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Le présent dossier est le fruit d’un colloque doctoral pluridisciplinaire qui s’est tenu à Grenoble (UGA) les 2 et 3 mars 2023. Si l’interrogation qui l’a motivé était initialement philosophique, son traitement ne pouvait être que pluridisciplinaire. Il s’agissait en effet de partir des notions d’espace public ou de monde commun, sans pourtant les comprendre d’emblée à partir d’une conceptualité et d’une tradition philosophique spécifiques (comme celle de Jürgen Habermas ou d’Hannah Arendt), mais dans leur acception la plus large possible, c’est‑à‑dire comme une dimension sociale, politique, historique ou esthétique, et qui, dans tous les cas, engage quelque chose de « commun » ou de « public1 ». D’emblée, la question qui se pose tient au rapport entre cet « espace » et les diverses particularités qui s’expriment en lui, s’affirment ou se combattent. Le constat de ces différences irréductibles est‑il la preuve de la conflictualité irréductible de tout espace public, voire pire de l’impossibilité du partage d’une quelconque dimension commune ? En tout état de cause, ce constat oblige à interroger le statut de cet espace ou de cette « chose » publique, en la considérant depuis le point de vue général du sens ou des sens qui s’y manifestent. Une généralité philosophique initiale qui n’est pas abstraite, et dont il fallait montrer la fécondité.

C’est pourquoi nous avons souhaité interroger cet espace selon la pluralité des « signes », des « symboles » et des « symptômes » qui le traversent. En effet, l’affirmation des identités religieuses, mais aussi culturelles et sociales, que ces dernières relèvent des notions de classe, de race ou de genre, interpelle les sociétés contemporaines sécularisées. Que signifie donc l’expression de ces « signes » dans l’espace public ? Sont-ils inhérents à un « sens » du politique lui‑même ou sont‑ils extérieurs, voire opposés, à la constitution d’un « espace public » ? Le signe révèle-t‑il, cache-t‑il, détourne-t‑il ? Comment une identité peut-elle se dire en participant pourtant à l’élaboration d’une architecture collective, à l’habitation d’un « monde commun » ? Que nous disent les signes de la perception de soi, de l’image de l’autre, de l’étranger, de la constitution d’un récit culturel, religieux ou anthropologique au sein d’une société et d’une époque ? Toutes ces questions ouvraient la question du « sens » à la diversité de ses manifestations, historiques autant que spatiales, et impliquaient de mobiliser à la fois les registres sociaux, politiques, culturels, esthétiques, géographiques. Elles exigeaient donc un traitement pluridisciplinaire, dont témoignent les contributions ici rassemblées, et qui n’ont pas d’autre ambition que de proposer autant de points de vue sur cet espace public ou ce monde commun, qui n’a peut-être jamais paru aussi énigmatique et aussi précaire.

Une première perspective philosophique examine la question du monde commun à partir de l’herméneutique du possible d’Ernst Bloch et de la phénoménologie du social de Marc Richir. Ces deux approches, développées respectivement par Alban Stuckel et Jérôme Watin-Augouard, interrogent la constitution d’un « commun » à partir de ce qui, paradoxalement, excède les systèmes symboliques qui, selon les termes de Marc Richir, « quadrillent » ou « codent » toujours déjà notre expérience du réel, et qui est donc foncièrement utopique. L’espace public ne devrait ainsi sa cohérence, comme le formule A. Stuckel, qu’« à l’excédent utopique qui se manifeste en lui ». L’enjeu, autant chez Bloch que chez Richir, serait donc de revaloriser l’utopie, considérée non plus comme un autre monde radicalement absent et qui ne pourrait se monnayer qu’en fantasme, mais comme ce qui ouvre à un ailleurs, à même le présent et le passé des sociétés, en leur conférant une dimension aussi bien commune qu’émancipatrice.

