« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. »
René Char, Les Feuillets d’Hypnos
La dialectique en faveur de l’utopie
En guise d’introduction : l’énigme de l’utopie
L’utopie est le nom d’une énigme : celle d’un lieu sans lieu qui interroge en retour le lieu d’où on l’interroge. Par son étymologie fictive, le terme forgé par Thomas More porte en lui la tension entre un lieu et son absence constitutive (u-topos). L’utopie désigne certes un lieu, en l’occurrence une île, aux conditions si heureuses qu’on a pu suggérer de l’appeler « eutopie1 » ; mais ce lieu reste fictif et cette île désirée, si bien qu’on ne l’accostera jamais que du bout du doigt, en suivant ses contours sur quelque carte imaginaire. Cependant, il semble que partir de cette aspiration au bonheur permette de situer l’utopie quelque part : non pas nulle part, mais ailleurs – dans un ailleurs désirable. L’utopie se trouve certes hors du système de coordonnées qui quadrille notre expérience de la réalité, mais non pas sans rapport avec elle : on peut la situer dans la dimension paradoxale d’une présence ouverte par le désir et qui s’énonce encore sur le mode de l’absence. Plus précisément, la négation portée par l’utopie exerce moins sur celui qui la désire l’effet d’une simple absence que celle d’une privation : le désir de répondre bientôt à cette privation ouvre alors la dimension de l’avenir. Or, en faisant basculer le topos utopique de l’espace au temps et en déterminant l’ailleurs en avenir, dans quelle mesure Ernst Bloch se donne-t-il les moyens de penser l’articulation, constitutive de l’utopie, entre le même et l’autre – entre un impératif de rupture avec l’ordre existant et une exigence de continuité pour qu’elle présente néanmoins quelque intérêt pratique ?
L’utopie se trouve prise entre deux exigences apparemment incompatibles. D’un côté, elle requiert une rupture radicale avec l’ordre existant : elle ne saurait se réduire à n’en être qu’une part ou une variante meilleure que le reste, peut-être, mais insuffisamment autre. Nul plus que Theodor W. Adorno n’a fait valoir cette exigence de rupture. Dans un entretien mené en 1964 avec Ernst Bloch, il avance que la véritable utopie ne saurait être qu’une « modification du tout » (Bloch, 2016 : 26), c’est-à-dire une transformation de l’ensemble de nos rapports sociaux, de nos catégories de pensée, de nos affects, etc., si bien que personne ne serait jamais capable de se représenter une altérité aussi totale ni aussi radicale. Qui croit fournir une représentation positive de l’utopie ne fait jamais que reconduire les conditions de sa genèse, les biais idéologiques et les catégories qui dominent le présent. L’utopie – ou du moins ce qui chercherait, fallacieusement ou non, à se faire passer pour tel – ne constituerait jamais qu’un compromis avec l’ordre des choses avec lequel il s’agit pourtant de rompre. Au lieu d’une utopie, on aurait alors affaire à une idéologie (Mannheim, 2006). On pourrait conclure de ces réflexions d’Adorno qu’elles débouchent sur un certain iconoclasme : l’utopie, impossible de facto, devrait également être interdite de jure pour éviter que quiconque n’en usurpe le potentiel de mobilisation.
Mais d’un autre côté, si l’on estime qu’il est tout de même possible de concevoir une véritable utopie, on s’expose à un second type de critique, sans doute plus répandu : toute rupture avec l’ordre des choses ouvrirait en fait un abîme. L’utopie se perdrait dans les nuées fantasmatiques de l’irréel et n’entretiendrait plus de rapport avec le présent, si bien qu’on n’en verrait plus guère l’utilité pour qui la désire : l’utopie, pour être hors d’atteinte, perdrait tout intérêt. Pour Paul Ricœur, l’utopie obéit ainsi à une « logique du tout ou rien » qui ne ménage « plus de passage possible entre l’“ici et maintenant” de la réalité sociale et l’“ailleurs” de l’utopie », de sorte que « cette disjonction autorise l’utopie à éviter toute confrontation avec les difficultés réelles d’une société donnée » (1997 : 38). Mais, pire encore que le doux rêve, le vœu pieux ou le château en Espagne, une utopie aussi radicale ne contribue-t-elle pas en outre à dévaluer le présent sans pouvoir répondre aux promesses qu’elle suscite – rien de moins, relève ironiquement Hans Jonas, que « la promesse d’une transformation exaltante de l’homme » (1990 : 333) ? Ce qui guette alors l’utopie, c’est l’horizon du mythe.
D’une part, l’état de fait se maintiendrait à l’identique sous ses airs de progrès, et l’utopie ne serait qu’une prospective prolongeant les lignes du même ; de l’autre, le mirage d’un autre monde ne cesserait d’en faire reculer l’horizon, et l’utopie ne serait qu’une perspective ouverte sur l’infini. Comment une catégorie porteuse d’exigences aussi contradictoires – une véritable coincidentia oppositorum, toujours trop radicale ou trop peu, impossible voire mensongère pour les uns, irréaliste voire déréalisante pour les autres – peut-elle néanmoins se retrouver au cœur d’une entreprise philosophique telle que celle d’Ernst Bloch ?
Première caractérisation de la solution de Bloch
La solution de Bloch consiste à tenter non pas d’imaginer un autre monde en rupture avec le monde actuel, mais à localiser la ligne de ce partage entre le même et l’autre dans les racines du monde lui-même : entre le réel et le possible. C’est en cela que sa philosophie s’avère littéralement radicale, c’est-à-dire enracinée dans une ontologie du non-encore-être (Münster, 2009). Le possible, dans l’ontologie matérialiste dialectique de Bloch, ne se trouve pas en rupture ou en opposition avec le réel, mais en son sein. Contre la logique binaire du « tout ou rien » commune aux deux séries d’objections, Bloch s’efforce ainsi de montrer dialectiquement que tout n’est pas à rejeter dans l’état actuel du monde – qu’il y a d’ores et déjà, dans le passé et dans le présent, des éléments qui font signe vers un avenir désirable et qui requièrent une praxis pour le faire advenir. Seulement, les lignes que la pensée utopique se propose de prolonger sont des lignes de possibilités non advenues ; l’utopie échappe en cela au soupçon d’être fallacieusement conservatrice. D’autre part, elle n’est pas non plus irréaliste, car le repérage et la réalisation de ces possibilités supposent au contraire un rapport constant, théorique et pratique, à la réalité.
