Traduction en français de séries américaines et trahison des voix féministes : méthodologie d’analyse

DOI : 10.54563/mosaique.183

Résumés

Cet article met en lumière les dynamiques politiques en termes de genre à l’œuvre dans la traduction audiovisuelle des séries Sex and the City (Star, 1998) et Ugly Betty (Horta, 2006). L’analyse du doublage et du sous-titrage français de ces deux séries met en avant deux formes de trahison du discours féministe de ces deux œuvres audiovisuelles. Cet article démontre comment la version française opère une dévalorisation des capacités intellectuelles et professionnelles des personnages féminins d’une part et remet en question, d’autre part, la sexualité féminine présentée dans la VO comme reconquête féministe du pouvoir.

The aim of this article is to illustrate the political dynamics at work where gender is concerned in the audio-visual translations of the series SATC and UB. The analysis of the French dubbing and subtitles on offer for these series highlights two forms of betrayal of the feminist discourse in the two series. The article shows how the French translation results in both a devaluation of the intellectual qualities and professional skills of the female characters and, at the same time, questions the vision of feminine sexuality as the means for feminists to recapture power.

Index

Mots-clés

Séries, Féminisme, Traductologie, Traduction audiovisuelle, sexualité, Etudes sur le genre

Keywords

Series, Feminism, Translation Studies, Audiovisual Translation, Sexuality, Gender Studies

Plan

Texte

Introduction

Dans son article « Feminism in Translation », Christina Zwarg affirme la chose suivante : « translation has increasingly become the vehicle through which history, meaning and language come to crisis » (Zwarg, 1990 : 4631). L’acte de traduire serait le reflet des crises idéologiques que traversent nos sociétés et nos civilisations. Les propos de Zwarg font écho à un concept de traductologie qui a émergé dans les années 1970 : le « cultural turn », que Louise Von Flotow a développé dans de nombreux travaux. Selon Von Flotow, la traduction doit être envisagée comme un acte politique ancré dans un contexte historique et militant. Elle est le reflet des luttes de pouvoir entre les violences normatives d’une culture ou d’une idéologie dominante et les voix marginalisées. La traduction peut alors être envisagée comme un acte d’émancipation et de médiation, mais également comme une forme de manipulation et de censure. Von Flotow et Simon affirment que la traduction joue un rôle essentiel dans la représentation de la femme dans nos sociétés et peut participer ainsi à la perpétration d’une forme d’oppression patriarcale culturelle en censurant certaines voix féminines du texte source, ou en réintroduisant dans la version traduite des stéréotypes patriarcaux (Von Flotow, 1997 : 95-98).

C’est dans cette perspective que j’ai inscrit mes recherches, m’intéressant à un domaine particulier de la traduction : la TAV (traduction audiovisuelle, à savoir le doublage et le sous-titrage). J’étudie d’une part la représentation des identités féminines et des voix de femmes dans certaines séries américaines comme Sex and the City (Star, 1998) et Ugly Betty (Horta, 2006) qui présentent des personnages féminins libérés de toute vision stéréotypée et objectifiante. D’autre part, j’analyse la traduction de ces séries afin de voir dans quelle mesure la libération de ces voix féminines de la VO est respectée dans la VF. Mon but est donc de mesurer l’impact de la TAV de ces séries sur la compréhension par des francophones des discours féministes américains portés à l’écran. Mes analyses ont également pour objectif de révéler d’éventuelles luttes de pouvoir idéologiques et identitaires dans la société cible pour laquelle ces traductions ont été effectuées. Mon travail s’efforce donc de comprendre dans quelle mesure la traduction est une forme d’adaptation culturelle qui peut parfois devenir une véritable censure et manipulation de la VO, engendrant une réécriture des personnages, de la narration et trahissant les thèmes féministes de ces séries.

Méthodologie

L’étude de la TAV est un domaine de recherche de la traductologie en plein essor, parce qu’il s’agit d’une forme de traduction qui fait plus que jamais partie de notre quotidien. De manière générale, l’acte de traduire suppose qu’il faut toujours trouver un équilibre, souvent précaire, entre une transposition linguistique littérale d’une part et l’adaptation de la culture étrangère à la culture familière de l’autre. Il en est de même pour la traduction audiovisuelle qui rajoute, cependant, une difficulté supplémentaire : ses contraintes techniques. Le doublage suppose une parfaite synchronisation de la traduction avec le mouvement de lèvres des acteurs et avec le minutage des dialogues. De plus, le sous-titrage impose une sélection de l’information et donc souvent une forte réduction du texte source, puisqu’un sous-titre ne peut dépasser trente-trois à trente-sept signes par ligne. En effet, il s’agit de rester lisible et de tenir compte de la vitesse de lecture du spectateur – on lit moins vite que l’on n’entend.