L’entreprise philosophique de Bloch consiste ainsi, selon A. Stuckel, à « donner lieu à l’utopie », c’est‑à‑dire à circonscrire dans le monde lui-même, dans son passé et son présent, ce qui s’annonce déjà comme utopie, à la frontière du réel et du possible. Pour ce faire, Bloch mobilise, selon les termes de l’auteur, une « topographie dynamique de l’utopie », une dialectique par laquelle le moment « atopique » des singularités immédiatement et obscurément vécues donne lieu à un espace public « hétérotopique », qui se réfléchit et s’objective mais ne trouve sa cohérence, in fine, qu’à son « présent utopique ». Cette dialectique exige ainsi une herméneutique chargée de repérer « ces points de rupture avec l’ordre dominant […] et de les identifier comme porteurs d’espérance » : lecture ou traduction du réel, autant passé que présent, et qui est en même temps sa libération ou sa production. Une herméneutique qui suppose également une certaine théorie du signe et de la signification, déployée à partir d’une ontologie du possible. Mais si les signes du temps sont porteurs d’une signification utopique, comment identifier un signifié qui « ne s’est vu encore assigner aucun lieu » ? L’auteur termine ainsi en dressant un « portrait de l’herméneute en détective du présent », aidé de certains « registres de signes » : symptômes, traces, symboles, qui sont autant de soutiens pour l’espérance.

Si la pensée de Marc Richir s’attelle également à revaloriser ce qu’il nomme « l’utopie du social », c’est par la voie, non d’une herméneutique, mais d’une phénoménologie déployée à partir d’une « épochè », c’est‑à‑dire d’une mise entre parenthèses des institutions symboliques qui déterminent toujours déjà autant les rapports sociaux que les identités des individus. Cette épochè n’a pour but ni de nier cette socialité symbolique, qu’il faut avant tout reconnaître, ni de reconduire, comme c’est le cas en phénoménologie classique, à une subjectivité absolue ultimement donatrice de sens, mais d’ouvrir une « universalité indéterminée », en quoi consiste, pour Richir, la dimension proprement phénoménologique et utopique du social. Jérôme Watin-Augouard tente ainsi d’articuler la perspective sociologique, qui consiste à identifier et à décrire la socialité symbolique et ses diverses déterminations particulières, avec l’exigence phénoménologique de penser une universalité qui, par sa dimension indéterminée, non conceptuelle et néanmoins concrète, permet de libérer l’horizon utopique et critique de la liberté et de l’incarnation des singularités. C’est cet horizon qui constituerait, ultimement, ce qu’il y aurait de plus commun mais aussi de plus énigmatique, et qui s’ouvrirait notamment lors des phénomènes révolutionnaires, que Richir interprète à partir de la notion kantienne de sublime.

Une seconde perspective, historique et philosophique, part du point de vue non des forces qui traversent cet espace public en l’excédant, mais, dans la continuité de l’idée romaine de res publica, de l’unité d’une communauté politique qui tend soit à se constituer ou à se renforcer en cherchant les mots de son unité ou de sa « concorde », soit au contraire à se déliter ou à se corrompre sous l’assaut des intérêts particuliers. Comment cette communauté formule-t-elle l’exigence ou l’impératif de concorde, et que révèlent les mots, les images et les métaphores qu’elle choisit d’employer à dessein ? Comment, à l’inverse, se manifeste le délitement de cette communauté politique, et de quoi sa corruption est-elle le symptôme ? Ces deux interrogations nous font ainsi retrouver l’herméneutique, soit sous la forme d’une analyse textuelle et sémantique, soit sous celle d’un diagnostic politique.