Dans la suite de l’entretien de 1964, Adorno concède qu’il est nécessaire de faire valoir une finalité utopique pour ne pas laisser un socialisme purement technique, c’est-à-dire préoccupé de ses seuls moyens, favoriser une idéologie de la domination comme en URSS ; il ajoute qu’il est également possible qu’une analyse théorique de l’état actuel des forces productives permette de déterminer ce qui, dans le réel, se trouve encore ou déjà à l’état de possible. En ce sens, la pensée utopique rejoint la pensée critique (Boldyrev 2014 : 176). Car manifester le possible qui se trouve en latence dans les résidus du passé, c’est précisément ce à quoi s’emploie Bloch. L’intention générale de sa philosophie s’inscrit donc en faux contre les conceptions de l’utopie comme « nulle part » ou comme « non-lieu » inaccessible. On pourrait dire que son ambition consiste au contraire, précisément, à donner lieu à l’utopie : non à la réaliser immédiatement, urbi et orbi, mais à circonscrire très exactement les lieux dans lesquels elle se déploie déjà afin de favoriser, médiatement, sa réalisation.
Topographie dialectique de l’utopie : atopie, hétérotopie, utopie
Cet espace utopique est pour le moins paradoxal et c’est pourquoi l’œuvre de Bloch se présente en bonne partie comme une topographie dynamique de l’utopie. Elle suit les métamorphoses successives de l’espace utopique selon une logique dialectique que l’on pourrait schématiquement représenter comme scandée par les moments de l’atopie (i), de l’hétérotopie (ii) et de l’utopie (iii).
(i) Le premier moment est celui de la singularité immédiate. La dynamique générale part d’une impulsion vitale qui se trouve « au-dedans » (1981 : 11) de chacun d’entre nous mais que sa proximité superlative soustrait à la dimension de l’espace. La conscience ne pouvant commencer à se saisir que de ce qui vient d’avoir lieu ou de ce qui doit avoir lieu d’une façon imminente, elle ne peut avoir prise sur le contenu de cet instant-limite. Entre le passé le plus récent et l’avenir le plus immédiat, « l’obscurité de l’instant vécu » (1976 : 345) n’a pour ainsi dire pas lieu. À la rigueur, il ne peut avoir de lieu propre car il se trouve à la limite inaugurale de toute spatialisation comme de toute temporalisation. C’est pourquoi l’on pourrait qualifier ce premier moment d’atopique (du grec atopos : qui n’est pas en son lieu et place, extraordinaire, étrange, insolite – singulier).
(ii) Mais cette impulsion vitale exerce comme un mouvement de poussée vers l’extérieur : elle cherche « au-dehors » ce qui lui manque et, ce faisant, elle se manifeste. Cet « au-dehors » est l’espace ouvert et dynamique du réel en devenir où le possible peut espérer trouver son corrélat objectif. Si cet espace semble initialement « contaminé » (1981 : 14) par l’obscurité propre à l’instant vécu, le regard peut se dégager de ces brumes subjectives en s’engageant plus avant dans l’objectivation du réel. Pour Bloch, le marxisme permet ainsi de « venir à bout de la proximité » car il relie le premier plan au processus passé et à venir, n’en fait plus une actualité aveugle mais une tranche connaissable du cours du monde, « le front présent de l’histoire » (1981 : 15). Ce second moment de médiation, de réflexion et d’objectivation ouvre un espace nécessairement partagé – un espace « public » dans la mesure où le public peut s’y « éclairer » en un sens kantien, à condition toutefois de ne pas le réduire au seul public bourgeois d’abord pris en vue par Habermas (1978) mais d’y repérer toute la multiplicité des points de vue2. Cet espace public en un sens problématique n’est en effet ni continu ni homogène mais « hétérotopique » tant que n’ont pas été dépassées les confusions de la proximité3. « Hétérotopique » signifie ici que l’espace public n’est pas une surface plane, vide ou immobile, mais un relief accidenté, dynamique voire anamorphique, qui se présente à chacun en fonction d’un certain point de vue, d’un intérêt, d’une idéologie ou d’un savoir. Tout l’effort philosophique de Bloch consiste alors à faire surgir une certaine cohérence au sein de cet espace en insistant sur le devenir, comme si seul le temps pouvait surmonter l’éclatement de l’espace et le rendre à sa publicité. Non pas en refermant sur lui un système achevé, mais en l’ouvrant au contraire à l’excédent utopique qui se manifeste en lui. Il s’agit donc, en un mot, de passer de l’hétérotopie à l’utopie.
(iii) Si l’utopie constitue le troisième moment de cette dialectique topographique, c’est que les diverses significations utopiques dégagées dans l’espace hétérotopique convergent toutes en un même point précis ; celui, cependant, n’est plus l’instant atopique mais un « présent utopique » (1976 : 377). Tout comme, chez Marx, le prolétariat est censé pouvoir porter la cause de l’universel parce qu’il est dépourvu d’intérêt particulier, de même, chez Bloch, l’ailleurs et l’avenir sont les seules dimensions de l’espace et du temps qui, n’étant appropriées par aucun intérêt particulier, demeurent ouvertes à tous. Plutôt qu’une limite entre le passé et l’avenir, ce « présent utopique » résulte de leur médiation, de la suppression de leur distance, comme de l’abolition de la distance entre sujet et objet. Ainsi, pour Bloch, l’utopie s’abolira dans sa propre présence lorsque se manifestera son contenu. Celui-ci prend de nombreux noms : l’identité de l’homme avec lui-même et avec son monde, la naturalisation de l’homme et l’humanisation de la nature, la réconciliation de l’essence et de l’existence, etc. Mais tant que ce contenu ne s’est pas manifesté, il demeure le concept-limite de l’utopie, un objet tout à la fois d’espérance et de volonté.
L’effort philosophique de Bloch consiste dès lors à rendre sensible et intelligible la cohérence de l’espace public hétérotopique (ii), sans toutefois lui apposer le sceau d’une interprétation systématique close sur elle-même. Recueillir le sens de ce qui a lieu sans s’y arrêter, c’est l’objectif de l’héritage dialectique auquel invite l’herméneutique de Bloch.