Les chercheurs travaillant sur la traduction du genre dans la TAV de films ou de séries doivent prendre en compte ces contraintes techniques. Mais ils doivent pouvoir les différencier des erreurs purement linguistiques (grammaire, orthographe ou syntaxe), les contraintes techniques de la TAV, les problèmes d’adaptation culturelle (comme la traduction de l’humour), et les décalages qui impliqueraient une réelle dimension politique dans le choix du traducteur, changeant ainsi le sens du discours d’origine (avec des erreurs comme des contre-sens et des faux-sens).

Le choix du corpus de ma thèse a pris en compte de nombreux facteurs. Des séries comme Sex and the City (Star, 1998-2004), Grey’s Anatomy (Rhimes, 2005-), Orange is the New Black (Netflix, Jenji Kohan, 2013-) et Ugly Betty (Horta, 2006-2010) laissent à entendre une communauté de voix féminines différentes introduisant une hybridité du discours et des subjectivités féminines et permettant de créer une « désynchronisation » (Silverman, 1998) créatrice et libératrice du script patriarcal dominant. Enfin, certaines de ces séries sont créées par des réalisatrices et productrices (Kohan, Rhimes). La source de ces voix féminines se diversifie et ne semble plus se limiter au domaine de la diégétique. Il semble alors nécessaire de se demander si cette polyphonie libératrice de la voix féminine dans certaines séries récentes n’est pas altérée, voire étouffée, par une autre voix : celle de la TAV. Est-ce que la nature et l’agentivité de cette voix féminine change en fonction de son adaptation vers la langue cible ? A-t-elle la même dimension illocutoire ou pourrait-elle devenir une autre déclinaison du script phallocentrique qui serait dicté par la TAV ?

J’ai choisi un corpus varié afin de comparer des séries issues de différents genres (drame médical, comédies), de différentes époques (des années 1990 à nos jours) et dans différents registres. Cette variété permettra de déterminer s’il n’y a pas des différences, des évolutions ou des schémas récurrents dans la représentation à l’écran des voix féminines selon le genre, le registre et l’évolution des discussions féministes ainsi que dans la traduction de ces voix. Y-a-t-il une différence entre la TAV de Grey’s Anatomy, série médicale avec une terminologie médicale, biologique et faisant souvent référence au corps humain (et au corps de la femme, donc) et celle de la TAV de Ugly Betty, série se déroulant dans le milieu de la mode et faisant référence à une terminologie de la mode, de la beauté féminine ? Ces différences de milieux et de terminologie auront-elles un impact sur le traitement des questions de genre dans la TAV ? Ou encore : existe-t-il une différence dans le traitement des thématiques féministes dans la TAV d’une série comme Sex and the City, diffusée dans les années 1990, et Orange is the New Black, série beaucoup plus récente ? Si oui, ces différences reflètent-elles les évolutions dans les débats féministes entre les années 1990 et aujourd’hui ? La variété de mon corpus me permettra de développer ce genre de questionnement afin de constituer une vision la plus générale possible sur la question.

Pour mener mes analyses traductologiques de la meilleure manière possible, je procède à deux visionnages pour chaque épisode des saisons 1 de mon corpus. Un visionnage est dédié à l’étude du doublage. Lors d’un deuxième visionnage, j’analyse le sous-titrage. Avant de me lancer dans le visionnage et dans l’analyse de la TAV, j’ai défini au préalable des thèmes à repérer en lisant des ouvrages théoriques sur les séries, en procédant à des analyses filmiques de ces œuvres télévisuelles, puis en lisant des articles ou d’autres travaux similaires (De Marco, 2012 ; Feral, 2011). Ces lectures et ces préparations préalables me permettent ainsi de connaître les éléments auxquels je dois prêter attention car les décalages peuvent être parfois très discrets. Ce travail de préparation me permet également de limiter ma subjectivité et de rendre ma démarche la plus scientifique possible.