La contribution de Virgile Mayo examine ainsi « la rhétorique de la concorde à l’époque ostrogothique » à partir d’une lecture patiente et rigoureuse de la correspondance des rois goths, rassemblée par leur ministre Cassiodore dans les Variae. Cette rhétorique, loin de n’être « qu’un vernis destiné à l’agrément de quelques lecteurs érudits », révèle au contraire une « communication politique écrite et orale » et une « idéologie », au sens foucaldien d’une langue du pouvoir, et que l’auteur qualifie de « langue du consensus ». L’objet de l’interprétation n’est plus cette fois des symptômes, des traces ou des symboles, mais des images sensibles, celles de « la vie collective des oiseaux » et de « l’harmonie des notes de musique ». C’est notamment par cette métaphore musicale que s’exprime l’exigence de concorde conçue comme accordance (convenientia) et que l’auteur identifie comme un « concept clé » de « l’idéologie royale » de cette époque, qui élargit à tous les sujets une vertu jusque là limitée à la seule classe sénatoriale. S’y joue en outre le passage « du registre de la nature […] à celui des relations sociales ». V. Mayo montre que « l’accordance des choses de la nature était donc digne d’être prise comme exemple par les hommes dans leurs relations sociales. »

Cette dimension naturelle est aussi éminemment présente dans la contribution de David Octavio Orbe Arteaga. La position défendue par l’auteur vise à interroger la communauté politique à travers les liens sociaux qui la constituent et particulièrement eu égard à leur délitement dans et par la corruption, qu’il propose ainsi de considérer comme une « maladie du corps politique ». De même que V. Mayo montrait que l’accordance des choses naturelles servait à l’époque ostrogothique de paradigme pour penser l’accordance sociale, de même D. Orbe entend revenir à la conception antique de la corruption et à son analogie avec le corps biologique pour révéler la dimension intrinsèquement politique du phénomène corruptif. Ce geste a pour ambition de pallier les insuffisances d’une conception par trop économique ou juridique qui tend à ne voir dans la corruption que la transgression individuelle d’une norme ou un dysfonctionnement institutionnel. Bien au contraire, insiste l’auteur, « interroger la corruption, c’est interroger le politique, c’est-à-dire une certaine modalité du lien social » particulièrement manifeste lorsque celui-ci est précisément « malade ». On retrouve donc une certaine herméneutique, non plus sous les traits blochiens d’un « détective du présent » mais sous la forme d’une médecine se donnant pour tâche de cerner et de comprendre les symptômes de cette maladie. L’auteur propose ainsi, par un autre retour, cette fois à la conception cicéronienne de la res publica, d’interpréter l’indifférence à cette « chose publique » comme étant le symptôme le plus significatif de la corruption politique.

Cette « chose publique » est enfin considérée du point de vue de la littérature poétique post-coloniale et de la géographie du genre, et des luttes contre les oppressions qui s’exercent dans l’espace urbain. Camille Lotz examine ainsi le motif poétique et politique de la « ville carcérale », en nous invitant, là aussi, à y voir le « symptôme d’une défaillance du pouvoir politique », tandis qu’Alexandra Mallah expose les résultats de son enquête de terrain consacrée aux collages contre les féminicides et qu’elle interprète comme le « signe de l’appropriation de l’espace public ». Les deux études témoignent ainsi de la réintroduction dans cet espace d’une hétérogénéité et d’une conflictualité qu’il s’agit de mettre au jour contre toute tentative, coloniale ou patriarcale, d’effacement idéologique.

La contribution de Camille Lotz s’appuie sur un corpus de « littérature carcérale », composé d’œuvres poétiques et contestataires, rédigées en réaction aux pouvoirs autoritaires mis en place après les indépendances algériennes et marocaines. L’autrice mobilise, plus précisément, un recueil d’Abdellatif Laâbi, Histoire des sept crucifiés de l’espoir, rédigé pendant les années d’incarcération de l’auteur, et deux autres œuvres de Tahar Djaout, Solstice barbelé et L’Arche à vau-l’eau. Les recroisements entre ces œuvres mettent en lumière le motif de la « ville carcérale », comprise, dans une perspective foucaldienne, « comme l’extension du fonctionnement de la prison au-delà de ses limites matérielles », extension que traduit la métaphore poétique. L’enjeu de ce « dire poétique » est de faire entendre des « voix dissidentes », de conjurer leur oubli dans la mémoire officielle de l’État. Une parole « souterraine et critique », marginale et solitaire chez Djaout, éminemment collective et communautaire chez Laâbi, qui entend instaurer « un récit et un espace autres ».