De l’héritage dialectique à l’herméneutique du possible
Héritage dialectique d’un espace public fragmenté
L’espace public dont Bloch se fait le témoin privilégié, l’Allemagne des années 1920 et 1930, est un espace fragmenté et conflictuel dont il s’agit pourtant de manifester la cohérence. Cet espace est traversé de contradictions. La plus fondamentale est sans doute, dans la perspective marxiste de Bloch, celle qui oppose le travail et le capital à l’heure de ce qui lui semble être les dernières convulsions du capitalisme. Mais si Bloch se réclame du marxisme, il ne se contente pas du prisme exclusivement économiste auquel se réduit à ses yeux le marxisme vulgaire. Il cherche à en élargir les fondements théoriques en faisant droit, outre la contradiction infrastructurelle, aux contradictions qui affectent la superstructure (l’imaginaire, la religion, l’art, la philosophie, etc., tout ce que l’on place, un peu rapidement sans doute, sous le nom d’idéologie). À côté de l’économie de la production, il faudrait également s’intéresser à l’économie des affects – aux craintes et aux rancœurs, aux espoirs, aux détresses, aux nostalgies –, à tous ces affects politiques que les partis politiques peuvent manipuler à leur profit.
Or, ces affects et les visions du monde qu’ils commandent ne se répartissent pas d’une façon homogène dans l’espace public. Entre Ludwigshafen, la ville ouvrière où Bloch a vu le jour, et Mannheim, la ville bourgeoise où il a commencé ses études, le Rhin ne marque pas seulement une frontière physique : il symbolise également une démarcation entre deux mondes à l’espace-temps distinct. Pour Bloch, des catégories entières de la population allemande – les paysans, les jeunes, les employés, les petits-bourgeois paupérisés, tous ceux qui voient leurs conditions d’existence bouleversées par la modernisation à marche forcée de l’Allemagne – se caractérisent par la « non-contemporanéité » ou la « dis-simultanéité » de leurs catégories de pensée, d’analyse et d’émotion (1978b : 111). Ce sont autant de résidus d’idéologie charriés depuis les époques les plus anciennes par la tradition orale, par les mythes, les contes ou les légendes, qui s’avèrent désormais en décalage au regard des catégories dominantes. On parlerait aujourd’hui plus volontiers de « dissonance cognitive » ou de « désadaptation » (Stiegler, 2019). Or, dans ce champ de force conflictuel qu’est l’espace public pluriel, hétérotopique et hétérochronique, ces poches de réaction à la modernité (l’attachement à la terre, la détresse face à l’hostilité du présent, l’aspiration à une vie meilleure…) constituent un réservoir d’énergie susceptible d’être exploité par les courants politiques dans un sens comme dans l’autre.
Dans Héritage de ce temps (1935), Bloch constate que la désagrégation de l’ordre bourgeois fait apparaître des phénomènes qui étaient restés jusque-là dans l’ombre de son idéologie. Délogés de la superstructure en trompe-l’œil, ils retrouvent en quelque sorte une énergie cinétique qui pourrait être captée dans le sens du progrès socialiste comme de la régression nazie. Il devient alors urgent de s’interroger sur leur valeur pour l’avenir : faut-il les récuser ou bien, comme le dit Bloch, en « hériter » – c’est-à-dire les revendiquer comme siens, les recueillir, les faire fructifier ? La notion d’héritage a de quoi surprendre dans ce contexte contemporain. En reprenant une image à l’humour un peu macabre de Bloch, on pourrait d’ailleurs se demander pourquoi, si la grande tante n’est pas encore morte, il faudrait déjà prendre la peine d’aller fouiner dans sa chambre ce que l’on héritera d’elle (1978b : 7). Tout simplement parce que si le socialisme ne le fait pas, le nazisme s’en chargera. D’ailleurs, pour Bloch, si le socialisme a échoué à emporter l’adhésion des masses en Allemagne, c’est précisément parce qu’il n’a pas su reconnaître que l’anticapitalisme dont se prétend également le nazisme ne relève pas de la seule raison analytique mais s’enracine dans un terreau irrationnel, dans une impulsion originaire. Tout l’enjeu consiste dès lors pour lui à ne pas négliger ces points de rupture avec l’ordre dominant sous peine de les voir récupérés par les mensonges de l’adversaire, ou bien de voir leur virulence critique éclater ultérieurement au sein d’une société réconciliée. Il faut au contraire s’efforcer d’occuper ces lieux, de capter ces énergies, de prendre en charge ces besoins et de répondre, au premier chef, à l’exigence de sens.
Cela suppose de repérer ces phénomènes et de les identifier comme porteurs d’espérance. Non que certains le soient a priori et d’autres non : comme chez Benjamin, tout témoignage de culture est aussi un témoignage de barbarie, et inversement (2000 : 433). Les identifier comme porteurs d’espérance, c’est les soumettre à un travail d’interprétation destiné à faire ressortir leur identité utopique ; c’est, en d’autres termes, déployer une herméneutique qui à la fois lit et libère les manifestations de l’utopie dans le réel – les produit au moment même où elle les traduit. En ce sens, « l’herméneutique objective-réelle comme herméneutique de l’homme producteur du monde avec le monde » (Raulet, 1981 : 358) ne se limite pas à la subversion du texte religieux en nature signifiante, mais peut être généralisée à toute production humaine qui n’en est d’ailleurs que le prolongement. C’est ce que nous nous proposons de montrer ici pour les phénomènes politiques du présent et les œuvres culturelles du passé.
