Yn Yu devint pensionnaire de l’Institut franco-chinois de Lyon. A partir de 1929, à cause de la dégradation de sa syphilis, il va souffrir de délires et causer des problèmes à l’Institut. A l’insu de Romain Rolland, Kin Yn Yu changea de personnalité, mais l’écrivain français était toujours convaincu du talent de ce jeune homme. Liang Tsong Taï 梁宗岱 (1903-1983), un homme de lettres chinois, décrivit la scène de sa visite à Romain Rolland en Suisse à la Villa Olga :
Tout d’abord, il m’a demandé des nouvelles de Kin Yn Yu. Après avoir entendu ma réponse « je ne sais pas », il a commencé à parler avec des chevrotements, par lesquels j’ai senti sa profonde affection pour Kin Yn Yu. Ces derniers jours, il avait reçu un grand nombre de lettres, mais celles-ci l’ont rendu de plus en plus angoissé. « C’est Paris qui l’a détruit ! Complètement ! » Il m’a dit cela en conclusion avec une grande indignation. (Liang,1936 : 165)21.
Par suite des lettres délirantes de Kin Yn Yu, Romain Rolland demande de l’aide à son ami psychanalyste Charles Baudouin (1893-1963) le 18 octobre 1929 (BLUM, 200 : 162 – 164). Ce dernier recommande Kin Yn Yu au Docteur Lépine et commence un traitement, puis Kin Yn Yu se rend à la clinique « Mon repos » du docteur Feuillade, à Écully (Rhône), le 5 novembre 1929. Cependant, le directeur de l’Institut franco-chinois décide de rapatrier Kin Yn Yu en Chine. Romain Rolland propose alors au directeur de l’Institut de payer lui-même 3000 francs pour le traitement du malade. Toutefois, sur les conseils du directeur de l’Institut, Romain Rolland ne répond plus aux lettres de Kin Yn Yu, bien qu’il se soucie toujours de son protégé. En onze jours, Romain Rolland écrit deux lettres au directeur de l’Institut :
Première lettre, 11 novembre 1929
Je vous remercie de votre lettre au sujet de l’étudiant Kin Yn Yu. J’en suis profondément affligé. Quand j’avais fait la connaissance de ce malheureux garçon à son arrivée en Europe, il m’avait inspiré beaucoup de sympathie. Puis j’avais remarqué le changement dans son esprit, peu après son installation à Paris. Je lui avais fait certaines remontrances, à la suite desquelles il cessa de m’écrire pendant un an et demi. Et lorsqu’il s’adressa de nouveau à moi, je fus saisi du ravage qui s’était fait en lui. Dans le désordre de ses passions, il m’adressait de tels cris d’angoisse, il manifestait une telle hantise du suicide, que j’ai cru nécessaire de le mettre aux mains d’un spécialiste, le Dr Feuillade à Lyon […] (Rolland, 1929).
Deuxième lettre, 22 novembre 1929
Je reçois toujours de Kin Yn Yu des lettres suppliantes qui sont datées de l’Institut franco-chinois. Y est-il encore, et pour combien de temps ? […] Il paraît un peu plus calme et montre un grand désir d’être soigné. Qu’on veuille bien l’examiner encore de près ! S’il y a la moindre chance de le sauver par un traitement approprié, on ne doit point la négliger. Ce malheureux aurait pu - ou pourrait – être une vraie valeur intellectuelle pour la Chine nouvelle […] (Rolland, 1929).
N’ayant pas reçu de réponse de Romain Rolland Kin Yn Yu, désespéré, consulte le Docteur Lépine qui lui conseille de rentrer en Chine au plus tôt. Le 27 décembre 1929, un premier rapatriement échoue : Kin Yn Yu s’enfuit et prend le train en direction de Genève. Le directeur de l’Institut franco-chinois, ne voulant plus engager sa responsabilité, décide de ne plus compter Kin Yn Yu parmi ses pensionnaires. Romain Rolland écrit alors au directeur de l’Institut le 28 décembre, en le défendant encore une fois Kin Yn Yu.