Une fois ce travail de repérage terminé, il me faut ensuite reprendre une démarche plus globale en distinguant des schémas dans les décalages. En effet, il ne s’agit pas de relever quelques erreurs isolées, mais de repérer une répétition et une systématisation du même type de décalage, ayant un impact répété sur la compréhension d’un thème ou d’un personnage. Il s’agit ensuite de comprendre dans quelle mesure ces schémas de décalages ont un impact sur les discours féministes et féminins, sur la construction des personnages et sur notre compréhension du discours audiovisuel source.

Mes analyses

Les exemples cités ci-après sont tirés des séries Ugly Betty (UB) et Sex and the City (SATC). Les deux séries sont des comédies qui proposent une réflexion sur certains stéréotypes patriarcaux. Ugly Betty, relatant l’évolution professionnelle au sein d’un magazine de mode d’une jeune fille latina au physique jugé disgracieux, met en scène avec humour les stéréotypes d’une représentation normative de la beauté et du corps féminin afin d’en proposer une vision transgressive. La série Sex and the City, retraçant la vie sexuelle et amoureuse de quatre amies à Manhattan, met en images et en mots la sexualité de ces quatre jeunes femmes. Selon Kim Akass et Janet McCabe (2004) ou encore Iris Brey (2016), Sex and the City est une des premières séries qui ne se limite pas seulement à montrer la sexualité féminine mais s’efforce de la nommer explicitement en lui donnant donc une existence et en revendiquant une représentation d’une identité féminine libérée.

Les décalages entre la VO et la VF cités s’organisent autour de deux thèmes : la dévalorisation des capacités intellectuelles et professionnelles des personnages féminins et la remise en question de leur sexualité comme reconquête féministe du pouvoir féminin.

 

Le premier thème concerne la dévalorisation des capacités intellectuelles et professionnelles des personnages féminins. Or, ces deux séries s’évertuent justement à porter à l’écran des femmes pour qui la carrière professionnelle compte. Ces personnages mènent de front, avec brio, leur vie professionnelle, leur vie personnelle et leur vie sexuelle. Cette émancipation professionnelle est étroitement liée à leurs capacités intellectuelles. Les deux protagonistes (Betty Suarez et Carrie Bradshaw) sont justement deux figures d’auteures, de femmes écrivant, pour qui l’écriture devient une arme d’émancipation. Or, certains éléments de la TAV remettent en question leur pouvoir intellectuel.

Item 1: SATC (E07)

VO TAV
Carrie: Miranda had worked on a successful merger. Doublage (D) : Miranda était débordée de travail.
 
Sous-titrage (S) : Miranda avait travaillé sur une fusion importante.

Dans la version doublée, la traduction suggère que Miranda est submergée par son travail alors que le texte source met l’accent sur sa réussite professionnelle. L’idée de pouvoir, de responsabilité et de succès professionnel disparaît pour laisser place à l’idée d’impuissance. Miranda semble, dans la version doublée, avoir des difficultés à gérer son travail et la pression, ce qui est un des nombreux stéréotypes sexistes du monde professionnel.

Item 2: SATC, (E05)

VO TAV
Charlotte : So, if I could get him to show at the gallery, it would be an incredible coup. D : Alors si j’arrive à lui obtenir une expo à la galerie, ça serait un coup génial pour lui.
 
S: Si je pouvais le convaincre d’exposer à la galerie, ça serait un coup incroyable.
Le doublage suggère que ce « coup » représenterait une forme de gloire pour son client masculin et non pour Charlotte, ce qui était pourtant affirmé dans la VO. Dans cet épisode Charlotte essaie justement de développer son talent de mécène. Il est possible de comprendre le texte original comme : « an incredible coup for me », « an incredible coup for the gallery » mais, vu la place de « him » dans la chaîne de la phrase et dans la construction factitive (get … to), cela ne peut pas être « for him ». Dans le cas du doublage, le texte source est extrapolé par un étoffement avec l’expression « pour lui ». Le traducteur du doublage commet donc un contresens. Cela suggère que Charlotte se dévoue au succès de son client masculin. La notion de succès est donc attribuée à la figure masculine, ce qui n’est pas le cas dans le texte source.

Item 3: SATC (E01)

VO VF
Charlotte: Most men are threatened by successful women
D La plupart des hommes ont peur des femmes qui rougissent
 
S La plupart des hommes ont peur des femmes qui réussissent.