Herméneutique des signaux politiques du présent
Walter Lippmann, influent columnist outre-Atlantique et théoricien politique, constate lui aussi – à peu près simultanément, dans Le public fantôme (1927) – que l’idéal du citoyen parfaitement informé et parfaitement compétent en matière politique a fait long feu, et que la démocratie doit faire le deuil d’un public capable de décider des questions politiques les plus complexes. Pour Lippmann, il y a plutôt des publics ad hoc composés par ceux qui se trouvent à chaque fois plus ou moins concernés par une affaire politique sans être toutefois en mesure de s’y connaître aussi bien que les insiders. Le rôle d’un tel public, lorsqu’il intervient ponctuellement dans une affaire, ne consiste donc pas tant à se prononcer sur le fond du problème qu’à prendre parti pour celui des acteurs qui semble le mieux à même de le résoudre, et ce afin d’en soutenir l’action. En dépit de tout ce qui les éloigne, la théorie de Lippmann et celle de Bloch partagent deux présupposés : d’une part, toutes deux conçoivent l’opinion publique comme une « réserve de force » (Lippmann, 2008 : 86) mobilisable par les partis en cas de crise ; cette force est irrationnelle, mais elle peut être utilement captée par les partis en présence et rationalisée par les institutions pour l’exécution du programme vainqueur. D’autre part, ces théories confèrent toutes deux une importance par conséquent décisive à l’herméneutique des signaux politiques. Pour Lippmann, tout l’enjeu consiste en effet à donner au public les moyens de savoir à quels « signes objectifs » (2008 : 22) l’on peut se fier pour reconnaître les acteurs qui résoudront la crise en suivant des règles claires. Or, analyse-t-il, pour réunir un grand nombre d’opinions, le plus efficace est encore de « recourir à des symboles qui, une fois détachés de leurs idées, rassemblent les émotions » (2008 : 73) : moins précises, plus intenses que les idées, les émotions permettent d’homogénéiser les désirs en une même volonté.
En d’autres termes, c’est au niveau symbolique que peut se dégager la cohérence de l’espace public hétérotopique. Qui maîtrise les symboles maîtrise les affects et par conséquent l’énergie des masses. Pour éviter que le nazisme finisse par passer pour anticapitaliste ou le socialisme pour inhumain, ce dernier doit prendre en considération, outre la rationalité des idées, le soubassement d’affects et de représentations irrationnels qui nervurent l’espace public et qui ne demandent qu’à être mobilisés par tout un héritage de signes et de symboles. Il lui faut lutter à la fois contre l’accaparement des symboles et contre le dévoiement de leur sens. Bloch ne critique donc pas seulement le fait que « les nazis, qui ont déjà volé et perverti le drapeau rouge, le premier mai et même le marteau et la faucille, dans un but de falsification, [aient] su aussi mettre particulièrement à profit les symboles moins manifestes de la révolution » (1978b : 126). Il montre également ce que certains symboles, comme la catégorie eschatologique du « Troisième Reich » dévoyée par Arthur Moeller van den Bruck en 1923 au service de l’idéologie nazie, comportent d’authentiquement révolutionnaire. Ce sont là des « lieux » – comme, en rhétorique, on parle de « lieux » pour désigner des moments de l’argumentation – qu’il s’agit d’occuper d’une façon dialectique afin d’en évincer l’interprétation rétrograde et d’en sauvegarder le potentiel émancipateur. Ce que Bloch résume en une analogie photographique :
Les arrière-plans bien exposés à la lumière du marxisme ont été trop peu développés et tirés. Voilà donc une tâche concrète : montrer aussi urbi et orbi la transcendance médiatisée dans le marxisme (mais la transcendance tout de même). Il est donc impératif de rendre explicite l’ultraviolet que le marxisme contient implicitement, à savoir la “transcendance” du futur médiatisée dans le matérialisme dialectique, afin d’occuper et de rationaliser publiquement aussi les mouvements et les éléments irrationnels
(1978b : 126-127).
Voilà, en somme, pourquoi il faut savoir hériter de son propre temps : il ne suffit pas de voir loin dans le futur, il faut aussi savoir rendre celui-ci visible et désirable dès à présent. C’est là la tâche d’une herméneutique des signes politiques. Critiquer les détournements symboliques du passé d’une part, manifester un certain sens de l’avenir en latence d’autre part : cet héritage critique et dialectique permet de rationaliser l’espace public contemporain.
Herméneutique des productions culturelles du passé
Si tout cela vaut a fortiori pour les années 1920 et 1930 que Bloch considère comme une époque de transition (mais quelle époque ne l’est pas ?), il en va de même pour les époques antérieures. La critique de l’idéologie permet de faire apparaître ce qui, dans les productions artistiques, philosophiques ou religieuses d’une société du passé, n’est pas réductible au contexte de leur genèse sociale ni ne se contente de refléter les rapports de production qui ont présidé à leur naissance. Or, s’il est quelque chose qui échappe à cette critique, si certains éléments de la superstructure s’avèrent irréductibles à leur infrastructure, c’est qu’ils excèdent le cadre de leur idéologie, transgressent les limites de leur époque, se transportent au-delà d’elle et survivent au sein d’une tradition qui, se tenant en réserve jusqu’à nos jours, fait signe vers le futur. « Cet excédent ne coïncide pas simplement avec la fausse conscience des idéologies du passé, mais, du même coup, il ne s’évanouit pas non plus avec elles : il relève bien plutôt du futur au sein même du passé » (1981 : 24). Si même les mythes, les contes et les légendes qui contribuent à la « non-contemporanéité » des paysans, des employés ou des petits-bourgeois, méritent de faire l’objet d’un travail d’héritage dialectique, c’est parce que chacun d’entre eux témoigne d’une certaine aspiration à une vie meilleure et qu’ensemble ils dessinent l’horizon d’un futur qui semblait désirable.
Bloch cherche alors, sous bénéfice d’inventaire critique (au sens de krinein, le tri), à déterminer ce qu’il faut recueillir de l’héritage du passé le plus immédiat mais également d’époques plus lointaines. Si elles nous semblent plus éloignées de la nôtre, elles ne se pressent pas moins aux portes de notre présent – et ce d’autant plus qu’elles sont grosses de promesses d’avenir. Ces promesses non encore exaucées, ce sont les rêves et les souhaits de progrès, les projets d’utopie qui, faute de s’être réalisés, faute d’être réellement advenus, sont restés comme en suspens, disponibles pour l’avenir. C’est le cas par exemple des promesses de la Renaissance italienne, qui, dès le xve siècle, voit l’homme moderne se mettre au travail et s’éveiller à sa propre transcendance, développer l’économie de marché, le système du droit et les sciences naturelles, s’éprendre du sentiment de l’immensité qui nourrit son goût des grandes découvertes, promouvoir dans les arts la mélodie, la perspective et le caractère dramatique, et en philosophie la grandeur de l’homme et l’infini du cosmos (Bloch, 1974). C’est le cas également du xvie siècle allemand et de la guerre des Paysans : Bloch consacre une biographie au meneur de cette insurrection, Thomas Münzer, dont il fait un symbole et le préfigurateur des révolutions russes et allemandes (Bloch, 1964). C’est le cas enfin d’innombrables autres penseurs et acteurs de toutes les époques de l’histoire européenne, auteurs notamment des utopies sociales, médicales, techniques, architecturales, géographiques et philosophiques que Bloch, inlassablement, recense et analyse dans la quatrième partie de son « encyclopédie des espérances », Le Principe espérance, afin d’en dégager le surcroît de sens à hériter. Si bien que, d’un mot, l’on pourrait dire que Bloch s’efforce d’écrire le testament qui manque à notre héritage.
