Il est de ces lexèmes remarquables par leur force vive et leur capacité à cristalliser mieux que d’autres les préoccupations des sociétés. Jouissant du même coup d’un monopole lexical, ces mots, dont le sens s’use à force d’être invoqué, exigent une attention particulière au risque de perdre les nuances – pourtant capitales – de leur signification. À notre époque, un nom en particulier illustre parfaitement ces considérations et ne cesse de faire retour dans le débat public : la retraite.
Comme pour tous les termes polémiques, une acception s’impose à tel point que la polysémie originelle du substantif tend à disparaître. Inutile de rappeler que, dans l’état actuel des choses, la définition la plus couramment retenue de la retraite renvoie au droit social acquis depuis l’ordonnance du 19 octobre 1945, qui institue le système de retraites en France. Initialement construite comme un droit au repos après toute une carrière passée, la retraite transforme l’histoire de la vieillesse avec le passage de l’image de « vieillard » à celle de « retraité » (Feller, 2005). Sans pour autant sous-évaluer l’importance de cette première acception, ce serait une erreur de détourner le regard des autres formes de retraites.
À dire vrai, et quelle qu’en soit l’acception, lorsqu’on interroge le sens de la retraite, on engage par la même occasion le rapport de l’individu à la société. Par métonymie, sous l’action (ou l’état) de la retraite apparaissent les contours d’un lieu où l’on peut « mener une vie privée, et retirée » (Furetière, 1727). Qu’elle soit marquée d’un sceau religieux ou politique, individuelle ou collective, philosophique ou militaire, volontaire ou forcée : on l’a compris, la retraite – point de coïncidence des contraires en même temps que terme polymorphe – est à la croisée de nombreuses ambivalences et sujet à de nombreuses tensions épistémologiques. Ce numéro, sans pour autant prétendre à couvrir exhaustivement les enjeux par trop nombreux de la retraite, se propose de mettre en lumière la richesse sémantique de la notion. Ce faisant, au figement du terme dans l’actualité, les cinq articles qui composent ce numéro préfèrent, dans une perspective interdisciplinaire et transséculaire, illustrer le fructueux éclatement d’un concept aussi actuel qu’ancestral.
Martin Baudroux ne fait pas autre chose en choisissant d’analyser la retraite intérieure néoplatonicienne. Soucieux de réajuster une interprétation doxique comprenant la retraite comme « une pure mise entre parenthèses de la politique » l’auteur donne à voir le paradoxe d’une « retraite en soi comme politique psychique ». Soucieux d’apporter un éclairage nouveau sur les enjeux spatiaux de la retraite, l’auteur met également en lumière une retraite intérieure, affranchie de l’espace, qui peut se pratiquer sur « un champ de bataille comme à la campagne ».
Également attentive aux enjeux politiques de la retraite, Alice Thibaud propose quant à elle une analyse contemporaine du foyer, à la fois refuge et espace de politisation. Prenant à rebours l’image traditionnelle du foyer/refuge – lieu de retraite puisque écarté de la sphère publique – l’autrice s’emploie à démontrer que cet espace n’est pas seulement celui « de la passivité ou de la crispation réactionnaire ». Au contraire, l’article rend le lecteur sensible à l’existence de foyers en ruptures, lieux de retraites politiques fort éloignés d’une quelconque dénégation du monde, à la fois postes d’observation du réel et laboratoires où se déploient de « nouvelles façons de s’engager dans le monde ».
Salim Haffas démontre que la notion de retraite concerne à l’intime la vie et le projet philosophique de David Hume. Préoccupé par la construction de son éthos, le philosophe se peint lui-même comme un être tiraillé entre son goût pour une retraite solitaire et philosophiquement productive et son appétence pour l’espace des mondanités urbaines. Ce paradoxe constitue le cœur battant de cet article qui se propose d’analyser la dynamique de la philosophie humienne, tout entière tendue entre « la solitude du philosophe en retrait » et la figure du « penseur rompu à la conversation plaisante et polie ».
Cette interprétation de l’individu à travers le prisme de la retraite, Aymeric Servet l’aborde également avec la figure de sulfureuse de Tibère, éloigné de son empire sur l’île de Capri. Dans un moment où l’éloignement géographique renforce le mystère de la retraite, un regard fantasmé sur Tibère prolifère à tel point que les limites entre réalité et fiction s’amenuisent. En creux, cet article propose donc une réflexion sur « l’écriture de l’absent », sans cesse louvoyant entre la véracité des faits et la fictionnalisation mythifiante. Ou pour le dire autrement : entre l’Histoire et la littérature.
Enfin, Thibault Mercier choisit quant à lui de mettre en question l’actualité brûlante de la retraite vue comme un droit au repos rémunéré après une vie de travail à l’aune d’une analyse philosophique. Lecteur de Bernard Friot, l’auteur met en question le cadrage macroéconomique des retraites avant de dépasser ces enjeux économico-sémantiques pour s’interroger plus profondément, à la suite de Derrida et Lévinas, sur une métaphysique de la retraite.