Dans ce cas, nous voyons comment l’expression « successful women » est traduite dans le doublage par « femmes qui rougissent ». Il s’agit d’une réelle invention de la part des traducteurs et d’une réécriture du texte source. Mais cette très grande liberté prise avec le texte source conduit aussi à une réécriture sexiste de la voix de Charlotte, qui revendique le pouvoir des femmes qui réussissent et dénonce la peur des hommes à l’égard ces femmes. L’idée de succès féminin disparaît et le cliché de l’image de la jeune vierge effarouchée et rougissante est réintroduit dans la VF. Il s’agit de se demander si cette « liberté » prise avec le texte source n’est pas tout simplement une grave erreur de compréhension ou même une erreur d’étourderie de la part des équipes de traducteurs. Il serait intéressant d’interroger les équipes afin d’en comprendre l’origine bien que ce ne soit pas l’objet de cet article. Il reste que la conséquence de cette traduction sur notre compréhension du discours à propos de l’identité féminine est bien présente, et qu’il est nécessaire de l’analyser.

Item 4: SATC (E01)

VO VF
Carrie: Samantha was a New York inspiration. D Samantha Jones, le meilleur coup de New York.
 
S SJ était une inspiration pour NY.

Dans cet exemple, le terme « inspiration » est traduit par l’expression « meilleur coup ». Samantha Jones, un des personnages principaux de la série, est présentée par Carrie comme une femme libre et indépendante, avec une carrière impressionnante et revendiquant une sexualité libre et épanouie. Dans la VO, Carrie met l’accent sur la réussite professionnelle de son amie alors que la VF supprime cette dimension pour réduire Samantha à sa sexualité. De plus, l’expression « le meilleur coup de New York » enlève de l’agentivité au personnage de Samantha qui devient dans la VF un gibier, une proie de choix prête à être consommer. Samantha revendique justement l’inverse dans ce même dialogue. La TAV introduit un contre-sens du texte source qui trahit le discours féministe de la série. A nouveau, nous pouvons nous demander : est-ce une erreur de compréhension ou une manipulation délibérée ?

Le deuxième thème concerne la sexualité des personnages féminins de la série, qui est souvent présentée comme une reconquête féministe du pouvoir féminin. Les exemples suivants remettent en question cette idée.

Item 5 : SATC (E03)

VO TAV
Samantha: Plus the sense of power is such a turn on, maybe you’re on your knees, but you’ve got him by the balls.
Charlotte
: Now, you see, that is the reason I don’t want to go down this road.
D : Samantha: Et en plus, tu as un pouvoir sur eux très excitant. Tu es peut-être à genoux mais tu les tiens par les couilles.
Charlotte: Je ne suis pas féministe et je n’ai aucune envie de faire ce que vous dites, aucune!
 
S: Samantha: Et le sentiment de pouvoir est excitant. T’es à genoux mais tu le tiens par les couilles.
Charlotte: C’est la raison pour laquelle je ne veux pas m’y aventurer.

Dans cet épisode, Samantha revendique une sexualité libérée et argumente que la fellation représente une forme de prise de pouvoir pour la femme. Charlotte, en revanche, dans la VO, estime que cet acte sexuel est dégradant pour la femme. Et pourtant dans la VF, la raison avancée par Charlotte est qu’elle n’est pas féministe. Le terme féministe, surtout dans une série comme Sex and the City, n’est jamais utilisé à la légère. La série représente justement les nombreuses facettes des divers féminismes, qui sont associées à l’idée de pouvoir. Le doublage, lui, oppose sexualité et féminisme et suggère un lien entre être féministe et se livrer à des actes dégradants.

Item 6 : UB (E07)

VO TAV
Journalist: Someone should tell that woman, wearing a young man on your arm doesn’t always cover the jiggle parts. D : Il serait temps d’expliquer à cette femme que se montrer au bras d’un jeune homme fait paraître ses rides plus flagrantes
 
S: Quelqu’un devrait expliquer à cette femme que porter un jeune homme à son bras ne cache pas les chairs molles.

Dans cet épisode, une journaliste se moque d’un des personnages féminins de la série, Wilhelmina, la directrice artistique du magazine pour lequel travaille Betty. Wilhelmina est dépeinte comme une mangeuse d’hommes et elle revendique une sexualité libérée et dominatrice, comme le suggère la journaliste. En effet, selon cette dernière, Wilhelmina porte sa nouvelle conquête comme un vêtement ou un bijou. Dans cet item, un changement de point de vue s’opère dans le doublage par un changement de voix : l’anglais est plus actif (wear) que le français (plutôt passif : se montrer) et la négativation du contraire de la deuxième proposition renforce cette impression d’inversion de point de vue. Cela implique que Wilhelmina n’est plus celle qui domine puisqu’elle ne porte plus l’homme mais se retrouve à son bras. Elle passe d’une figure active et dominatrice qui objectifie l’homme à une figure passive et ornementale. Dans ce cas, nous avons encore une atténuation du discours original revendiquant la sexualité féminine comme une prise de pouvoir.