La matérialité ambivalente de la ville, à la fois espace d’oppression et de peur, mais aussi « vecteur [d’]émancipation » et objet de reconfiguration et de subversion, sont aussi des aspects éminemment présents dans l’étude d’Alexandra Mallah, qui choisit d’interroger, plutôt que la résistance et l’échappée permises par le chant et le lyrisme, la réappropriation de l’espace urbain par la pratique des collages. L’autrice y présente la méthodologie, le déroulé et les résultats de son enquête de terrain, menée auprès du mouvement Collages Féminicides Paris, depuis son double point de vue de colleuse et de chercheuse. Les collages sont ainsi analysés à partir de la question de l’appropriation de l’espace public urbain dans le contexte d’une pratique militante féministe et dans l’horizon d’une « émancipation socio-spatiale », qui n’est pourtant pas que collective. L’autrice montre ainsi que le point de vue des collages, par différence avec celui des manifestations par exemple, « suggère à l’inverse une lecture presque individuelle de la subversion ». En effet, « le sentiment de pouvoir sur et dans l’espace […] semble s’étendre au-delà des expériences collectives militantes, sur les pratiques ordinaires et solitaires des colleur·ses en tant qu’individu, et donc de manière durable. » Là aussi se recroisent la dimension du collectif et celle des individus solitaires, inséparables lorsqu’il s’agit de penser l’émancipation et la subversion.

Tous ces travaux contribuent à mettre au jour une double diversité, celle des registres de la manifestation du sens d’une part, et, d’autre part, celle des figures d’un « espace public » qui apparaît ainsi sous des déterminations plurielles et, bien sûr, non exhaustives. Au fil des lectures, on verra alors cet espace depuis l’horizon utopique et critique qui l’anime de l’intérieur – et qu’il s’agit de (ré)ouvrir – ou depuis l’exigence politique d’une concorde – à interpréter sous ses formes rhétoriques. Ou bien, à l’inverse, cet espace apparaîtra, comme un négatif photographique, depuis son délitement ou sa corruption – qu’il s’agit alors de bien diagnostiquer – ou depuis les conflits et les dissidences qui le traversent et le structurent – et qu’il est impérieux d’entendre et de voir, contre toute tentative d’homogénéisation autoritaire.

Sommaire

Alban STUCKEL : « Des traces aux signes du temps. Ernst Bloch et l’herméneutique du possible »
Jérôme WATIN-AUGOUARD : « La phénoménologie du social selon Marc Richir »
Virgile MAYO : « De la concordia à la convenientia : quelques réflexions sur la rhétorique de la concorde à l’époque ostrogothique à partir des Variae de Cassiodore »
David Octavio ORBE ARTEAGA : « L’indifférence à la chose publique : symptôme de la corruption politique ? »
Camille LOTZ : « Poètes en révolte dans la ville carcérale : étude des premiers recueils de Abdellatif Laâbi et Tahar Djaout (1960-1980) »
Alexandra MALLAH : « Les collages contre les féminicides : le signe de l’appropriation de l’espace public »

Notes

1 L’interrogation initiale ne vise donc pas d’abord ni seulement la dimension spatiale de cet « espace » public. Voir à ce sujet l’ouvrage collectif, lui aussi issu d’un colloque : L’espace en partage. Approche interdisciplinaire de la dimension spatiale des rapports sociaux, Yves Bonny, Nicolas Bautès et Vincent Gouëset (dir.), Rennes : PUR, 2017. Return to text

References

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Rémi Leroy and Jérôme Watin-Augouard, « Introduction », Mosaïque [Online], 21 | 2024, Online since 16 juillet 2024, connection on 14 janvier 2025. URL : https://www.peren-revues.fr/mosaique/2529

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Rémi Leroy

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