Son objectif est ainsi de libérer le réel de ce qui le maintient en l’état, de ce qui lui donne l’apparence trompeuse d’une totalité achevée et statique. En d’autres termes, Bloc cherche à manifester les possibilités qui sont encore inhérentes au réel et, simultanément, à susciter en l’homme ce sens du possible qui doit l’encourager à travailler à son avènement.
Ontologie du possible
Pour Bloch, le possible désigne de façon générale ce dont l’existence n’est ni nécessaire ni impossible, mais soumise à des conditionnements partiels. Si toutes les conditions de l’avènement d’une chose étaient réunies, alors elle serait nécessaire ; si en revanche il n’y en avait aucune, alors elle ne pourrait tout simplement pas avoir lieu, elle serait impossible. Mais toutes les conditions ne sont pas du même ordre, et c’est en fonction du type de conditionnement que Bloch distingue quatre sens du possible. Ce sont, comme il les appelle, quatre « couches de la catégorie de la possibilité » (1976 : 270). (i) Le « possible formel » recouvre le champ de tout ce à quoi l’on peut penser, c’est-à-dire de toutes les combinaisons que l’on peut établir mentalement entre divers éléments. Ce champ étant abstrait, il est inconditionné, et donc illimité. (ii) Le « possible factuellement objectif » renvoie au champ déterminé de tout ce que l’on peut présumer en fonction de l’état de nos connaissances partielles des conditions. (iii) Le « possible effectivement adéquat à l’objet » ne concerne plus la sphère de la connaissance mais a trait à tout ce que peut effectivement devenir un objet réel lorsque ses conditions se manifestent conformément à sa structure (le gland, par exemple, peut devenir un chêne). (iv) Enfin, le « possible objectivement réel » désigne ce qui dans le réel voire dans l’objet lui-même porte la puissance de réalisation des potentialités formelles, présumables ou génériques envisagées jusque-là. C’est une « déterminité porteuse d’avenir dans le réel lui-même » (1976 : 284), qui contribue à déterminer ses propres déterminations : ainsi de la matière, qui est la possibilité réelle de ce qui se trouve en latence dans le monde – ou de l’homme, en qui la matière prend conscience d’elle-même. C’est sur ce dernier niveau de la possibilité que Bloch concentre ses efforts conceptuels. Cette ontologie du possible lui permet de concevoir le processus de réalisation, et par conséquent le devenir historique, d’une façon non pas linéaire mais pour ainsi dire hélicoïdale : ce qui est conditionné reconditionne à son tour perpétuellement le conditionnant. Pour Bloch, l’homme est ainsi la possibilité réelle de tout ce qu’il est advenu et de tout ce qu’il adviendra de lui, car il n’a pas encore réalisé toutes ses conditions ; c’est une autre façon de dire que l’homme, en modifiant la nature, modifie sa propre nature. C’est également une façon d’échapper au reproche de téléologisme : comme l’a montré Cat Moir (2019 : 70), si l’utopie est possible, elle n’est pas pour autant nécessaire.
Cette ontologie du pas-encore, qui scrute dans la matière elle-même les ferments du devenir, éclaire le recours de Bloch aux productions culturelles du passé. On pourrait en effet s’interroger sur l’utilité des utopies d’autrefois pour envisager l’avenir en ses diverses possibilités : n’ont-elles pas été discréditées par le cours effectif de l’histoire ? Les conditions actuelles n’ont-elles pas trop changé pour qu’on puisse leur reconnaître la moindre pertinence pour le présent ? Dans la perspective ontologique de Bloch, il s’avère que le devenir historique, en réalisant certaines possibilités d’avenir, en a laissé d’autres en suspens ; celles-ci, loin d’avoir disparu, se trouvent encore comme en latence dans l’advenu, si bien que sous certaines conditions actuelles, plus propices à la levée des entraves, elles pourraient tout à fait redevenir des possibilités d’avenir – des utopies non plus abstraites mais concrètes. Ce n’est pas là nier le changement historique qui a sans aucun doute affecté les conditions de possibilité ; c’est souligner au contraire que l’état actuel des choses, lui-même conditionné, reconditionne à son tour ces possibilités restées latentes. C’est l’œuvre des possibilités réelles (la matière, l’homme) lorsqu’elles ont le champ libre du réel à transformer.
Par cette conception non linéaire du temps, Bloch se rapproche singulièrement des « thèses sur l’histoire » de Benjamin pour qui « l’image du passé […] s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger » (2000 : 431). De même que, chez Bloch, ce sont certaines conditions actuelles qui font voir les possibilités restées latentes et promettent leur réalisation, de même, chez Benjamin, c’est à partir du présent d’une pensée menacée qu’un certain autrefois devient lisible, voire sauvable : leur constellation forme une « image dialectique » (Benjamin, 1989 : 479). Seulement, Bloch ne saurait reconnaître dans cette image « le signe d’un blocage messianique des événements » (id., 2000 : 441) puisqu’il s’agit au contraire de réinvestir le cours même du devenir : non pas attendre l’effraction messianique, mais bien tisonner l’espérance. Contrairement à l’ange de l’Histoire qui se laisse emporter les yeux rivés sur les ruines du passé, l’optimiste militant regarde résolument vers le futur4. Mais comment savoir de quelles possibilités d’avenir, latentes dans le présent parce qu’elles n’ont pu se réaliser dans le passé, il convient aujourd’hui de se ressaisir ? Tous les rêves se valent-ils ?