Troisième lettre, 28 décembre 1929
Permettez-moi de n’être pas du même avis que vous, au sujet de la responsabilité que décline désormais l’Institut franco-chinois, en ce qui concerne Kin Yn Yu. Du moment qu’il était reconnu par l’Institut comme malade esprit, et susceptible de devenir un danger – (ce que je ne puis aucunement apprécier) – il devait être surveillé, et particulièrement au moment de son départ en gare de Perrache […] Les médecins qui l’ont examiné ont toute compétence pour en décider. Mais tant qu’il n’est pas estimé inoffensif, ou qu’il n’est pas rapatrié, il est évident que votre responsabilité reste engagée […] (Rolland, 1929).
A l’issue d’une négociation avec le docteur Lépine, le directeur se résout à accueillir Kin Yn Yu en tant que malade. Grâce à la persuasion de Romain Rolland, Kin Yn Yu rentre à l’Institut franco-chinois de Lyon. Malgré tout, le 10 janvier 1930, il part à Marseille, et monte sur le bateau du retour. De son côté, Romain Rolland ne cessa jamais de demander de ses nouvelles auprès des intellectuels chinois, comme par exemple Fu Lei. Le 10 mars 1930, un article paru en Chine, intitulé « Kin Yn Yu est rentré en Chine », raconte les dernières années de sa vie : « Il n’a pas recouvré la santé. Il est allé souvent à la librairie “Ximen” 西门à Shanghai en apportant un petit cahier, où il y avait des peintures, des phrases françaises et des poèmes chinois. Il y écrivait des poèmes obscurs et peut-être y aura-t-il des gens qui les comprendront dans cinquante ans » (Bing, 1930, cité par Cheng, 1985 : 31). Après sa traduction du roman Clarté de Henri Barbusse (1873-1935) en 1932, on n’eut plus de nouvelles de Kin Yn Yu. Ce personnage semi-légendaire avait cessé d’exister.
Romain Rolland est presque oublié par les lecteurs d’aujourd’hui dans son propre pays. Or, il est toujours admiré par des intellectuels chinois depuis le début du XXe siècle. Cet enthousiasme pour Romain Rolland est dû non seulement à l’influence de son roman Jean-Christophe, mais aussi à son esprit ouvert, à ses engagements pacifiques pendant les deux guerres mondiales et à son soutien humaniste envers les étudiants chinois. Le cas de J.-B Kin Yn Yu n’est qu’un exemple. L’admiration pour Romain Rolland ne se limite pas à la Chine, elle est aussi présente dans d’autres pays d’Asie. A titre d’exemples, nous pouvons citer le Japon (à travers le scuplteur Hiroatsu Takata ou le poète et chercheur Toshihiko Katayama) et l’Inde (par l’intermédiaire de Gandhi ou du poète, philosophe et écrivain bengali Rabindranath Tagore).
En guise de conclusion, nous aimerions citer la préface de Romain Rolland pour la version chinoise du roman Jean-Christophe intitulée « Jean-Christophe à ses frères de Chine » :
Je ne connais ni Europe, ni Asie. Je ne connais que deux races au monde : - celle des âmes qui montent, celle des âmes qui tombent.
D’un côté, l’élan patient, ardent, tenace, intrépide, des hommes vers la lumière, - toute lumière : la science, la beauté, l’amour des hommes, le progrès commun.
De l’autre côté, les forces oppressives : les ténèbres, l’ignorance, l’apathie, les préjugés fanatiques, et la brutalité.
Je suis avec les premiers. D’où qu’ils soient, ils sont mes amis, mes alliés, et mes frères. Ma patrie est l’humanité libre. Les grands peuples sont ses provinces. Et le bien de tous est le Dieu Soleil » (Rolland, 1926).