 

Conclusion

Ces analyses traductologiques impliquent de nombreuses difficultés. Il s’agit d’un travail minutieux et chronophage (trois visionnages pour chaque épisode). Les décalages à relever, porteurs de stéréotypes genrés ne sont pas toujours explicites, il faut donc savoir où regarder. Il m’est parfois arrivé de recommencer l’analyse d’un même épisode afin de repérer de nouveaux éléments. Et enfin, mes travaux se situent à la croisée de plusieurs domaines : la traductologie, les études sur le genre et les études audiovisuelles. Cette pluridisciplinarité suppose, en plus de mes analyses traductologiques, des analyses cinématographiques des œuvres de mon corpus ainsi qu’une connaissance certaine des études sur le genre aux Etats-Unis comme en France. Cela me permet ainsi de comparer les recherches et les avancées sur la question du genre dans les deux pays pour tenter de comprendre les décalages entre la VO et la VF.

Mon travail de thèse me permet de travailler sur un thème qui m’a toujours intéressée : le lien entre la langue et la construction de nos identités. De nombreux travaux féministes, comme ceux de théoriciennes telles que Judith Butler (1990) et Robin Lakoff (1973), ont déjà établi le lien étroit existant entre une certaine forme de domination patriarcale hétéro-normée et la langue. Que cela soit par le choix de termes porteurs de stéréotypes, des métaphores, par l’utilisation des registres de langue ou encore par l’emploi de noms ou statuts professionnels, cette inégalité genrée dans les habitudes linguistiques a déjà été dénoncée à de nombreuses reprises. Certains traductologues comme Von Flotow (1997) ont logiquement appliqué ces travaux à la traduction. Mes recherches jusqu’à présent confirment leur thèse.

Mon but n’est pourtant pas de dresser un procès aux équipes de traducteurs en charge de la TAV de ces séries. Je ne cherche pas non plus à mener une étude sociologique ou psychologique qui expliquerait les raisons de ces choix de traduction. Je m’efforce davantage de dresser un état des lieux de ces TAV. Je tente de noter les évolutions, les changements, les différents thèmes dans lesquels s’exprime cette inégalité linguistique et par quel biais les stéréotypes linguistiques s’introduisent dans la VF. On peut néanmoins se poser la question de l’origine de ces décalages, en plus d’évaluer leur portée : entre une faille de la compétence traductive et un choix idéologique ou militant, l’affaire n’est pas la même. Ces décalages posent aussi la question « qui traduit ? à qui confie-t-on les traductions ? ». C’est une manière également de mener une réflexion sur l’éthique de la traduction. J’espère que ce travail permettra de mettre en lumière l’importance de la traduction dans nos sociétés multiculturelles. Il me semble en effet vital de prendre la mesure du rôle essentiel joué par la traduction dans la création et la construction d’une communauté humaine cosmopolite qui doit se trouver grandie, et non affaiblie, de ses différences culturelles et linguistiques.

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Notes

1 Traduction de l’auteure : « la traduction est petit à petit devenue le véhicule par lequel l’histoire, le sens et la langue se trouvent en crise ». Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Sophie Chadelle, « Traduction en français de séries américaines et trahison des voix féministes : méthodologie d’analyse », Mosaïque [En ligne], 15 | 2020, mis en ligne le 11 juin 2020, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/mosaique/183

Auteur

Sophie Chadelle

Agrégée d’anglais et diplômée du CeTIM, Sophie Chadelle a obtenu un contrat doctoral au Département des Études du Monde Anglophone où elle enseigne la traductologie et le genre, la version littéraire, la traduction spécialisée et l’analyse filmique. Après un mémoire de M2 intitulé « Gender, Stereotypes and Translation: A Case Study of Ugly Betty (ABC, Horta, 2006-2010) », effectué sous la direction de Nathalie Vincent-Arnaud, elle a entrepris une thèse de doctorat intitulée « Voix de femmes, voix de fans, voix institutionnelles : la traduction du genre dans les séries contemporaines », au CAS, sous la direction de Nathalie Vincent-Arnaud (UT2J) et de David Roche (Université Paul Valéry). Ses recherches portent notamment sur les études sur le genre, la traductologie et les études audiovisuelles.

Droits d'auteur

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