Théorie de la signification utopique
Apories de la signification
Après tout, il ne peut suffire de viser un avenir nécessairement autre et réputé meilleur pour constituer un legs digne d’être recueilli. Quel est le critère spécifique de l’utopie ? Bloch indique que « plus une catégorie véhicule de signification utopique et plus son objet recèle par conséquent d’utopie, plus elle peut faire l’objet d’un héritage » (1981 : 25). Ce surcroît qui se manifeste, cet excédent que l’on ne peut jeter avec l’eau croupie de l’idéologie où baigne toute une époque, ce « plus » à la fois suffisamment opaque pour arrêter le regard et assez transparent pour faire apparaître autre chose, ce résidu d’idéologie, donc, qui renvoie à autre chose qu’à lui-même, fonctionne très exactement comme un signe. Bloch est en quête de ce qui, au sein du passé, voire du présent, fait signe vers le futur.
Le recours à la conceptualité du signe permet d’échapper à l’objection adornienne : si les signes renvoient à autre chose, à une altérité, à un avenir différent, ce n’est pas pour le déterminer a priori, mais pour manifester ce fait qu’il y a déjà autre chose, qu’il y a déjà dans le présent un avenir qui y exerce sa poussée ou un possible qui manifeste sa présence chiffrée. Ces signes n’engagent donc pas de définition exhaustive de ce qui est désirable, mais dégagent plutôt l’espace au sein duquel ce désir d’altérité peut commencer à s’éprouver et à s’énoncer avant de se mettre en quête de sa réalisation. Les signes permettent ainsi au désir qu’a l’homme d’un monde autre et meilleur de transiter entre l’ici et l’ailleurs, entre l’immanence et la « transcendance de l’ici-bas » tout en maintenant ouverte l’exigence de leur différence. Mais en vertu de quoi telle ou telle « catégorie » fait-elle signe ? Comment se manifeste-t-elle comme porteuse de signification utopique ? Avant de déterminer ce à quoi le signe renvoie et s’il s’agit là d’un futur désirable ou véritablement utopique, il nous faut bien savoir en quoi ceci ou cela fait office de signe. D’autant que, d’une œuvre à l’autre, Bloch multiplie les exemples de tels signes : dans le christianisme, Jésus fonctionnerait ainsi comme le signe de la liberté de l’âme ; dans l’architecture médiévale, le style gothique fonctionnerait comme le signe de la transcendance de notre visage ; ou encore, dans l’histoire moderne, la Révolution française, avec son drapeau, sa devise et sa conception du citoyen, fournirait autant de symboles de la promulgation des droits de l’homme. Ces signes divers seraient tous porteurs d’une signification utopique dans la mesure où ils nous renverraient, nous qui nous appliquons à leur herméneutique, à autre chose, à quelque chose d’autre : à l’altérité même. Mais si ce signifié ne s’est vu encore assigner aucun lieu, si ce signifié à proprement parler n’est pas, ou n’est qu’autrement, comment savons-nous que ce qui le signifie fonctionne bien comme un signe ? Qu’est-ce qui manifeste la fonction signifiante de Jésus, du style gothique ou de la Révolution française – et en quoi la liberté de l’âme, la transcendance du visage et les droits de l’homme constituent-ils une signification commune ? Comment, avant même de savoir ce que signifient ces signes, pouvons-nous deviner qu’ils ont un sens pour nous ?
Il y a là comme une aporie. S’il faut par avance connaître le signifié pour savoir que ce qui le signifie en est le signe, c’est que soit le signifié est accessible en-dehors de ces signes, et l’on peut à bon droit s’interroger sur leur nécessité et donc sur l’utilité de les recenser, soit il ne l’est pas, et alors cette tâche est tout simplement impossible, car nous disposerions d’un ensemble de signifiants sans savoir lesquels exactement il nous faudrait prendre en compte. Inutile d’une part, impossible d’autre part, l’entreprise de Bloch, qui consiste à recenser les manifestations d’une visée utopique à travers l’histoire, ne semble guère favorisée. On reconnaît là une version du fameux paradoxe du Ménon selon lequel celui qui cherche à connaître quelque chose doit déjà d’une certaine façon connaître ce qu’il cherche, sous peine de ne pas pouvoir reconnaître, lorsqu’il l’aura trouvé, que c’est là ce qu’il cherchait. Platon s’en sort avec la solution mythique de la réminiscence et Bloch s’intéresse de près à cette notion, ainsi qu’à celle de remémoration chez Hegel ; mais il ne s’en satisfait pas. Contre la clôture hégélienne, Bloch joue l’ouverture kantienne ; contre la remémoration de ce qui est advenu, il insiste sur l’anticipation de ce qui est encore à venir. Une citation de Sujet-Objet, à propos de Hegel, explicite cette conception de l’inchoativité anticipatrice :
Chaque chose agit au-delà d’elle-même, car elle se trouve à l’intérieur d’un mouvement dont elle constitue un moment. Par conséquent, on l’a dit déjà, il n’est aucun détail, absolument aucun, qui ne contribue à la vérité et ne se trouve à sa place sur le chemin qui y conduit. Aucun détail qui – théoriquement – ne représente, dans son surgissement, une instance et un chiffre de l’identité médiatisée, de cette identité qu’il s’agit de faire naître
(1978 : 474).
Portrait de l’herméneute en détective du présent
Mais si tout est signifiant, la tâche de l’herméneute du possible ne devient-elle pas proprement exorbitante ? Pour qualifier ce travail de détection des signes, Bloch brosse le portrait de l’herméneute en détective du présent (1978). S’il y a chez Siegfried Kracauer une « antinomie herméneutique » du policier et du détective, l’un anticipant l’identique, l’autre construisant le non-identique (Cohen-Halimi, 2015), l’herméneute blochien offre une voie intermédiaire en construisant l’identité des visées utopiques pour anticiper le non-identique (l’utopie). Mais le détective ne risque-t-il pas d’accumuler les indices sans en maîtriser la signification ? Que tout fasse signe, c’est la définition du délire de persécution qui conduit à la perplexité et à l’indécision (1978 : 475). Pour faire face à cette inflation, Bloch préconise de privilégier les détails instants ou insistants : c’est « la méthode des instances », qui consiste à « [ne] lever les sourcils que devant les détails dont les implications constituent une véritable flamme, non une simple lueur » (1978 : 476). Cela vaut également pour l’écueil inverse : détecter non pas trop mais trop peu de signes. Le regard du détective ne risque-t-il pas, en effet, d’être partiel et partial, tributaire de la situation contingente de celui-ci dans une époque elle-même contingente – prisonnier, en somme, de l’espace « contaminé » par les obscurités de la subjectivité ? Bien qu’aucun détail ne puisse être qualifié a priori d’inessentiel, le détective doit se résoudre à renoncer à l’intégralité des détails du réel. Afin de parer à ce second péril, Bloch en appelle à un sens particulier des responsabilités qui consiste pour l’herméneute à développer une conscience particulière de ce qu’exige l’époque, à ne pas s’arrêter aux cas isolés mais à discerner les motifs, les tendances, à aiguiser son regard afin de s’engager dans le monde et de porter au loin sa tâche d’objectivation du réel : c’est le rôle de la théorie. Le détective allie la subjectivité de son flair et l’objectivité du raisonnement scientifique pour faire émerger une version cohérente, sensée, plausible, de l’espace public élargi aux dimensions de l’histoire.
Or, le motif qui se dégage de ce travail herméneutique prend les traits d’un « visage » – le visage de l’humanité réconciliée :
C’est précisément ce plus qui peut se dégager de la survivance et surtout de la reviviscence de formations idéologiques passées – entendons : de leurs œuvres –, et cessant de seulement voiler, de seulement paraître, devenir éventuellement le pré-apparaître d’une vision plus lointaine, celle de notre visage à venir. Cette anticipation, présence d’une part d’utopie dans l’idéologie […] est le ferment de l’excédent »
(1981 : 48-49).
L’homme étant la possibilité réelle de ce qu’il adviendra de lui, il doit orienter ses efforts dans le sens d’une humanité désirable en héritant tout ce qui s’est jamais montré digne d’elle ; et s’il ne l’a pas encore rencontrée, s’il n’a pas encore fait l’expérience de l’utopie et ne peut donc savoir ce qu’est effectivement l’humanité accomplie tant que toutes les conditions ne sont pas réunies, du moins peut-il pressentir, recourant à la fois à sa sensibilité et à son intelligence, quel visage cette humanité doit avoir ou non, et œuvrer en ce sens. L’herméneutique de l’humanité à venir engage donc l’homme tout entier, et rien que l’homme – l’homme tel qu’il est à chaque fois capable de pressentir l’utopie. Pour s’aider dans cette tâche, l’herméneute du possible peut recourir à plusieurs registres de signes : des symptômes, qui manifestent encore la présence de ce qui les cause au sein de ce qui en pâtit ; des traces, qui renvoient au contraire à une présence abolie ; ou encore des symboles, qui renvoient quant à eux à l’abolition d’une séparation.
Du symptôme à l’infime
Le détective en quête d’indices a d’abord affaire aux symptômes qui manifestent les maux de l’ordre établi. Ce sont des affects comme la faim, l’angoisse, le désespoir ou l’ennui – autant de composantes de la tonalité affective fondamentale où s’ancre l’analytique existentiale de Heidegger à laquelle Bloch entend justement objecter les signes qui nourrissent l’espérance en l’avenir. Recenser ces symptômes permet de donner une première détermination à l’utopie, bien que négative : l’utopie, quelle qu’elle soit, n’est pas le règne de la domination, de l’exploitation, de l’aliénation, etc. Si le monde ou l’histoire paraissent absurdes, c’est donc moins faute de sens que parce que leur sens est encore en germe : du point de vue de l’homme émancipé, l’homme aliéné au sein de la société de classes se trouverait encore au stade de la préhistoire et il est donc logique que ce dernier ne puisse encore apercevoir le sens de l’histoire en tant que telle.
Mais l’herméneute du possible ne peut se contenter de cette via negativa. Dans l’un des textes de Traces, « Le rococo du destin » (1968 : 57), Bloch distingue deux manières d’analyser les signes : sur un mode quantitatif, on peut considérer qu’un signe, même infime, peut avoir pour effet « mécanique » d’entraîner la fin d’une série d’événements (par exemple le signe d’un événement heureux de plus dans une série d’événements heureux pourrait entraîner un revers de fortune) ; sur un mode qualitatif en revanche, on peut considérer qu’un signe indique le terme d’un processus, « la limite d’une forme », la « fin authentique » qui n’assure pas le passage d’une série à l’autre (par exemple de la fortune à l’infortune) mais immobilise au contraire ce mouvement de balancier. L’analyse symptomatique du signe semble relever du premier mode (son apparition est corrélée au basculement d’une série saine à une série pathologique et inversement). Or, c’est à la seconde modalité d’analyse du signe que doit surtout s’intéresser l’herméneute : « L’“infime”, écrit Bloch, n’annonce pas une nouvelle série, il conduit hors de la série, pas bien loin, mais il n’est guère possible de savoir où » (1968 : 61). Cet ailleurs, si proche mais non localisable, qui échappe au mouvement de balancier de l’histoire des progrès et des reculs de l’humanité, n’est autre que l’utopie qui ourle le réel. L’infime échappe à la chaîne des choses – à la series rerum qui, dans la métaphysique classique, désigne le monde. Il est donc en excès, un sens de surcroît, et c’est parce qu’il est d’ailleurs qu’il peut signifier l’ailleurs par excellence qu’est l’utopie. Dans un autre texte de Traces, Bloch donne pour exemple son étonnement d’enfant face à une boîte de bobines qu’il aperçoit un jour dans la vitrine d’une mercerie :
Chacun garde de cette époque [de son enfance] un signe qui n’est rien du tout, qui n’a rien à voir avec la maison ni avec la nature, ni avec le moi connu, mais qui recouvre si l’on veut le tout. Des choses absolument ridicules, qui ne font partie de rien sinon de ces quelques choses qui resteront toujours en plus quand on aura énuméré toutes les autres. Pour moi, alors, c’était la fenêtre sur la boîte […]
(1968 : 67).
Les traces
Ce second type d’indices que recherche le détective peut se présenter positivement comme des traces. Une trace, c’est « l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée », comme l’écrit Benjamin (1989 : 464). Une trace individuelle est certes moins caractéristique qu’une marque ou qu’une empreinte mais, prises l’une après l’autre (c’est-à-dire dans la dimension non plus seulement de l’espace mais du temps), plusieurs traces dessinent ensemble une direction que l’on peut suivre. Dans Traces, Bloch consigne des souvenirs d’enfance sous la forme de récits brefs, de descriptions, d’analyses et d’anecdotes, et dépeint ainsi, par touches successives, l’atmosphère d’une époque certes révolue, mais encore active. De la même façon, c’est en recensant les traces paradoxalement laissées par l’utopie dans l’histoire que se dessine notre visage à venir. La trace trahit une différence de dureté entre deux surfaces mises en contact ; il faut croire que si l’utopie a pu inscrire sa présence, même infime, dans le devenir, c’est qu’elle est faite d’une essence plus solide que tout ce qui l’a précédée.
L’herméneute du possible doit donc repérer et interpréter, dialectiquement, tous les matériaux susceptibles de porter la plus infime trace d’utopie (1976 : 288). C’est le cas de toutes les utopies sectorielles qui indiquent les possibilités d’amélioration particulières. C’est le cas également des « rêves éveillés », qui indiquent l’aspiration à une vie meilleure en général, ou encore des « idéaux moraux », qui manifestent la possibilité plus ou moins réalisée d’une existence et d’une société harmonieuses. C’est ici sans doute que, dans la typologie blochienne, prendrait place le célèbre signe historique qui permet à Kant de déclarer l’humanité en progrès. Dans la deuxième section du Conflit des facultés, Kant se demande en effet dans quelle mesure il est possible d’affirmer que l’humanité progresse vers sa destination morale, et recherche par conséquent une expérience qui indiquerait que l’humanité puisse être la cause libre son propre progrès. Ce « signe historique », tout à la fois remémoratif, démonstratif et prédictif (2015 : 124), Kant le trouve dans l’enthousiasme que les spectateurs de la Révolution française manifestent publiquement à son égard, car ce sentiment se rapporte à ce qui est idéal ou purement moral comme le droit ; or, la finalité républicaine de la nouvelle constitution française se conforme bien au concept de droit. Cet événement indiquerait donc que les hommes ont une disposition morale et qu’il est de leur devoir de la cultiver, d’où la proposition théorico-pratique kantienne selon laquelle « le genre humain a toujours été en progression en mieux et continuera d’avancer ainsi » (2015 : 127). D’une certaine façon, tout le sens de l’entreprise philosophique de Bloch consiste à étendre et fonder cette proposition sur une ontologie matérialiste dialectique.
Les symboles
Enfin, l’herméneute doit s’attacher au déchiffrement des symboles, ces signes de reconnaissance qui permettent de surmonter un état de séparation. Pour Bloch, en effet, la « lumière pré-apparaissante » (1976 : 288) de l’utopie se manifeste également dans les « symboles esthétiques » comme la « possibilité allusivement réalisée d’un état d’identité non aliéné de l’existence et de l’essence dans la nature » (1976 : 289). Il ne s’agit pas seulement ici des symboles politiques susceptibles de capter les émotions publiques, mais des symboles que l’on trouve dans l’art et la philosophie réaliste (comme le ciel étoilé, la montagne, ou tout autre symbole du sublime) d’une part, et dans la nature d’autre part. Bloch affecte à tous les symboles esthétiques une seule et même signification, mais ce contenu vers lequel ils convergent tous ne se rencontre encore nulle part dans la réalité que sur le mode du « possible allusivement réalisé » (1976 : 289) ; comme ce contenu ne s’est pas encore entièrement manifesté, il ne peut être exprimé que sur le mode du « chiffre » (1976 : 289). Mais si le contenu symbolique est encore voilé, il ne l’est pas seulement subjectivement, pour la raison humaine ; il l’est objectivement, réellement. Les symboles esthétiques « révèlent que le monde lui-même est plein de chiffres réels et de symboles réels, plein de signatura rerum, c’est-à-dire de choses ayant une signification centrale » (1976 : 290). En art, en philosophie, on ne trouve donc jamais que des symboles de symboles qui renvoient à l’énigme du monde en train de se résoudre :
Dans cette signification qui leur est propre ils [les symboles réels] renvoient, tout à fait réellement, à leur tendance et leur latence de sens qui pourra peut-être un jour accueillir l’homme lui-même et les affaires humaines
(1976 : 290).
Conclusion
Bloch déclare se poster au front de l’histoire. Mais, plutôt que de prétendre voir au-delà, il s’intéresse aux témoignages d’espérance du passé et du présent pour déceler en eux les possibilités d’une utopie à venir. Il échappe ainsi à la triple objection qui frappe habituellement l’utopie : l’impossibilité (puisqu’il ne s’agit pas de tout imaginer ex nihilo, mais d’hériter de ce qui a de la valeur), l’imposture (puisque la continuité qu’il revendique n’est pas celle des états de fait conservateurs, mais celle de la visée utopique qui les traverse) et l’irréalisme (puisque son analyse s’ancre au contraire dans une ontologie du réel lui-même). L’accomplissement de la dialectique de l’utopie au sein d’un espace public marqué par l’hétérotopie et l’hétérochronie suppose un patient travail d’herméneute, qui consiste à repérer dans le réel toutes les brèches, toutes les failles où se logent des possibilités restées latentes, et à interpréter celles-ci en fonction de leur signification utopique. Rien ne peut être exclu a priori de cette enquête qui part du temps présent pour épouser les dimensions de l’histoire, puisqu’elle cherche à dessiner le visage de l’humanité accomplie. Le travail d’interprétation dialectique de Bloch permet de trouver toujours, même dans les produits les plus rétrogrades de la culture, le motif d’espoir qui a présidé à leur naissance et qui mérite une réponse meilleure. C’est là peut-être que le programme philosophique de Bloch affiche le plus résolument son ambition humaniste et émancipatrice : il s’agit de « donner une dimension philosophique à l’espoir situé dans le monde » (1976 : 13).